32

Ce jour-là, à Kalmar, Kurt Wallander comprit enfin à quel point il allait mal. Plus tard, alors que le meurtre de Louise Åkerblom et le cauchemar qu’il avait déclenché commençaient déjà à apparaître comme une série d’événements irréels, un lointain théâtre désolé, il continua à se référer obstinément à cette scène : la vision de Konovalenko sur le pont d’Öland, avec ses yeux écarquillés et ses cheveux en flammes. Les souvenirs atroces avaient beau tourner comme dans un kaléidoscope chaotique, c’était là, il le savait, le point de départ, l’instant décisif, celui où il avait définitivement perdu le contrôle. À sa fille, il dit qu’un compte à rebours avait commencé pour lui à ce moment-là, un compte à rebours vers… rien. Le vide. Le médecin d’Ystad qui s’occupa de lui à la mi-juin pour tenter de venir à bout du mal écrivit dans son dossier que, selon le patient lui-même, la dépression avait commencé alors qu’il prenait un café au commissariat de Kalmar pendant qu’un homme brûlait sur le pont.

Il avait donc bu un café au commissariat de Kalmar. Ceux qui le virent au cours de cette demi-heure, tassé sur sa chaise, regardant fixement son gobelet, eurent l’impression d’un homme absent, complètement inaccessible. Personne ne prit l’initiative de lui tenir compagnie ou de lui demander si ça allait. L’étrange policier d’Ystad était entouré d’une sorte de respect embarrassé. Alors, on se contenta de le laisser tranquille pendant qu’on s’occupait de démêler le chaos sur le pont et d’affronter les journalistes qui assiégeaient le standard. Après une demi-heure, il s’était soudain levé en demandant à être conduit à la villa jaune. En passant sur le pont, où traînait encore la carcasse fumante de la Mercedes, il ne réagit pas. Dans la villa, en revanche, il prit aussitôt les commandes, en oubliant que les recherches étaient officiellement conduites par un commissaire de Kalmar du nom de Blomstrand. On le laissa faire. Au cours des heures qui suivirent, il déploya une énergie considérable. Il semblait déjà avoir oublié Konovalenko. Ce qu’il voulait en premier lieu, c’était obtenir le nom du propriétaire de la villa. D’autre part, il ne cessait de répéter que Konovalenko n’avait pas été seul. Il ordonna aux policiers présents de frapper aux portes des voisins et de prendre contact immédiatement avec les chauffeurs de bus et de taxi.

La question du propriétaire se révéla assez épineuse. L’ancien propriétaire, un archiviste veuf du nom de Hjalmarson, était décédé dix ans plus tôt. Son fils, qui vivait au Brésil — représentant d’une firme suédoise selon certains voisins, marchand d’armes aux dires des autres —, n’était même pas rentré pour l’enterrement. Selon le vieux monsieur qui s’était proposé spontanément comme le porte-parole des riverains, cela avait été une époque troublée dans la vie de Hemmansvägen. On avait donc poussé un soupir de soulagement lorsque le panneau « à vendre » avait disparu et qu’on avait vu débarquer, à la suite des camions de déménagement, un officier de réserve à la retraite. Cet homme était une véritable relique : un ancien major des hussards de Scanie. Il s’appelait Gustaf Jernberg et communiquait avec son entourage par des rugissements aimables. L’inquiétude était revenue lorsqu’il apparut que Jernberg passait le plus clair de son temps en Espagne pour soigner ses rhumatismes. En son absence, la maison était occupée par son petit-fils, un garçon de trente-cinq ans, qui ne respectait aucune des règles tacites du voisinage, et qui était d’une arrogance et d’une impertinence peu communes. Il s’appelait Hans Jernberg. On ne savait rien de lui, sinon que c’était une sorte de businessman, qui faisait des apparitions imprévues à la villa jaune, souvent en compagnie de personnages plutôt étranges.

La police se mit aussitôt en quête de Hans Jernberg. Il fut localisé vers quatorze heures, dans un bureau de Göteborg. Wallander lui parla personnellement au téléphone. Au début, il fit celui qui ne comprenait rien, Wallander, qui n’était pas d’humeur à patienter ce jour-là, le menaça de faire intervenir la police de Göteborg, en ajoutant que la presse ne manquerait pas de s’en mêler. En pleine conversation, un policier vint glisser un mot sous le nez de Wallander. Une brève recherche dans les fichiers avait révélé que Hans Jernberg était lié à des groupes néo-nazis, Wallander fixa le Post-it du regard avant de comprendre quelle question il devait poser.

