24
Kurt Wallander s’était toujours imaginé la mort en noir.
À présent, sur la plage ensevelie sous le brouillard, il comprit que la mort n’était fidèle à aucune couleur. Ici, elle était blanche. Il entendait vaguement les vagues s’échouer sur le sable, mais seul le brouillard importait, et renforçait son sentiment de n’avoir aucune issue.
Là-haut sur le champ de manœuvre, entouré par des brebis invisibles, il n’avait pas eu une seule pensée claire. Il savait que Victor Mabasha était mort, que lui-même venait de tuer un homme et que Konovalenko s’était une fois de plus volatilisé, avalé par la blancheur. Svedberg et Martinsson avaient surgi dans le brouillard comme deux fantômes pâles. Sur leur visage, il avait cru lire sa propre épouvante de se trouver là, entouré de cadavres. Il aurait voulu fuir pour ne plus jamais revenir. En même temps, il voulait se lancer à la poursuite de Konovalenko. Ce qui s’était passé au cours de ces instants lui apparaîtrait par la suite comme un film qu’il aurait contemplé à distance. C’était un autre Wallander qui avait agité le pistolet et le fusil. Ce n’était pas lui, c’était quelqu’un qui s’était momentanément emparé de son enveloppe corporelle. Mais après avoir crié à Martinsson et à Svedberg de ne plus avancer, après avoir glissé en trébuchant dans la pente, quand il s’était enfin retrouvé seul dans le brouillard, il avait lentement commencé à comprendre. Victor Mabasha était mort. Une balle dans le front, comme Louise Åkerblom. Le gros homme avait tressailli et levé les bras. Il était mort lui aussi, et c’était lui, Wallander, qui l’avait tué.
Il poussa un hurlement, comme s’il avait été transformé en corne de brume humaine. Il n’y avait aucun retour possible. Je vais disparaître dans ce brouillard comme dans un désert. Quand il se dissipera, je ne serai plus là.
Il avait tenté de rassembler quelques débris de raison. Reviens sur tes pas, retourne auprès des morts. Tes collègues sont là-bas. Vous pourrez chercher Konovalenko ensemble.
Puis il s’était mis en marche. Il ne pouvait pas revenir. S’il lui restait un devoir, c’était de retrouver Konovalenko, de le tuer s’il n’avait pas d’autre choix, mais si possible de le capturer vivant pour le remettre entre les mains de Björk. Ensuite, il dormirait. Au réveil, le cauchemar serait fini. Mais ce n’était pas vrai. Le cauchemar continuerait. En tuant Rykoff, il avait commis un acte qui le poursuivrait à jamais. Alors il pouvait aussi bien se lancer sur les traces de Konovalenko. Il comprit vaguement qu’il cherchait d’ores et déjà une façon d’expier la mort de Rykoff.
Konovalenko se cachait quelque part dans le brouillard. Peut-être tout près de lui. D’impuissance, Wallander tira un coup de feu dans la blancheur comme pour la transpercer. Il repoussa ses cheveux collants de sueur et s’aperçut soudain qu’il saignait. Il avait dû se blesser quand Rykoff avait fait exploser les vitres de Mariagatan. Il regarda ses vêtements, ils étaient tachés de rouge. Le sang gouttait sur le sable. Il attendit, immobile, que son souffle revienne à la normale. Puis il se remit en marche. Il distinguait les traces de Konovalenko dans le sable humide. Il avait glissé le pistolet dans sa ceinture. Le fusil, il le tenait à hauteur de hanche, prêt à tirer. Les traces de pas semblaient indiquer que Konovalenko marchait vite, courait presque. Il accéléra, pistant comme un chien. Le brouillard lui donna soudain l’impression qu’il restait immobile tandis que le sable défilait sous ses pieds. Brusquement, il constata que Konovalenko s’était arrêté. Il avait fait volte-face avant de reprendre sa course, en changeant de direction. Les traces remontaient vers le talus. Dès qu’il serait dans l’herbe, elles disparaîtraient. Il escalada la pente et vit qu’il se trouvait à l’extrémité est du champ de manœuvre. Il s’arrêta et prêta l’oreille. Loin derrière, il entendit une sirène. Puis une brebis bêla tout près de lui. Silence à nouveau. Il longea la clôture vers le nord. C’était son unique repère. Il s’attendait à chaque instant à voir surgir Konovalenko dans le brouillard. Il essaya d’imaginer ce que ce serait de se prendre une balle dans la tête. Mais il ne sentit rien. Le sens de sa vie, en cet instant, c’était de suivre la clôture, rien d’autre. Konovalenko l’attendait quelque part avec son arme. Voilà. Il devait le trouver.
