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En arrivant au commissariat d’Ystad le lundi 27 avril au matin, Kurt Wallander était d’humeur exécrable. La rage avait laissé une trace visible sur sa joue, sous la forme d’un sparadrap. Il s’était coupé en se rasant.

Il répondit au bonjour de ses collègues par des grognements. Puis il claqua la porte de son bureau, décrocha le combiné du téléphone, s’affala dans son fauteuil et se mit à regarder fixement par la fenêtre.

Kurt Wallander, commissaire principal de la brigade criminelle d’Ystad, avait quarante-quatre ans. Il était généralement considéré comme un policier habile, entêté, faisant preuve par moments d’une certaine acuité d’esprit. Mais ce matin-là, il n’éprouvait que de la colère et un découragement croissant. Le dimanche qu’il venait de vivre était… non, il préférait l’oublier.

À cause de son père, en premier lieu. Leur relation, complexe depuis toujours, ne s’était pas simplifiée du jour où Wallander avait commencé à s’apercevoir qu’il lui ressemblait. En imaginant sa propre vieillesse à l’image de celle de son père, il sentait tout courage l’abandonner. Finirait-il lui aussi dans la peau d’un vieillard irascible, imprévisible, capable de caprices frisant… la folie pure ?

Il lui avait rendu visite dans l’après-midi, comme d’habitude. Comme d’habitude, ils avaient joué aux cartes, avant de prendre le café dehors, sous un beau soleil printanier. Et c’était là, tout à trac, que son père lui avait annoncé son intention de se marier. Wallander crut d’abord qu’il avait mal entendu.

— Non, dit-il fermement. Je ne vais pas me marier.

— Je ne te parle pas de toi. C’est moi qui me marie.

Silence. Wallander lui jeta un regard méfiant.

— Toi ? Tu vas avoir quatre-vingts ans.

— Je ne suis pas encore mort. Je fais ce que je veux. Demande-moi plutôt avec qui.

— Avec qui ?

— Tu es bête ou quoi ? Je croyais que les policiers étaient payés pour tirer des conclusions.

— Tu ne connais personne de ton âge. Tu passes ton temps tout seul.

— Je connais quelqu’un. Et qui a dit qu’il fallait se marier avec quelqu’un de son âge ?

Tout à coup, Wallander comprit. Il n’y avait qu’une seule possibilité : Gertrud Anderson, la femme qui venait faire le ménage chez son père trois fois par semaine. Elle avait cinquante ans.

— Tu vas te marier avec Gertrud ? Est-ce que tu lui as au moins demandé son avis ? Elle a trente ans de moins que toi ! Et comment penses-tu que tu vas pouvoir partager la vie de quelqu’un, toi qui n’as jamais réussi à le faire, pas même avec maman ?

— Je suis plus facile à vivre maintenant, répondit son père d’une voix douce.

Wallander n’en croyait pas ses oreilles. Plus facile à vivre ? Maintenant, alors qu’il était plus impossible que jamais ?

Ensuite, ils s’étaient disputés. Pour finir, son père avait jeté sa tasse dans le parterre de tulipes et s’était enfermé dans la remise où il peignait ses éternels couchers de soleil dans un paysage d’automne, avec ou sans coq de bruyère au premier plan, selon les désirs du commanditaire.

Wallander avait repris sa voiture. Il roulait beaucoup trop vite. Il fallait stopper cette initiative insensée. Comment était-il possible que Gertrud Anderson, qui travaillait tout de même chez son père depuis un an maintenant, n’ait pas encore compris qu’il n’était absolument pas possible de vivre avec lui ?

Il laissa la voiture en bas de chez lui et décida d’appeler immédiatement sa sœur Kristina à Stockholm. Il lui demanderait de venir en Scanie. Personne n’avait de prise sur son père. Mais peut-être pourrait-on faire entendre raison à Gertrud Anderson….

Le coup de fil à sa sœur n’eut jamais lieu. En arrivant sur le palier du dernier étage, il vit que sa porte avait été fracturée. Quelques minutes plus tard, il constatait que les voleurs avaient emporté sa chaîne stéréo toute neuve, y compris le lecteur de CD, ainsi que tous ses disques, le téléviseur et le magnétoscope, ses montres et un appareil photo. Il passa un long moment comme paralysé sur une chaise sans savoir quoi faire. Puis il appela le commissariat et demanda à parler à l’inspecteur Martinsson, qui était de garde ce dimanche-là.

