4
Sonnerie du réveil. Cinq heures moins le quart, Wallander gémit et se cacha la tête sous l’oreiller.
Je dors beaucoup trop peu. Je voudrais être un policier qui oublie son travail quand il rentre chez lui.
Il repensa à sa courte visite chez Robert Åkerblom la veille au soir. Son visage implorant face à lui, Wallander, obligé de lui dire qu’on n’avait pas retrouvé sa femme. Il avait quitté la villa le plus vite possible, le cœur chaviré. Une fois dans son lit, il était resté éveillé jusqu’à trois heures du matin, alors même qu’il était épuisé, à la limite de l’implosion.
Il faut la retrouver. Maintenant. Morte ou vivante. On n’a pas le choix.
Il était convenu avec Robert Åkerblom qu’il repasserait le voir dans la matinée, quand les recherches auraient repris. Il devait explorer les effets personnels de Louise, découvrir qui elle était. Cette disparition était plus que bizarre. Il fallait creuser son histoire.
Wallander s’obligea à se lever, fit du café, voulut allumer la radio, et jura à haute voix en se rappelant le cambriolage. Personne n’avait évidemment pu s’en occuper, vu les circonstances.
Il se doucha, s’habilla et but son café. Le temps n’arrangeait rien. Il pleuvait sans discontinuer, et le vent avait encore forci. La pire des météos pour une battue. Toute la journée, les champs et les bois de Krageholm seraient écumés par des policiers mal lunés, des chiens désorientés, des recrues du contingent exaspérées d’avoir été appelées en renfort. Mais c’était le souci de Björk. Pour sa part, il allait s’occuper des effets personnels de Louise Åkerblom.
Il récupéra sa voiture et prit la route jusqu’au chêne foudroyé. Björk faisait les cent pas au bord du fossé.
— Saleté de temps, dit-il en apercevant Wallander. Pourquoi est-ce qu’il pleut toujours quand on cherche des gens ?
— Oui, c’est bizarre.
— J’ai parlé à un certain lieutenant-colonel Hernberg. Il va m’envoyer deux cars de recrues à sept heures. Mais on peut s’y mettre dès maintenant. Martinsson a tout préparé.
Bien, Martinsson était très fort pour organiser les battues.
— J’ai prévu une conférence de presse à dix heures, poursuivit Björk. Ce serait bien si tu pouvais y assister. D’ici là, il nous faut une photo.
Wallander lui donna celle qu’il trimballait dans sa poche. Björk contempla le visage de Louise Åkerblom.
— Jolie fille, dit-il. J’espère qu’on la retrouvera vivante. C’est ressemblant ?
— D’après son mari, oui.
Björk rangea la photo dans une chemise plastifiée qu’il avait tirée de sa veste.
— Je vais chez les Åkerblom, dit Wallander. Je crois que je peux me rendre plus utile là-bas.
— Qu’est-ce que tu en penses, Kurt ? Elle est morte ? C’est un crime ?
— Je ne vois pas d’autre possibilité. À moins qu’elle ne soit blessée. Mais je n’y crois pas trop.
— C’est très ennuyeux.
Wallander revint vers Ystad le long d’une mer grise hérissée d’écume. À la villa d’Åkarvägen, il fut accueilli par deux petites filles au regard grave.
— Je leur ai expliqué que vous étiez policier, dit Robert Åkerblom. Elles savent que leur maman a disparu et que vous la recherchez.
Wallander essaya de sourire, malgré la boule dans sa gorge.
— Je m’appelle Kurt, dit-il. Et vous ?
— Maria.
— Moi, c’est Magdalena.
— Ce sont de jolis noms. Ma fille à moi s’appelle Linda.
— Elles doivent passer la journée chez ma sœur, dit Robert Åkerblom. Elle va bientôt venir les chercher. Puis-je vous offrir du thé ?
— Avec plaisir.
Il enleva sa veste, ôta ses chaussures et le suivit dans la cuisine. Les deux petites le regardaient depuis la porte.
Par où dois-je commencer ? Va-t-il comprendre que je suis obligé d’ouvrir chaque tiroir, de feuilleter tous ses papiers ?
La tante arriva et repartit avec les enfants. Wallander buvait son thé.
— Il y aura une conférence de presse à dix heures, commença-t-il. Cela signifie que nous allons rendre public le nom de votre femme, en demandant à toute personne qui l’aurait vue de prendre contact avec nous. Cela signifie aussi autre chose. Nous ne pouvons plus écarter la possibilité qu’un crime ait été commis.
