18

Quand ai-je connu la peur, songoma ? Quand me suis-je tenu pour la première fois, seul et abandonné, face au visage tordu de l’effroi ? Je ne m’en souviens pas. Je suis prisonnier dans ce pays aux nuits trop courtes, où l’obscurité ne m’enveloppe jamais tout à fait. Et la peur se rappelle à moi maintenant, alors que je cherche une ouverture pour m’échapper, partir d’ici, rentrer à Ntibane.

 

Les jours et les nuits s’étaient réduits à une masse confuse. Il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis qu’il avait laissé derrière lui le corps du Russe dans la maison isolée au milieu des champs de boue. En le reconnaissant, dans la discothèque, il avait eu un choc. Malgré la fumée qui lui brûlait les yeux, il n’y avait pas eu d’erreur possible. Il avait réussi à fuir par un escalier de secours, au milieu de la bousculade, des gens pris de panique. Un court instant, il s’était cru de retour en Afrique du Sud, où les attaques à la grenade lacrymogène contre les townships n’avaient rien d’exceptionnel. Mais il n’était pas chez lui. Il était à Stockholm, et Konovalenko s’était relevé d’entre les morts pour le retrouver et l’abattre.

 

En arrivant dans la capitale, il avait roulé longtemps dans les rues. Que faire ? Il était épuisé au point de ne plus se fier à son propre jugement. Or sa faculté de garder la tête froide dans les situations difficiles était son unique assurance vie. Il n’osait pas prendre une chambre à l’hôtel. Il n’avait pas de passeport, aucun papier d’identité. Il n’était personne au milieu de tous ces gens, un homme sans nom. Il n’avait que son arme.

La douleur continuait d’irradier sa main par intermittence. Il devait trouver un médecin. Le sang avait traversé le bandage ; il ne pouvait pas s’offrir le luxe d’une infection, la fièvre le rendrait complètement démuni. Mais, en soi, la mutilation le touchait à peine. Comme si ce doigt n’avait jamais existé. En pensée, il l’avait gommé. Il était né sans index à la main gauche.

 

Il avait dormi dans un cimetière, enroulé dans le sac de couchage qu’il s’était acheté. Il avait pourtant froid. Dans ses rêves, les chiens chanteurs le pourchassaient. Quand il se réveillait et qu’il regardait les étoiles, il se disait qu’il ne retrouverait peut-être jamais son pays. Ses pieds ne toucheraient jamais plus la terre rouge tourbillonnante. Cette pensée lui causa un chagrin soudain, si intense qu’il pensa n’avoir jamais rien éprouvé de semblable depuis la mort de son père. Il pensa aussi qu’en Afrique du Sud, ce pays construit sur un gigantesque mensonge, il n’y avait pas de place pour les petits mensonges simples. Il pensa au mensonge qui était l’épine dorsale de sa propre vie.

Ces nuits passées dans le cimetière furent saturées des paroles de la songoma. Entouré de tous ces morts inconnus, ces Blancs qu’il n’avait jamais rencontrés et qu’il ne reverrait que dans le monde souterrain parmi les esprits, il se rappela son enfance. Il vit le visage de son père, son sourire, il entendit sa voix. Le monde des esprits était peut-être lui aussi divisé en un monde blanc et un monde noir ? Il imagina avec tristesse que les esprits de ses ancêtres puissent être obligés de vivre dans des townships enfumées. Il essaya de faire parler la songoma. Mais la seule réponse qui lui parvint fut celle des chiens chanteurs, leurs hurlements indéchiffrables.

 

À l’aube, il quitta le cimetière après avoir dissimulé le sac de couchage dans un caveau dont il avait réussi à forcer la grille d’aération. Quelques heures plus tard il volait une nouvelle voiture. L’occasion s’était présentée, il n’avait pas hésité. Son jugement ne lui faisait plus défaut. Un homme était descendu de voiture. Victor l’avait vu disparaître sous un porche. Il n’y avait personne à proximité. Le moteur tournait. C’était une Ford ; il en avait conduit plusieurs, dans sa vie. Victor déposa sur le trottoir le porte-documents abandonné sur le siège. Puis il quitta la ville, à la recherche d’un lac où il pourrait à nouveau être seul pour réfléchir.

