9

Ce fut Botha qui découvrit le serpent. Il était près de minuit. La plupart des membres du gouvernement s’étaient retirés dans les bungalows. Autour du feu de camp, il ne restait, outre le président, que Botha le ministre des Affaires étrangères, Vlok le ministre de l’Intérieur et son secrétaire, ainsi que quelques gardes du corps. Il s’agissait exclusivement d’officiers ayant prêté serment de loyauté à De Klerk personnellement. Un peu plus loin, à peine visibles depuis le feu de camp, des serviteurs noirs attendaient dans l’ombre.

C’était un mamba vert. Presque invisible, immobile, à la périphérie du cercle de lumière vacillante. Botha ne l’aurait jamais découvert s’il ne s’était penché pour se gratter la cheville. Il tressaillit et s’immobilisa. Les serpents ne peuvent voir et attaquer que des proies en mouvement.

— Il y a un serpent à deux mètres de moi, dit-il à voix basse.

Le président était plongé dans ses pensées. Il avait incliné sa chaise longue pour mieux s’étendre. Un peu à l’écart, comme d’habitude. Il lui était arrivé de penser que c’était une marque de respect : ses ministres ne plaçaient jamais leur siège trop près du sien lorsqu’ils étaient rassemblés autour du feu de camp. Cela lui convenait à merveille. De Klerk était un homme qui éprouvait souvent un besoin intense de solitude.

Il leva la tête.

— Tu as dit quelque chose ?

— Il y a un serpent vert devant moi, répéta Pik Botha. Un mamba. Je crois n’en avoir jamais vu d’aussi gros.

De Klerk se redressa avec précaution. Il détestait les serpents. Il avait une peur irraisonnée des reptiles et des insectes en général. Les domestiques du palais devaient se livrer chaque jour à une inspection minutieuse des moindres recoins en quête d’araignées, de scarabées et autres bestioles. Même chose pour ceux qui s’occupaient de l’entretien des bureaux du président, de ses voitures et des salles de réunion du cabinet.

Il tourna légèrement la tête et découvrit le serpent, Nausée immédiate.

— Tue-le.

Le ministre de l’Intérieur s’était assoupi dans sa chaise longue. Son secrétaire écoutait de la musique, un casque sur les oreilles. L’un des gardes du corps tira lentement un couteau glissé dans sa ceinture et frappa avec précision. Le mamba fut décapité. Le garde saisit le corps qui fouettait l’air. Puis il le jeta dans le feu. De Klerk vit avec épouvante que la tête tranchée continuait d’ouvrir et de fermer sa gueule en montrant ses crocs venimeux. La nausée s’intensifia ; il eut un bref vertige, crut qu’il allait s’évanouir. Il s’allongea à nouveau sur sa chaise longue et ferma les yeux.

Un serpent mort, pensa-t-il. Mais son corps fouette l’air et on pourrait croire qu’il vit encore. C’est à l’image de ce qui se passe dans mon pays, mon Afrique du Sud. On croit que c’est mort, et pourtant ça bouge encore. Nous devons nous battre aussi avec les revenants.

 

Tous les quatre mois environ, De Klerk emmenait ses ministres et quelques secrétaires choisis au camp d’Ons Hoop, au sud de la frontière du Botswana. Ils y restaient deux jours. Ces déplacements, tout à fait officiels, étaient avant tout destinés à discuter en paix des dossiers sensibles. De Klerk avait institué cette coutume dès le début de son mandat, quatre ans plus tôt. Certaines des décisions les plus importantes de son cabinet avaient été prises autour de ce feu. Le camp d’Ons Hoop avait été construit avec l’argent de l’État, et De Klerk n’avait aucune difficulté à justifier son existence. Il lui semblait que ses collaborateurs et lui-même réfléchissaient plus librement, avec plus d’audace peut-être, autour du feu de camp, sous le ciel nocturne, en respirant le parfum de l’Afrique originelle. Il avait parfois pensé que c’était le sang boer qui reprenait alors ses droits. Des hommes libres, liés à la nature, qui ne s’étaient jamais réellement habitués à leur nouvelle vie, aux bureaux climatisés et aux voitures blindées. Ici, à Ons Hoop, ils pouvaient jouir sans entrave des montagnes à l’horizon, de la plaine infinie, d’un braai mitonné avec soin. Ils pouvaient discuter sans se sentir pressés par le temps, et cela donnait de bons résultats.