En parvenant à la route de Sandhammaren, Wallander ne vit rien d’autre que le brouillard. De l’autre côté de la route, il crut distinguer la silhouette d’un cheval, immobile, oreilles pointées.
Puis il se campa au milieu de la route pour pisser. Au loin, il entendit une voiture qui roulait en direction de Kristianstad.
Il choisit de marcher vers Kåseberga. Konovalenko avait disparu. Une fois de plus, il s’était échappé. Wallander marchait sans but. C’était plus facile de marcher que de rester sur place. Il aurait voulu que Baiba Liepa se détachât soudain de toute cette blancheur pour venir à sa rencontre. Mais il n’y avait rien. Rien que lui et l’asphalte humide.
Un vélo était appuyé contre les débris d’un tabouret de traite. Il n’y avait pas de cadenas. Wallander pensa tout de suite que quelqu’un l’avait laissé là à son intention. Il fixa le fusil au porte-bagages et s’éloigna à grands coups de pédale. Dès qu’il le put, il quitta l’asphalte et s’enfonça à tâtons sur les chemins de gravier qui s’entrecroisaient sur la plaine. Pour finir, il parvint à la maison de son père. Tout était éteint à l’exception de la lampe du perron. Il s’immobilisa et tendit l’oreille, puis il cacha le vélo derrière la remise. Avec mille précautions, il traversa la cour sans faire crisser le gravier. Il savait que son père cachait une clé de réserve dans un pot de fleurs cassé sur une marche de l’escalier menant à la cave. Il entra dans l’atelier. Il y avait, derrière l’atelier proprement dit, une petite pièce sans fenêtre où son père rangeait ses couleurs et ses vieilles toiles. Il referma la porte et alluma. La lumière de l’ampoule le prit au dépourvu. Comme s’il avait cru que le brouillard le suivrait jusque-là. Il lava son visage sous le robinet d’eau froide, puis il aperçut son reflet dans un éclat de miroir fixé au mur. Il ne reconnut pas ses yeux. Ils étaient écarquillés, injectés de sang, anxieux. Il se prépara un café sur la plaque électrique crasseuse. Il était quatre heures du matin. Il savait que son père se levait d’habitude à cinq heures et demie. Il faudrait être parti à ce moment-là. Ce qu’il lui fallait dans l’immédiat, c’était une cachette. Différentes idées, aussi impossibles les unes que les autres, lui traversèrent l’esprit. Il comprit enfin ce qu’il devait faire. Il finit son café, quitta l’atelier, traversa la cour et ouvrit doucement la porte de la maison. Debout dans l’entrée, il inspira l’odeur de vieil homme, et il écouta. Silence. Il alla dans la cuisine et ferma la porte avec précaution. À sa propre surprise, il s’aperçut qu’il connaissait le numéro par cœur. La main sur le combiné, il réfléchit à ce qu’il allait dire. Puis il composa les chiffres.
Sten Widén décrocha presque aussitôt. Wallander entendit à sa voix qu’il était déjà levé. Les gens qui s’occupent de chevaux se réveillent de bonne heure.
— Sten ? C’est Kurt.
Ils avaient été autrefois très proches. Sten était quelqu’un qui ne manifestait presque jamais de surprise.
— Je t’avais reconnu. Qu’est-ce que tu me veux, à cette heure ?
— J’ai besoin de ton aide.
Sten Widén ne dit rien. Il attendait la suite.
— Sur la route de Sandhammaren, dit Wallander. Tu dois venir me chercher. J’ai besoin de me cacher chez toi un moment. Quelques heures au minimum.
— Où ?
Sten Widén se mit à tousser.
Il fume encore ses cigarillos, pensa Wallander.
— Je t’attendrai à la sortie vers Kåseberga. C’est quoi, ta voiture ?
— Une vieille Duett.
— Il te faut combien de temps pour venir ?
— Quarante-cinq minutes, avec le brouillard, Peut-être un peu moins.