Il ne trouva pas de lac. Il trouva la mer. Elle avait une drôle d’allure. Mais lorsqu’il goûta l’eau, elle était salée. Pas autant que celle dont il avait l’habitude, sur les plages de Durban et de Port Elizabeth. Mais il n’y avait tout de même pas de lacs salés dans ce pays ? Il grimpa sur un rocher et devina l’immensité par-delà les îles de l’archipel. Malgré le froid, il resta longtemps debout à scruter l’horizon, en pensant qu’il était arrivé jusque-là, dans sa vie. C’était un long chemin. Mais à quoi ressemblerait la suite ?

Comme dans son enfance, il s’accroupit et, avec de petits cailloux détachés de la roche, dessina un labyrinthe en forme de spirale. En même temps, il essaya de tourner son âme en dedans, de plus en plus loin, pour entendre la voix de la songoma. Mais la rumeur de la mer était trop forte, sa propre concentration insuffisante. Le labyrinthe, au lieu de l’aider, lui fit peur. S’il ne pouvait plus parler aux esprits, il s’affaiblirait, peut-être au point d’en mourir. Il n’aurait plus de résistance contre les maladies, ses pensées l’abandonneraient et son corps deviendrait une écorce vide qui exploserait au moindre attouchement.

Inquiet, il s’arracha à la mer et retourna à la voiture. Comment Konovalenko avait-il pu suivre si facilement sa trace jusqu’à la discothèque où il était allé sur la recommandation de quelques Ougandais croisés dans un fast-food ? C’était la première question.

La deuxième était : comment quitter ce pays et retourner en Afrique du Sud ?

Il comprit qu’il était contraint de retrouver le Russe. Konovalenko serait aussi difficile à attraper qu’une antilope isolée dans le bush. Mais il n’avait pas le choix. Lui seul détenait les passeports, lui seul pouvait, sous la contrainte, l’aider à quitter le territoire suédois. Il ne voyait pas quelle autre possibilité s’offrait à lui.

Il espérait encore que Konovalenko serait sa seule victime dans ce pays.

 

Ce soir-là, il retourna à la discothèque. Il n’y avait pas beaucoup de monde. Lorsqu’il rapporta son verre vide au comptoir pour demander une autre bière, l’homme au crâne rasé lui adressa la parole. Il finit par comprendre que deux personnes différentes l’avaient demandé au cours des jours précédents. La description du premier correspondait à Konovalenko. Mais qui était le second ? Le barman affirmait que c’était un flic. Qui avait l’accent du Sud, de la Scanie.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

Le barman indiqua le bandage crasseux.

— Il cherchait un Noir à qui il manque un doigt.

Victor Mabasha renonça à sa deuxième bière. Konovalenko pouvait revenir. Il n’était pas encore prêt à l’affronter, bien qu’il portât son arme glissée dans la ceinture.

Une fois dans la rue, il comprit ce qu’il lui restait à faire. Ce policier l’aiderait à retrouver Konovalenko.

Une enquête était ouverte quelque part au sujet d’une femme disparue. Peut-être avaient-ils déjà découvert son corps, là où Konovalenko l’avait caché. Mais si les flics connaissaient son existence à lui, Victor, ils devaient aussi connaître celle du Russe...

J’ai laissé mon doigt, pensa-t-il. Konovalenko a peut-être laissé une trace, lui aussi.

Il passa le reste de la soirée à guetter les allées et venues devant la discothèque. Aucune trace de Konovalenko, pas plus que du policier. Le barman lui avait fourni une description. Et un Blanc d’une quarantaine d’années était un client plutôt rare à l’Aurora.

Au milieu de la nuit, il retourna au cimetière. Le lendemain il vola une autre voiture. À la nuit tombée, il prit à nouveau position près de la discothèque.

À vingt et une heures pile, un taxi s’arrêta. Victor se baissa vivement derrière le volant. Le policier disparut dans l’escalier. Victor mit le contact, roula jusqu’à l’entrée de la discothèque et sortit. Caché dans l’ombre, il attendit, le revolver dans sa poche, à portée de main.