 

Pik Botha contemplait le serpent dévoré par les flammes. Tournant la tête, il vit que De Klerk avait fermé les yeux. Le président souhaitait être seul. Il effleura l’épaule du ministre de l’Intérieur. Vlok se réveilla en sursaut. En le voyant se lever, le secrétaire se dépêcha d’ôter son casque et de ramasser les papiers éparpillés sous son siège.

Pik Botha s’attarda après le départ des autres, escortés par un serviteur portant une torche. Il arrivait que le président veuille échanger avec lui quelques mots en confidence.

— Je crois que je vais me retirer.

De Klerk ouvrit les yeux. Ce soir-là, il n’avait rien d’urgent à lui dire.

— Vas-y. On a tous besoin de dormir.

Pik Botha lui souhaita une bonne nuit.

En temps normal, De Klerk passait un moment seul à repenser aux discussions de la journée. Les séjours au camp d’Ons Hoop étaient réservés aux stratégies politiques de grande envergure, non aux affaires courantes. Il y était essentiellement question de l’avenir de l’Afrique du Sud. C’était ici qu’avait été élaboré le projet visant à transformer le pays sans que les Blancs ne perdent une trop grande part de leur influence.

Mais ce soir-là, lundi 27 avril 1992, De Klerk attendait un homme qu’il voulait rencontrer seul à seul, à l’insu même de Botha, qui était pourtant son plus proche collaborateur. Il fit signe à l’un de ses gardes du corps, qui disparut aussitôt. Il revint quelques minutes plus tard en compagnie d’un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un simple uniforme kaki, qui salua De Klerk et approcha un fauteuil de la chaise longue du président. De Klerk dit au garde du corps de se retirer. Il devait rester dans les parages, mais hors de portée de voix.

Il y avait quatre personnes en qui le président plaçait sa confiance. Sa femme, tout d’abord. Son ministre des Affaires étrangères, ensuite. Le troisième venait de s’asseoir à ses côtés. Il s’appelait Pieter van Heerden et il travaillait pour les renseignements. Outre son travail visant à garantir la sécurité de la République, Van Heerden occupait une fonction spéciale auprès du président. Par son intermédiaire, De Klerk obtenait des rapports réguliers sur les courants de pensée dominants au sein du commandement militaire, de la police, des autres partis politiques et des services eux-mêmes. Sans Van Heerden, De Klerk n’aurait pas su quelles étaient les forces qui travaillaient contre lui. Vis-à-vis de l’extérieur et dans son travail, Van Heerden jouait le rôle d’un homme extrêmement critique à son égard. Il le faisait adroitement, de façon équilibrée, jamais excessive. Nul n’aurait pu le soupçonner d’être l’informateur personnel du président.

De Klerk avait conscience du fait qu’en recourant ainsi à Van Heerden il limitait sa confiance dans son propre cabinet. Mais il ne voyait aucune autre possibilité de s’assurer les informations qu’il jugeait nécessaires pour accomplir le grand chambardement qui devait avoir lieu si l’on voulait éviter une catastrophe nationale.

Cela valait en particulier pour la quatrième personne en qui De Klerk plaçait une confiance sans restriction.

Nelson Mandela. Le chef de l’ANC, l’homme qui avait passé vingt-sept ans dans la prison de Robben Island, au large du Cap, condamné à perpétuité au début des années 1960 pour des actes de sabotage jamais prouvés.