Wallander avait prévu que Robert Åkerblom s’effondrerait peut-être pour de bon. Mais l’homme pâle au regard creusé, au costume et à la cravate impeccables, semblait ce matin-là maître de lui.
— Nous devons continuer à croire en une explication naturelle, reprit Wallander. Mais nous ne pouvons plus rien exclure.
— Je comprends. Je le sais depuis le début.
Wallander remercia pour le thé et se leva.
— Je propose que nous fassions le tour de la maison ensemble. Ensuite, j’espère que vous le comprenez, je devrai malheureusement examiner les affaires de votre femme. Ses vêtements, ses tiroirs, tout ce qui peut avoir une importance.
— Louise est une personne ordonnée, répliqua Åkerblom.
Ils commencèrent par le rez-de-chaussée et le premier étage, avant d’explorer la cave et le garage. Louise Åkerblom aimait les teintes pastel. Nulle part, il ne vit de rideaux sombres ou de nappes ternes. La maison respirait la joie de vivre, avec un mélange d’ancien et de contemporain. En buvant son thé, il avait déjà constaté que la cuisine était bien équipée. La vie matérielle des Åkerblom n’était visiblement pas empreinte d’un puritanisme excessif.
— Je dois faire un saut au bureau, dit Robert Åkerblom après la visite. Je peux vous laisser ?
— Aucun problème. Au besoin, je vous appellerai. Il faut juste que je retourne au commissariat vers dix heures pour la conférence de presse.
— Je serai de retour d’ici là.
Une fois seul, Wallander fouilla méthodiquement la maison, en commençant par la cuisine. Tiroirs, placards, frigo, congélateur… Seule surprise : un respectable assortiment d’alcools rangé dans un placard sous l’évier. Cela ne correspondait pas à l’image qu’il s’était faite de la famille Åkerblom.
Il continua dans le séjour. Rien. Il monta à l’étage. Laissant de côté la chambre des filles, il entra dans la salle de bains, déchiffra les étiquettes dans l’armoire à pharmacie et prit quelques notes. Il y avait un pèse-personne. Il monta dessus et fit la grimace. Puis il entra dans la chambre à coucher. Il éprouvait toujours un malaise au moment d’examiner les vêtements d’une femme. Comme si quelqu’un l’épiait à son insu. Il tâta les poches, ouvrit les boîtes en carton dans la penderie. Il s’attaqua à la commode où elle rangeait sa lingerie. Rien n’attira son attention. Quand il eut fini, il s’assit au bord du lit et jeta un regard circulaire.
Rien, pensa-t-il. Absolument rien.
Avec un soupir il aborda la pièce suivante, qui était un bureau. Il s’assit à la table, ouvrit les tiroirs l’un après l’autre, se plongea dans les albums photos et les liasses de lettres. Il ne trouva pas une seule photographie où Louise Åkerblom n’était pas en train de rire ou de sourire. Il replaça le tout avec soin et poursuivit. Déclarations d’impôts, papiers d’assurance, bulletins scolaires, certificats immobiliers, rien ne le fit réagir. Mais en ouvrant le dernier tiroir, il fut surpris. En tâtant le fond, derrière une rame de papier blanc, ses doigts avaient rencontré un objet métallique. Il le prit et resta assis, sourcils froncés.
C’était une paire de menottes. Pas un jouet. De vraies menottes. Fabriquées en Angleterre.
Il les posa devant lui sur la table.
Cela ne signifie rien. Mais elles étaient bien cachées. Et je pense que Robert Åkerblom s’en serait occupé s’il avait été au courant de leur existence.
Il referma le tiroir et rangea les menottes dans sa poche. Puis il descendit dans le garage. Sur une étagère au-dessus d’un petit établi, il découvrit quelques maquettes d’avion en balsa habilement exécutées. Robert Åkerblom… Peut-être nourrissait-il autrefois le rêve de devenir pilote ?
Le téléphone sonna au rez-de-chaussée. Il se hâta d’aller répondre. Il était déjà neuf heures.
— Je voudrais parler au commissaire Wallander, dit la voix de Martinsson.
— C’est moi.
— Il faut que tu viennes.
Le cœur de Wallander fit un bond.
— Vous l’avez trouvée ?
— Non. Mais une maison a brûlé dans le coin. Plus exactement, elle a explosé. Je pense qu’il peut y avoir un lien.