Il attendit longtemps. Martinsson devait être à la cafétéria en train de prendre le café avec les collègues chargés du grand contrôle routier du week-end.

— Martinsson. C’est à quel sujet ?

— C’est Wallander. Tu peux venir ?

— Quoi, dans ton bureau ? Je croyais que tu étais de repos.

— Je suis chez moi. Viens.

Martinsson parut comprendre, car il ne posa plus de questions.

— J’arrive.

Le reste de la journée fut consacré à l’examen technique de l’appartement et à la rédaction d’un rapport. Martinsson, le plus jeune des collaborateurs de Wallander, pouvait se montrer négligent et impulsif. Mais il l’appréciait malgré tout, en raison surtout de sa présence d’esprit souvent surprenante. Après le départ de Martinsson et du technicien, il s’occupa de réparer, très provisoirement, sa porte d’entrée.

Il passa une bonne partie de la nuit à penser aux cambrioleurs. S’il leur mettait la main dessus, il leur démolirait le portrait. Après, lorsqu’il n’eut plus la force de se lamenter sur la perte de sa collection de disques, il se demanda avec une résignation croissante ce qu’il allait bien pouvoir faire de son père.

À l’aube, il se leva, fit un café et finit par dénicher les papiers de l’assurance. Assis à la table de la cuisine, il parcourut les documents en s’irritant de leur jargon incompréhensible. Pour finir, il laissa tout en plan et alla se raser. Lorsqu’il s’entailla la joue, il résolut de se porter pâle et de se recoucher, la tête sous l’oreiller. Mais la perspective de rester dans l’appartement sans même pouvoir mettre un disque était au-dessus de ses forces.

 

Il était maintenant neuf heures et demie, et Wallander était retranché dans son bureau. Avec un soupir, il replaça le combiné sur son socle. Le téléphone sonna aussitôt. C’était Ebba, de la réception.

— Désolée pour le cambriolage, dit-elle. Ils ont vraiment pris tous tes CD ?

— Ils ont laissé quelques 78 tours. Je vais les écouter ce soir. Si je trouve un tourne-disque.

— C’est terrible.

— C’est comme ça. Pourquoi m’appelles-tu ?

— J’ai un homme ici qui veut à tout prix te parler.

— À quel sujet ?

— Une disparition.

Wallander considéra la pile de rapports d’enquête entassés sur son bureau.

— Svedberg ne peut pas s’en occuper ?

— Svedberg est à la chasse.

— Ah. Il chasse quoi ?

— Un jeune taureau qui s’est échappé d’une ferme du côté de Marsvinsholm. Le taureau se balade sur l’autoroute et gêne la circulation.

— Et la police routière ? Elle sert à quoi ?

— C’est Björk qui a dépêché Svedberg là-bas.

— J’hallucine.

— Je te l’envoie alors ? L’homme à la disparition ?

Wallander hocha la tête dans le combiné.

— Envoie-le.

Le coup frappé à la porte une minute plus tard fut si discret que Wallander se demanda s’il ne l’avait pas rêvé. Mais lorsqu’il cria « entrez » à tout hasard, la porte s’ouvrit aussitôt.

L’homme avait un physique banal. Trente-cinq ans environ, costume bleu foncé, cheveux blonds coupés court, lunettes.

Wallander vit immédiatement autre chose. Son visiteur était très inquiet. Tiens donc, je ne suis pas le seul à avoir passé une nuit blanche… Il se leva et lui serra la main.

— Commissaire Kurt Wallander.

— Robert Åkerblom, dit l’homme. Ma femme a disparu.

L’entrée en matière était plutôt directe.

— Je propose qu’on prenne les choses parleur début. Asseyez-vous, je vous en prie. Le fauteuil est malheureusement cassé, l’accoudoir gauche a tendance à tomber, mais ce n’est pas grave.

L’homme obéit.

Puis, soudain, il éclata en sanglots. Wallander, de surprise, en resta les bras ballants, debout derrière son bureau. Il s’assit et attendit.

L’homme finit par se calmer. Il se moucha.

— Excusez-moi. Il a dû arriver quelque chose à Louise. Elle n’aurait jamais disparu de sot plein gré.