De Klerk avait très peu d’illusions. Il savait que les seules forces qui, ensemble, pourraient éviter une guerre civile étaient Nelson Mandela et lui-même. Tant de fois, il avait contemplé les lumières de la ville de Pretoria, la nuit lorsqu’il ne parvenait pas à trouver le sommeil, en pensant que l’avenir de la République sud-africaine dépendait uniquement de l’allure du compromis que Mandela et lui parviendraient à négocier.

Avec Mandela, il pouvait parler ouvertement. Il savait que la réciproque était vraie. Les deux hommes étaient d’un tempérament extrêmement différent. Nelson Mandela était un homme réfléchi, au penchant méditatif, qui puisait dans cette réflexion la détermination et la capacité d’action pragmatique qui le caractérisaient également. De Klerk, lui, ne possédait pas cette dimension philosophique. Dès qu’un problème surgissait, il se mettait en chasse d’une solution concrète. Pour lui, l’avenir de la République était fait de réalités politiques fluctuantes et d’un choix permanent entre ce qui était réalisable ou non. Mais entre ces deux hommes, aux positions et aux expériences si opposées, il existait une confiance que seule une trahison manifeste aurait pu briser. Ils n’avaient donc jamais besoin de dissimuler leurs divergences, ni de recourir à une rhétorique superflue lors de leurs conversations en tête à tête. Mais ils combattaient sur deux fronts différents. La population blanche était divisée, et De Klerk savait que tout s’effondrerait s’ils ne parvenaient pas à avancer pas à pas, avec des compromis susceptibles d’être acceptés par une majorité de Blancs. Les forces ultraconservatrices resteraient toujours intraitables, tout comme les racistes au sein du commandement militaire et policier. Il ne pouvait que veiller à juguler leur influence.

Nelson Mandela rencontrait, de son côté, des problèmes similaires. Les Noirs étaient eux aussi divisés. En particulier entre l’ANC et l’Inkhata, le parti zoulou. Ils pouvaient donc se comprendre, sans pour autant nier ce qui les opposait.

Van Heerden était donc venu à Ons Hoop. En règle générale, ils se voyaient une fois par semaine dans le cabinet de De Klerk, le samedi en fin d’après-midi. Mais cette fois, Van Heerden avait sollicité un entretien extraordinaire. De Klerk avait hésité à le faire venir au camp, où il serait difficile de le rencontrer à l’insu des autres membres du cabinet. Mais Van Heerden avait insisté, ce qui n’était pas dans ses habitudes. L’entrevue ne pouvait attendre le retour du président à Pretoria. De Klerk avait cédé. Van Heerden était un homme d’un sang-froid total, qui ne réagissait jamais de façon impulsive.

— Nous sommes seuls, dit De Klerk. Pik a découvert un mamba il y a un instant. Je me suis demandé s’il n’était pas équipé d’un émetteur radio.

Van Heerden sourit.

— On n’a pas encore pensé à utiliser les serpents comme informateurs. Mais qui sait ? Ce serait peut-être nécessaire.

De Klerk attendit. Van Heerden s’humecta les lèvres.

— Je dois vous avertir, dit-il, de l’existence d’un complot en phase de préparation active. Il s’agirait d’un attentat visant à vous tuer. On peut d’ores et déjà le considérer comme une menace sérieuse. Contre vous, contre la politique du gouvernement et contre la nation tout entière.

Van Heerden s’interrompit. De Klerk posait souvent des questions. Mais cette fois il ne dit rien. Il attendait la suite.

— Je ne connais pas encore tous les détails, poursuivit Van Heerden. Mais l’essentiel est suffisamment préoccupant. Cette conspiration a des ramifications dans le commandement militaire et dans les cercles ultra-conservateurs. Il y a aussi des raisons de croire que des experts étrangers spécialisés dans les attentats sont impliqués. Des gens du KGB, en particulier.

— Le KGB n’existe plus, coupa De Klerk. Du moins pas sous la forme que nous connaissions.

— Il y a des officiers du KGB au chômage. Comme je vous l’ai déjà dit, nous recevons beaucoup de propositions de leur part. Des offres de service.

De Klerk hocha la tête.