— J’arrive.
Il griffonna un message à l’intention de Robert Åkerblom et le posa sur la table de la cuisine. Sur la route de Krageholm, il essaya de comprendre ce qu’avait voulu dire Martinsson. Une maison avait explosé ? Mais quelle maison ?
Il dépassa trois poids lourds à la file. Il pleuvait si fort que les essuie-glaces peinaient à dégager le pare-brise.
Juste avant de parvenir au chêne foudroyé, il vit un pilier de fumée noire au-dessus des arbres. Une voiture l’attendait au pied du chêne. L’un des policiers lui fit signe de faire demi-tour. En quittant la route principale, Wallander constata que c’était l’un des chemins où il s’était engagé par erreur la veille ; celui qui portait de nombreuses traces de pneus.
Il y avait aussi autre chose, à propos de ce chemin… Quoi ?
Parvenu sur le lieu de l’incendie, il se rappela avoir aperçu cette maison la veille, à peine visible depuis le chemin. Les pompiers étaient déjà au travail. La chaleur était intense. Martinsson vint à sa rencontre.
— Des victimes ?
— Pas à notre connaissance. Mais on ne peut pas entrer pour l’instant, à cause du feu. La maison est restée vide pendant plus d’un an, depuis la mort du propriétaire. Un agriculteur est passé, c’est lui qui me l’a dit. Les héritiers n’arrivent pas à décider s’il faut la louer ou la vendre.
— Raconte-moi, dit Wallander en contemplant l’épaisse fumée.
— J’étais sur la route. Il y avait un problème du côté des militaires. Tout à coup, ça a explosé. Comme une bombe. Au début, j’ai cru qu’un avion s’était écrasé. Puis j’ai vu la fumée. Il m’a fallu cinq minutes pour venir, pas plus. Tout était en flammes. Pas seulement la maison, la grange aussi.
Wallander essayait de réfléchir.
— Une fuite de gaz ?
— Non. Vingt bonbonnes n’auraient pas suffi à provoquer une explosion pareille. Les arbres fruitiers à l’arrière de la maison ont été déracinés.
— Ça grouille de policiers et de soldats dans le coin. Drôle de moment pour déclencher un incendie volontaire…
— Oui. C’est bien pour ça que j’ai pensé qu’il pouvait y avoir un lien.
— Tu as une idée ?
— Aucune.
— Renseigne-toi sur les héritiers. Je suis d’accord, ce n’est peut-être pas une coïncidence. Où est Björk ?
— Il est retourné au commissariat pour préparer la conférence de presse. Tu sais bien, ça le rend nerveux de parler aux journalistes qui s’entêtent toujours à déformer ses propos. Mais il est au courant, Svedberg lui a parlé. Et il sait que tu es là.
— Je reviendrai quand l’incendie sera éteint. Il faut mettre une partie des troupes sur les environs immédiats.
— À la recherche de Louise Åkerblom ?
— De la voiture, en premier lieu.
Martinsson repartit interroger l’agriculteur. Wallander resta debout à contempler les flammes.
S’il y avait un lien, à quoi ressemblait-il ? Une femme disparue et une maison qui explose. Sous le nez d’un énorme dispositif policier…
Il regarda sa montre. Dix heures moins dix. Il fit signe à un pompier.
— Quand est-ce qu’on pourra commencer à fouiller là-dedans ?
— Ça brûle vite. Cet après-midi, je pense qu’il sera possible d’approcher de la maison.
— C’était une grosse explosion, à ce qu’on m’a dit.
— Ça n’a pas commencé avec une allumette, pour sûr. Je pencherais plutôt pour cent kilos de dynamite.
Wallander reprit la route d’Ystad, après avoir appelé Ebba pour lui demander d’avertir Björk de son arrivée.
Soudain, il comprit ce qui lui avait échappé un peu plus tôt. La veille au soir, un policier s’était plaint. Sa voiture avait failli être percutée par une Mercedes lancée à toute allure sur un chemin de traverse.
Wallander était pratiquement sûr que c’était ce chemin-là. Cela faisait beaucoup de coïncidences.
Dans le hall du commissariat, il découvrit Björk qui faisait les cent pas, l’air inquiet.