— Quelle est votre opinion concernant l’Afrique du Sud ? demanda-t-il de but en blanc.

— Je ne vois pas le rapport, répliqua Hans Jernberg.

— Répondez à la question.

Il y eut un court silence.

— Je considère que l’Afrique du Sud est l’un des pays les mieux gérés au monde. Je considère comme un devoir de soutenir les Blancs qui vivent là-bas.

— Et vous le faites en prêtant votre maison à des criminels russes qui travaillent pour le compte des Sud-Africains ?

Cette fois, Hans Jernberg parut sincèrement surpris.

— Je ne vois…

— Vous me comprenez parfaitement. Alors écoutez-moi bien. Qui, parmi vos amis, avait accès à la maison au cours de cette dernière semaine ? Réfléchissez avant de répondre. La moindre équivoque, et je vous fais arrêter sur l’heure. Croyez-moi, je ne plaisante pas.

— Ove Westerberg. C’est un vieil ami à moi qui est entrepreneur en bâtiment, ici à Göteborg.

— Son adresse.

Tout semblait extrêmement confus. Mais une intervention efficace de quelques enquêteurs de Göteborg permit enfin de faire la lumière sur ce qui s’était passé dans la villa jaune. Ove Westerberg était un ami de l’Afrique du Sud au même titre que Hans Jernberg. Un intermédiaire, lui-même contacté par un autre intermédiaire, l’avait sollicité : la maison pouvait-elle être mise à la disposition de quelques invités sud-africains, moyennant finances ? Hans Jernberg se trouvait à ce moment-là à l’étranger. Ove Westerberg ne l’avait informé de rien. Wallander devina que l’argent était resté dans les poches de Westerberg. Mais celui-ci ignorait qui étaient les « invités ». Il ignorait même qu’ils étaient effectivement venus. Wallander ne réussit pas à aller plus loin ce jour-là. Il laissa à la police de Göteborg le soin de fouiller l’étendue des contacts entre ces néo-nazis suédois et les défenseurs de l’apartheid en Afrique du Sud. En attendant, on ne savait toujours pas qui avait séjourné dans la villa jaune avec Konovalenko. L’interrogatoire des voisins et des chauffeurs de bus et de taxi n’avait encore rien donné. En inspectant la maison, Wallander constata que deux chambres à coucher avaient servi récemment, et qu’elles avaient été abandonnées en toute hâte. Pourtant, il n’y traînait aucun effet personnel. Il était évidemment possible que l’autre visiteur ait tout emporté. Il était aussi possible que la prudence de Konovalenko ne connût pas de limites. Peut-être dissimulait-il ses affaires chaque soir avant d’aller se coucher, de crainte d’un cambriolage ? Wallander fit appeler Blomstrand, qui examinait la cabane à outils, et demanda que tous les policiers disponibles fouillent la villa à la recherche d’une valise.

— Je ne sais pas à quoi elle ressemble. Mais elle se trouve forcément quelque part.

— Que contiendrait-elle ? demanda Blomstrand.

— Des papiers, de l’argent, des vêtements » Peut-être une arme. Je ne sais pas.

Les recherches commencèrent. Plusieurs objets furent apportés à Wallander, qui attendait au rez-de-chaussée. Il dépoussiéra un vieux porte-documents en cuir qui renfermait des photographies et des lettres commençant par Gunvor adorée ou Mon Herbert. Une mallette, tout aussi poussiéreuse, découverte au grenier, contenait une collection d’étoiles de mer et de coquillages exotiques. Wallander patienta en appelant Linda. Les événements du matin avaient été relayés par les médias. Wallander lui dit qu’il fallait bien, que tout était fini, qu’il reviendrait à la maison le soir même et qu’ensuite ils iraient passer quelques jours ensemble à Copenhague. Il entendit à sa voix qu’elle n’y croyait pas. Ni au fait qu’il aille bien, ni que ce soit fini. En raccrochant, il pensa qu’il avait une fille qui le perçait à jour avec une facilité déconcertante. Puis il appela Björk au commissariat. Leur conversation prit fin de façon abrupte. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Wallander lui raccrocha au nez. Il était hors de lui. Björk s’était permis de le critiquer : comment avait-il pu manquer de jugement au point de se lancer une fois de plus à la poursuite de Konovalenko seul, sans en informer quiconque ? Björk avait sûrement raison. Mais ce qui le scandalisait était qu’il en parle maintenant, alors qu’il se trouvait en pleine phase critique de l’enquête. Björk, de son côté, prit l’accès de fureur de Wallander comme une confirmation du fait qu’il était malheureusement déséquilibré. Il va falloir surveiller Kurt, dit-il à Martinsson et à Svedberg.