— Vous voulez un café ? On peut aussi apporter une viennoiserie.

— Non, merci.

Wallander dénicha un bloc-notes dans un tiroir. Il se servait de blocs ordinaires à petits carreaux qu’il achetait à la papeterie et payait de sa poche. Il n’avait jamais réussi à maîtriser le torrent d’imprimés dont la direction centrale inondait les commissariats du pays. Un jour, il écrirait un article dans Le Policier suédois pour suggérer aux auteurs des formulaires de pré-imprimer aussi les réponses.

— Tout d’abord, dit-il, j’aurais besoin de quelques renseignements personnels.

— Je m’appelle Robert Åkerblom Avec ma femme Louise, je gère l’agence immobilière Åkerblom.

Wallander prit note. Il connaissait cette agence. Elle se trouvait à côté du cinéma Saga.

— Nous avons deux enfants, poursuivit Robert Åkerblom. Deux filles. Elles ont quatre ans et sept ans. Nous habitons un lotissement, l’adresse est Åkarvägen 19. Je suis né ici. Ma femme vient de Ronneby.

Il s’interrompit pour prendre dans sa poche intérieure une photographie qu’il posa sur le bureau. Un portrait réalisé en atelier, d’une femme au physique ordinaire. Elle souriait. Wallander pensa vaguement que cela lui allait bien d’être mariée à Robert Åkerblom.

— La photo a été prise il y a trois mois, dit celui-ci. C’est tout à fait elle.

— Elle a donc disparu ?

— Vendredi, elle a conclu une affaire à la Caisse d’épargne de Skurup. Elle devait ensuite visiter une maison proposée à la vente. De mon côté, j’ai passé l’après-midi avec notre comptable, dans son bureau. Avant de rentrer, je suis repassé par l’agence. Elle avait laissé un message sur le répondeur, disant qu’elle serait revenue à dix-sept heures au plus tard. Il était quinze heures quinze au moment de son appel. Depuis lors, on ne l’a pas revue.

Wallander fronça les sourcils. On était lundi. Cela faisait donc presque trois jours. Trois jours, avec deux petites filles qui l’attendaient à la maison…

Il sentit intuitivement que ce n’était pas une disparition ordinaire. En général, les gens disparus finissaient par revenir, et on découvrait alors une raison tout à fait naturelle à leur absence. Souvent, ils avaient simplement oublié d’annoncer qu’ils comptaient partir en voyage quelques jours ou une semaine. Mais parmi eux, il n’y avait pas beaucoup de mamans.

— Avez-vous conservé ce message ?

— Oui. Je n’ai pas pensé à apporter la cassette.

— On s’en occupera plus tard, Savez-vous d’où elle a appelé ?

— De la voiture.

Wallander posa son crayon et considéra l’homme assis en face de lui. Son inquiétude paraissait absolument sincère.

— Pouvez-vous imaginer une raison à son absence ?

— Non.

— Elle n’a pas pu rendre visite à des amis ?

— Non.

— La famille ?

— Non.

— Aucune autre possibilité ?

— Non.

— J’espère que vous ne le prendrez pas mal si je vous pose une question personnelle.

— Nous ne nous sommes jamais disputés… si c’est à cela que pense le commissaire.

— Oui. C’était bien le sens de ma question.

Il reprit depuis le début.

— Vous dites qu’elle a disparu vendredi après-midi. Vous avez pourtant attendu trois jours avant de venir au commissariat.

— Je n’osais pas le faire.

Wallander haussa les sourcils.

— Aller voir la police, ça revient à admettre qu’il s’est passé quelque chose de terrible.

Oui. Wallander comprenait parfaitement.

— Vous l’avez évidemment cherchée.

— Bien sûr.

Et à part cela, qu’avez-vous fait ?

— J’ai prié Dieu, répondit Robot Åkerblom simplement.

Wallander s’interrompit dans sa prise de notes.

— Pardon ?

— Nous sommes méthodistes. Hier nous avons prié ensemble, toute la communauté, avec le pasteur Tureson, pour qu’il ne soit rien arrivé à Louise.

Wallander sentit son estomac se nouer. Pourvu que l’autre ne s’en aperçoive pas. Une mère de deux enfants membre de l’Église méthodiste ne disparaît pas de son plein gré. À moins d’une crise aiguë, ou de ruminations religieuses. Une mère va rarement dans la forêt se suicider. Ça arrive, mais c’est très rare.