— Je ne m’y habituerai jamais, à ces conférences de presse. Et qu’est-ce que c’est que cette histoire d’incendie ? Svedberg ne paraissait pas dans son état normal. Il a dit que la maison et la grange avaient explosé. Quelle maison ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Svedberg t’a dit la stricte vérité. Mais comme ça n’a rien à voir avec la conférence de presse, je propose qu’on en reparle plus tard. Les collègues auront peut-être découvert quelque chose entre-temps.
— Bon. On va faire simple. Un résumé clair et bref de la disparition, distribution des photos, appel au public. Les questions sur l’état de l’enquête, tu t’en charges.
— Il n’y a pas d’état de l’enquête. Si au moins on avait retrouvé sa voiture…
— Alors invente quelque chose. Un policier aux mains vides est une proie facile. N’oublie jamais ça.
La conférence de presse dura un peu plus d’une demi-heure. En dehors de la radio locale et des journaux scaniens, seuls les localiers des tabloïds, Expressen et Idag, avaient jugé bon de venir. Aucun représentant des quotidiens de la capitale.
Ils ne viendront que lorsqu’on l’aura trouvée, pensa Wallander. À condition qu’elle soit morte.
Björk déclara la conférence de presse ouverte et informa les journalistes qu’une femme avait disparu dans des circonstances jugées préoccupantes par la police. Il donna son signalement, décrivit la voiture et distribua les copies de la photo. Y avait-il des questions ? Björk se rassit et fit signe à Wallander, qui grimpa sur la petite estrade.
— Que croyez-vous qu’il s’est passé ? demanda un reporter de la radio locale, que Wallander n’avait encore jamais vu — cette radio semblait changer sans cesse de collaborateurs.
— Nous ne croyons rien. Mais les circonstances nous obligent à prendre au sérieux la disparition de Louise Åkerblom.
— Alors parlez-nous de ces circonstances.
Wallander prit son élan.
— Il faut bien voir que la plupart des gens qui disparaissent dans ce pays finissent tôt ou tard par reparaître. Deux fois sur trois, nous découvrons une explication toute naturelle, la plus fréquente étant la distraction. Mais parfois, certains éléments nous poussent à traiter l’information avec un plus grand sérieux.
Björk leva la main.
— Il ne faut évidemment pas en conclure que la police ne considère pas toutes les disparitions avec sérieux.
Wallander gémit intérieurement.
Le reporter d’Expressen, un jeune homme à la barbe rousse, demanda la parole.
— Pourriez-vous être un peu plus concret ? Vous dites que vous n’excluez pas la possibilité d’un crime. Pourquoi ? Il me semble aussi que vous n’avez pas dit grand-chose sur les fameuses circonstances. Où a-t-elle disparu ? Qui l’a vue en dernier ?
Le journaliste avait raison. Björk avait été vague sur plusieurs points.
— Elle a quitté l’agence de la Caisse d’épargne de Skurup vendredi après-midi peu après quinze heures. Un employé l’a vue monter dans sa voiture et téléphoner à quinze heures quinze. Nous sommes absolument certains de l’horaire. Après cela, personne ne l’a vue. Nous savons par ailleurs qu’elle a pu emprunter deux itinéraires possibles. Soit l’autoroute E14 en direction d’Ystad. Soit la route de Slimminge et Rögla vers Krageholm. Comme nous l’avons déjà dit, Louise Åkerblom exerce la profession d’agente immobilière. Elle peut avoir choisi de visiter une maison proposée à la vente. Ou alors elle a pu rentrer chez elle. Nous ne savons pas encore quelle décision elle a prise.
— Où se trouve cette maison ?
— Je ne peux pas répondre à cette question.
La conférence de presse prit fin d’elle-même. La radio locale fit une interview de Björk, pendant que Wallander parlait dans le couloir au représentant d’un journal de la région. Puis il alla chercher un café, s’enferma dans son bureau et appela Svedberg, qui l’informa que Martinsson avait déjà réorganisé une partie des troupes pour explorer les environs de la ferme incendiée.
— Je n’ai jamais vu un truc pareil, dit Svedberg. Il ne restera pas une poutre intacte dans cette maison.
— Je passerai cet après-midi. Là tout de suite, je retourne chez Robert Åkerblom. Tiens-moi au courant.
— Qu’ont dit les journalistes ?
— Rien d’intéressant.
Il raccrocha. Au même instant, Björk frappa à la porte. Il paraissait satisfait.
— Ça s’est très bien passé. Pas d’impertinences, rien que des questions raisonnables. Reste à espérer qu’ils écriront ce qu’on veut qu’ils écrivent.