L’homme qui reparut un quart d’heure plus tard en regardant autour de lui, l’air pensif ou désemparé, ne semblait pas être sur ses gardes. Il semblait même complètement inoffensif ; un noctambule solitaire, sans protection. Victor Mabasha tira son arme, s’avança et appuya le canon contre sa mâchoire.

— Du calme, dit-il en anglais. Ne bougez pas.

L’homme tressaillit. Mais il devait comprendre l’anglais car il s’immobilisa.

— Avancez jusqu’à la voiture. Ouvrez la portière avant et montez.

L’homme obéit. Il avait manifestement très peur.

Lorsqu’il fut dans la voiture, Victor se pencha soudain et lui asséna un coup au maxillaire. Assez fort pour lui faire perdre connaissance. Mais pas assez pour fracturer l’os. Victor Mabasha connaissait ses forces lorsqu’il avait le contrôle de la situation — contrairement au catastrophique dernier soir avec Konovalenko.

Il le fouilla. Bizarrement, ce flic n’était pas armé. Victor Mabasha en fut conforté dans son impression de se trouver dans un pays étrange. Puis il lui ligota les mains par-devant et lui ferma la bouche avec du scotch. Un mince filet de sang coulait de sa commissure. Impossible d’éviter les petits dégâts. Il avait dû se mordre la langue.

Au cours de l’après-midi, Victor Mabasha avait mémorisé l’itinéraire qu’il emprunterait le soir. Il ne voulait pas prendre de risque. En s’arrêtant au premier feu rouge, il ouvrit le portefeuille du policier. Il s’appelait Kurt Wallander et il avait quarante-quatre ans.

Le feu passa au vert et il démarra sans quitter le rétroviseur des yeux.

Ce fut après le deuxième feu rouge qu’il sentit qu’il était suivi. Dès que la route le lui permit, il accéléra. Peut-être se faisait-il des idées. Le policier était peut-être venu seul.

Son passager gémit et changea de position. Victor avait frappé juste.

Il s’arrêta au pied d’un immeuble peint en vert dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de fleurs et de couronnes. Il coupa les phares et attendit. Mais aucune voiture n’avait freiné.

Il attendit encore dix minutes. Seul événement notable, le policier revenait lentement à la vie.

— Pas un bruit, murmura Victor Mabasha avant d’ôter le scotch qui lui couvrait la bouche.

Soudain, il se demanda si, dans ce pays, on pouvait être pendu pour avoir pris un policier en otage.

Il sortit et prêta l’oreille. À part la rumeur lointaine de la circulation, tout était silencieux. Il contourna la voiture et fit signe à l’homme de descendre. Puis il le poussa vers le portail en fer. Tous deux disparurent dans les ombres du cimetière.

Victor Mabasha le conduisit jusqu’au caveau dont il avait entre-temps forcé la porte en fer. Le caveau était humide et sentait le moisi. Mais les cimetières ne lui faisaient pas peur. Il lui était plusieurs fois arrivé dans sa vie de se cacher parmi les morts.

Il avait acheté une lampe à gaz et un sac de couchage supplémentaire. Mais en voyant le caveau, le policier commença par résister.

— Je ne vais pas te tuer, dit Victor à voix basse. Je ne te veux pas de mal. Mais tu dois entrer.

Il le fit asseoir sur un sac, alluma la lampe et sortit pour vérifier que la lumière ne se voyait pas de l’extérieur.

À nouveau, il prêta l’oreille. Des années de vigilance ininterrompue avaient exercé son ouïe. Quelque chose bougea dans une allée. Un animal nocturne ?

Retournant dans le caveau, il s’accroupit en face du policier qui s’appelait Kurt Wallander.

La peur de celui-ci s’était entre-temps muée en épouvante, peut-être en terreur.

— Si tu m’obéis, il ne t’arrivera rien. Mais tu dois répondre à mes questions. Et tu dois me dire la vérité. Je sais que tu es flic. Tu regardes ma main gauche, tu as donc trouvé mon doigt. Celui qu’a coupé Konovalenko. Je veux te dire tout de suite que c’est lui qui a tué la femme. Je suis venu en Suède pour peu de temps. Tu dois m’aider. Tu dois me dire où il est. Dès que le Russe sera mort, je te relâcherai.

Il avait oublié quelque chose.