Deux possibilités, autrement dit. Un accident. Ou un crime.

— Vous avez bien entendu envisagé l’hypothèse d’un accident ?

— J’ai appelé tous les hôpitaux de Scanie. Elle n’est nulle part. S’il lui était arrivé quelque chose, on m’aurait prévenu, j’imagine. Louise avait toujours sa carte d’identité sur elle.

— Sa voiture ?

— Une Toyota Corolla. Bleu foncé. Immatriculée MHL 449.

Wallander prit note. Puis, méthodiquement, il interrogea Robert Åkerblom sur l’emploi du temps de sa femme au cours de l’après-midi du vendredi 24 avril. Ensemble, ils étudièrent différentes cartes de la région.

Pas un meurtre de femme, pensa-t-il. Tout, mais pas ça.

À onze heures moins le quart, il posa son crayon.

— Louise va sûrement revenir, dit-il en essayant de chasser le doute de sa voix. Mais nous allons bien entendu donner suite à votre déclaration.

Robert Åkerblom s’était tassé dans son fauteuil. Wallander eut peur qu’il se remette à pleurer. Soudain, il ressentait une pitié infinie pour cet homme. Il aurait voulu le consoler. Mais comment le faire sans révéler sa propre inquiétude ? Il se leva.

— J’aimerais écouter son message téléphonique. Ensuite, j’irai à Skurup. Avez-vous quelqu’un qui peut vous aider, avec les filles ?

— Je n’ai pas besoin d’aide. Je m’en occupe moi-même. Que croyez-vous ? Qu’a-t-il pu arriver à Louise ?

— Je ne crois rien pour l’instant. Sinon qu’elle va bientôt rentrer à la maison.

Je mens, pensa-t-il. Je ne le crois pas. Je l’espère.

Wallander suivit la voiture de Robert Åkerblom jusqu’à l’agence. Dès qu’il aurait écouté le message et examiné le contenu des tiroirs de Louise Åkerblom, il retournerait au commissariat pour parler à Björk. La procédure avait beau être rigide, Wallander voulait avoir un maximum de personnel à sa disposition. Les circonstances de cette disparition suggéraient d’emblée la possibilité d’un crime.

L’agence Åkerblom était logée dans une ancienne épicerie. Wallander s’en souvenait, du temps de ses premières années à Ystad, jeune policier débarqué de Malmö. Maintenant, la boutique était occupée par deux bureaux ; il y avait aussi plusieurs présentoirs chargés de photographies et de descriptifs de divers biens immobiliers ainsi qu’une table entourée de chaises, où les acquéreurs potentiels pouvaient se plonger dans les dossiers. Au mur, deux cartes d’état-major constellées d’épingles multicolores. Derrière l’agence proprement dite se trouvait une petite cuisine.

Ils étaient entrés par l’arrière. Wallander avait cependant eu le temps de voir l’affichette manuscrite « L’agence est fermée aujourd’hui » scotchée sur la porte d’entrée.

— Quel bureau est le vôtre ? demanda Wallander.

Robert Åkerblom le lui indiqua. Wallander s’assit devant le deuxième, qui était vide, à l’exception d’un calendrier, d’une photographie des enfants, de quelques dossiers et d’un porte-crayon. Wallander eut le sentiment qu’on y avait récemment fait le ménage.

— Qui s’occupe de l’entretien ?

— Nous avons une femme de ménage qui vient trois fois par semaine. Mais nous vidons nous-mêmes les corbeilles à papier chaque jour.

Wallander regarda autour de lui. Seul détail sortant de l’ordinaire, un petit crucifix fixé au mur près de l’entrée de la cuisine. Il indiqua le répondeur.

— C’est le premier message sur la cassette, dit Robert Åkerblom. Le seul qui ait été enregistré vendredi après quinze heures.

La première impression…, pensa Wallander. Alors ouvre tes oreilles.

Salut, je vais jeter un coup d’œil à la maison de Krageholm. Puis je rentre à Ystad. Il est trois heures et quart. Je serai à la maison à cinq heures au plus tard.

Contente. Joyeuse. Aucune peur, aucune tension.

— Encore une fois, dit-il. Mais d’abord je voudrais entendre votre propre message de vendredi. Si vous l’avez conservé.

