30
En fin d’après-midi, elle alla chez le coiffeur.
Puis elle lui raconta tout. Wallander avait insisté pour qu’elle aille voir un médecin. Elle avait refusé.
— Aucun médecin au monde ne peut accélérer la repousse de mes cheveux.
Wallander redoutait les suites. Il craignait que sa fille retourne le traumatisme contre lui. Il aurait beaucoup de mal à se défendre. La faute lui incombait totalement. Mais elle avait pris sa décision, pour le médecin, et il renonça à la convaincre.
Une seule fois, au cours de ce mercredi, elle fondit en larmes. Ils allaient se mettre à table lorsqu’elle lui demanda ce qui était arrivé à Tania. Il lui dit la vérité, qu’elle était morte. Il ne précisa pas qu’on l’avait torturée. Il espérait que les journaux ne donneraient pas trop de détails. Il lui dit aussi que Konovalenko était encore en fuite.
— Mais c’est un homme aux abois maintenant, ajouta-t-il. Il ne peut plus attaquer comme il veut.
Wallander n’était pas tout à fait sûr de ce dernier point. Konovalenko était sans doute aussi dangereux qu’avant. Et lui, Wallander, reprendrait bientôt la traque. Mais pas encore, pas ce jour-là, alors que sa fille venait de lui revenir de la nuit, du silence et de la peur.
Dans la soirée il parla à Svedberg au téléphone. Il lui demanda de lui accorder cette nuit encore pour réfléchir et se reposer. Le lendemain, il referait officiellement surface. Svedberg lui dit que les recherches battaient leur plein. Mais aucune trace de Konovalenko.
— Il n’est pas seul, dit Svedberg. Il y avait quelqu’un d’autre dans la maison. Rykoff est mort, Victor Mabasha est mort, Tania est morte, Konovalenko aurait dû être seul. Mais il ne l’est pas.
Sten Widén téléphona peu après. Wallander supposait qu’il était en contact avec Svedberg.
— Comment va Linda ?
— Ça va aller.
— Je repense à cette femme, dit Sten. J’essaie de comprendre comment il est possible de s’en prendre à quelqu’un de cette manière.
— Ces gens-là existent. Ils sont sans doute plus nombreux qu’on ne le croit.
Lorsque Linda fut endormie, Wallander rejoignit son père dans l’atelier. C’était peut-être une vue de l’esprit, mais il lui semblait qu’ils se parlaient plus facilement depuis quelques jours. D’un autre côté, comment savoir ce que comprenait réellement le vieux ? Il avait tout de même quatre-vingts ans.
Wallander s’assit sur un tabouret.
— Tu as toujours l’intention de te marier ?
— Je ne plaisante pas avec les choses sérieuses. Ça va se faire en juin.
— Linda a été invitée. Pas moi.
— Patience.
— Où allez-vous vous marier ?
— Ici.
— Dans l’atelier ?
— Pourquoi pas ? J’ai l’intention de peindre une grande toile de fond. Ça représentera l’horizon.
— Que va dire Gertrud ?
— C’est elle qui a eu l’idée.
Son père se retourna et lui sourit. Wallander éclata de rire. Il ne se rappelait pas quand il avait ri pour la dernière fois.
— Gertrud est une femme remarquable, ajouta son père.
— Il faut croire que oui.
Le jeudi matin, Wallander se réveilla reposé. Le bonheur de savoir sa fille indemne décuplait son énergie. Il se sentait prêt à reprendre la poursuite.
À huit heures, il appela Björk. Il avait soigneusement préparé son discours.
— Kurt ! Bon sang de bois ! Comment vas-tu ? Où es-tu ? Que s’est-il passé ?
— Je crois que je me suis un peu effondré, dit Wallander en s’efforçant de parler lentement et à voix basse pour être crédible. Mais ça va mieux. Il me faudrait quelques jours de repos, je crois.
— Un arrêt de travail, dit Björk sans hésiter. Je ne sais pas si tu as compris que tu étais recherché. C’était très désagréable. Je vais arrêter ça tout de suite, on va publier un communiqué de presse. Où es-tu ?
— À Copenhague, mentit Wallander.
— Qu’est-ce que tu fous là-bas ?
— Je me repose dans un petit hôtel.
— Et tu n’as évidemment pas l’intention de me dire le nom de cet hôtel ?
— Je préfère pas.
— On a besoin de toi le plus vite possible. Mais en bonne santé. Il se passe des choses terribles ici, Martinsson et Svedberg et tous les autres, on se sent impuissants sans toi. On va demander une assistance à Stockholm.