— J’y serai. Merci.
Il reposa le combiné et quitta la cuisine. Alors il ne put résister à la tentation. Il traversa le séjour où trônait un vieux téléviseur, et écarta doucement la tenture de la chambre d’amis où dormait sa fille. Dans le vague reflet de la lampe du perron, il vit ses cheveux, son front, un bout de son nez. Elle dormait profondément.
Avant de partir, il fit le ménage dans la petite pièce de l’atelier. Puis il reprit le vélo. Parvenu à la sortie vers Kåseberga, il rangea le vélo derrière un baraquement des Télécoms, se cacha dans l’ombre et attendit. Le brouillard était toujours aussi compact. Une voiture de police passa en trombe en direction de Sandhammaren. Wallander crut reconnaître Peters au volant.
Il pensa à Sten Widén. Ils ne s’étaient pas vus depuis plus d’un an, lorsque Wallander, sur une impulsion subite, lui avait rendu visite dans son haras, logé sur le site de l’ancienne forteresse de Stjärnsund. Sten entraînait des chevaux de course. Il vivait seul, buvait trop, et avait des liaisons confuses avec ses employées féminines. Autrefois, ils avaient partagé un rêve. Sten Widén avait une belle voix de baryton. Il serait chanteur lyrique et Wallander serait son imprésario. Mais le rêve leur avait glissé des mains, et leur amitié s’était effilochée, avant de cesser tout à fait.
Pourtant, pensa Wallander, c’est peut-être le seul véritable ami que j’aie jamais eu. Si je ne compte pas Rydberg. Mais Rydberg, c’était autre chose. Nous n’aurions jamais été proches si nous n’avions pas été flics ensemble.
Trente minutes plus tard, la Duett rouge sombre émergea du brouillard. Wallander sortit de sa cachette et monta à l’avant. Sten Widén regarda son visage crasseux, encore maculé de sang. Mais il ne manifesta aucune surprise.
— Je te raconterai plus tard, dit Wallander.
— Quand tu voudras.
Un cigarillo éteint pendait à ses lèvres et il puait l’alcool.
Ils passèrent devant le champ de manœuvre. Plusieurs voitures de police étaient garées au bord de la route. Sten Widén ralentit sans s’arrêter. La route était libre, il n’y avait pas de barrage. Il considéra Wallander, qui s’était ratatiné sur son siège. Mais il ne dit rien. Ils dépassèrent Ystad, puis Skurup, et prirent à gauche en direction de Stjärnsund. Le brouillard était toujours aussi dense lorsqu’ils s’arrêtèrent dans la cour du haras. Une fille qui pouvait avoir dix-sept ans bâillait en fumant une cigarette, devant les écuries.
— Mon visage est connu dans la presse et à la télé, dit Wallander. Je préfère rester anonyme.
— Ulrika ne lit pas les journaux. Et elle ne regarde que des films vidéo. J’ai une autre groom ici, Kristina. Elle ne dira rien.
Ils entrèrent dans la maison en désordre où le ménage n’était jamais fait. Wallander eut la sensation que rien n’avait changé depuis sa dernière visite. Sten Widén lui demanda s’il avait faim. Ils s’attablèrent dans la cuisine. Il avala quelques tartines, avec du café. De temps à autre Sten Widén disparaissait dans la grande pièce. Lorsqu’il revenait, l’odeur de l’alcool était plus perceptible.
— Merci d’être venu me chercher.
Sten Widén haussa les épaules.
— J’ai besoin de dormir quelques heures. Puis je te raconterai.
— Je dois m’occuper des chevaux. Tu peux dormir ici.
Il se leva, Wallander le suivit dans une petite pièce où il y avait un canapé. Il ressentait maintenant l’immensité de sa fatigue.
— Je ne pense pas avoir de draps propres, dit Sten. Mais je peux te donner une couverture et un oreiller.
— C’est plus qu’assez.
— Tu sais où se trouve la salle de bains ?
Wallander s’en souvenait.
Il enleva ses chaussures. Du sable tomba sur le plancher. Il jeta sa veste sur une chaise. Puis il s’allongea. Sten Widén le regardait depuis le seuil.
— Comment tu vas ? demanda Wallander.
— J’ai recommencé à chanter.
