22

L’attaque eut lieu peu après minuit.

Victor Mabasha dormait sur le canapé. Wallander était à la fenêtre de la cuisine en essayant de déterminer s’il avait faim ou s’il se contenterait d’un thé. Il se demandant aussi si son père et sa fille étaient encore éveillés à cette heure. Oui, sans doute. Ils avaient toujours des choses à se dire, ces deux-là, c’était étonnant.

En attendant que l’eau chauffe, il pensa que trois semaines s’étaient écoulées depuis la disparition de Louise Åkerblom. Ils savaient maintenant qu’elle avait été tuée par un dénommé Konovalenko qui était aussi, selon toute vraisemblance, le meurtrier du policier Tengblad.

Dans quelques heures, quand Victor Mabasha aurait quitté le pays, il pourrait dire la vérité. Mais il le ferait de façon anonyme. La lettre qu’il enverrait à la police serait évidemment accueillie avec le plus grand scepticisme. Tout dépendait en dernier recours des aveux de Konovalenko. À supposer que quelqu’un y ajoute foi.

Wallander versa l’eau bouillante dans la théière et s’assit sur une chaise.

Au même instant, la porte d’entrée vola en éclats. Wallander fut projeté en arrière par le souffle de l’explosion. Sa tête heurta le réfrigérateur. Pendant que la cuisine se remplissait de fumée, il s’élança vers la chambre à coucher. À l’instant où il empoignait son arme sur la table de chevet, il entendit quatre coups de feu. Il se jeta à terre. Le bruit venait du séjour.

Konovalenko ! pensa-t-il fébrilement. Il vient me chercher...

Il se faufila sous le lit. Il avait si peur qu’il crut que son cœur n’y résisterait pas. Après coup, il se souviendrait de l’humiliation qu’il avait ressentie à l’idée de mourir ainsi sous son propre lit.

Du séjour lui parvenaient des bruits de coups assourdis et des grognements. Puis quelqu’un entra dans la chambre et resta quelques instants immobile avant de ressortir. Wallander entendit Victor Mabasha crier quelque chose. Il vivait donc encore. Ensuite, des pas dans l’escalier. Quelqu’un hurla. Impossible de savoir si cela venait de la rue ou d’un autre appartement.

Il sortit de sa cachette et se redressa lentement pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. La fumée gênait sa vision. Il vit deux hommes qui traînaient Victor Mabasha. L’un des deux était Rykoff. Sans réfléchir, Wallander ouvrit la fenêtre et tira en l’air. Rykoff lâcha Mabasha et fit volte-face. Wallander eut tout juste le réflexe de se jeter à terre. Une rafale d’arme automatique fit exploser les vitres dans une pluie de débris de verre. Il entendit des hurlements. Une voiture démarra. Il se releva à temps pour voir que c’était une Audi noire. Il se précipita dans la rue où s’était formé un attroupement de gens en pyjama, qui se dispersèrent en criant à la vue de Wallander, l’arme au poing. Il se précipita vers sa voiture, jura plusieurs fois avant de trouver le contact, et se mit en chasse de l’Audi. Il perçut un bruit de sirène et choisit de prendre par Österleden. Il eut de la chance. Au loin, il vit l’Audi débouler de Regementsgatan et tourner vers l’est. Peut-être n’avaient-ils pas compris que c’était lui qui les suivait. La seule explication au fait que l’homme ne se soit pas penché pour regarder sous le lit était que celui-ci n’était pas défait.

En règle générale, Wallander ne prenait pas la peine de faire son lit le matin. Mais ce jour-là sa fille, exaspérée par le désordre, avait fait le ménage et changé les draps.

Ils quittèrent la ville à grande vitesse. Wallander pensa qu’il vivait un cauchemar. Il était en train d’enfreindre toutes les règles. Il freina pour faire demi-tour. Puis il changea d’avis et se remit en chasse. Ils avaient déjà dépassé Sandskogen, le terrain de golf sur la gauche. L’Audi allait-elle bifurquer vers Sandhammaren ou continuer tout droit en direction de Simrishamn et Kristianstad ?

