27

À l’origine des temps, Karl Evert Svedberg avait décidé de devenir policier pour une seule raison, qu’il tentait de garder secrète.

Il avait peur du noir.

Il avait traversé toutes les nuits de son enfance avec la lampe de chevet allumée. Contrairement à ce qui se passe en général, sa peur n’avait pas diminué avec les années. Au contraire. Elle n’avait fait que croître, en même temps que sa honte de souffrir d’une tare qui ne pouvait être assimilée qu’à de la lâcheté. Son père, qui était boulanger et se levait chaque matin à deux heures et demie, lui suggéra de choisir le même métier. Il dormirait pendant la matinée, et le problème se résoudrait de lui-même. Sa mère, qui était modiste et qui, dans le cercle de plus en plus restreint de sa clientèle, était créditée d’un grand talent pour donner vie à des chapeaux de dame personnels et expressifs, voyait la chose d’un œil nettement plus sérieux. Elle conduisit son fils chez un psychologue pour adolescents, qui affirma que la phobie du garçon finirait bien malgré tout par disparaître avec le temps. La suite démentit ce pronostic. Mais Svedberg ne réussit jamais à comprendre l’origine de sa peur. Pour finir, il décida de devenir policier, dans l’idée qu’il combattrait sa faiblesse en renforçant son courage personnel. Mais au matin de ce mardi 19 mai, sa lampe de chevet était allumée, comme d’habitude, et la porte de sa chambre fermée à clé. Svedberg vivait seul dans un appartement du centre-ville.

Il éteignit la lampe et se leva. Il avait mal dormi. Les événements qui avaient culminé la veille avec la découverte de l’enlèvement de Linda le bouleversaient et l’effrayaient. Il devait absolument aider Wallander. Il y avait réfléchi pendant la nuit. Qu’allait-il bien pouvoir faire sans violer son serment de silence ? Peu avant l’aube, sa décision était prise. Il allait tenter de localiser la maison où se cachait Konovalenko. Il supposait que la fille de Wallander était avec lui. Peu avant huit heures, il arriva au commissariat. Il n’avait qu’un seul point de départ : les indices relevés sur le champ de manœuvre. C’était Martinsson qui avait passé en revue les rares affaires personnelles retrouvées sur les deux cadavres. Rien de remarquable. Mais au cours de la nuit, Svedberg avait résolu d’y jeter un coup d’œil lui-même. Il entra dans la salle où étaient conservés les éléments découverts sur les lieux de différents crimes et finit par dénicher les bons sacs plastiques. Martinsson n’avait absolument rien trouvé dans les poches de l’Africain, ce qui était remarquable en soi. Ce sac-là ne contenait que quelques grains de gravier. Puis il vida avec précaution sur la table le contenu du deuxième sac. Dans les poches du gros Rykoff, Martinsson avait ramassé des cigarettes, un briquet, des brins de tabac, des nids de poussières indéfinissables et autres débris divers. L’intérêt de Svedberg se concentra immédiatement sur le briquet, qui portait un texte publicitaire presque entièrement effacé. Svedberg le tourna vers là lumière. Après avoir rangé les sacs à leur place initiale, il emporta le briquet dans son bureau. Une réunion était prévue pour dix heures trente, une réunion consacrée aux recherches concernant Konovalenko et Wallander. D’ici là, il voulait être tranquille. Il prit une loupe dans un tiroir, ajusta le faisceau de sa lampe de travail et se mit à examiner le briquet. Une minute plus tard, son cœur fit un bond. Il avait déchiffré le texte. Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais il avait reconnu une publicité pour le supermarché ICA de Tomelilla. Rykoff avait pu se le procurer n’importe où. Mais s’il s’était rendu en personne dans ce magasin, un caissier se souviendrait peut-être d’un homme qui parlait avec un accent et qui était surtout d’une corpulence peu commune. Il rangea le briquet dans sa poche et quitta le commissariat sans préciser où il allait. Il prit la route de Tomelilla, trouva le magasin ICA, exhiba sa carte et demanda à parler au gérant. Un jeune homme arriva. Svedberg lui montra le briquet et s’expliqua. Le gérant réfléchit avant de secouer la tête. Il ne se rappelait pas qu’un homme très gros soit venu faire ses courses au magasin ces derniers temps.