— Tu m’en diras plus demain…
Sten Widén disparut. Wallander entendit un cheval hennir. Sa dernière pensée avant de s’endormir fut que Sten n’avait pas changé. Les mêmes cheveux hirsutes, le même eczéma sec à la nuque.
Pourtant, quelque chose était différent.
Au réveil, il ne sut plus où il était. Il avait mal à la tête, mal dans tout le corps. Il posa la main sur son front ; il avait de la fièvre. La couverture sentait le cheval. Lorsqu’il voulut regarder sa montre, il s’aperçut qu’il ne l’avait plus ; il avait dû la perdre pendant la nuit. Il se leva et alla à la cuisine. Une horloge indiquait onze heures trente. Il avait dormi plus de quatre heures. Le brouillard s’était un peu dissipé, mais pas complètement. Il se versa un café et s’assit à la table. Ensuite il se releva et ouvrit les placards jusqu’à trouver un tube d’aspirine. Peu après, le téléphone sonna. Wallander entendit Sten Widén entrer dans la maison pour répondre. Une histoire de foin. On discutait du prix d’une livraison. Sten entra dans la cuisine.
— Réveillé ?
— J’avais besoin de dormir.
Puis il lui raconta. La disparition de Louise Åkerblom. L’homme qu’il avait tué. Sten Widén l’écoutait d’un air inexpressif.
— J’étais obligé de disparaître, conclut-il. Mes collègues me cherchent évidemment. J’inventerai un mensonge, je leur dirai que j’étais évanoui derrière un buisson. J’ai un service à te demander, Sten. Que tu appelles ma fille et que tu lui dises que je vais bien. Et qu’elle doit rester où elle est.
— Je ne vais pas lui dire que tu es chez moi ?
— Non. Pas encore. Mais tu dois être convaincant.
Wallander lui donna le numéro. Le téléphone sonna dans le vide.
— Tu devras réessayer jusqu’à ce qu’elle réponde.
Une groom entra dans la cuisine. Wallander la salua de la tête.
— Voici Kristina, dit Sten. Tu peux aller chercher des pizzas ? Achète aussi quelques journaux. Il n’y a rien à manger dans cette maison.
Il lui donna de l’argent. La Duett démarra dans la cour.
— Tu as dit cette nuit que tu avais recommencé à chanter, dit Wallander.
Pour la première fois, Sten Widén sourit. Wallander se souvenait de ce sourire ; cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vu.
— Je fais partie du chœur de l’église de Svedala. Parfois je chante seul aux enterrements. Je m’aperçois que ça m’a manqué. Mais les chevaux n’aiment pas que je chante dans les écuries.
— Tu as besoin d’un imprésario ? J’ai du mal à voir comment je pourrai resta dans la police après cette histoire.
— Légitime défense, dit Sten. J’aurais fait pareil à ta place. Tu peux être content d’avoir eu une arme dans les mains.
— Je crois que personne ne peut comprendre l’effet que ça fait.
— Ça va passer.
— Jamais.
— Tout passe.
Sten Widén refit le numéro de Löderup. Toujours pas de réponse. Wallander alla à la salle de bains et prit une douche. Sten Widén lui prêta une chemise. Elle aussi sentait le cheval.
— Comment ça se passe ? demanda-t-il en revenant dans la cuisine.
— Avec quoi ?
— Les chevaux.
— J’en ai une qui est bien. Trois autres qui peuvent le devenir. Mais Brume est vraiment douée, elle rapporte de l’argent. Elle sera peut-être candidate au Derby cette année.
— Elle s’appelle vraiment Brume ?
— Oui.
— Si j’avais eu un cheval cette nuit, j’aurais peut-être pu rattraper Konovalenko.
— Pas avec elle. Elle désarçonne les cavaliers qu’elle ne connaît pas. Les chevaux doués sont souvent des crapules. Comme les humains : capricieux et imbus d’eux-mêmes. J’ai l’impression que ça lui plairait d’avoir un miroir dans son box. Mais elle galope vite.
La fille prénommée Kristina revint avec des cartons de pizzas et quelques journaux. Puis elle disparut.
— Elle ne mange pas ? demanda Wallander.
— Dans l’écurie. On a une petite cuisine là-bas.
Sten prit le premier journal de la pile et le feuilleta.