Soudain, il vit les feux arrière de la voiture osciller de droite à gauche. Un pneu crevé ? Il vit la voiture glisser dans le fossé et s’immobiliser sur le flanc. Wallander pila net devant une maison d’habitation. En descendant de voiture, il aperçut un homme debout sur le perron éclairé.

Wallander tenait toujours son arme. Hors d’haleine, il essaya de s’exprimer de façon à la fois ferme et aimable.

— Je m’appelle Wallander, je suis de la police. Faites le 90000 et dites que je suis sur les traces de Konovalenko. Indiquez votre adresse et dites-leur de lancer les recherches sur le terrain de manœuvre de l’armée. Compris ?

L’homme, qui pouvait avoir une trentaine d’années, hocha la tête.

— Je vous reconnais, dit-il d’une voix traînante. Je vous ai vu dans les journaux.

— Appelez tout de suite. Vous avez le téléphone ?

— Bien sûr que j’ai le téléphone. Il ne vous faudrait pas une meilleure arme que ce pistolet ?

— Sûrement. Mais je n’ai pas le temps d’en changer.

Il retourna vers la route en courant.

Au loin, il aperçut l’Audi. Il s’approcha en pensant à nouveau que son cœur ne tiendrait pas le coup. Il était tout de même content de ne pas être mort sous son lit. Maintenant, c’était comme si la peur elle-même le poussait à continuer. Il s’arrêta à l’abri d’un panneau indicateur et prêta l’oreille. Il n’y avait plus personne dans la voiture. Il découvrit que la clôture du champ de manœuvre avait été arrachée à un endroit. Le brouillard venant de la mer prenait possession du terrain. Il vit quelques moutons couchés, immobiles. Puis il entendit un bêlement lointain ; un autre lui répondit avec inquiétude.

Bien, pensa-t-il, les brebis vont me guider. Il courut, plié, en deux, jusqu’au trou de la clôture et s’allongea, les yeux écarquillés dans le brouillard. Il ne voyait rien, n’entendait rien. Une voiture freina sur la route. Un homme en descendit. Wallander reconnut le type qui avait promis d’appeler la police. Il tenait un fusil. Wallander le rejoignit.

— Restez ici, ordonna-t-il. Reculez votre voiture de cent mètres. Attendez les renforts. Montrez-leur la clôture. Dites-leur qu’il y a au moins deux hommes armés. L’un des deux a une mitraillette. Vous vous en souviendrez ?

— Oui.

Wallander hésita un instant. Puis il désigna le fusil.

— Montrez-moi comment il marche. Je n’y connais rien.

L’homme parut surpris, mais il obéit. C’était un fusil à pompe. Wallander le prit, ainsi qu’un stock de cartouches qu’il rangea dans sa poche.

L’homme recula sa voiture et Wallander repassa par le trou de la clôture. Nouveau bêlement. Le bruit venait de la droite, entre un petit bois et la pente qui descendait vers la mer. Wallander glissa le pistolet dans sa ceinture et avança avec précaution dans la direction des bêlements.

Le brouillard était maintenant très dense.

 

Martinsson dormait lorsqu’il reçut l’appel du central. Il apprit en bloc l’échange de coups de feu, l’incendie à Mariagatan et le message laissé par Wallander au voisin. Tout en s’habillant, il composa le numéro de Björk. Il lui sembla que le cerveau embrumé du chef mettait un temps infini à enregistrer les informations. Mais trente minutes plus tard, toutes les forces disponibles avec un préavis si court étaient rassemblées devant le commissariat. Des renforts d’autres districts étaient en route. Björk avait réveillé le grand chef, qui demanda à être informé le cas échéant de l’arrestation de Konovalenko.

Martinsson et Svedberg virent sans enthousiasme le rassemblement de policiers. Tous deux étaient d’avis qu’une force réduite aurait été tout aussi efficace et plus rapide. Mais Björk suivait les consignes. Il n’osait pas prendre le risque d’essuyer des critiques après coup.