— Parlez-en à Britta. C’est la caissière. Mais j’ai peur qu’elle n’ait pas très bonne mémoire. En tout cas, elle est distraite.

— Est-ce la seule caissière ?

— Nous avons une personne qui vient nous épauler le samedi. Elle n’est pas là aujourd’hui.

— Téléphonez-lui. Demandez-lui de venir immédiatement.

— C’est si urgent que ça ?

Le gérant partit téléphoner. Svedberg ne lui avait pas laissé le choix. Il attendit que Britta, une femme d’une cinquantaine d’années, en eût fini avec un client qui avait aligné sur le comptoir toute une série de coupons de rabais. Svedberg se présenta.

— Je veux savoir si un homme gros et massif est venu faire ses courses ici récemment.

— On a beaucoup de gros clients.

— Pas gros. Énorme. Colossal. Et il a un accent. L’avez-vous vu ?

Elle fit un effort, mais Svedberg vit bien que la curiosité gênait sa concentration.

— Il n’a rien fait d’intéressant, précisa-t-il. Je veux juste savoir s’il est venu ici.

— Non. S’il était gros à ce point, je m’en souviendrais. J’essaie moi-même de maigrir. Alors je regarde les gens.

— Vous êtes-vous absentée une journée, ces derniers temps ?

— Non.

— Pas même une heure ?

— Ça m’arrive.

— Qui s’occupe de la caisse dans ces cas-là ?

— Sven. Le gérant.

Svedberg sentit retomber son espoir. Il la remercia et fit le tour de la boutique tout en attendant l’arrivée de la caissière occasionnelle. Il réfléchissait fébrilement. Que ferait-il si l’indice ne donnait rien ? Comment poursuivre ?

La fille qui travaillait le samedi était jeune, dix-sept ans tout au plus. Elle était d’une corpulence remarquable et Svedberg s’inquiéta aussitôt à l’idée de devoir lui parler d’un homme gros. Le gérant la présenta : Anika Hagström. Svedberg pensa à une femme qu’on voyait sans cesse à la télévision. Par où commencer ? Le gérant s’était discrètement éclipsé. Ils se trouvaient devant une gondole d’aliments pour chiens et chats.

— On m’a dit que vous travailliez ici de temps à autre, commença Svedberg sans conviction.

— Je ne trouve pas de boulot. Alors je viens donner un coup de main le samedi. C’est tout ce que je fais.

Ce n’est pas facile par les temps qui courent, dit Svedberg sur un ton qui se voulait compréhensif.

— J’ai envisagé d’entrer dans la police, dit soudain la fille.

Svedberg écarquilla les yeux.

— Mais je crois que l’uniforme ne m’irait pas. Pourquoi ne portez-vous pas l’uniforme ?

— On ne le met pas toujours.

— Alors je vais peut-être y réfléchir. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Rien du tout. Je voulais juste vous demander si vous aviez vu un homme ici dans la boutique. Un homme… euh… différent.

— Différent comment ?

— Un homme très, très gros. Qui parle mal le suédois.

— Ah, lui !

À nouveau, Svedberg écarquilla les yeux.

— Il est passé samedi, poursuivit-elle.

Svedberg chercha fébrilement son bloc-notes.

— Quand ?

— Vers neuf heures.

— Il était seul ?

— Oui.

— Vous vous souvenez de ce qu’il a acheté ?

— Plein de choses. Plusieurs paquets de thé, entre autres. Ça lui a fait quatre gros sacs en tout.

C’est lui, pensa Svedberg. Les Russes boivent du thé comme nous le café.

— Comment a-t-il payé ?

— En liquide.

Les réponses fusaient vite, sans hésitation.

— Quel effet vous a-t-il fait ? Était-il nerveux ?

— Il était pressé. Il a entassé la marchandise en vrac dans les sacs.

— A-t-il dit quelque chose ?

— Non.

— Alors comment pouvez-vous savoir qu’il avait un accent ?

— Il a dit bonjour et merci. Un accent, ça s’entend tout de suite.

Svedberg acquiesça. Il ne lui restait qu’une seule question.

— Vous ne sauriez pas par hasard où il habite ?

Elle plissa le front et réfléchit. Serait-il possible qu’elle puisse répondre aussi à cette question…

— Quelque part du côté de la carrière, dit-elle enfin.

