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Pieter van Heerden ne se sentait pas très bien.

La sensation de malaise, de peur sournoise, lui était en soi familière. Les moments de tension, voire de danger, faisaient partie de son quotidien en tant qu’agent des services secrets. Mais là, dans ce lit d’hôpital où il attendait d’être opéré, il avait plus de mal à s’en défendre.

Brenthurst Clinic était un établissement privé de Hillbrow, le quartier nord de Johannesburg. Il aurait pu choisir un endroit nettement plus coûteux. Mais Brenthurst lui convenait. La clinique était connue pour la compétence de ses chirurgiens et le service irréprochable de ses infirmières. En revanche, les chambres n’avaient rien de luxueux. Le bâtiment dans son ensemble était, de fait, assez délabré. Sans être réellement riche, Van Heerden avait de l’argent. Mais il n’aimait pas l’ostentation. Pour ses vacances comme pour ses déplacements professionnels, il évitait les grands hôtels, où il se sentait vite assailli par le vide particulier dont semblaient s’entourer les Blancs d’Afrique du Sud. Pour la même raison, il ne voulait pas se faire opérer dans les hôpitaux réservés aux nantis.

Sa chambre était au deuxième étage. Il entendit un rire dans le couloir. Peu après, le cliquetis métallique d’un chariot. Il regarda par la fenêtre. Un pigeon solitaire était perché sur un toit. Au-delà, le ciel avait cette nuance bleu sombre qu’il aimait tant. Le bref crépuscule africain serait bientôt passé. Avec l’obscurité, son inquiétude reviendrait.

On était le lundi 4 mai. Le lendemain à huit heures, le docteur Plitt et le docteur Berkowitsch s’acquitteraient de l’intervention simple qui, avec un peu de chance, ferait disparaître ses difficultés à uriner. L’opération ne l’inquiétait pas outre mesure. Les médecins qui lui avaient rendu visite pendant la journée l’avaient convaincu qu’elle était sans danger. Il n’avait aucune raison de ne pas leur faire confiance. Quelques jours plus tard, il quitterait l’hôpital. Dans une semaine, il aurait oublié toute l’affaire.

C’était autre chose qui le tracassait. Il n’avait que trente-six ans. Pourtant, il était confronté à un symptôme qui affectait presque exclusivement les hommes après la soixantaine. Il s’était demandé si c’était l’effet de l’usure. Avait-il vieilli prématurément ? Son travail exigeait beaucoup de lui. Son rôle secret auprès du président augmentait la pression qu’il subissait en permanence. Mais il se maintenait en forme. Il ne fumait pas et buvait très rarement de l’alcool.

Ce qui le troublait plus profondément, et qui avait sûrement aussi contribué de façon indirecte à le rendre malade, était l’impuissance croissante qu’il éprouvait devant la situation dans le pays.

Pieter van Heerden était un Boer. Il avait grandi à Kimberley, entouré depuis sa naissance de toutes les traditions des Boers. Les voisins de la famille étaient des Boers, ses camarades de classe aussi, tout comme ses professeurs. Son père avait travaillé pour les De Beer, la famille boer qui contrôlait la production de diamants en Afrique du Sud et dans le monde entier. Sa mère avait joué le rôle traditionnel de l’épouse boer, soumise à son mari, dévouée à sa mission d’élever les enfants et de leur inculquer les fondements religieux concernant l’ordre des choses. Elle avait consacré tout son temps, toute son énergie à Pieter et à ses quatre frères et sœurs. Jusqu’à ses vingt ans, alors qu’il finissait sa deuxième année à l’université de Stellenbosch, près du Cap, il n’avait jamais remis en question l’existence qu’il menait. Le fait même d’avoir réussi à convaincre son père de l’inscrire dans cette université réputée de gauche était son premier triomphe d’autonomie. Comme il ne se connaissait pas de talent particulier et qu’il ne nourrissait aucun rêve d’avenir remarquable, il s’était imaginé une carrière de fonctionnaire. Suivre les traces de son père dans la gestion des mines ne le tentait guère. Il avait choisi le droit et constaté que cette discipline lui convenait, même s’il n’était en aucune façon un élément brillant.

La transformation était venue par l’intermédiaire d’un camarade. Comme une concession à l’air du temps, certains étudiants poussaient la curiosité jusqu’à rendre parfois visite aux quartiers noirs. Le radicalisme professé par certains, à Stellenbosch, était longtemps resté rhétorique. Le changement récent était spectaculaire. Pour la première fois, ils voyaient la situation de leurs propres yeux.

