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Le mercredi 10 juin, Kurt Wallander fut placé en arrêt de travail avec prise d’effet immédiate. Le médecin, qui voyait en lui un grand inhibé, avait longuement tenté de le faire parler. Mais Wallander ne parvenait pas à nommer les causes de son tourment. Il se plaignait confusément de cauchemars, d’insomnies, de maux de ventre, de panique nocturne où il croyait que son cœur allait cesser de battre, bref, tous les symptômes bien connus d’un stress aggravé, prélude probable à une dépression. Wallander rendait visite au médecin un jour sur deux. Les symptômes variaient ; à chaque nouvelle consultation il avait changé d’avis sur ce qui lui causait le plus de problèmes. Puis il commença à souffrir de crises de larmes incontrôlées. Le médecin finit donc par l’arrêter pour dépression grave, et lui prescrivit ; un traitement combinant une psychothérapie et des antidépresseurs. Il n’avait aucune raison de sous-estimer l’état du patient. En un laps de temps très court, cet homme avait tué quelqu’un et contribué activement à ce qu’un autre soit brûlé vif. Il se sentait également responsable de la mort de la femme qui avait aidé sa fille à fuir. Surtout, il se sentait coupable de la mort de Victor Mabasha. Le fait que la réaction se soit manifestée juste après la mort de Konovalenko : n’avait rien de surprenant. L’apparition de la dépression indiquait de façon paradoxale que Wallander était soulagé. Il n’avait plus rien à faire, sinon s’occuper de ses comptes personnels ; les digues avaient alors rompu, libérant l’angoisse refoulée jusque-là. Wallander quitta donc le commissariat. Au bout de quelques mois, certains collègues commencèrent à croire qu’il ne reviendrait jamais. De temps à autre, on apprenait qu’il était allé ici ou là, au Danemark ou aux Caraïbes, d’étranges voyages sans queue ni tête. Björk se demanda, bien que cette idée fût pour lui consternante, s’il ne fallait pas lui proposer un départ en préretraite. Wallander finit pourtant par revenir.
Le lendemain de sa mise en congé maladie, un jour d’été chaud et sans vent dans le sud de la Scanie, il fit une apparition au commissariat. Il avait pas mal de paperasserie à finir avant de ranger son bureau et de s’en aller pour de bon. Il était rongé par l’incertitude, doutant de pouvoir « jamais un jour reprendre le travail.
Il était arrivé au bureau dès six heures, après une nuit sans sommeil. Au cours de ces premières heures de la matinée, il acheva enfin son rapport sur le meurtre de Louise Åkerblom et tous les événements qui en avaient découlé. En se relisant, il eut l’impression de revivre une fois de plus la descente aux enfers qu’il aurait préféré ne jamais entreprendre. En plus, ce rapport d’enquête qu’il s’apprêtait à remettre à Björk était à plusieurs égards mensonger. C’était encore pour lui une énigme : comment sa cohabitation secrète avec Victor Mabasha avait-elle pu ne pas être révélée ? Ses explications, peu crédibles et parfois explicitement contradictoires, n’avaient pas suscité la méfiance escomptée. Il prit le parti de croire que ses collègues avaient pitié de lui ; une commisération peut-être renforcée par un esprit de corps confus, pour la raison qu’il avait tué un homme.
Il posa le volumineux dossier sur la table et ouvrit la fenêtre. Il entendit un rire d’enfant.
À quoi ressemblerait le rapport véridique que je n’ai pas écrit ? Je me suis retrouvé dans une situation que je ne maîtrisais pas du tout. J’ai commis toutes les erreurs qu’un policier peut commettre. J’ai mis en danger la vie de ma fille. Elle m’a assuré que je n’étais pas responsable à ses yeux des jours de terreur qu’elle a passés, enchaînée dans une cave. Mais ai-je le droit de la croire ? Ne lui ai-je pas causé une souffrance qui se traduira à l’avenir par de l’angoisse, des cauchemars, une vie tronquée ?