— Demain, il faudra mettre deux bonshommes sur le standard, coupa Wallander. On risque de recevoir beaucoup d’appels, y compris de gens qui n’ont rien vu. Avec des bénédictions et des prières pour la police.
— À moins qu’elle ne reparaisse dans la journée, dit Björk.
— Je n’y crois pas plus que toi.
Puis il lui parla de l’incendie mystère. Björk l’écouta d’un air soucieux.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Wallander écarta les mains.
— Aucune idée. Je retourne chez Robert Åkerblom et je continue à parler avec lui.
— Réunion dans mon bureau à dix-sept heures, dit Björk sur le seuil.
Soudain, Wallander s’aperçut qu’il avait oublié de demander un service à Svedberg. Il refit le numéro.
— Tu te souviens de la voiture de police qui a failli percuter une Mercedes hier soir ?
— J’ai une mauvaise mémoire.
— Rassemble tout ce que tu pourras trouver là-dessus. J’ai une forte impression que cette Mercedes a un lien avec l’incendie. Avec Louise Åkerblom, c’est moins sûr.
— Je prends note. Autre chose ?
— Réunion ici à dix-sept heures.
Quinze minutes plus tard, il était à nouveau dans la cuisine de Robert Åkerblom, assis sur la même chaise, devant une nouvelle tasse de thé.
— Il arrive qu’on soit dérangé par une intervention urgente, dit-il. Il y a eu un énorme incendie. Mais il est maîtrisé maintenant.
— Je comprends, dit poliment Robert Åkerblom. Votre métier ne doit pas être facile.
Wallander considéra l’homme assis en face de lui. Il n’était pas enchanté à l’idée de l’interrogatoire qui allait suivre.
— J’ai quelques questions, dit-il. On peut peut-être rester ici, dans la cuisine.
— Bien sûr. N’hésitez pas à me poser toutes les questions que vous voudrez.
Wallander s’irrita de ce ton sentencieux.
— Ma première question est sans doute dénuée de fondement. Votre femme a-t-elle un problème médical ?
Åkerblom écarquilla les yeux.
— Comment cela ?
— Elle a pu apprendre qu’elle était atteinte d’une maladie grave. S’est-elle rendue récemment chez un médecin ?
— Non. De toute manière, si elle avait été malade, elle me l’aurait dit.
— Il y a certaines maladies dont les gens hésitent à parler. Du moins, il leur faut quelques jours pour faire le tri de leurs émotions. Souvent, c’est la personne malade qui se retrouve à devoir consoler son entourage.
Robert Åkerblom réfléchit avant de répondre.
— Je suis certain que tel n’était pas le cas.
Wallander hocha la tête.
— Votre femme a-t-elle un problème de boisson ?
Robert Åkerblom sursauta.
— Pourquoi cette question ? Nous ne buvons jamais une goutte d’alcool, ni elle ni moi.
— Le placard sous l’évier est rempli de bouteilles.
— Cela ne nous dérange pas que les autres boivent. En quantité raisonnable, bien sûr. Il nous arrive d’avoir des invités. Une agence, même modeste comme la nôtre, doit parfois faire face à certaines petites mondanités.
Wallander n’avait aucune raison de mettre en doute cette réponse. Sans quitter Robert Åkerblom du regard, il tira les menottes de sa poche et les posa sur la table.
Comme prévu. Perplexité sur toute la ligne.
— Vous avez l’intention de m’arrêter ?
— Non. Mais j’ai trouvé ces menottes dans le bureau du premier étage. Dans le dernier tiroir, sous une rame de papier.
— Des menottes… Je ne les avais jamais vues.
— Je pense que nous pouvons exclure vos filles. C’est donc votre femme qui les a rangées là.
— C’est incompréhensible.
Soudain, Wallander crut sentir que l’homme mentait. Un glissement imperceptible dans la voix, un rapide mouvement du regard. Mais il l’avait perçu.
— Quelqu’un d’autre peut-il les avoir mises dans ce tiroir ?
— Je ne sais pas. Nous ne recevons chez nous que des membres de notre communauté. En dehors des mondanités dont je parlais tout à l’heure. Et nos invités ne montent jamais à l’étage.
— Personne d’autre ?
— Nos parents. La famille. Les amis des petites.
— Ça fait pas mal de monde.
— C’est incompréhensible, répéta Robert Åkerblom.
Ce qui te paraît incompréhensible, pensa Wallander, c’est peut-être comment tu as pu oublier de les ôter de là.