Ce fut Blomstrand qui finit par dénicher la valise. Konovalenko l’avait dissimulée derrière un tas de bottes, dans un cagibi du long couloir conduisant de la cuisine à la salle à manger. Une valise en cuir fermée par une serrure à chiffres. Wallander se demanda si une charge d’explosifs pouvait y être reliée. Blomstrand emporta donc la valise à l’aéroport de Kalmar pour la faire radiographier. Pas de danger, apparemment. Il retourna à la villa jaune. Wallander prit un tournevis et força la serrure. La valise contenait des papiers, des billets d’avion, quelques passeports et une forte somme d’argent. Il y avait aussi un petit revolver. Un Beretta. Les passeports portaient tous la photo de Konovalenko. Ils avaient été établis en Suède, en Finlande et en Pologne, sous des noms différents. En tant que citoyen finlandais, Konovalenko s’appelait Mäkelä. Son nom polonais avait une consonance allemande : Hausmann. Il y avait aussi quarante-sept mille couronnes suédoises et onze mille dollars en coupures. Mais Wallander était surtout intéressé par les indices révélant l’identité de l’acolyte. Les feuillets manuscrits étaient malheureusement rédigés dans une langue incompréhensible qu’il supposa être du russe. Cela ressemblait à des notes prises au jour le jour. Il y avait des dates dans la marge.

Wallander se tourna vers Blomstrand.

— Il faut dénicher quelqu’un qui parle le russe, dit-il.

— Ma femme, proposa Blomstrand.

Wallander haussa les sourcils.

— Elle est très intéressée par la culture russe. Essentiellement les écrivains du dix-neuvième siècle.

Wallander referma la valise.

— Très bien, dit-il. On va chez vous. Le désordre qui règne ici pourrait la déranger.

Blomstrand habitait un lotissement au nord de Kalmar. Son épouse, une femme intelligente et ouverte, plut immédiatement à Wallander. Pendant qu’ils prenaient le café dans la cuisine, elle emporta les papiers dans son bureau. Il lui fallut une heure, avec l’aide de son dictionnaire, pour déchiffrer le texte et rédiger la traduction. Wallander put alors lire les notes de Konovalenko. Il eut la sensation de revivre ses propres expériences dans une perspective inversée. Plusieurs détails trouvèrent une explication. Mais il s’étonna de n’avoir pas du tout deviné qui était le dernier compagnon de Konovalenko. Victor Mabasha avait eu un successeur. Un Africain du nom de Sikosi Tsiki. Il était arrivé du Danemark. L’entraînement n’est pas terminé, écrivait Konovalenko. Mais ça suffira. Et son sang-froid surpasse celui de Mabasha. Konovalenko faisait ensuite allusion à un homme en Afrique du Sud, un certain Jan Kleyn. Wallander supposait que c’était un intermédiaire important. En revanche, il n’y avait aucun indice quant à l’organisation qui devait pourtant exister à l’arrière-plan.

— Un Africain, dit-il à Blomstrand. Il se trouvait à la villa jusqu’à ce matin. Quelqu’un a dû le conduire quelque part. Il n’a pas pu traverser le pont à pied, et on peut exclure qu’il soit encore sur l’île. Mais il avait peut-être sa propre voiture… Ce qui est sûr, c’est qu’il va tenter de quitter la Suède. On ne sait pas où, ni quand. Il faut absolument l’arrêter.

— Ça ne sera pas facile.

— Je ne sais pas. Il ne doit pas y avoir beaucoup de Noirs qui franchissent chaque jour la frontière suédoise.

Wallander remercia la femme de Blomstrand. Ils retournèrent au commissariat. Une heure plus tard, l’avis de Recherche était lancé. À peu près au même moment, la police avait retrouvé un chauffeur de taxi qui, le matin même, après l’incendie de la voiture, avait chargé un Africain sur le parking situé non loin de Hemmansvägen. Wallander comprit que l’Africain était resté au moins une heure caché dans la villa. Le chauffeur de taxi l’avait conduit dans le centre de Kalmar. Il avait payé avant de disparaître. L’homme était grand, musclé, il portait une chemise blanche et une veste sombre. Le chauffeur ne put en dire plus. Ah si, il s’exprimait en anglais.