— Ça ne va jamais marcher, dit Svedberg à Martinsson. Björk va semer le chaos. Si Wallander est là-bas tout seul et si Konovalenko est aussi dangereux qu’on le croit, il a besoin de nous maintenant.

Martinsson s’approcha de Björk.

— Je pars devant avec Svedberg, le temps que tu rassembles les troupes.

— Pas question. Il faut suivre les règles.

— Vas-y, suis les règles, dit Martinsson, exaspéré. Nous, on suit le bon sens…

Björk le rappela. Mais Martinsson était déjà remonté dans sa voiture avec Svedberg. Ils firent signe à Norén et Peters de les suivre.

Ils quittèrent Ystad à toute vitesse, en laissant la voiture de police les doubler, pour ouvrir la voie avec sirène et gyrophare, Martinsson conduisait, Svedberg tripotait son arme.

— Qu’est-ce qu’on a ? résuma Martinsson. Le terrain de manœuvre avant la sortie vers Kåseberga. Deux hommes armés, dont Konovalenko.

— On n’a rien du tout. Je ne peux pas dire que je sois enchanté à l’idée de ce qui nous attend.

— L’explosion et les coups de feu à Mariagatan... Qu’est-ce qui se passe au juste ?

— On n’a qu’à espérer que Björk y répondra avec l’aide du règlement.

Devant le commissariat d’Ystad, la situation était chaotique. Le central n’arrêtait pas de recevoir des coups de fil d’habitants effrayés de Mariagatan. Les pompiers éteignaient l’incendie. Peter Edler affirmait qu’on avait trouvé beaucoup de sang sur le trottoir devant l’immeuble.

Björk, sous pression, décida de laisser attendre Mariagatan. Il s’agissait en premier lieu de retrouver Konovalenko, et d’aider Wallander.

— Quelqu’un connaît-il l’étendue de ce champ de manœuvre ? demanda-t-il.

Personne ne le savait. Mais, de l’avis de Björk, le terrain s’étendait de la route jusqu’à la plage. Ils n’avaient pas le choix ; il fallait prendre possession du terrain entier.

Des voitures arrivaient sans cesse des autres districts. Puisqu’il s’agissait de capturer l’homme qui avait tué un collègue, tous avaient répondu présent, même ceux qui n’étaient pas de service.

En concertation avec son homologue de Malmö, Björk résolut d’attendre d’être sur place pour décider du plan à suivre. Une voiture de police avait été dépêchée à la caserne pour se procurer des cartes dignes de ce nom.

Ce fut une longue caravane qui quitta Ystad peu après une heure du matin. Quelques automobilistes curieux se joignirent au cortège. Le brouillard avait maintenant atteint le centre d’Ystad.

Ils furent accueillis devant le champ de manœuvre par le voisin.

— Du nouveau ? demanda Björk.

— Rien du tout.

Au même instant on coup de feu retentit au loin, suivi d’une rafale nourrie. Puis le silence retomba.

— Où sont Svedberg et Martinsson ? demanda Björk d’une voix qui trahissait son angoisse.

— Ils se sont élancés sur le terrain.

— Et Wallander ?

— Je ne l’ai pas revu.

Les projecteurs des voitures de police éclairaient le brouillard et les brebis.

— Il faut leur montrer qu’on est là, dit Björk.

Quelques minutes plus tard, sa voix solitaire résonnait par-dessus le champ de manœuvre. Le porte-voix rendait un écho fantomatique. Les policiers se déployèrent. La longue attente commença.

 

Sur le terrain, les événements s’étaient précipités. Wallander s’était dirigé vers les bêlements. Il marchait vite, plié en deux, certain qu’il arriverait trop tard. À plusieurs reprises il trébucha sur des brebis à terre, qui s’enfuirent avec des bêlements paniqués. Ces brebis qui le guidaient trahissaient aussi sa présence.

Soudain, il les aperçut.

Ils se trouvaient au bout du terrain, là où commençait la pente descendant vers le rivage. Comme un film, image figée. Victor Mabasha était à genoux. Konovalenko debout devant lui, le braquant avec une arme, le gros Rykoff à quelques pas de là. Wallander entendit Konovalenko répéter plusieurs fois la même question.