Il retourna à son fauteuil. Il n’avait pas dormi, d’accord, mais sa fatigue venait d’ailleurs, du fond de son accablement. Elle était son accablement même. Il pensa à ce qui allait lui arriver maintenant. Le médecin lui avait suggéré d’entreprendre une psychothérapie sans attendre, afin de retravailler ses expériences. Wallander avait cru entendre un ordre auquel il ne pouvait qu’obéir. Mais que pourrait-il dire à un thérapeute ?
Sous les yeux, il avait une invitation au mariage de son père. Il ne savait pas combien de fois il l’avait lue, depuis qu’elle était arrivée par le courrier quelques jours plus tôt. Son père allait épouser sa femme de ménage avant la Saint-Jean. Dans dix jours. Il avait plusieurs fois parlé à sa sœur Kristina qui, au cours d’une courte visite quelques semaines plus tôt, au pire du chaos, avait cru dissuader leur père de son projet. Wallander ne doutait plus maintenant de sa réalisation. De sa vie, il n’avait jamais vu son père de si bonne humeur. Il avait peint une immense fresque dans son atelier, où devait se dérouler la cérémonie. Incrédule, Wallander avait constaté que c’était exactement le même motif qu’il avait peint toute sa vie : le paysage de forêt romantique et immobile. Mais en grand format cette fois. Wallander avait aussi parlé à Gertrud. C’était effectivement elle qui lui avait demandé de réaliser cette toile de fond ; il comprit qu’elle aimait sincèrement son père. Cela l’émut et il lui dit qu’il était content pour eux.
Linda était repartie pour Stockholm une semaine plus tôt. Elle reviendrait pour le mariage, avant de continuer vers l’Italie. Cela avait donné à Wallander une idée effrayante de sa propre solitude. Où qu’il se tournât, il lui semblait voir la même désolation. Il avait rendu visite à Sten Widén un soir, en s’attaquant sérieusement à la réserve de whisky. Ivre mort, il s’était mis à parler de ce qu’il éprouvait, ce sentiment d’à quoi bon, de désespérance. Il pensait le partager avec Sten Widén, même si celui-ci avait ses jeunes filles qui partageaient parfois son lit, ce qui pouvait donner au moins une illusion d’intimité. Wallander espérait que ce contact renoué avec Sten Widén tiendrait la route. Pas au point de ressusciter leur amitié de jeunesse bien sûr, il n’avait pas d’illusion là-dessus. Celle-là était perdue, impossible à recréer.
Il fut interrompu dans ses pensées par un coup frappé à la porte, qui le fit sursauter. Cette dernière semaine au commissariat, il s’était aperçu qu’il avait peur des gens. Svedberg passa la tête et demanda s’il pouvait le déranger.
— Entre.
— J’ai entendu que tu allais nous quitter pendant quelque temps…
Wallander eut immédiatement une boule dans la gorge.
— C’est sans doute nécessaire, marmonna-t-il en se mouchant.
Svedberg perçut son émotion et changea de sujet.
— Tu te souviens des menottes que tu avais trouvées dans un tiroir chez Louise Åkerblom ?
Wallander s’en souvenait. Pour lui, l’image des menottes évoquait l’énigme que portait en soi tout un chacun. La veille encore, il s’était demandé quelles étaient ses propres menottes invisibles.
— J’ai fait le ménage chez moi hier, poursuivit Svedberg. Il y avait un cagibi plein de vieilles revues que j’avais décidé de jeter. Mais tu sais ce que c’est, je suis resté à les feuilleter. Et là, je suis tombé sur un article consacré aux artistes de variétés des trente dernières années. Il y avait la photo d’un ancien roi de l’évasion qui se faisait appeler le Fils de Houdini, quelle imagination… En fait il s’appelait Davidsson, et il a fini par renoncer à ses cages. Tu sais pourquoi ?
Wallander secoua la tête.
— Il a rencontré Jésus. Il a rejoint une communauté religieuse. Devine laquelle ?
— L’Église méthodiste, dit Wallander pensivement.