L’après-midi touchait à sa fin. Wallander n’avait plus rien à faire à Kalmar. Lorsqu’ils auraient rattrapé l’Africain en fuite, le dernier fragment du puzzle trouverait sa place.

Blomstrand lui proposa de le faire reconduire en voiture à Ystad mais il refusa. Il voulait être seul. Peu après dix-sept heures, il fait congé de Blomstrand, en s’excusant de la désinvolture avec laquelle il avait pris le commandement pendant quelques heures en milieu de journée.

 

Il avait étudié la caste et constaté que le trajet le plus direct passait par Växjö. Les forêts lui parurent interminables. Il y avait là le même isolement muet qu’il ressentait intérieurement. À Nybro il s’arrêta pour manger et s’obligea à appeler Blomstrand pour savoir si l’on avait retrouvé la trace de l’Africain. Réponse négative. Il continua à travers les forêts. Parvenu à Växjö, il hésita. Allait-il passer par Älmhult ou par Tingsryd ? Il choisit Tingsryd, pour prendre d’emblée la direction du sud.

Ce fut juste après la traversée de la petite ville, alors qu’il venait de bifurquer vers Ronneby, que l’élan surgit sur la route. Il l’aperçut beaucoup trop tard. Un court instant désespéré, le hurlement des freins dans les oreilles, il réalisa qu’il allait heurter l’énorme animal de front, et qu’il n’avait même pas sa ceinture. Mais soudain, le grand mâle fit un bond de côté et, sans savoir comment, Wallander s’aperçut qu’il l’avait dépassé sans même l’effleurer.

Il s’arrêta au bord de la route, et resta un moment complètement immobile. Il avait la nausée ; son cœur battait la chamade. Lorsqu’il fut un peu calmé, il sortit de la voiture et resta debout, les bras ballants, au bord de la forêt silencieuse. Il était passé à un cheveu de la mort. Curieusement, il ne ressentait aucune joie. Plutôt une culpabilité confuse. Le vide qu’il avait éprouvé dans la matinée en buvant son café revint. S’il avait eu le choix, il aurait tout laissé en plan. Il se serait enfoncé dans la forêt. Pas pour toujours ; juste le temps de retrouver son équilibre, de surmonter le vertige que lui inspiraient les événements des dernières semaines. Pour finir, il reprit le volant et continua vers le sud, avec la ceinture cette fois. Vers vingt et une heures, il s’arrêta dans un bar ouvert toute la nuit. Quelques routiers étaient assis en silence à une table ; des jeunes faisaient du bruit autour d’un jeu électronique. Le café de Wallander avait complètement refroidi. Il le but, quand même et retourna à la voiture.

Peu avant minuit, il freinait dans la cour de la maison de son père. Linda vint à sa rencontre. Il lui sourit et dit que tout allait bien. Puis il lui demanda s’il y avait eu un appel de Kalmar. Rien, dit-elle. Seulement quelques journalistes qui avaient réussi à dénicher le numéro de téléphone de Löderup.

— Ton appartement est réparé, au fait. Tu peux y retourner quand tu veux.

— C’est bien.

Il se demanda s’il devait appeler Blomstrand. Mais il était trop fatigué. Ça attendrait le lendemain.

Cette nuit-là, ils parlèrent longtemps. Mais Wallander ne lui dit rien de l’accablement qu’il ressentait. Jusqu’à nouvel ordre, c’était quelque chose qu’il préférait garder pour lui.

Sikosi Tsiki avait pris le car de Kalmar à Stockholm. Il avait suivi les instructions de Konovalenko à la lettre. Peu après seize heures, il était dans la capitale. L’avion pour Londres quitterait Arlanda à dix-neuf heures. Ne parvenant pas à trouver le chemin des bus de l’aéroport, il héla un taxi. Le chauffeur, qui se méfiait des étrangers, lui demanda de payer la course d’avance. Il lui donna un billet de mille avant de monter à l’arrière. Sikosi Tsiki n’avait aucune idée du fait qu’il était recherché par la police des frontières. Il savait seulement qu’il devait quitter le pays avec un passeport suédois établi au nom de Leif Larson, qu’il avait appris à prononcer correctement. Il était très calme ; il faisait entièrement confiance à Konovalenko. En traversant le pont dans le taxi, ce matin-là, il vit bien qu’il y avait eu un accident. Mais pour lui, il ne faisait aucun doute que Konovalenko avait réussi à neutraliser l’inconnu surgi dans le jardin.