— Où est le policier ?

— Je ne sais pas.

La voix de Victor Mabasha était pleine de défi. Wallander sentit monter la haine. Il haïssait l’homme qui avait tué Louise Åkerblom et sans doute aussi Tengblad. Mais que faire ? Il doutait de pouvoir viser juste à cette distance. Le fusil n’avait pas une portée suffisante. S’il passait à l’attaque, il serait immédiatement balayé par l’arme automatique de Rykoff.

Il ne pouvait qu’attendre, en espérant que ses collègues ne tarderaient pas. Mais la voix de Konovalenko était de plus en plus exaspérée. Il ne savait pas s’il aurait le temps.

Il essaya de s’allonger de manière à avoir un appui solide pour ses avant-bras. Le canon de son pistolet était braqué sur Konovalenko.

La fin arriva si vite qu’elle le prit de court. Après coup il comprit, plus clairement que jamais, qu’il suffit d’une fraction de seconde pour prendre une vie.

Konovalenko avait répété sa question une dernière fois. Victor avait répondu avec le même défi. Soudain, Konovalenko leva son arme et la lui déchargea en plein front. Comme il l’avait fait pour Louise Åkerblom trois semaines auparavant.

Wallander poussa un cri et appuya sur la détente. Mais tout était déjà terminé. Victor Mabasha était tombé en arrière et ne bougeait plus. La balle de Wallander avait raté Konovalenko. La principale menace venait maintenant de l’arme automatique de Rykoff. Il visa le gros homme et tira coup sur coup. À sa grande surprise, il le vit tressaillir et s’écrouler. En se retournant vers Konovalenko, il s’aperçut que celui-ci avait soulevé le corps de Victor. Il le tenait devant lui comme un bouclier et se retirait en direction de la plage. Victor Mabasha était mort. Mais Wallander n’eut pas le courage de tirer. Il cria à Konovalenko de jeter son arme et de se rendre. La réponse arriva sous forme d’une balle sifflante. Wallander s’aplatit. Victor Mabasha venait de lui sauver la vie. Pas même Konovalenko ne pouvait viser correctement tout en traînant un corps lourd. Au loin, il entendit une sirène. Le brouillard s’épaississait à l’approche de la plage. Wallander suivait Konovalenko, le pistolet dans une main, le fusil dans l’autre. Konovalenko lâcha brusquement la dépouille de Victor et disparut dans la pente. Au même instant, Wallander entendit une brebis bêler derrière lui. Il fit volte-face et leva ses armes.

Martinsson et Svedberg émergèrent du brouillard. Leur visage exprimait l’incrédulité et l’épouvante.

— Arrête ! cria Martinsson. Tu ne vois pas que c’est nous ?

Konovalenko était en train de leur échapper une fois de plus. Il n’avait pas le temps de s’expliquer.

— Restez où vous êtes ! cria-t-Il. N’essayez pas de me suivre !

Il recula, sans baisser ses armes. Ses collègues étaient comme pétrifiés. Il fut avalé par le brouillard.

Martinsson et Svedberg échangèrent un regard effrayé.

— C’était vraiment Kurt ? demanda Svedberg.

— Oui. Il paraissait complètement fou.

— Il vit. Malgré tout, il est en vie.

Avec précaution, ils approchèrent de la pente où venait de disparaître Wallander. Impossible de discerner quoi que ce soit. On n’entendait que le clapotis des vagues contre le rivage.

Svedberg commença à examiner les deux hommes à terre pendant que Martinsson contactait Björk pour lui expliquer où ils se trouvaient.

— Il faut faire venir des ambulances.

— Et Wallander ?

— Il vit. Mais il a disparu.

Il coupa le talkie-walkie sans laisser le temps à Björk de poser d’autres questions.

Il rejoignit Svedberg et contempla l’homme que Wallander avait tué. Deux balles au-dessus du nombril.

— Il faudra le dire à Björk, dit Martinsson. Que Wallander paraissait complètement hystérique.

Svedberg hocha la tête. C’était inévitable.

Ils s’approchèrent du deuxième corps.