— Tu n’aurais pas une ombre qui te suit, par hasard ? Une voiture ?

— Non.

— Tu es seul ?

— Oui, répondit le policier avec une grimace de douleur.

— J’étais obligé de le faire pour que tu ne te débattes pas. Mais je ne pense pas avoir frappé trop fort.

— Non.

Nouvelle grimace. Victor Mabasha resta silencieux. Il n’était pas pressé. Le silence aiderait le policier à retrouver son calme.

Victor Mabasha sympathisait avec sa peur Il savait à quel point l’effroi pouvait rendre un être humain vulnérable.

— Konovalenko, reprit-il avec douceur. Où est-il ?

— Je ne sais pas.

Victor Mabasha le considéra. Il comprit que Konovalenko était connu de la police, mais que ce Kurt Wallander ignorait réellement où il était. C’était une erreur de jugement de sa part. Cela rendrait l’entreprise plus compliquée, plus longue. Mais cela ne changeait rien au fond. Ensemble, ils allaient retrouver le Russe.

Victor Mabasha lui raconta lentement les événements associés à la mort de la femme. Mais il ne dit rien des raisons de sa venue en. Suède.

— C’est donc lui qui a fait sauter la maison, dit Wallander lorsqu’il eut fini.

— Oui. À toi maintenant.

Le policier était un peu calmé, même si le fait de se trouver dans un caveau ne semblait pas lui plaire outre mesure. Derrière eux, des sarcophages de pierre contenant des cercueils étaient empilés les uns sur les autres.

Le policier commença par une question.

— Tu as un nom ?

— Appelle-moi Goli.

— Tu viens d’Afrique du Sud ?

— Peut-être. Mais ce n’est pas important-

— Pour moi, oui.

— La seule chose importante pour toi comme pour moi, c’est de découvrir où se cache Konovalenko.

La peur revint dans le regard du policier.

Au même instant, Victor Mabasha se figea. Sa vigilance ne s’était pas relâchée au cours de la conversation ; il venait de détecter un bruit au-dehors. Il fit signe au policier de ne pas bouger. Puis il tira son arme et baissa la flamme de la lampe.

Il y avait quelqu’un. Ce n’était pas un animal. Quelqu’un se déplaçait à l’extérieur avec une lenteur délibérée.

Il se pencha très vite vers le policier et le saisit à la gorge.

— Pour la dernière fois, siffla-t-il. Quelqu’un t’a suivi ?

— Non. Je le jure.

Victor Mabasha le repoussa. Konovalenko, pensa-t-il avec une sorte de rage. Comment fait-il ? Mais je sais maintenant pourquoi Jan Kleyn voulait le prendre à son service.

Ils ne pouvaient pas rester dans le caveau. Victor réfléchit très vite. Il détacha les mains du policier.

— Quand j’ouvrirai la porte, tu jetteras la lampe vers la gauche.

Il la lui tendit, après avoir monté la flamme au maximum.

— Cours vers la droite, murmura-t-il. En te baissant. Hors de mon champ de tir.

Le policier parut sur le point de protester, Victor leva la main. Puis il arma le revolver.

— Je compte jusqu’à trois, dit-il.

D’un coup de pied, il ouvrit la porte. Le policier balança la lampe vers la gauche et s’élança en le bousculant malgré lui. Victor faillit perdre l’équilibre. Il tira. En même temps il perçut des coups de feu — au moins deux armes différentes. Il se jeta sur le côté et s’abrita derrière une pierre tombale. Le policier avait pris une autre direction. La lampe éclairait le caveau. Victor Mabasha perçut un mouvement de ce côté et tira à nouveau. La balle ricocha contre la porte et disparut dans le caveau en sifflant. Un autre coup de feu fit exploser la lampe. L’obscurité se fit. Quelqu’un s’éloignait en courant dans une allée. Puis le silence.

Le cœur de Wallander bougeait comme un piston dans sa poitrine. Il crut un instant qu’il était blessé. Mais le sang ne coulait pas, et il n’avait mal nulle part — sauf à la langue qu’il s’était mordue un peu plus tôt. En rampant, il gagna l’abri d’une pierre tombale plus haute que les autres. Son cœur cognait. Victor Mabasha avait disparu. Quand il fut certain d’être seul, il s’enfuit, trébuchant le long des allées, vers la lumière de la route. Il courut à perdre haleine, jusqu’à un arrêt de bus où il réussit à héler un taxi qui revenait à vide de l’aéroport.