— C’est ça. J’ai lu tout l’article. À la fin, on apprenait qu’il était heureux en ménage et qu’il avait plusieurs enfants. Entre autres une fille, Louise. Née Davidsson, épouse Åkerblom.
— Les menottes….
— Eh oui, dit Svedberg. Un souvenir de son père. Voilà toute l’histoire. Je ne sais pas ce que tu en as pensé sur le moment. Mais je dois avouer que quelques pensées interdites aux mineurs m’ont traversé l’esprit.
— Moi aussi.
Svedberg se leva.
— Autre chose, dit-il. Tu te souviens de Peter Hanson ?
— Le voleur ?
— Oui. Comme tu me l’avais demandé, je lui ai dit d’ouvrir l’œil, au cas où des affaires volées dans ton appartement referaient surface. Il m’a appelé hier. Curieusement, il avait réussi à se procurer un CD qu’il affirme être à toi.
— Il t’a dit lequel ?
— Attends, je l’ai noté quelque part.
Svedberg fouilla ses poches et finit par dénicher un bout de papier chiffonné.
— Rigoletto. Verdi.
Wallander sourit.
— Il m’a manqué, ce disque. Remercie Peter Hanson de ma part.
— On ne remercie pas un voleur.
Svedberg quitta le bureau dans un éclat de rire. Wallander commença à trier ses papiers. Il était presque onze heures. Il pensait avoir fini pour midi.
Le téléphone sonna. Il faillit ne pas décrocher.
— Il y a un homme ici qui voudrait parler au commissaire Wallander, dit une voix de femme qu’il ne reconnut pas ; sans doute la remplaçante d’Ebba pour les mois d’été.
— Je ne prends pas de visites.
— Il dit que c’est important. Il est danois.
— Un Danois ? De quoi s’agit-il ?
— Il dit que ça a à voir avec un Africain.
Wallander réfléchit.
— Envoyez-le-moi.
L’homme se présenta sous le nom de Paul Jörgensen, pêcheur professionnel domicilié à Dragör. Il était très grand, massif. Lorsque Wallander lui serra la main, il crut être happé par une griffe d’acier. Jörgensen s’assit et alluma un cigare. Par chance, la fenêtre était ouverte. Wallander chercha un cendrier dans ses tiroirs.
— J’ai quelque chose à dire, commença Jörgensen. Mais je ne sais pas si je vais le faire.
Wallander haussa les sourcils.
— Vous auriez dû vous décider avant de venir.
En temps normal, il aurait été exaspéré. Là, il entendit que sa voix manquait complètement d’autorité.
— Ça dépend, dit Jörgensen. Si vous êtes capable de fermer les yeux sur une bricole.
Wallander se demanda si l’homme se foutait de lui. Dans ce cas, il n’avait pas choisi le bon jour. Il comprit qu’il fallait reprendre le contrôle de cette conversation qui menaçait de déraper d’entrée de jeu.
— On m’a dit que vous aviez une information importante à me communiquer concernant un Africain. Si c’est vraiment important, je peux éventuellement fermer les yeux, comme vous dites. Mais je ne promets rien. C’est à vous de décider. Faites vite.
Jörgensen le considéra les yeux plissés derrière la fumée ; du cigare.
— Je prends le risque, dit-il.
— Alors je vous écoute.
— Je suis pêcheur à Dragör. Je m’en sors ric-rac, entre les frais du bateau, la maison et les bières du soir. Alors quand il y a une possibilité de se faire un peu d’argent à côté... n’est-ce pas… J’emmène les touristes en mer de temps à autre, c’est toujours un revenu. Mais il m’arrive aussi de faire la traversée. Ça n’arrive pas souvent, deux-trois fois par an. Ça peut être des passagers qui ont loupé le ferry, vous voyez ? Il y a quelques semaines, j’ai fait l’aller-retour dans l’après-midi. Je n’avais qu’un seul passager.
Il se tut comme s’il attendait une réaction. Wallander lui fit signe de continuer.