— L’homme sans doigt…, dit Martinsson. Tué d’une balle dans le front.

Tous deux eurent la même pensée. Louise Åkerblom.

Les voitures de police arrivèrent, suivies par deux ambulances. Pendant que l’on commençait l’examen des corps, Svedberg et Martinsson prirent Björk à part et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu. Björk était incrédule.

— Kurt est un peu spécial parfois, mais je ne l’imagine pas devenir fou.

— Tu ne l’as pas vu, dit Svedberg. Il paraissait complètement décomposé. Il est retourné vers nous. Il avait une arme dans chaque main.

Björk secoua la tête.

— Et ensuite il est parti vers la plage ?

— Il suivait Konovalenko.

— Le long de la plage…

— C’est là qu’il a disparu.

Björk essayait de trouver un sens à ce qu’il venait d’apprendre.

— Il faut faire venir des maîtres-chiens. Installer des barrages routiers. Dès que le brouillard sera dissipé, on enverra les hélicoptères.

Au même instant un coup de feu retentit dans le brouillard. Cela venait de la plage, vers l’est. Le silence se fit. Policiers et ambulanciers attendirent, tous les sens en alerte.

Pour finir, une brebis bêla. Un son désolé qui fit frémir Martinsson.

— On doit aider Kurt. Il est tout seul dans le brouillard avec un homme qui n’hésite pas à abattre n’importe qui. Il faut l’aider. Maintenant, Otto.

Svedberg n’avait jamais entendu Martinsson appeler Björk par son prénom. Björk lui-même tressaillit, comme s’il n’avait pas compris d’emblée à qui l’on s’adressait.

— Des maîtres-chiens, dit-il. Avec des gilets pare-balles.

Peu après, la battue commençait. Les chiens flairèrent immédiatement une piste. Martinsson et Svedberg suivaient juste derrière.

Deux cents mètres plus loin, les chiens découvrirent une tache de sang dans le sable. Ils se mirent à décrire des cercles. Soudain, un chien tira sur sa laisse, vers le nord. Il était parvenu à l’extrémité du champ de manœuvre, et suivait la clôture. La piste continuait de l’autre côté de la route, en direction de Sandhammaren.

Après deux kilomètres, les chiens commencèrent à gémir et à revenir sur leurs traces.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Martinsson.

— La piste s’arrête là, répondit le maître-chien.

— Wallander n’a tout de même pas disparu en fumée…

— On dirait bien que si.

Les recherches continuèrent. L’aube arriva. Des barrages routiers avaient été installés. Toutes les forces de police du sud de la Suède étaient plus ou moins impliquées dans la traque de Konovalenko et de Wallander. Après la dissipation du brouillard, les hélicoptères entrèrent en action.

Mais ils ne découvrirent rien. Les deux hommes avaient disparu.

 

À neuf heures, Svedberg et Martinsson retrouvèrent Björk au commissariat. Ils étaient épuisés, transis de froid et d’humidité. Martinsson ressentait les premiers symptômes d’un rhume carabiné.

— Que vais-je dire au patron ? demanda Björk.

— Parfois il vaut mieux dire les choses comme elles sont, répondit Martinsson à voix basse.

— Quoi ? Tu imagines les gros titres ? « Commissaire dément. L’arme secrète de la police suédoise sur la piste du tueur. »

— Un gros titre doit être court, répliqua Svedberg sèchement.

Björk se leva.

— Rentrez chez vous. Mangez. Changez de vêtements. On reprendra ensuite.

Martinsson leva la main comme un écolier.

— J’ai l’intention de rendre visite au père de Kurt à Löderup. Sa fille y est. Elle peut nous apprendre quelque chose.

— D’accord, dit Björk. Mais dépêche-toi.

Puis il s’enferma dans son bureau pour appeler le grand chef.

Lorsqu’il réussit enfin à mettre un terme à la conversation, il était rouge de fureur.

Les commentaires avaient été exactement aussi désagréables qu’on aurait pu le prévoir.