— Hôtel Central !

Le chauffeur lui jeta un regard méfiant.

— Vous allez m’abîmer ma banquette…

— Police ! rugit Wallander. Démarrez !

Le chauffeur obéit. Arrivé à l’hôtel, Wallander s’engouffra dans le hall sans attendre sa monnaie. Le réceptionniste considéra sa mise avec un étonnement poli. Il était plus de minuit lorsqu’il s’effondra enfin sur son lit.

Lorsqu’il fut un peu calmé, il appela Linda.

— Pourquoi m’appelles-tu à cette heure ?

— J’ai travaillé jusqu’à maintenant.

— C’est quoi, cette voix bizarre ? Il est arrivé quelque chose ?

Wallander faillit fondre en larmes. Il se maîtrisa de justesse.

— Ce n’est rien, dit-il.

— Tu es sûr que ça va ?

— Ce n’est rien. Qu’est-ce que ça pourrait être ?

— Tu le sais mieux que moi.

— Ça ne te rappelle rien ? Je travaillais toujours à des heures bizarres…

— Si. Mais j’avais oublié.

Wallander venait de prendre sa décision.

— Je viens chez toi, dit-il. Ne me pose pas de questions. Je t’expliquerai.

Il quitta l’hôtel et prit un taxi jusqu’à la banlieue de Bromma où habitait sa fille. Assis à la table de sa cuisine devant une bière, il lui raconta ce qui s’était passé. Linda secoua la tête.

— Et on dit que c’est bien, pour les enfants, d’avoir une idée du travail de leurs parents. Tu n’as pas eu peur ?

— Bien sûr que si. C’est gens-là n’ont aucun respect de la vie humaine.

— Pourquoi ne leur envoies-tu pas la police ?

— La police, c’est moi. Et j’ai besoin de réfléchir.

— Et pendant ce temps ils continuent peut-être à tuer.

— Tuas raison. Je vais aller à Kungsholmen. Mais j’avais besoin de te parler avant.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte.

— Au fait, pourquoi n’es-tu pas entré, hier ? Tu as ta propre clé pourtant.

— De quoi parles-tu ?

— J’ai croisé ma voisine de palier, Mme Nilson. Elle m’a dit que tu étais passé hier. Tu lui as demandé si j’étais là.

— Je n’ai parlé à aucune Mme Nilson.

— Alors j’ai dû mal comprendre.

Wallander se figea. Qu’avait-elle dit ?

— Répète, dit-il. Tu as croisé Mme Nilson. Elle t’a dit que j’étais venu.

— Oui.

— Répète ses paroles mot pour mot.

— « Ton père est venu hier soir. Il te cherchait. » C’est tout.

— Je n’ai jamais vu Mme Nilson. Elle non plus. Elle ne peut pas savoir à quoi je ressemble.

Linda mit quelques secondes à comprendre.

— Tu veux dire que c’était quelqu’un d’autre ? Mais qui ? Pourquoi quelqu’un se serait-il fait passer pour toi ?

Wallander lui jeta un regard grave. Éteignant le plafonnier, il alla dans le séjour, s’approcha d’une fenêtre.

La rue était déserte. Il retourna dans le vestibule.

— Je ne sais pas qui c’était. Mais tu reviendras avec moi à Ystad demain. Je ne veux pas que tu sois seule ici pour l’instant.

Elle parut comprendre la gravité de la situation.

— Et cette nuit ? Est-ce que j’ai des raisons d’avoir peur ?

— Non. Mais tu ne dois pas rester seule pendant les jours à venir.

— Ne m’en dis pas plus. Pour l’instant je veux en savoir le moins possible.

Elle lui prépara un matelas.

Il resta longtemps dans le noir à écouter le souffle régulier de sa fille. La pensée de Konovalenko ne le lâchait pas.

Lorsqu’il fut certain qu’elle dormait, il retourna à la fenêtre.

La rue était déserte.