Robert Åkerblom enfonça une touche.

Bienvenue chez Åkerblom Immobilier. Nous sommes actuellement en visite à l’extérieur : Vous pourrez nous joindre lundi matin à partir de huit heures. Vous pouvez aussi laisser un message ou envoyer un fax à ce même numéro. Merci de votre appel et à bientôt.

À l’évidence, Robert Åkerblom n’était pas très à l’aise devant un micro.

Puis il réécouta le message de Louise Åkerblom. Plusieurs fois.

Il tentait de déceler un contenu implicite. Lequel ? Il n’en avait pas la moindre idée. Au bout de dix tentatives, il renonça.

— Je voudrais emporter la bande, dit-il. Au commissariat, on a la possibilité d’amplifier le volume.

Robert Åkerblom récupéra la minicassette et la lui tendit.

— J’aimerais que vous me rendiez un service pendant que j’examine ses tiroirs, dit Wallander. Faites la liste de tout ce qu’elle a fait ou devait faire vendredi. Qui elle devait voir, et où. Notez aussi le chemin qu’elle a pris, ou pu prendre à votre avis. Notez les horaires. Je veux aussi l’adresse de cette maison de Krageholm.

— Impossible.

— Pourquoi ?

— C’est Louise qui a pris l’appel de la cliente. Elle a dessiné l’itinéraire elle-même et elle l’a emporté. Normalement, elle aurait rangé tous les documents dans un dossier après le week-end. Si l’on s’était occupé de la vente, elle y serait retournée aujourd’hui, pour photographier la propriété.

Wallander réfléchit un instant.

— Jusqu’à présent, il n’y a donc que Louise qui sait où elle se trouve…

— Oui.

— Quand devait-elle vous rappeler ? La cliente.

— Aujourd’hui. C’est pour cela que Louise voulait voir la maison dès vendredi.

— Il faut que vous soyez là au moment de son appel. Dites que votre femme y est allée, mais qu’elle est malheureusement malade aujourd’hui. Redemandez-lui le chemin, et prenez son numéro de téléphone. Appelez-moi tout de suite après.

Robert Åkerblom fit signe qu’il avait compris. Puis il s’assit pour établir la liste demandée.

Wallander ouvrit les tiroirs l’un après l’autre. Rien de notable. Il souleva le sous-main vert, révélant une recette de croquettes de viande arrachée à un magazine. Il considéra le portrait des deux petites.

Il se leva et alla à la cuisine. L’un des murs était orné d’un calendrier et d’une citation de la Bible brodée au point de croix. Sur une étagère, une petite boîte de café non entamée. Et plusieurs variétés de thé. Il ouvrit le réfrigérateur. Un litre de lait et un paquet de margarine ouvert.

Il repensa à la voix de Louise Åkerblom, et à ce qu’elle avait dit dans son message. La voiture était à l’arrêt lorsqu’elle l’avait enregistré, il en était certain. Sa voix était stable. En plus, Louise Åkerblom était sûrement une personne prudente et respectueuse de la loi, qui n’allait pas risquer sa vie ou celle de son prochain en téléphonant au volant.

Si les horaires coïncident, elle est à Skurup. Elle a conclu son affaire et s’apprête à prendre la route de Krageholm. Mais avant, elle veut appeler son mari. Vendredi après-midi, fin de la semaine. Il fait beau. Elle a toutes les raisons d’être contente.

Wallander revint sur ses pas, se rassit à la table de Louise Åkerblom et feuilleta son agenda. Robert Åkerblom lui tendit la liste qu’il venait de compléter.

— Je n’ai qu’une question pour l’instant, dit Wallander. Ce n’est pas une question à proprement parler, mais c’est important. Quel est le caractère de Louise ?

Il avait veillé à parler au présent. Mais, dans ses pensées, Louise Åkerblom était déjà quelqu’un qui n’existait plus.

— Elle est aimée de tous, répondit Robert Åkerblom avec simplicité. Elle rit beaucoup, elle a un contact facile avec les gens. Et elle se laisse facilement émouvoir, et a parfois du mal à conclure certaines affaires. Pour les négociations complexes, elle s’en remet à moi. Vous voyez ? Elle a tendance à s’identifier aux autres.

— Et à part cela ? Un trait de caractère spécial ?