— La carrière ?

— Savez-vous où se trouve le centre de formation pour adultes ?

Svedberg acquiesça. Il le connaissait.

— Dépassez-le, et prenez ensuite à gauche. Puis à nouveau à gauche.

— Comment savez-vous qu’il habite là ?

— Dans la file d’attente derrière lui, il y avait un vieux qui s’appelle Holgerson. Il a tendance à bavarder au moment de payer. Il a dit qu’il n’avait jamais vu un type aussi gros. Il à ajouté qu’il l’avait vu devant une maison du côté de la carrière. Il y a quelques fermes abandonnées là-bas, Holgerson sait tout ce qui se passe à Tomelilla.

Svedberg rangea son bloc. Il était pressé.

— Tu sais quoi ? dit-il. Je me demande si tu ne devrais pas essayer d’entrer dans la police.

— Qua-t-il fait ?

— Rien du tout. Si jamais il revient, lui ou un autre type avec un accent, tu fais semblant de rien. Surtout, tu ne parles pas d’un policier.

— Je ne dirai rien. Ce serait possible de visiter le commissariat ?

— Téléphone et demande-moi. Demande Svedberg. C’est moi. Je te montrerai la maison.

Le visage de la jeune fille s’éclaira.

— Je vais le faire !

— Mais attends quelques semaines. On a beaucoup de travail en ce moment.

Quittant le magasin, il suivit les indications de la jeune fille. Parvenu à l’embranchement, il s’arrêta et prit ses jumelles dans la boîte à gants. Il gagna la carrière et grimpa sur un casse-pierres abandonné.

Il vit deux fermes, à bonne distance l’une de l’autre. L’une était à moitié en ruine, l’autre paraissait en meilleur état. Il ne vit aucune voiture devant. La maison paraissait déserte. Pourtant il sentit intuitivement que c’était la bonne. Elle était isolée. Aucune route ne passait par là. Personne n’emprunterait ce cul-de-sac à moins de devoir se rendre à la ferme.

Il attendit sans lâcher les jumelles, sous la pluie fine.

Trente minutes plus tard, la porte s’ouvrit. Une femme sortit. Tania, pensa-t-il. Elle alluma une cigarette et la fuma, debout sous un arbre.

Il posa ses jumelles. La fille de la boutique avait de bons yeux, de bonnes oreilles et une bonne mémoire. Il retourna à sa voiture. Il était dix heures passées. Il décida d’appeler le commissariat et de se porter malade. Il n’avait plus de temps à perdre en réunions.

Il devait parler à Wallander.

 

Tania jeta le mégot et l’écrasa sous son talon. Elle s’attarda dans la cour humide. La météo cadrait bien avec son humeur. Konovalenko s’était retiré avec le nouvel Africain ; leur conversation ne l’intéressait pas. Vladimir l’avait tenue informée, de son vivant. Elle savait qu’un politicien important devait être éliminé en Afrique du Sud. Mais qui ? Pourquoi ? Vladimir le lui avait sûrement dit, mais elle n’en gardait aucun souvenir.

Elle était sortie dans la cour pour avoir quelques minutes de solitude. Elle n’avait presque pas eu le loisir de penser aux conséquences de la mort de Vladimir. Le chagrin qu’elle éprouvait l’étonnait elle-même. Leur mariage n’avait jamais été autre chose qu’un arrangement pratique qui leur convenait à tous deux. Lorsqu’ils avaient fui l’Union soviétique, ils s’étaient entraidés. Ensuite, en Suède, elle avait assisté Vladimir dans ses différentes tâches. Tout cela avait changé lorsque Konovalenko s’était soudain matérialisé dans leur vie. Au début, Tania s’était sentie attirée par lui. Son autorité, son assurance contrastaient avec la personnalité de Vladimir. Quand Konovalenko avait commencé à s’intéresser à elle, elle n’avait pas hésité. Très vite pourtant, elle avait compris qu’il l’utilisait. Sa froideur, son mépris total pour les autres l’avaient effrayée. Il en était venu à dominer complètement leur vie. Parfois, en fin de soirée, lorsqu’ils étaient seuls, Vladimir et elle, ils avaient parlé de partir, de recommencer de zéro, loin de l’influence de Konovalenko. Mais cela ne s’était jamais fait et à présent Vladimir était mort. Il lui manquait. Elle n’avait aucune idée de ce qui allait se passer maintenant. Konovalenko était comme possédé par l’idée de détruire le policier qui avait tué Vladimir et lui avait causé personnellement tant d’ennuis. Elle pensa que les projets d’avenir devraient attendre ; quand le policier serait mort et que l’Africain serait retourné chez lui, on verrait… Elle savait qu’elle dépendait de Konovalenko. Il n’y avait pas de retour pour les exilés. Elle pensait de plus en plus rarement à Kiev, leur ville natale, à Vladimir et à elle. Ce qui lui faisait mal, ce n’était pas tant les souvenirs que la certitude de ne jamais revoir les lieux et les gens qui étaient autrefois sa vie même. La porte avait été claquée, la clé jetée. Les ultimes débris du passé avaient disparu avec Vladimir.