 

Un répondeur téléphonique l’avait informé qu’il y avait un train pour Malmö à 7 h 03. Ils quittèrent l’appartement de Bromma peu après six heures. Il avait mal dormi, des bribes de sommeil entrecoupées de réveils en sursaut. Il avait choisi le train ; l’avion aurait été trop rapide. Il avait besoin de repos et aussi de réfléchir.

Le train resta à l’arrêt pendant près d’une heure près de Mjölby. Problème de locomotive. Wallander accueillit ce délai supplémentaire avec gratitude. Parfois le père et la fille échangeaient quelques mots. Le reste du temps, elle était plongée dans un livre, et lui dans ses pensées.

Quatorze jours…. songea-t-il en regardant un tracteur qui labourait un champ infini. Il essaya sans succès de compter les mouettes qui suivaient le sillon.

Quatorze jours depuis la disparition de Louise Åkerblom. Son image commençait déjà à pâlir dans le souvenir de ses deux petites filles. Robert Åkerblom parviendrait-il à conserver son Dieu ? Quelles réponses pourrait bien lui donner le pasteur Tureson ?

Il regarda sa fille qui dormait, la joue appuyée contre la vitre. À quoi ressemblait la peur la plus intime de Linda ? Y avait-il un paysage où leurs pensées abandonnées se donnaient rendez-vous à leur insu ? On ne connaît personne. Soi-même encore moins que les autres.

Robert Åkerblom connaissait-il sa femme ?

Le tracteur disparut dans un repli de terrain. Wallander l’imagina en train de sombrer lentement dans une mer de boue sans fond.

Le train s’ébranla avec une secousse, Linda se réveilla.

— On est arrivés ? J’ai dormi longtemps ?

— Un quart d’heure peut-être, sourit-il. On n’est pas encore à Nässjö.

— Je veux un café, dit-elle en bâillant. Pas toi ?

Ils restèrent dans la voiture-bar jusqu’à Hässleholm. Pour la première fois, il lui raconta la vérité sur ses deux voyages à Riga l’année précédente. Elle l’écouta, fascinée.

— C’est comme s’il ne s’agissait pas de toi, dit-elle ensuite.

— Je partage ce sentiment.

— Tu aurais pu mourir. Tu n’as pas pensé à maman et à moi ?

— J’ai pensé à toi. Mais peut-être pas à ta mère.

Arrivés à Malmö, ils n’eurent qu’une demi-heure à attendre avant le départ du tortillard pour Ystad. Peu avant seize heures, ils étaient chez Wallander. Il lui prépara un lit dans la chambre d’amis et, au moment de chercher des draps propres, se rappela qu’il avait complètement oublié de descendre à la buanderie. Vers dix-neuf heures, ils allèrent dîner dans une pizzeria de Hamngatan. Ils étaient fatigués l’un et l’autre. Deux heures plus tard, ils étaient de retour à l’appartement.

Elle appela son grand-père et Wallander écouta la conversation, debout à côté d’elle. Elle promit de lui rendre visite dès le lendemain.

Il s’étonna du ton qu’employait son père avec Linda. Rien à voir avec celui qu’il connaissait.

Il pensa qu’il devait téléphoner à Lovén. Mais il laissa tomber, ne sachant pas comment expliquer le fait qu’il n’avait pas immédiatement contacté la police après les événements du cimetière. Il ne le comprenait pas lui-même. C’était une faute professionnelle. Commençait-il à perdre le contrôle de sa volonté ? Ou bien la peur l’avait-elle paralysé ?

Lorsque Linda fut endormie, il resta longtemps debout à la fenêtre à regarder la rue déserte. Des images défilaient dans sa tête. Celle de « Goli » revenait souvent.

 

Au même moment à Hallunda, Vladimir Rykoff constatait que la police s’intéressait encore à son appartement. Il se trouvait dans le même immeuble, deux étages plus haut. C’était à l’origine Konovalenko qui avait proposé cette solution de repli, si le logement habituel ne devait plus être utilisé pour une raison ou pour une autre. La cachette la plus sûre n’est pas nécessairement la plus éloignée ; la solution imprévue est souvent la meilleure, etc. Rykoff avait donc loué au nom de Tania un logement exactement semblable au leur. Cela facilitait aussi le transport des bagages.