— Comment cela ?

— Nous avons tous nos particularités.

Robert Åkerblom réfléchit.

— Je ne vois pas, dit-il.

Wallander se leva. Il était déjà midi moins le quart, et Björk n’allait pas tarder à rentrer chez lui pour déjeuner. Il voulait lui parler avant.

— Je vous rappellerai cet après-midi, dit-il. Essayez de ne pas trop vous en faire. Voyez si vous avez pu oublier quelque chose qui nous serait utile.

Ils ressortirent par la porte de service.

— Qu’a-t-il pu se passer ? demanda à nouveau Robert Åkerblom en lui serrant la main.

— Son absence a sûrement une raison toute naturelle.

 

Wallander intercepta Björk de justesse. Comme d’habitude, il paraissait stressé. Du point de vue de Wallander, la place de chef de police n’avait rien d’enviable.

— Désolé pour le cambriolage, dit Björk avec une mine qui se voulait compatissante. Espérons que les journaux n’en diront rien. Ça ferait mauvaise impression, un commissaire cambriolé. Notre taux d’élucidation est mauvais. La police suédoise est à la traîne dans les statistiques internationales.

— Je peux te parler quelques minutes ?

Ils étaient dans le couloir, devant le bureau de Björk. Il comprit qu’il fallait insister.

— Ça ne peut pas attendre cet après-midi.

Björk retourna dans le bureau, suivi de Wallander. Celui-ci lui raconta en détail sa rencontre avec Robert Åkerblom.

— Une mère de deux enfants, très croyante, disparue depuis vendredi, résuma Björk. Ce n’est pas bien.

— Non. Pas bien du tout.

Björk le dévisagea gravement.

— Tu soupçonnes un crime ?

— En tout cas, ce n’est pas une disparition ordinaire. Je pense qu’on ne peut pas se contenter de la procédure attentiste habituelle.

— Je suis d’accord. Qui veux-tu ? Tu sais qu’on est en sous-effectif jusqu’au retour de Hansson. Il s’est vraiment cassé la jambe au mauvais moment, celui-là.

— Martinsson et Svedberg, dit Wallander. Au fait, Svedberg a retrouvé le taureau de l’autoroute ?

Björk se rembrunit.

— C’est un paysan qui a fini par le capturer. Au lasso. Svedberg s’est tordu la cheville en glissant dans une fosse d’égout. Mais il est encore de service.

Wallander se leva.

— Je vais à Skurup. Je propose qu’on se retrouve à seize heures trente pour une première synthèse. Mais il faut rechercher sa voiture dès maintenant.

Il posa un papier sur la table.

— Toyota Corolla, lut Björk. Très bien, je m’en occupe.

 

Wallander quitta la ville. Il avait besoin de réfléchir. Il prit la route de la côte, à petite vitesse.

Le vent s’était levé. Des nuages déchiquetés se pourchassaient dans le ciel. Un ferry venant de Pologne approchait du port.

À hauteur de Mossby Strand, il s’engagea sur le parking, freina à côté du kiosque fermé et s’attarda dans la voiture, en repensant à l’année précédente, lorsqu’un canot pneumatique s’était échoué à cet endroit. Il songea à la femme qu’il avait rencontrée à Riga. Baiba Liepa. Il ne l’avait pas oubliée ; pourtant, il avait fait des efforts.

Un an plus tard, il pensait encore sans cesse à elle.

Une femme assassinée, c’était la dernière chose dont il avait besoin en ce moment. Ce dont il avait besoin, c’était de calme et de repos. Il pensa à son père, qui allait se marier. Au cambriolage et à toute la musique qui avait disparu. Quelqu’un lui avait volé une part importante de sa vie.

Il pensa à sa fille Linda, qui suivait une formation à Stockholm. Il lui semblait avoir perdu le contact avec elle.

C’était trop d’un coup.

Il remonta la fermeture Éclair de sa veste et descendit sur la plage. L’air était froid. Il frissonna.

Mentalement, il déroula le récit de Robert Åkerblom, en envisageant différents scénarios. Pouvait-il y avoir une explication naturelle ? Un suicide ? Il repensa à sa voix sur le répondeur. Son entrain…

Peu avant treize heures, Kurt Wallander reprit la route de Skurup. Sa conclusion était sans appel.

Louise Åkerblom était morte.