Elle pensa à la fille enfermée à la cave. C’était le seul sujet sur lequel elle avait interrogé Konovalenko au cours des derniers jours. Qu’allait-il lui arriver ? Il avait répondu qu’il la relâcherait une fois qu’il aurait mis la main sur son père. Mais elle avait des doutes. L’idée qu’il puisse la tuer, elle aussi, la remplissait d’effroi.

Tania avait du mal à démêler ses propres sentiments. Elle éprouvait une haine sans réserve pour l’homme qui avait assassiné son mari d’une manière barbare — aux dires de Konovalenko, qui n’était pas entré dans les détails. Mais sa fille n’y était pour rien… Il ne devait pas la sacrifier, c’était impossible. En même temps, elle savait qu’elle ne pourrait rien faire pour l’en empêcher. Le moindre signe de résistance de sa part ne ferait que retourner Konovalenko contre elle, avec des conséquences qu’elle n’osait même pas imaginer.

Elle grelottait sous la pluie. Elle décida de retourner à l’intérieur. La voix de Konovalenko lui parvenait comme un murmure à travers la porte fermée. Elle regarda la trappe, puis l’horloge. C’était l’heure de nourrir la prisonnière. Elle avait déjà préparé un sac en plastique contenant un thermos et quelques tartines. Jusqu’à présent, la fille n’avait touché à rien. Elle alluma l’ampoule installée par Konovalenko et ouvrit la trappe. À la main, elle tenait une lampe torche.

Linda était dans un coin. Roulée en boule, comme si elle souffrait de crampes. Tania éclaira le pot de chambre posé à même le sol. Il n’avait pas été utilisé. Un éclair de pitié la traversa. Jusque-là, elle avait été si enfermée dans sa douleur de la perte de Vladimir qu’il n’y avait eu de place pour rien d’autre. À présent, en la voyant ainsi recroquevillée, paralysée par la peur, elle eut un mouvement de révolte. Il n’y avait aucune raison que cette fille soit obligée de rester là, dans cette cave plongée dans le noir. Avec des chaînes autour des jambes, en plus. On aurait pu la mettre dans une chambre du premier étage, entravée au besoin, mais pas avec des chaînes.

La fille ne bougeait pas. Du regard, elle suivait les mouvements de Tania. Celle-ci avança. La vue de ses pauvres cheveux lui serra le cœur. Elle s’accroupit.

— Ce sera bientôt fini, dit-elle.

La fille ne répondit pas. Elle regardait Tania droit dans les yeux.

— Tu dois essayer de manger un peu. Ce sera bientôt fini.

La teneur a déjà commencé à la dévorer, pensa-t-elle.

Soudain, elle comprit qu’elle devait aider Linda. Cela lui coûterait peut-être la vie. Mais elle le ferait quand même. La cruauté de Konovalenko était trop lourde, y compris pour elle.

— Ne t’inquiète pas, murmura-t-elle.

Elle remonta l’échelle, ferma la trappe et se retourna.

Konovalenko était là. Elle poussa un cri. Cette manière qu’il avait de s’approcher sans bruit… Qu’avait-il entendu ? Parfois elle avait l’impression que son ouïe était anormalement développée. Comme un animal de nuit. Il entend ce que les autres ne perçoivent pas.

— Elle dort, dit Tania.

Konovalenko la dévisagea. Puis il sourit et quitta la cuisine sans un mot.

Tania se laissa tomber sur une chaise et alluma une cigarette. Ses mains tremblaient.