La veille, Konovalenko leur avait ordonné de quitter l’appartement. Il avait mené un interrogatoire croisé avec Vladimir et Tania. Conclusion : le flic d’Ystad n’était pas un débutant ; il reviendrait à la charge. Sa principale crainte, cependant, était la perspective que la police interroge Vladimir et Tania de façon plus serrée.

Il avait brièvement envisagé de les éliminer. Mais cela aurait été une erreur. Il avait encore besoin des services de Vladimir. En plus, cela ne ferait qu’exciter davantage la police.

Ils emménagèrent dans l’autre appartement le soir même. Konovalenko avait donné à Vladimir et Tania des ordres stricts. Pas question de sortir au cours des prochains jours.

En tant que jeune officier, il avait très vite appris qu’il existait, dans le monde obscur des services, un certain nombre de péchés mortels. Le pire était bien entendu la double trahison. Dans la mythologie propre du KGB, les taupes étaient tout près du centre de l’enfer.

Il y avait aussi d’autres péchés capitaux. Par exemple, le fait d’arriver trop tard.

Pas seulement à un rendez-vous, une boîte aux lettres à vider, un kidnapping ou un voyage. Il était tout aussi grave d’être en retard par rapport à soi, son propre plan, ses propres décisions.

C’était pourtant ce qui lui était arrivé au matin du jeudi 7 mai. Son erreur fut d’avoir fait trop confiance à sa BMW. Ses supérieurs lui avaient appris à toujours envisager un voyage avec deux points de départ possibles. Si un véhicule venait à faire défaut, il devait y avoir suffisamment de marge pour recourir à une autre possibilité décidée à l’avance. Mais ce matin-là, lorsque sa BMW cala devant le pont de St Eriksbron et refusa de redémarrer, Konovalenko n’était pas prêt. Il pouvait naturellement prendre le métro, ou un taxi. Puisqu’il ignorait à quel moment le policier et sa fille quitteraient l’appartement de Bromma, il n’était même pas certain qu’il arriverait trop tard. Pourtant, à ses yeux, il était en faute. La voiture n’y était pour rien. Pendant près de vingt minutes il s’acharna sur le contact, comme s’il opérait une réanimation. Mais la BMW était morte.

Pour finir, il l’abandonna et héla un taxi. Il avait eu l’intention d’être en faction devant l’immeuble de brique rouge à sept heures au plus tard. Là, il était déjà huit heures moins le quart.

Il n’avait eu aucune difficulté à découvrir cette adresse à Bromma. Il avait appelé la police d’Ystad, en se présentant comme un collègue, et on lui avait appris que Wallander était descendu à l’hôtel Central. Il s’y était alors rendu et il avait discuté d’une réservation collective pour un groupe de touristes quelques mois plus tard. Profitant d’un moment d’inattention du réceptionniste, il avait attrapé un message destiné à Wallander. Il avait mémorisé le nom de Linda et son numéro de téléphone. Il s’était procuré son adresse. La voisine de palier l’avait renseigné sur le reste.

Il attendit jusqu’à huit heures trente avant de frapper chez la vieille dame.

— Vous cherchez encore Linda ? Elle est partie tôt ce matin.

— Vous a-t-elle dit où elle allait ?

— En vacances. Mais je n’ai pas bien compris où.

Konovalenko vit qu’elle faisait un effort pour se souvenir. Il attendit.

— Elle partait en France, je crois. Mais je n’en suis pas tout à fait sûre. Un monsieur raccompagnait.

Konovalenko la remercia. Plus tard, il enverrait Rykoff fouiller l’appartement.

Comme il avait besoin de réfléchir et qu’il n’était pas pressé, il se dirigea vers la place centrale de Bromma pour prendre un taxi. La BMW avait bien servi. Rykoff aurait aujourd’hui pour mission de lui trouver une nouvelle voiture.

Konovalenko ne croyait pas une seconde à cette histoire de voyage à l’étranger. Le policier d’Ystad était un type intelligent et calculateur. Il aurait appris que quelqu’un avait interrogé la vieille dame, et pensé que ce quelqu’un reviendrait sûrement poser d’autres questions. D’où cette fausse piste. La France.