— On parle de toi, dit-il.
— Je préfère ne pas le savoir. Pas encore.
— Comme tu voudras.
À la troisième tentative, Linda répondit enfin. Par chance, ce n’était pas le vieux qui avait décroché. Aux réponses de Sten, Wallander comprit qu’elle le bombardait de questions. Mais il ne lui apprit que le strict nécessaire.
— Elle est très soulagée, dit-il en raccrochant. Elle a promis de rester là où elle est.
Ils mangèrent leurs pizzas. Un chat sauta sur la table Wallander lui donna un bout de la sienne. Même le chat sentait le cheval.
— Le brouillard se dissipe, dit Sten Widén. T’ai-je jamais dit que j’étais allé en Afrique du Sud ? À propos de ce que tu viens de me raconter…
— Non, dit Wallander, surpris. Je ne le savais pas.
— Quand j’ai vu que l’art lyrique ne donnait rien, je suis parti. Je voulais tout quitter. J’avais l’idée de devenir chasseur de gros gibier. Ou chercheur de diamants à Kimberley. J’avais dû lire un truc. Et de fait, j’y suis allé. Je suis arrivé jusqu’au Cap. J’ai passé trois semaines là-bas avant d’en avoir assez. J’ai pris la fuite. Je suis revenu. Et puis, quand papa est mort, j’ai repris les chevaux, voilà.
— Comment ça, pris la fuite ?
— À cause de la façon dont étaient traités les Noirs. J’avais honte. Dans leur propre pays, ils vivaient comme des larbins, en s’excusant d’exister. C’est la pire chose que j’aie jamais vue dans ce goût-là. Je ne l’oublierai jamais.
Il s’essuya la bouche et sortit. Wallander réfléchit à ce qu’il venait de dire. Puis il pensa qu’il ne pouvait plus trop tarder à retourner au commissariat.
Il alla dans la grande pièce et finit par trouver ce qu’il cherchait. Il dévissa la capsule de la bouteille de whisky et avala une bonne rasade. Puis une autre. Par la fenêtre il vit passer Sten Widén sur un cheval marron.
D’abord, je me fais cambrioler... Ensuite, ils font sauter mon appartement… Et après ?
Il se recoucha sur le canapé en remontant la couverture jusqu’au menton. La fièvre était imaginaire, le mal de crâne avait disparu. Il fallait se relever.
Victor Mabasha était mort. Le Russe l’avait tué. L’enquête autour de la mort de Louise Åkerblom était jonchée de cadavres. Il ne voyait aucune issue. Comment parviendraient-ils jamais à retrouver Konovalenko ?
Il s’endormit et se réveilla quatre heures plus tard.
Sten Widén était attablé dans la cuisine devant un journal du soir.
— Tu es recherché, dit-il.
— Quoi ? Qui ?
— Toi. Avis de recherche national. En plus, on comprend entre les lignes que tu n’étais pas dans ton état normal au moment de ta disparition.
Wallander attrapa le journal. Il vit sa photo et celle de Björk. Sten Widén n’inventait rien. Il lui jeta un regard désemparé.
— Appelle ma fille.
— Je l’ai déjà fait. Et je lui ai dit que tu avais toute ta raison.
— Elle t’a cru ?
— Oui.
Wallander resta un instant immobile. Puis sa décision fut prise. Il jouerait le rôle qu’on lui avait attribué. Un commissaire d’Ystad, momentanément déséquilibré, disparu et recherché par la police. Cela lui donnerait ce dont il avait désespérément besoin.
Du temps.
Victor Mabasha était tombé en arrière, mort avant même d’avoir touché le sol. Un hurlement s’éleva dans le brouillard. Konovalenko fit volte-face et se recroquevilla au sol. Ce fut alors qu’il l’aperçut, le policier de province trop gras qui l’avait défié à tant de reprises. Il vit Rykoff tomber, la poitrine déchirée par deux balles. Saisissant l’Africain mort comme bouclier, il battit en retraite vers la plage, en sachant que Wallander ne le lâcherait plus maintenant. Konovalenko venait enfin de comprendre qu’il avait affaire à un adversaire sérieux.