— Je reviens vendredi. Pour le congé maladie, ce ne sera pas nécessaire.
— Tu n’imagines pas comme je suis soulagé. On a été très inquiets. Qu’est-ce qui s’est passé au juste sur le champ de manœuvre ?
— Je vais rédiger un rapport. Je reviens vendredi.
Après avoir raccroché, il repensa à ce qu’avait dit Svedberg. Qui était le deuxième homme ? La nouvelle ombre de Konovalenko ? Il s’allongea sur son lit et regarda le plafond en déroulant le film des événements depuis le jour où Robert Åkerblom était entré dans son bureau. Il se rappela les synthèses successives auxquelles il s’était essayé. Il refit le chemin, une fois de plus, pas à pas, trace à trace. Il retrouva la sensation d’une enquête qui ne cessait de lui échapper. Il n’avait toujours pas découvert ce qui se cachait derrière. En fin d’après-midi, il appela Svedberg.
— On n’a aucune idée de l’endroit où ils ont pu disparaître, répondît celui-ci à sa question. Mais je crois que ma théorie concernant les événements de la nuit est correcte. Il n’y a pas d’autre explication.
— J’ai besoin de ton aide. Je voudrais retourner à cette maison dès ce soir.
— Tu ne veux pas me dire que tu as l’intention de repartir en chasse tout seul ?
Svedberg était effaré.
— Pas du tout. Mais ma fille a perdu un bijou à la cave. Vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Pas que je sache.
— Qui est de garde là-bas ce soir ?
— À mon avis, une patrouille va y jeter un coup d’œil de temps à autre, c’est tout.
— Peux-tu éloigner cette voiture entre vingt et une heures et vingt-trois heures ? Officiellement je suis à Copenhague, comme Björk te l’a peut-être dit.
— Oui.
— Comment je fais pour entrer ?
— On a trouvé une clé de réserve dans la gouttière du pignon droit. Elle y est toujours.
Après coup, Wallander se demanda si Svedberg avait ajouté foi à son histoire. S’il y avait eu un bijou dans la cave, la police l’aurait déjà trouvé. Il ne savait pas ce qu’il espérait découvrir au juste. Svedberg avait acquis une compétence remarquable pour l’investigation des lieux de crime. Un jour peut-être, il atteindrait carrément le niveau de Rydberg. Et si Svedberg avait fait une découverte, il le lui aurait dit.
Pourtant, il fallait commencer par là. Le plus vraisemblable bien sûr était que Konovalenko et son acolyte inconnu étaient retournés à Stockholm. Mais rien n’était sûr.
À vingt heures trente il prit la route de Tomelilla. Il faisait chaud. Il baissa sa vitre, en pensant soudain qu’il n’avait pas encore évoqué la question des vacances avec Björk.
Laissant la voiture dans la cour, il récupéra la clé. Une fois à l’intérieur, il commença par allumer toutes les lampes. Il regarda autour de lui. Puis il fit lentement le tour de la maison en essayant de déterminer ce qu’il cherchait. Une trace conduisant à Konovalenko ; un but de voyage ; une indication quant à l’identité de l’acolyte ; un indice révélant ce qui se cachait derrière… Après une première inspection, il s’assit dans un fauteuil. Il n’y a rien ici, pensa-t-il. Konovalenko était pressé de partir, mais il n’a rien laissé. Le cendrier de Hallunda, c’était un coup de chance. Ça n’arrive qu’une fois.
Il se leva et refit le tour de la maison, avec une vigilance accrue, s’arrêtant pour soulever une nappe, feuilleter un magazine, tâter un rembourrage. Toujours rien. Il parcourut les chambres à coucher, en gardant pour la fin celle où ils avaient retrouvé Tania. Rien. Dans la poubelle, déjà fouillée par Svedberg, il y avait une souris morte. Wallander la retourna du bout d’une fourchette. Elle n’avait pas été prise dans un piège. Elle avait été transpercée. Un couteau, pensa-t-il. Konovalenko est un homme qui s’en tient aux armes à feu. Ce n’est pas un adepte de l’arme blanche. Et l’acolyte ? Victor Mabasha avait eu un couteau. Mais Victor Mabasha était à la morgue. Wallander alla dans la salle de bains. Konovalenko n’y avait rien laissé. Il retourna dans le séjour et se rassit une fois de plus, en choisissant un autre fauteuil pour observer la pièce sous un angle différent. Il y a toujours quelque chose. Il suffit de trouver… Prenant son élan, il parcourut la maison une troisième fois. Rien. Lorsqu’il se rassit, il était déjà vingt-deux heures quinze. Il n’avait plus beaucoup de temps.