Pour Van Heerden, l’expérience fut un choc. Il comprit dans quelles conditions misérables et humiliantes vivaient les Noirs. Le contraste entre la township et les quartiers résidentiels des Blancs le bouleversa. Pourtant, le bidonville ne se trouvait qu’à quelques dizaines de kilomètres de chez lui. Il ne pouvait pas comprendre qu’il puisse s’agir d’un seul et même pays. Sur le moment, il s’était écarté de ses camarades, pour réfléchir. Longtemps après, il avait pensé que cela avait été comme de découvrir une falsification adroite. Mais là, il ne s’agissait pas d’un tableau orné d’une signature d’emprunt : toute la vie qu’il avait menée jusque-là était un mensonge. Même ses souvenirs lui parurent soudain faux, tordus. Il avait eu une nanny noire. C’était l’un de ses souvenirs d’enfance les plus précoces et les plus rassurants : la sensation d’être soulevé par les bras puissants et serré contre la poitrine de sa nounou. Il pensait maintenant qu’elle avait dû le haïr. Cela signifiait que les Blancs n’étaient pas les seuls à vivre dans un monde factice. Les Noirs aussi, eux qui, pour survivre, étaient forcés de dissimuler leur haine face à l’injustice illimitée dont ils étaient victimes. A fortiori dans un pays qui était le leur, et qui leur avait été volé. Le fondement même de sa vie, de ses droits inaliénables consacrés par Dieu, par la nature et par la tradition, se révélait n’être qu’un marécage. Sa vision du monde, jamais remise en cause, reposait sur une ignominie. Voilà ce qu’il découvrit à Langa, la township reléguée à la périphérie du Cap, ville entièrement blanche, à la distance jugée convenable par les inventeurs de la ségrégation.

Cette expérience le toucha plus profondément que la plupart de ses camarades. Lorsqu’il essaya d’en parler, il constata que ce qui était pour lui une expérience traumatique grave avait plutôt pour eux un caractère sentimental. Alors que lui voyait venir l’apocalypse, ses amis parlaient d’organiser des collectes de vêtements.

Il passa son diplôme sans avoir résolu le conflit. Lors d’une visite à sa famille, à Kimberley, son père eut un véritable accès de rage lorsqu’il lui raconta son excursion dans la township. Il comprit alors que ses pensées étaient comme lui, de plus en plus exilées.

Après son diplôme, lorsqu’on lui proposa un poste au ministère des Affaires étrangères à Pretoria, il accepta aussitôt. Un an plus tard, ses compétences étaient confirmées. On lui demanda s’il pouvait envisager de rejoindre les renseignements. Il s’était à ce moment-là habitué à vivre avec son traumatisme, parce qu’il n’avait trouvé aucune manière de le résoudre. Sa division intérieure était devenue sa personnalité même. Il pouvait jouer le rôle du Boer convaincu, qui faisait et disait ce qu’on attendait de lui. Mais, intérieurement, il sentait approcher le cataclysme. Un jour, l’illusion exploserait et les Noirs se livreraient à une vengeance sans pitié. Il n’avait personne à qui parler. Il était de plus en plus solitaire, de plus en plus isolé.

Il constata très vite que le fait de travailler pour les renseignements impliquait de nombreux avantages. En particulier, il voyait de près les processus politiques dont le public n’avait qu’une connaissance vague ou incomplète.

Lorsque Frederik de Klerk devint président et qu’il tint son célèbre discours de février déclarant que Nelson Mandela devait être libéré et l’ANC officiellement reconnue, il pensa qu’il y avait malgré tout une possibilité d’éviter la catastrophe. La honte ne disparaîtrait jamais. Mais il y avait peut-être un avenir possible pour l’Afrique du Sud…

Pieter van Heerden avait d’emblée adulé De Klerk. Il comprenait tous ceux qui le considéraient comme un traître. Mais il ne partageait pas leur point de vue. Pour lui, De Klerk était un sauveur. Lorsqu’il fut choisi pour être l’informateur personnel du président, il ressentit quelque chose — c’était de la fierté. Entre De Klerk et lui, il s’était très vite établi un climat de confiance. Pour la première fois de sa vie, Van Heerden avait la sensation d’accomplir une mission importante. En livrant au président des informations qui, pour la plupart, ne lui étaient pas destinées, Van Heerden contribuait à aider les forces qui s’employaient à créer une autre Afrique du Sud, sans discrimination raciale.

Il repensait à tout cela, dans son lit d’hôpital. Son inquiétude permanente, il le savait, ne prendrait fin que le jour où Nelson Mandela serait devenu le premier président noir de l’Afrique du Sud.

La porte s’ouvrit. Une infirmière noire entra. Elle s’appelait Marta.

— Le docteur Plitt vient de téléphoner, il va passer dans un quart d’heure pour une ponction lombaire.

— Quoi ? Maintenant ?

— Ça me paraît un peu curieux, à moi aussi. Mais il paraissait très déterminé. Je devais vous dire de vous allonger sur le flanc gauche. C’est peut-être mieux d’obéir. L’opération est prévue pour demain matin. Le docteur Plitt sait sûrement ce qu’il fait.