Konovalenko courait sur la plage. Sans ralentir, il sortit son portable. Tania l’attendait avec la voiture sur la place centrale d’Ystad. Il remonta le long de la clôture jusqu’à la route, où il vit un panneau indicateur : Kåseberga. Il lui parlait au téléphone, lui donnant les indications au fur et à mesure pour sortir de la ville, lui recommandant la prudence. Il ne dit rien de la mort de Vladimir. Tout en parlant, il surveillait sans cesse la route. Wallander n’était pas loin, et il était dangereux, le premier Suédois dangereux qu’il lui eût été donné de voir de près. Mais il n’y croyait pas vraiment. Wallander n’était qu’un petit flic de la campagne. Tout son comportement avait quelque chose de bizarre.
Tania arriva. Konovalenko prit le volant et ils retournèrent à la maison de Tomelilla.
— Où est Vladimir ? demanda-t-elle.
— On a été obligé de se séparer. J’irai le chercher après.
— Et l’Africain ?
— Mort.
— Le policier ?
Il ne répondit pas. Les choses, visiblement, avaient mal tourné. Konovalenko conduisait trop vite, il avait perdu son calme habituel, il semblait aux abois.
Ce fut là, dans la voiture, que Tania comprit que Vladimir était mort. Mais elle ne dit rien, repoussant l’échéance jusqu’au retour à la maison où Sikosi Tsiki, assis dans un fauteuil, les accueillit de son air absent. Elle se mit à hurler. Konovalenko lui balança une gifle. Puis il la cogna, de plus en plus fort. Mais elle continua de hurler, jusqu’à ce qu’il la force à avaler une dose massive de calmants. Pendant tout ce temps, Sikosi les regardait sans bouger. Konovalenko eut la sensation de se trouver sur une scène, face à un spectateur unique mais attentif. Lorsque Tania eut enfin sombré entre sommeil profond et coma, Konovalenko changea de vêtements et se versa un verre de vodka. La mort de Victor Mabasha ne lui procurait pas la satisfaction escomptée. Elle réglait quelques problèmes immédiats, à commencer par sa relation délicate avec Jan Kleyn. Mais son principal souci restait entier.
Wallander ne s’avouerait pas vaincu. Il flairerait à nouveau la piste.
Konovalenko vida un deuxième verre.
L’Africain dans le fauteuil est un animal silencieux, pensa-t-il. Il me regarde sans ciller, sans bienveillance, sans malveillance, il regarde et c’est tout. Il ne dit rien, ne pose aucune question. Il pourrait rester comme ça pendant des jours.
Konovalenko n’avait pas encore commencé son entraînement. À chaque minute qui passait, Wallander se rapprochait un peu plus. Il fallait reprendre l’offensive. Le vrai boulot attendrait. Il n’avait pas le choix.
Il connaissait le point faible du policier. Mais où était sa fille ? Dans les environs sûrement, sans doute à Ystad. Mais elle n’était pas à l’appartement.
Il lui fallut une heure pour trouver la solution. Le projet était extrêmement risqué. Mais, à ce stade, il avait compris qu’il n’existait pas de stratégie sans risque face à l’étrange policier Wallander.
Puisque Tania était la clé de son projet et qu’elle ne se réveillerait pas avant plusieurs heures, il ne pouvait qu’attendre. Mais pas un instant il n’oubliait la présence de Wallander dehors, dans le brouillard, se rapprochant sans cesse.
— Je comprends que le gros ne reviendra pas, dit soudain Sikosi Tsiki.
Sa voix était très grave, son anglais chantant.
— Il a commis une erreur, répliqua Konovalenko. Il était trop lent.
Sikosi Tsiki ne fit pas d’autre commentaire cette nuit-là. Il se leva du fauteuil et alla dans sa chambre. Konovalenko pensa que le remplaçant lui plaisait mieux, malgré tout. Il ne manquerait pas de le dire à Jan Kleyn lors de son appel le lendemain soir. Il était seul éveillé dans la maison aux rideaux soigneusement tirés. Il remplit à nouveau son verre.
À cinq heures, il alla se coucher.
Tania arriva au commissariat d’Ystad le samedi 16 mai peu avant treize heures. Elle était encore sous l’effet du choc de la mort de Vladimir et des calmants. Mais cela n’entamait pas sa résolution. C’était Wallander qui avait tué son mari. Le même policier qui leur avait rendu visite, à Hallunda. Konovalenko lui avait décrit la mort de Vladimir d’une manière qui ne correspondait en rien à la réalité. Aux yeux de Tania, Wallander apparaissait comme un monstre d’une cruauté incontrôlée, sadique. Elle jouerait donc le rôle que Konovalenko lui avait confié. Elle le ferait pour Vladimir.