À Arlanda, Sikosi Tsiki récupéra sa monnaie et fit non de la tête au chauffeur qui lui demandait s’il voulait un reçu. Il procéda à l’enregistrement et s’attarda dans le hall pour acheter quelques journaux anglais.

S’il ne l’avait pas fait, il aurait été arrêté au contrôle. Mais pendant les minutes qu’il passa à choisir et à payer ses journaux, la relève intervint aux guichets. L’un des policiers en profita pour aller aux toilettes. L’autre, une jeune femme qui s’appelait Kerstin Anderson, avait été très retardée ce jour-là. Sa voiture était tombée en panne et elle était arrivée hors d’haleine. D’habitude, elle se présentait toujours en avance pour prendre connaissance des messages de service de la journée et relire les avis de recherche précédents. Cette fois, elle n’eut pas le temps de le faire et Sikosi Tsiki franchit le contrôle sans encombre avec son passeport suédois et son visage souriant. La porte se referma sur lui pendant que le collègue de Kerstin Anderson revenait des toilettes.

— Des instructions particulières pour la soirée ? demanda-t-elle.

— Oui. Un Sud-Africain noir.

Elle pensa à l’homme qui venait de passer. Mais il avait la nationalité suédoise. Vers vingt-deux heures, le chef de l’équipe de nuit vint s’enquérir de la situation.

— N’oubliez pas l’Africain. On ne sait pas comment il s’appelle ni quel passeport il aura.

Kerstin Anderson sentit son estomac se nouer.

— Tu avais parlé d’un Sud-Africain, dit-elle à son collègue.

— Sans doute. Mais ça ne nous dit pas sous quelle nationalité il va chercher à quitter la Suède.

Elle lui raconta aussitôt ce qui s’était passé quelques heures auparavant. Après un moment d’activité frénétique, on constata que l’Africain au passeport suédois avait pris le vol de dix-neuf heures de la British Airways pour Londres.

L’avion était parti à l’heure. Il avait déjà atterri à Heathrow, et les passagers avaient franchi les contrôles. Sikosi Tsiki avait déchiré son passeport suédois dans les toilettes et tiré la chasse d’eau. Désormais il était Richard Motombwane, citoyen zambien. Comme il n’avait pas de bagages, la fille de l’enregistrement en Suède n’avait vu que son billet pour Londres. Au guichet des transits à Heathrow, il montra son deuxième billet, pour Lusaka. Le premier, il l’avait fait disparaître en même temps que les restes de son passeport suédois.

Le vol DC 10 Mkowazi de la Zambia Airways décolla à vingt-trois heures trente. Sikosi Tsiki atterrit à Lusaka à six heures trente le samedi matin. Il prit un taxi jusqu’au centre-ville et retira son billet pour le vol de la SAA vers Johannesburg l’après-midi même. La réservation avait été faite à l’avance. Cette fois il voyageait sous son propre nom, Sikosi Tsiki. Il retourna à l’aéroport et procéda à l’enregistrement avant de déjeuner dans le hall des départs. À quinze heures, il embarquait ; l’avion atterrit deux heures plus tard sur l’aéroport Jan Smuts, où il fut accueilli par Malan qui le conduisit directement à Hammanskraal. Il montra à Sikosi Tsiki l’avis de virement de cinq cent mille rands, qui constituait la dernière avance avec le versement du solde. Puis il le laissa, en l’informant qu’il reviendrait le lendemain. D’ici là, il ne devait pas quitter la maison. Une fois seul, Sikosi Tsiki prit un bain. Il était fatigué mais satisfait. Le voyage s’était passé sans problème. Son unique interrogation concernait Konovalenko. En revanche, il n’était pas spécialement curieux de savoir qui était l’homme qu’il devait abattre moyennant cette somme vertigineuse. Un seul individu pouvait-il vraiment valoir autant d’argent ? Avant minuit, il s’endormait entre les draps frais.

 

Le samedi 23 mai, deux événements se produisirent presque au même instant. À Johannesburg, Jan Kleyn fut relâché. Scheepers l’informa cependant qu’il pouvait s’attendre à être convoqué à nouveau pour interrogatoire.

Par la fenêtre, il regarda Jan Kleyn et Kritzinger se diriger vers leurs voitures respectives. Scheepers avait demandé que Kleyn soit surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jan Kleyn devait s’attendre à cette mesure ; cela le contraindrait du moins à une certaine passivité.