— Un complot a toujours un centre, dit-il après un moment. Une personne seule ou un petit groupe, très restreint, qui tire les ficelles. De qui s’agit-il ?

— Je ne le sais pas. Et cela me préoccupe. Dans les services de sécurité de l’armée, un certain Franz Malan est impliqué. C’est une certitude. Il a commis l’imprudence de laisser traîner certaines informations dans son ordinateur. Je l’ai découvert en demandant à l’un de mes hommes d’effectuer un contrôle de routine.

Si les gens savaient, pensa De Klerk. Voilà où on en est : les officiers des services se surveillent mutuellement, se soupçonnent réciproquement de trahison.

— Pourquoi moi seulement ? demanda-t-il. Pourquoi pas Mandela et moi ?

— C’est trop tôt pour le dire. Mais il n’est pas difficile d’imaginer ce que donnerait un attentat réussi contre vous dans la situation actuelle.

De Klerk leva la main. Pas besoin de s’étendre là-dessus.

— Autre point qui me cause souci, poursuivit Van Heerden. Nous surveillons en permanence les tueurs professionnels connus, les Noirs comme les Blancs. Là-dessus, je crois pouvoir dire qu’on a une politique préventive assez efficace. J’ai reçu hier un rapport des services d’Umtata, indiquant qu’un certain Victor Mabasha aurait effectué une courte visite à Johannesburg il y a quelques jours. À son retour à Ntibane il avait sur lui une grosse somme.

— Ça me paraît un peu tiré par les cheveux.

— Je n’en suis pas sûr. Si j’avais l’intention de tuer le président, je crois bien que je choisirais Victor Mabasha.

De Klerk haussa les sourcils.

— Et si l’attentat visait Nelson Mandela ?

— Également.

— Un tueur professionnel noir…

— Il est très fort.

De Klerk se leva pour tisonner le feu. Dans l’immédiat, il n’avait pas la force d’entendre ce qui pouvait rendre un tueur « très fort ». Il ajouta quelques bûches et s’étira. Son crâne lisse brillait à la lueur des flammes. Il leva les yeux vers le ciel et contempla un instant la Croix du sud. Il était très fatigué. Il s’efforçait néanmoins de saisir la portée de ce que venait de lui apprendre Van Heerden. Un complot était une hypothèse plus que plausible. Il s’était souvent représenté qu’un agent envoyé par les Boers fanatiques, ceux qui l’accusaient en permanence de vendre le pays aux Noirs, le tuerait un jour. Il s’était aussi demandé bien sûr ce qui arriverait si Mandela venait à mourir, de cause naturelle ou non. Nelson Mandela était vieux. Il avait beau être de constitution robuste, il avait passé près de trente ans en prison.

De Klerk se rassit dans sa chaise longue.

— Cette affaire est prioritaire. Utilisez tous les moyens à votre disposition. L’argent n’est pas un problème. Contactez-moi à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit s’il y a du nouveau. D’ici là, deux mesures s’imposent. Il faut renforcer ma sécurité, en toute discrétion. Le deuxième point est plus délicat.

De Klerk marqua une pause.

— Dois-je l’informer ou non ? Comment va-t-il réagir ?

Van Heerden comprit qu’il ne lui demandait pas conseil.

Ces questions s’adressaient à lui-même. Et il y répondrait seul.

— Je vais y réfléchir, conclut De Klerk. Je vous tiendrai au courant. Autre chose ?

— Non, répondit Van Heerden en se levant.

— La nuit est belle. Nous vivons dans le plus beau pays du monde. Et pourtant… Parfois, je voudrais pouvoir lire l’avenir. Mais si je le pouvais, je ne suis pas certain que j’oserais le faire.

Van Heerden s’éloigna, escorté par le garde du corps.

De Klerk regardait le feu. Il était trop fatigué pour prendre une résolution. Devait-il informer Mandela, ou fallait-il attendre ?

Il resta longtemps assis devant le feu qui se mourait.

Sa décision était prise. Il ne dirait rien à son ami.