Van Heerden hocha la tête. Il avait toute confiance dans le jeune médecin. Mais c’était tout de même étrange de choisir une heure pareille pour une ponction lombaire.

Marta l’aida à prendre la bonne position.

— Le docteur Plitt a dit que vous ne deviez pas bouger.

— Je suis un patient soumis, dit Van Heerden. J’obéis aux médecins. Et à vous aussi, pas vrai ?

— Il n’y a pas de problème avec vous. On se reverra demain quand vous vous réveillerez de l’anesthésie. Je finis mon service maintenant.

Elle sortit. Van Heerden pensa qu’elle avait en perspective un trajet en bus de plus d’une heure. Il ne savait pas où elle habitait, mais sans doute à Soweto.

Il s’était presque assoupi lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir. La chambre n’était éclairée que par la lampe de chevet. Dans le reflet de la fenêtre, il vit entrer le médecin.

— Bonsoir, dit-il sans bouger.

— Bonsoir, Pieter van Heerden.

Cette voix n’était pas celle du docteur Plitt. Mais elle ne lui était pas inconnue. En une seconde, il comprit qui se tenait dans son dos. Il se retourna.

 

Jan Kleyn savait que les médecins de Brenthurst Clinic prenaient très rarement la peine d’enfiler une blouse blanche lors de leur tournée. Il savait en général tout ce qu’il était utile de savoir sur les habitudes de la clinique. Les médecins se remplaçaient souvent, même d’un hôpital à l’autre. Et il leur arrivait de rendre visite aux patients à des heures inhabituelles. Avant ou après une opération, en particulier. Il avait suffi de se renseigner pour savoir à quelle heure l’équipe de nuit prenait la relève. Ensuite, tout avait été très simple. Il avait laissé sa voiture devant l’hôpital, et il avait traversé le hall d’accueil en agitant une carte établie au nom d’une entreprise de transport liée à différents hôpitaux et laboratoires de la ville.

— Je dois aller chercher un échantillon de sang, dit-il au gardien de nuit. C’est urgent. Un patient du service numéro 2.

— Vous connaissez le chemin ?

— Je suis déjà venu, dit Jan Kleyn en appelant l’ascenseur.

C’était la pure vérité. La veille, il était venu à la clinique avec une corbeille de fruits, en feignant de rendre visite à un patient du service numéro 2. Il connaissait parfaitement le chemin.

Le couloir était désert lorsqu’il approcha de la chambre qu’il savait être celle de Van Heerden. Dans le bureau un peu plus loin, une infirmière de nuit était penchée sur un dossier médical. Sans bruit, il ouvrit la porte.

Lorsque Van Heerden se retourna, terrifié, Jan Kleyn avait déjà dans sa main droite le revolver équipé d’un silencieux.

Dans la main gauche, il tenait une peau de chacal.

Kleyn s’autorisait parfois à pimenter son existence de petites impulsions macabres. Dans ce cas précis, la peau de chacal pourrait aussi faire diversion, en augmentant la confusion des enquêteurs chargés de l’affaire. Un officier des renseignements assassiné dans son lit d’hôpital, cela ferait sensation à la brigade criminelle de Johannesburg. On chercherait un lien avec son travail. Ses contacts avec le président feraient monter la pression. Jan Kleyn avait donc choisi de les lancer sur une fausse piste. Il arrivait que les Noirs agrémentent leurs méfaits d’éléments rituels. C’était le cas surtout pour les crimes crapuleux. Les auteurs ne se contentaient pas de maculer les murs de sang, ils laissaient volontiers un symbole près de leurs victimes. Une branche coupée, des pierres disposées dans un ordre précis. Ou une peau de bête.

Kleyn avait immédiatement pensé à un chacal. Pour lui, c’était précisément le rôle qu’avait joué Van Heerden. Il avait été celui qui utilisait le savoir des autres, leurs informations, pour les transmettre d’une manière illégitime. Pour l’heure, Van Heerden faisait peine à voir. Son visage exprimait la terreur pure.

— L’opération a été retardée, annonça Jan Kleyn de sa voix enrouée.

Puis il jeta la peau de chacal sur le visage de Pieter van Heerden et lui tira trois balles dans la tête. L’oreiller commença immédiatement à noircir. Kleyn rangea le revolver dans sa poche, ouvrit le tiroir de la table de chevet, prit le portefeuille qui s’y trouvait et quitta la chambre. Il s’éclipsa sans encombre. Les gardes ne pourraient jamais fournir un signalement valable de l’homme qui avait tué Pieter van Heerden.

Crime crapuleux, ce fut effectivement l’appellation retenue par la police, pour cette affaire qui fut par la suite classée. De Klerk, lui, n’était pas convaincu. Pour lui, la mort de Van Heerden était son dernier message. Il n’y avait plus de doute possible. Le complot était réel.