Il n’avait pas réussi à lui soutirer la moindre information concernant le Comité. En revanche, Scheepers était maintenant convaincu que l’attentat devait bien avoir lieu à Durban le 3 juillet et non pas au Cap le 12 juin. Chaque fois que les questions revenaient au carnet noir, Jan Kleyn ; avait montré des signes de nervosité. Aux yeux de Scheepers, il était impossible de simuler des réactions physiques telles que la transpiration et le tremblement des mains.

Il bâilla. Vivement que cette affaire se termine. Wervey serait content de lui. Les choses paraissaient en bonne voie.

Il songea soudain à la lionne au bord du fleuve. Bientôt, il pourrait lui rendre à nouveau visite.

 

À peu près au même moment, Kurt Wallander entrait dans son bureau à Ystad, après avoir accueilli les félicitations des collègues présents au commissariat à cette heure matinale avec un sourire tordu et des marmonnements inaudibles. Il ferma la porte et décrocha le combiné. Il avait comme une sensation de gueule de bois persistante. Pourtant il n’avait rien bu. Ses mains tremblaient. Il transpirait, avec une impression bizarre de repentir… Il mit presque dix minutes à mobiliser la force suffisante pour appeler Kalmar. Blomstrand prit l’appel et lui transmit la triste nouvelle. L’Africain avait sans doute réussi à franchir le contrôle à Arlanda la veille au soir.

— Comment est-ce possible ? s’indigna Wallander.

— Négligence et malchance.

Il lui fit un bref résumé. Wallander en resta sans voix.

— Pourquoi est-ce qu’on se démène au juste ? demanda-t-il pour finir.

— Bonne question. Je me la pose souvent.

Wallander raccrocha avec le doigt et posa le combiné sur la table. Il ouvrit la fenêtre et écouta un oiseau qui chantait dans un arbre. La journée serait belle. Bientôt le 1er juin. Tout le mois de mai s’était écoulé sans qu’il ne s’aperçoive de la présence des feuilles dans les arbres, des fleurs, des parfums…

Il se rassit à sa table et glissa une feuille dans la machine à écrire. Puis il prit son dictionnaire suédois-anglais et commença lentement à rédiger un rapport à l’intention des collègues inconnus en Afrique du Sud. Il nota ce qu’il savait du projet d’attentat et parla longuement de Victor Mabasha. En arrivant à la fin de la vie de celui-ci, il glissa une nouvelle feuille dans la machine et continua à écrire. Une heure plus tard, il conclut en révélant l’essentiel : un homme du nom de Sikosi Tsiki avait été désigné pour remplacer Mabasha. Il avait malheureusement réussi à quitter la Suède. On pouvait supposer qu’il était en route vers l’Afrique du Sud. Il finit la lettre en déclinant son identité. Enfin, il dénicha le numéro de télex de la section suédoise d’Interpol et le nota sur la feuille, en priant les collègues de prendre contact avec lui s’ils avaient besoin d’autres renseignements. Puis il laissa les pages à la réception en ordonnant qu’elles soient transmises en Afrique du Sud le jour même.

Ensuite, il rentra chez lui. Pour la première fois depuis la nuit de l’explosion, il franchit le seuil de Mariagatan.

L’appartement lui parut étranger. Les meubles abîmés dans l’incendie avaient été regroupés sous une bâche plastique. Il récupéra une chaise et s’assit.

Ça sentait le renfermé.

Il se demanda comment faire pour surmonter tout cela.

 

Pendant ce temps, l’original du texte de Wallander était parvenu aux bureaux d’Interpol à Stockholm. Un suppléant peu expérimenté fut chargé d’expédier le télex en Afrique du Sud. Mais en raison d’un problème technique dont le suppléant ne prit pas la peine de s’enquérir, la deuxième page du rapport ne fut jamais envoyée. Au soir du 23 mai, la police sud-africaine crut donc recevoir l’information qu’un homme du nom de Victor Mabasha était en route vers l’Afrique du Sud. Les policiers d’Interpol à Johannesburg restèrent perplexes. L’étrange message n’était pas signé et s’achevait de façon très abrupte. Comme le télex était arrivé à Johannesburg le samedi en fin de soirée, Borstlap n’en eut connaissance que le lundi matin. Il prit immédiatement contact avec Scheepers.

Celui-ci estima lui aussi que le télex s’arrêtait de façon très étrange et s’étonna de l’absence de signature. Mais comme il corroborait l’information qui lui était déjà parvenue par l’intermédiaire de « Steve », il ne s’en préoccupa pas davantage.

Ils concentrèrent dès lors toutes leurs ressources à traquer Victor Mabasha. Tous les postes frontières du pays furent mis en état d’alerte. Ils étaient prêts.