 

Martinsson était attablé dans la cuisine de Löderup. La fille de Wallander préparait du café. Dès son arrivée, il était allé saluer le vieux dans son atelier, sans rien lui dire des événements de la nuit. Il voulait d’abord parler à Linda.

Elle l’écouta. Elle avait les larmes aux yeux.

— Moi aussi, je devais dormir à Mariagatan hier, dit-elle.

Elle servit le café. Ses mains tremblaient.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Qu’il soit mort… Victor Mabasha. C’est incompréhensible.

Martinsson marmonna une réponse.

Elle en savait visiblement long sur ce qui s’était passé entre son père et l’Africain. Ce n’était donc pas le petit ami kenyan qui s’était trouvé dans la voiture de Wallander quelques jours plus tôt. Mais pourquoi avait-il menti ?

— Vous devez le retrouver avant qu’il lui arrive quelque chose.

— On fait tout ce qu’on peut.

— Ce n’est pas assez !

— D’accord. On va faire plus que ce qu’on peut.

Une demi-heure plus tard, Martinsson reprenait la route d’Ystad. Linda avait promis d’expliquer la situation à son grand-père. De son côté, il s’était engagé à la tenir au courant.

Après le déjeuner, Björk, Svedberg et Martinsson reprirent place dans la salle de réunion. Björk eut un geste très inhabituel. Il ferma la porte à clé.

— Il faut qu’on ait la paix. On doit mettre un terme à ce chaos catastrophique.

Martinsson et Svedberg regardaient fixement la table.

— Est-ce que vous avez vu des signes avant-coureurs ? poursuivit Björk. Moi, j’ai toujours trouvé qu’il était un peu bizarre. Mais c’est vous qui travaillez avec lui au quotidien.

— Je ne pense pas qu’il ait perdu la boule, dit Martinsson après un long silence qui devenait insupportable. Il est peut-être juste surmené ?

— Dans ce cas, tous les policiers de ce pays péteraient les plombs à un moment ou à un autre. Et ce n’est pas le cas.

Non, Kurt a déraillé. Ou il a eu un accès de folie, si ça vous convient mieux. C’est peut-être de famille. Son père n’a-t-il pas passé une nuit entière à errer dans les champs l’année dernière ?

— Il était ivre. Ou sénile. Ce n’est pas le cas de Kurt.

— Est-ce que ça peut être l’Alzheimer ? Sénilité précoce ?

— Je ne sais pas de quoi tu parles, répliqua soudain Svedberg. Restons-en aux faits ! S’il a eu un accès de folie, comme tu dis, seul un médecin pourra le confirmer. Notre tâche à nous, c’est de le retrouver. Nous savons qu’il était impliqué dans une fusillade où deux personnes ont trouvé la mort. On l’a vu là-bas. Il n’a pas baissé ses armes en nous reconnaissant, c’est un fait. Mais il ne constituait absolument pas un danger. Il paraissait aux abois. Ou désespéré, je ne sais pas.

Martinsson hocha la tête.

— Kurt ne se trouvait pas là-bas par accident, dit-il d’un air pensif. Son appartement a été attaqué. Nous pouvons en conclure que l’Africain y était avec lui. Pour le reste, on ne peut que deviner. Mais Kurt devait être sur la trace de quelque chose, qu’il n’a pas eu la possibilité de nous communiquer. Ou qu’il a choisi de ne pas nous communiquer. Nous savons qu’il fait ça parfois, et que ça nous agace. Mais maintenant il ne s’agit pas de cela. Il faut le retrouver, c’est tout.

Silence.

— Je n’aurais jamais cru devoir prendre un jour une décision pareille, dit Björk enfin.

Martinsson et Svedberg comprirent.

— Il le faut pourtant, dit Svedberg. Il faut lancer un avis de recherche.

— C’est épouvantable, marmonna Björk.

Il n’y avait rien à ajouter.

Björk se dirigea pesamment vers son bureau pour lancer un avis de recherche national concernant son collègue et ami, le commissaire Kurt Wallander.

On était le 15 mai 1992. Le printemps était arrivé en Scanie. Il fit très chaud ce jour-là. Vers le soir, un orage approcha d’Ystad.