Pour la première fois, Wallander se demanda si Robert Åkerblom avait pu tuer sa femme. Mais il écarta aussitôt cette pensée. Les menottes et le mensonge éventuel ne suffisaient pas à transformer l’opinion qu’il s’était faite de cet homme.
— Êtes-vous certain de ne pas pouvoir m’expliquer la présence de ces menottes dans le tiroir ? Je dois peut-être préciser que la loi n’interdit aucunement d’avoir des menottes chez soi. Pas besoin de licence.
— Vous croyez que je ne vous dis pas la vérité ?
— Je ne crois rien. Je veux seulement savoir pourquoi ces menottes se trouvent cachées dans votre maison.
— Je vous l’ai déjà dit. Je l’ignore complètement.
Wallander hocha la tête. Inutile de lui mettre la pression.
Du moins pour le moment. Mais il était certain que l’homme avait menti. Se pouvait-il que le ménage Åkerblom cache une vie sexuelle spectaculaire ? Cela pouvait-il à son tour expliquer la disparition de Louise ?
Wallander repoussa sa tasse pour marquer la fin de l’entretien. Il rangea les menottes dans sa poche, enveloppées dans un mouchoir. L’examen technique pourrait éventuellement préciser à quoi elles avaient servi.
— C’est tout pour l’instant, dit-il en se levant. Je vous rappelle dès que j’ai du nouveau. Vous devez vous préparer au fait qu’il y aura de l’agitation ce soir, après la parution des journaux et le bulletin d’information de la radio locale. Nous espérons bien entendu que cela va nous aider.
Robert Åkerblom hocha la tête sans répondre.
Wallander lui serra la main et sortit. Le temps avait changé. Une pluie fine tombait ; presque pas de vent. Wallander prit sa voiture jusqu’à Fridolfs Konditori, près du terminal des autobus. Il avala quelques tartines avec un café. Il était midi trente lorsqu’il reprit la direction de la ferme incendiée. Laissant sa voiture, il franchit le périmètre de sécurité. La maison n’était plus qu’une ruine fumante. La grange également. Mais les techniciens n’avaient pas encore pu se mettre au travail. Wallander s’approcha du chef des pompiers, Peter Edler, qu’il connaissait bien.
— On noie les flammes, commenta Edler. On ne peut rien faire de plus. C’est un incendie volontaire ?
— Aucune idée. As-tu vu Svedberg ou Martinsson ?
— Je crois qu’ils sont partis déjeuner à Rydsgård. Et le lieutenant-colonel Hernberg a rapatrié ses recrues à la caserne. Mais ils vont revenir.
Wallander s’éloigna. Un maître-chien mangeait un sandwich un peu plus loin, pendant que son chien creusait avec entrain dans le gravier mouillé et noir de suie.
Soudain, l’animal se mit à aboyer comme un fou. Le policier tira impatiemment sur la laisse. Puis Wallander le vit sursauter et lâcher son sandwich. Cédant à la curiosité, il s’approcha de quelques pas.
— Qu’est-ce qu’il a trouvé ?
Le policier leva la tête. Il était livide. Wallander le rejoignit très vite et se pencha à son tour.
À ses pieds, dans le gravier sale, il y avait un doigt.
Un doigt humain. De couleur noire.
Wallander se redressa avec un haut-le-cœur.
Puis il ordonna au maître-chien de prendre immédiatement contact avec Svedberg et Martinsson.
— Dis-leur de venir tout de suite. Tant pis pour le déjeuner. Il y a un sac en plastique sur la banquette arrière de ma voiture. Apporte-le.
Le policier obéit. Wallander resta seul avec son vertige.
Un doigt. Noir. Tranché. En pleine Scanie.
Le policier revint avec le sac, et Wallander dressa une petite tente provisoire au-dessus du doigt. La rumeur s’était déjà répandue. Les pompiers faisaient cercle autour de la trouvaille.
— Il va falloir fouiller les ruines, dit Wallander à Edler, Dieu sait ce qui a pu se passer ici.
— Un doigt…, répétait Edler, complètement incrédule.
Vingt minutes plus tard, Svedberg et Martinsson arrivaient au pas de course. Ensemble, ils se penchèrent sur la découverte du chien, avec une perplexité et un malaise partagés. Personne ne savait quoi dire.
— Une seule chose est sûre, dit enfin Wallander. Ce doigt-là n’appartient pas à Louise Åkerblom.