— C’était un Noir, dit Jörgensen. Il parlait bien l’anglais. Très poli. Il est resté près de moi sur la passerelle pendant tout le trajet. Je dois peut-être préciser que ce voyage était un peu particulier. On me l’avait commandé à l’avance. Un Anglais, qui parlait danois. Il est arrivé au port un matin en demandant si je pouvais emmener un passager à Limhamn. Ça m’a paru louche. Alors j’ai proposé un tarif délirant, pour me débarrasser de lui. Cinq mille couronnes. Il a sorti les billets tout de suite. D’avance.
Wallander était tout ouïe. Un court instant, il s’était oublié lui-même pour se concentrer entièrement sur le récit du Danois.
— J’étais marin dans ma jeunesse, dit Jörgensen. C’est comme ça que j’ai appris l’anglais. J’ai demandé au Noir ce qu’il allait faire en Suède. Il m’a dit qu’il rendait visite à des amis. Je lui ai demandé combien de temps il comptait rester. Il a répondu qu’il retournerait en Afrique un mois plus tard. J’ai bien soupçonné qu’il essayait d’entrer en Suède. Un clandestin, quoi. Étant donné qu’on ne peut rien prouver contre moi, j’ai pris le risque de vous en parler.
Wallander leva la main.
Reprenons, dit-il. De quel jour parlons-nous ?
— Permettez ?
Jörgensen prit le calendrier sur la table de Wallander.
— Le mercredi 13 mai, dit-il. Vers dix-huit heures.
Ça pouvait coller, pensa Wallander. Ce pouvait être le remplaçant de Victor Mabasha.
— Il vous a dit qu’il comptait rester environ un mois ?
— Je crois.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr.
— Continuez, dit Wallander. Les détails.
— On a parlé de choses et d’autres. Il était ouvert, aimable. Mais j’ai eu comme l’impression que sa vigilance ne se relâchait pas. J’ai du mal à le dire mieux que cela. On est arrivés à Limhamn. J’ai accosté et il a sauté à terre. Comme j’avais déjà été payé, j’ai tout de suite fait demi-tour, et je n’y aurais sans doute pas repensé si je n’étais pas tombé par hasard sur un vieux journal l’autre jour. J’ai cru reconnaître la photo en première page. Un homme qui était mort au cours d’une fusillade avec la police.
Il marqua une pause.
— Avec vous, dit-il. Il y avait aussi une photo de vous.
— De quand datait ce journal ? coupa Wallander, bien qu’il connût la réponse.
— Je crois que c’était un jeudi. Peut-être le lendemain. Le 14 mai.
— Continuez. On pourra vérifier plus tard, au besoin.
— J’ai reconnu le gars, sur la photo. Mais je n’arrivais pas à le situer. Ce n’est qu’avant-hier que j’ai compris. Quand j’ai laissé l’Africain à Limhamn, il s’est dirigé vers un type. Un type énorme, qui se trouvait un peu à l’écart, comme s’il ne tenait pas à être vu. Mais j’ai de bons yeux. C’était lui. J’ai réfléchi. J’ai pensé que ça pouvait être important. Alors j’ai pris un jour de congé pour venir vous voir.
— Bien, dit Wallander. Je ne vais pas vous retenir pour aide à l’immigration clandestine. À condition que vous arrêtiez immédiatement.
— J’ai déjà arrêté, dit Jörgensen.
— Cet Africain. Décrivez-le.
— La trentaine. Grand, costaud. Athlétique, je dirais.
— Rien d’autre ?
— Je ne crois pas. Ce n’était peut-être pas important, après tout.
— Si, dit Wallander en se levant. Merci d’être venu.
— Merci à vous.
Après le départ de Jörgensen, Wallander dénicha la copie qu’il avait conservée de sa lettre. Il réfléchit un instant. Puis il composa le numéro d’Interpol à Stockholm.
— Commissaire Wallander à Ystad. Je vous ai fait transmettre un télex à l’intention d’Interpol en Afrique du Sud le samedi 23 mai. Je voudrais savoir s’il y a eu une réaction.
— Dans ce cas, on vous l’aurait envoyée directement.