Alors où étaient-ils ? Le plus probable était que le policier ait choisi de ramener sa fille à Ystad. Mais il pouvait aussi avoir prévu un autre point de chute. Une retraite provisoire…

Il tira une deuxième conclusion. Le policier d’Ystad était inquiet. Pourquoi sinon aurait-il emmené sa fille ?

Konovalenko sourit. Ils avaient décidément des schémas de réaction très semblables, ce flic et lui. Il se rappela une réflexion d’un lieutenant du KGB, alors qu’il commençait à peine son long entraînement. De longues études, un arbre généalogique prestigieux ou une haute intelligence ne suffisent pas à fabriquer un bon joueur d’échecs…

Le plus important dans l’immédiat était de retrouver Mabasha. Achever le travail deux fois bâclé, d’abord à la discothèque, puis au cimetière, la veille au soir.

Peu après minuit il avait appelé le numéro d’urgence, en Afrique du Sud. Il avait soigneusement préparé son entretien avec Jan Kleyn. Il n’avait plus d’excuse valable. Il avait donc menti, en disant que Victor Mabasha avait été liquidé la veille. Une grenade adaptée au réservoir ; lorsque le joint de la goupille avait fini de se dissoudre sous l’action de l’essence, la voiture avait explosé. Victor Mabasha était mort sur le coup.

Pourtant, Konovalenko avait cru déceler un certain mécontentement chez Jan Kleyn. Il ne pouvait pas s’offrir le luxe d’un conflit de confiance avec les services sud-africains. Cela pouvait compromettre tout son avenir.

Konovalenko accéléra. Il n’avait plus de marge de manœuvre. Il fallait en finir avec Mabasha.

 

L’étrange crépuscule tomba lentement. Mais Victor s’en aperçut à peine.

De temps à autre il pensait à l’homme qu’il devait tuer. Jan Kleyn comprendrait. Il lui permettrait d’honorer sa mission. Un jour, il aurait le président au bout de sa ligne de mire. Il n’hésiterait pas.

Le président savait-il qu’il allait bientôt mourir ? Les Blancs avaient-ils une songoma à eux, qui leur parlait dans leurs rêves ?

Il devait en être ainsi. Comment un être humain pouvait-il vivre sans contact avec le monde des esprits qui commandent aux vivants et aux morts ?

Cette fois, les esprits avaient été bienveillants à son égard. Ils lui avaient dit ce qu’il fallait faire.

 

Wallander se réveilla peu après six heures. Pour la première fois depuis le début de cette enquête, il se sentait reposé. Les ronflements de sa fille lui parvenaient de l’autre chambre. Il se leva et la contempla par la porte entrouverte. Une joie intense le submergea, et il pensa très vite que le sens de la vie, en toute simplicité, c’était de s’occuper de ses enfants. Rien d’autre. Il alla à la salle de bains, se doucha longuement et décida de prendre rendez-vous bientôt avec le médecin de la police. Ce devait être possible d’aider un flic qui avait l’ambition sérieuse de perdre du poids et d’améliorer son état de santé général.

Chaque matin, il se rappelait la nuit, l’année précédente, où il s’était réveillé en sueur en croyant à une crise cardiaque. Le médecin qui l’avait examiné aux urgences avait parlé d’un « signal d’alarme ». Maintenant, un an plus tard, il ne pouvait que constater qu’il n’avait rien fait pour changer sa vie. Et il avait pris au moins trois kilos.

Il but son café à la cuisine. Le brouillard était compact sur la ville ce matin-là. Mais le printemps arriverait bientôt pour de bon. Dès lundi, il parlerait à Björk de ses projets de vacances.

À sept heures et quart, il quitta l’appartement après avoir noté le numéro de sa ligne directe sur un Post-it qu’il laissa sur la table de la cuisine.

Dans la rue, le brouillard l’enveloppa, si épais qu’il vit à peine sa voiture garée à quelques mètres. Peut-être valait-il mieux la laisser là et faire à pied le trajet jusqu’au commissariat.

Soudain, il devina un mouvement de l’autre côté de la rue.

Puis il vit que c’était un être humain, enveloppé par le brouillard.

Au même instant il le reconnut. Goli était revenu à Ystad.