 

Svedberg appela Wallander peu après treize heures. Il décrocha à la première sonnerie. Svedberg était resté longtemps assis dans sa cuisine à réfléchir au meilleur moyen de le convaincre. Wallander ne réagissait plus avec sa raison. D’une certaine façon, pensa Svedberg, on ne peut pas se fier à lui. Il est dominé par la peur de ce qui risque d’arriver à sa fille. Il est capable de tout.

— J’ai trouvé la maison de Konovalenko, annonça-t-il sans préambule.

Il crut l’entendre tressaillir à l’autre bout du fil.

— Je te passe les détails. C’est une vieille ferme, à l’est de Tomelilla. Près d’une carrière abandonnée.

— J’espère que personne ne t’a vu…

Svedberg perçut son épuisement et sa tension extrême.

— Sois tranquille.

— Comment veux-tu que je sois tranquille ?

Svedberg ne sut que répondre.

— Je crois que je situe cette carrière, reprit Wallander. Si tu as raison, ça me donne une avance sur lui.

— Il t’a contacté ?

— Il respectera l’horaire. Vingt heures, ce soir. Je ne ferai rien avant.

— Kurt, écoute-moi. Tu ne peux pas agir seul.

— Je n’ai pas le choix. Quel que soit le lieu du rendez-vous, il aura un contrôle total de la situation. Personne d’autre que moi ne pourra approcher. S’il s’aperçoit que je ne suis pas seul…

— J’ai bien compris. Mais on doit essayer.

Silence.

— Je sais que ton intention est bonne, dit Wallander enfin. Mais je ne peux pas prendre de risque. Je ne te communiquerai pas le lieu du rendez-vous. Merci d’avoir trouvé la maison. Je ne l’oublierai pas.

Il raccrocha. Svedberg resta assis, le combiné à la main.

Il n’avait pas envisagé que Wallander puisse tout simplement choisir de ne pas lui révéler l’information décisive. Que faire maintenant ? Wallander disait n’avoir besoin de personne. Quant à lui, il sentait qu’il avait absolument besoin de quelqu’un. Mais vers qui se tourner ?

Il alla à la fenêtre et contempla la flèche de l’église par-dessus les toits. Après sa fuite sur le champ de manœuvre, Wallander avait choisi de contacter Sten Widén. Svedberg n’avait jamais rencontré cet homme auparavant. Il n’avait jamais entendu Wallander parler de lui. Pourtant, ils étaient manifestement amis et se connaissaient depuis longtemps. C’était vers lui que s’était tourné Wallander lorsqu’il avait eu besoin d’aide. Svedberg décida maintenant de faire la même chose. Il quitta la ville. La pluie tombait plus fort, et le vent s’était levé. Il roulait le long de la mer en pensant que tout ceci devait bientôt s’arrêter. C’était beaucoup trop grand, beaucoup trop lourd pour un petit district de police comme Ystad.

Il trouva Sten Widén dans les écuries. Devant un box où un cheval inquiet marchait de long en large en donnant des coups de sabot dans la porte. Svedberg le salua et resta debout à côté de lui. L’animal était immense et beau. Svedberg n’était jamais monté sur un cheval. Il avait beaucoup de respect pour les chevaux et ne comprenait pas qu’on puisse de son plein gré passer sa vie à les entraîner.

— Elle est malade, dit Sten Widén. Je ne sais pas ce qu’elle a.

— Elle paraît un peu agitée…

— C’est parce qu’elle a mal.

Widén tira le verrou, entra dans le box et saisit le bridon. La jument se calma aussitôt. Puis il examina la jambe avant gauche. Svedberg se pencha craintivement pour mieux voir.

— Elle est enflée, dit Sten Widén. Tu vois ?

Svedberg ne voyait rien. Mais il marmonna un assentiment. Sten Widén caressa un peu la jument et ressortit du box.

— J’ai besoin de te parler, dit Svedberg.

— Viens.

Dans la maison, Svedberg découvrit une vieille dame assise dans un canapé au milieu d’une grande pièce en désordre. Elle ne cadrait pas du tout avec le décor. Vêtue avec élégance, très maquillée, des bijoux coûteux. Sten Widén avait capté son regard.

— Elle attend son chauffeur, dit-il quand ils furent dans la cuisine. Elle possède deux chevaux ici.