— Pouvez-vous vérifier ?
La réponse arriva après quelques minutes.
— Un télex d’une page est effectivement parti le 23 mai au soir. On n’a rien reçu d’autre que l’accusé de réception.
Wallander fronça les sourcils.
— Une page ? J’en ai envoyé deux.
— J’ai la copie sous les yeux. C’est vrai que ça manque un peu de conclusion.
Wallander regarda sa propre copie.
Si la deuxième page manquait, cela signifiait que ses collègues de l’hémisphère Sud n’avaient pas eu accès au nom de Sikosi Tsiki.
Wallander comprit immédiatement les conséquences.
La police sud-africaine traquait depuis près de deux semaines un homme mort.
— Comment est-ce possible ? rugit-il. Comment avez-vous pu n’envoyer que la moitié de mon télex ?
— Aucune idée. Il faudra poser la question à la personne de garde ce jour-là.
— Plus tard, dit Wallander. Je vais vous en envoyer un autre. Et celui-là doit être transmis immédiatement à Johannesburg.
— On envoie tout immédiatement.
Wallander raccrocha. Comment était-ce possible ?
Il glissa une feuille dans la machine à écrire et rédigea un court message.
Victor Mabasha hors de cause. Il faut chercher un homme du nom de Sikosi Tsiki. Trente ans environ, athlétique (là, il dut s’aider de son dictionnaire et se décida pour « well proportioned »). Ce message annule le précédent. Je répète que Victor Mabasha n’est plus d’actualités Sikosi Tsiki est son remplaçant présumé.
Il signa de son nom et alla dans le hall d’accueil.
— Envoyez ça immédiatement à Interpol à Stockholm, dit-il à la réceptionniste qu’il n’avait encore jamais vue.
Il resta près d’elle pendant qu’elle envoyait le télex. Puis il retourna dans son bureau. Il était sans doute trop tard.
En temps normal, il aurait immédiatement demandé une enquête pour identifier le responsable de la bourde. Là, il n’avait pas la force de s’en occuper.
Il se remit à sa paperasse. Il était presque treize heures lorsqu’il eut fini. La table était vide. Il ferma à clé ses tiroirs personnels. Sans se retourner, il quitta son bureau et referma la porte. Il ne croisa personne dans le couloir. Il pouvait disparaître du commissariat sans être vu de quiconque à part la réceptionniste.
Il n’avait plus qu’une chose à faire. Ensuite, il ne resterait rien. Son agenda était vide.
Il descendit la côte, dépassa l’hôpital et prit à gauche. Il lui sembla que tous les passants le regardaient. Il essaya de se rendre invisible. Sur la place centrale, il entra chez l’opticien et acheta une paire de lunettes noires. Puis il descendit Hamngatan, traversa Österleden et se retrouva bientôt dans la zone portuaire. Il y avait un café ouvert l’été. Un an plus tôt, il y avait écrit une lettre à Baiba Liepa. Au lieu de l’envoyer, il était sorti sur la jetée. Il avait déchiré la lettre et éparpillé les fragments dans le bassin du port. Il pensait maintenant faire une nouvelle tentative. Il avait pris sa décision. Cette fois il l’enverrait. Il avait dans la poche de sa veste du papier et une enveloppe timbrée. Il s’assit dans un coin abrité, commanda un café et repensa à ce jour-là, un an plus tôt. Il avait été d’humeur sombre. Mais rien à voir avec sa situation actuelle. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait lui écrire. Il commença au hasard. Il lui parla du café où il était, du temps qu’il faisait, du bateau de pêche blanc aux filets vert clair qui était amarré devant lui. Il tenta de décrire l’odeur de la mer. Puis il essaya de décrire son état intérieur. Il avait du mal à trouver ses mots, en anglais. Il lui dit qu’il était en arrêt de travail pour une durée illimitée, et qu’il ne savait pas s’il retournerait un jour au commissariat. J’ai peut-être fini ma dernière enquête. Et je l’ai mal finie, je ne l’ai pas finie du tout. Je me dis que je ne suis peut-être pas fait pour le métier que j’ai choisi. Je ne sais plus.