Elle se présenta dans le hall d’accueil du commissariat. La femme dans la cage de verre lui sourit.
— Je peux vous aider ?
— Je voudrais signaler un vol commis dans ma voiture, dit Tania.
— Hou là. Je vais voir si quelqu’un peut vous recevoir. Le commissariat est sens dessus dessous aujourd’hui.
— Je comprends, dit Tania. C’est terrible, ce qui se passe.
— Jamais je n’aurais cru qu’on vivrait des choses pareilles à Ystad. C’est idiot, bien sûr.
Elle prit son téléphone et essaya plusieurs postes, jusqu’à ce que quelqu’un décroche enfin.
— Martinsson ? Tu as le temps de t’occuper d’un cambriolage de voiture ?
Tania crut entendre une voix stressée à l’autre bout du fil. Mais la réceptionniste ne s’avoua pas vaincue.
— Nous devons tout de même essayer de fonctionner normalement. Personne ne m’a répondu, à part toi. Ça ne prendra pas beaucoup de temps.
Elle raccrocha.
— Vous pouvez parler à l’inspecteur Martinsson, dit-elle. Troisième porte à gauche.
Tania entra dans un bureau en plein chaos. Le policier assis derrière la table encombrée de paperasse semblait au bord de la crise de nerfs. Il la considéra avec une irritation non dissimulée, lui ordonna de s’asseoir et se mit en chasse d’un imprimé.
— Alors ? Votre voiture a été cambriolée ?
— Oui. Ils ont pris l’autoradio.
— C’est ce qui les intéresse, en général.
Excusez-moi, dit Tania. J’ai la gorge très irritée. Pourrais-je avoir un verre d’eau ?
Martinsson la regarda, surpris.
— Bien sûr.
Tania avait déjà repéré le carnet d’adresses posé sur la table. Dès que Martinsson fut sorti, elle l’ouvrit à la lettre W. Il y avait le numéro personnel de Wallander et celui de son père, à Löderup. Tania le nota très vite sur un bout de papier tiré de la poche de son manteau. Puis elle remit le carnet à sa place et regarda autour d’elle.
Martinsson revint avec le verre d’eau et un café pour lui. Le téléphone sonna ; il décrocha et posa le combiné sur la table. Ensuite il posa les questions habituelles. Elle répondit consciencieusement, donna le numéro d’immatriculation d’une voiture qu’elle avait garée dans le centre-ville, affirma que les voleurs avaient également pris un sac contenant des bouteilles d’alcool. Martinsson lui demanda de relire sa déclaration et de la signer. Elle s’était présentée sous le nom d’Irma Alexanderson, domiciliée à Ystad. Elle rendit le papier à Martinsson.
— Vous devez vous faire beaucoup de souci pour votre collègue, dit-elle sur un ton aimable.
— Oui. Ce n’est pas facile.
— Je pense à sa fille. Je lui ai donné des cours de musique autrefois, avant qu’elle ne déménage à Stockholm.
Martinsson la dévisagea avec un intérêt accru.
— Elle est ici en ce moment, dit-il.
— Ah bon ? Alors elle a dû avoir beaucoup de chance quand l’appartement a pris feu.
— Elle est chez son grand-père, dit Martinsson en replaçant le combiné sur son socle.
Tania se leva.
— Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Merci pour votre aide.
— Je vous en prie, répondit Martinsson en lui serrant la main.
Tania pensa qu’il l’oublierait dès qu’elle aurait franchi le seuil. Dans le cas contraire, il n’aurait jamais la possibilité de la reconnaître.
Elle hocha la tête en passant devant le guichet de la réception. Le hall s’était rempli de journalistes attendant l’heure de la conférence de presse.
Konovalenko l’attendait à une station service. Elle monta à l’avant, ôta sa perruque et secoua ses cheveux blonds.
— Elle est chez son grand-père, dit-elle. J’ai le téléphone.
Konovalenko la regarda. Un sourire apparut sur son visage.
— Alors on le tient, dit-il.