— Ah.

— C’est la veuve d’un entrepreneur de Trelleborg. Elle vient de temps en temps. Je crois qu’elle est très seule.

Ces dernières paroles avaient été prononcées avec une empathie qui prit Svedberg au dépourvu.

— Je ne sais pas très bien pourquoi je suis venu, commença-t-il. Enfin si, je le sais, bien sûr. Je veux te demander ton aide. Mais je n’ai aucune idée des conséquences.

Il lui parla de la maison de Tomelilla. Sten Widén se leva et fouilla dans une armoire débordant de papiers et de programmes de courses. Pour finir, il dénicha une vieille carte tachée, déchirée par endroits, qu’il déplia sur la table. De la pointe d’un crayon, Svedberg lui indiqua l’emplacement de la ferme.

— Je n’ai aucune idée de ce que compte faire Wallander, dit Svedberg. Il n’ose pas prendre de risque, à cause de sa fille. Ça se comprend. Le problème est juste qu’il n’a pas la moindre chance contre Konovalenko.

— Tu as l’intention de l’aider ?

Svedberg hocha la tête.

— Mais je n’y arriverai pas tout seul. Je n’ai trouvé personne d’autre que toi à qui parler. La police doit rester hors du coup. C’est pour ça que je suis venu. Tu le connais, tu es son ami.

— Peut-être.

— Pardon ?

— Ça fait très longtemps qu’on se connaît. Mais on a pratiquement cessé de se voir. Depuis au moins dix ans.

— Ah. J’avais imaginé les choses autrement.

Une voiture s’arrêta dans la cour. Sten Widén se leva pour raccompagner la veuve de l’entrepreneur. Svedberg pensa qu’il avait commis une erreur. Sten n’était pas réellement l’ami de Wallander.

— Quelle est ton idée ? demanda Widén en revenant.

Svedberg lui expliqua : peu après vingt heures, il appellerait Wallander. Il espérait pouvoir lui soutirer, sinon le lieu, du moins l’heure du rendez-vous. Ensuite il se rendrait à la ferme, de préférence avec quelqu’un. Juste pour être là, invisible, en cas de besoin.

Sten Widén l’avait écouté sans réagir. Il se leva et quitta la cuisine. Svedberg se demanda s’il était allé aux toilettes. Mais, à son retour, il avait une carabine.

— On va essayer de l’aider, dit Widén simplement.

Il s’assit et entreprit d’examiner la carabine. Svedberg posa son arme de service sur la table pour montrer qu’il était prêt, lui aussi. Sten Widén fit la grimace.

— Pas génial pour chasser un fou furieux aux abois.

— Tu pourras quitter les chevaux ?

— Ulrika dort ici. C’est une fille qui m’aide aux écuries.

Svedberg ne se sentait pas très à l’aise. Le mutisme de Widén, son côté original pour ne pas dire bizarre faisaient qu’il avait du mal à se détendre en sa compagnie. Mais il était content de ne plus être seul.

Vers quinze heures, Svedberg rentra chez lui. Ils avaient convenu qu’il l’appellerait dès qu’il aurait parlé à Wallander. En chemin, il acheta les journaux du soir. Il les feuilleta dans la voiture. Konovalenko et Wallander étaient déjà relégués à la page trois.

Soudain, il imagina des gros titres. Insoutenables.

Avec une photo de la fille de Wallander en première page.

 

Il appela Wallander à vingt heures vingt. Konovalenko s’était manifesté.

— Donne-moi au moins l’heure, supplia Svedberg.

Wallander hésita.

— Sept heures, demain matin.

— Mais pas à la ferme.

— Non. Ailleurs. Ne me pose pas d’autres questions, s’il te plaît.

— Que va-t-il se passer ?

— Il a promis de relâcher Linda, c’est tout ce que je sais.

Mensonge, pensa Svedberg. Tu sais qu’il va tenter de te tuer.

— Sois prudent, Kurt.

Svedberg était à présent certain que la rencontre aurait lieu à la ferme. Wallander avait répondu un peu trop vite.

Il appela Sten Widén. Ils convinrent de se retrouver vers minuit.

 

À l’heure dite, ils partagèrent un café dans la cuisine de Svedberg.

Dehors il pleuvait toujours.

À deux heures moins le quart, ils se mirent en route.