Il se relut en pensant qu’il n’aurait pas la force de recommencer, même si plusieurs phrases, flottantes, confuses, lui inspiraient une sorte d’aversion. Il plia la feuille en quatre, scella l’enveloppe et demanda l’addition. Il y avait une boîte aux lettres dans le port de plaisance voisin. Il s’y rendit, glissa l’enveloppe dans la fente. Puis il sortit sur la jetée et s’assit sur une bite d’amarrage. Un ferry arrivait de Pologne. La mer passait du gris acier au bleu, au vert. Il pensa soudain au vélo qu’il avait trouvé dans le brouillard et qu’il avait abandonné près de la sortie vers Kåseberga. Il résolut de le restituer le soir même.
Au bout d’une demi-heure il se releva et rentra à pied à Mariagatan. Il s’immobilisa sur le seuil.
Par terre dans l’entrée, il y avait une chaîne stéréo toute neuve. Une carte était posée sur le lecteur de CD.
Avec tous nos vœux d’un prompt rétablissement et en espérant ton retour. Tes collègues.
Il pensa que Svedberg avait encore la clé de réserve qu’il lui avait donnée pour faire entrer les ouvriers après l’incendie. Il s’assit à même le sol et regarda la stéréo. Il était ému aux larmes : Mais il lui semblait qu’il ne la méritait pas.
Le même jour, jeudi 11 juin, il y eut une coupure des liaisons télex entre la Suède et l’Afrique australe entre midi et vingt-deux heures. Le message de Wallander resta donc en souffrance. Vers vingt-deux heures trente, le responsable de nuit l’envoya aux collègues en Afrique du Sud. Le télex fut reçu, enregistré et déposé dans le panier des messages à distribuer le lendemain. Mais quelqu’un se rappela qu’un substitut du nom de Scheepers avait fait circuler un mémo demandant à être informé de l’arrivée de tout télex en provenance de Suède. Les deux policiers présents dans la salle des téléscripteurs ne savaient pas en revanche ce qu’il fallait faire au cas où un tel télex arriverait le soir ou la nuit. Le mémo aurait dû se trouver dans le dossier des consignes du jour. Impossible de mettre la main dessus. L’un était d’avis que ça pouvait attendre le lendemain. L’autre se mit à chercher le mémo disparu, par énervement et pour tromper son envie de dormir. Il le découvrit une demi-heure plus tard, dans un autre classeur. Scheepers était catégorique : tout télex devait lui être lu au téléphone, peu importe l’heure. Résultat de tous ces petits délais imputables à la négligence ou à la paresse, Scheepers n’obtint l’information qu’à minuit et trois minutes, le vendredi 12 juin. Bien qu’il fût convaincu dans son for intérieur que l’attentat aurait lieu à Durban, il avait eu du mal à s’endormir. Il Regrettait de ne pas avoir emmené Borstlap au Cap. À défaut d’autre chose, ç’aurait été une expérience instructive. Par ailleurs ils n’avaient pas obtenu le moindre renseignement sur la cachette possible de Victor Mabasha, malgré l’importance de la récompense. Borstlap avait plusieurs fois laissé entendre que ce n’était pas normal. Judith gémit dans son sommeil en entendant la sonnerie du téléphone. Scheepers prit le combiné comme s’il attendait cette conversation depuis très longtemps. Il écouta attentivement le message que lui lisait le policier d’Interpol. Il ramassa un stylo-bille sur la table de chevet et nota deux mots sur le dos de sa main gauche.
Sikosi Tsiki.
Il fit le numéro de Borstlap.
— Un nouveau télex de Suède, dit-il. Ce n’est pas Victor Mabasha, mais un certain Sikosi Tsiki. L’attentat aura peut-être lieu aujourd’hui.
— Et merde, dit Borstlap.
Ils convinrent de se retrouver immédiatement au bureau de Scheepers.
Il était minuit passé de dix-neuf minutes.