Les anciens occupants de la ferme étaient des gens méticuleux. Il y avait une place bien définie pour chaque objet, chaque meuble, chaque appareil électroménager. Il cherchait quelque chose qui tranchât sur l’ordre ambiant. Son regard s’arrêta sur un rayonnage. Les livres étaient soigneusement alignés. Sauf sur la dernière étagère, celle du bas. Un livre avait été mal rangé. Il se leva et le prit. C’était un atlas routier de la Suède. Le rabat de la jaquette était glissé entre deux pages. Une partie du Småland : la région de Kalmar et l’île d’Öland. Il considéra la carte. Il s’assit à une table et ajusta le faisceau de la lampe. À quelques endroits, il repéra une légère trace de mine. Comme si quelqu’un avait suivi un trajet en effleurant la page avec un crayon. L’une des traces correspondait au début du pont reliant Öland à Kalmar. En bas de la page, près de Blekinge, il en trouva une autre. Il réfléchit un instant. Puis il chercha la carte de Scanie. Aucune empreinte de crayon. Il revint à la page précédente. Les traces suivaient la route de la côte vers Kalmar. Il reposa le livre, alla à la cuisine et appela Svedberg chez lui.
— Je suis à la ferme. Si je te dis « Öland », que me réponds-tu ?
Svedberg réfléchit.
— Rien du tout.
— Vous n’avez pas trouvé de bloc-notes dans la maison ? Pas de carnet d’adresses ?
— Tania avait un petit calendrier de poche dans son sac. Mais il n’y avait pas d’annotations.
— Aucun bout de papier ?
— Si tu regardes dans la cheminée, tu verras que quelqu’un y a brûlé des papiers. On a examiné les cendres. Il n’y avait rien. Pourquoi me parles-tu d’Öland ?
— J’ai trouvé une carte, c’est tout.
— Konovalenko est sans doute retourné à Stockholm. Je crois qu’il en a assez de la Scanie.
— Oui. Excuse-moi de t’avoir dérangé. Je vais partir.
— Pas de problème avec la clé ?
— Elle était à sa place.
Wallander rangea l’atlas sur l’étagère. Svedberg avait sans doute raison. Konovalenko était retourné à Stockholm.
Il alla dans la cuisine et but un verre d’eau. Son regard tomba sur l’annuaire posé sous le téléphone. Il le prit et l’ouvrit.
Quelqu’un avait noté une adresse sur la page de garde. Hemmansvägen 14. Au crayon. Il réfléchit un instant, puis il appela les renseignements et demanda le numéro d’un certain Wallander, domicilié à Kalmar, Hemmansvägen 14.
— Il n’y a pas de Wallander à l’adresse indiquée, dit la standardiste.
— L’abonnement est peut-être au nom de son chef. Mais j’ai oublié son nom…
— Edelman peut-être ?
— C’est bien cela.
Elle lui donna le numéro. Il la remercia. Puis il resta un instant immobile. Était-ce possible ? Konovalenko avait-il une autre retraite encore, sur l’île d’Öland cette fois ?
Il éteignit toutes les lampes, ferma la porte et replaça la clé dans la gouttière. Il y avait un peu de vent. La soirée était tiède. Sa décision avait pris forme toute seule. Quittant la ferme, il prit la route de Kalmar.
À Brösarp, il s’arrêta pour téléphoner. Ce fut son père qui répondit.
— Elle dort, dit-il. On a joué aux cartes.
— Je ne rentrerai pas cette nuit. Mais vous ne devez pas vous inquiéter. Je dois juste rattraper le temps perdu. Elle sait que j’aime travailler la nuit. Je rappellerai demain matin.
— Tu viens quand tu veux, dit son père simplement.
Wallander raccrocha en pensant que leur relation était peut-être vraiment en train de s’améliorer. Le ton entre eux avait changé. Pourvu que ça dure. Qu’il sorte malgré tout quelque chose de bon de cette épouvante…
Il arriva à Kalmar à quatre heures du matin. Il s’était arrêté à deux reprises, pour faire le plein et pour dormir un peu. Il contempla le gigantesque pont qui se dressait devant lui. L’eau scintillait dans le soleil matinal. Dans la cabine téléphonique du parking, il avait trouvé un annuaire déchiré. Hemmansvägen se trouvait juste de l’autre côté du pont. Avant de traverser, il sortit le pistolet de la boîte à gants et vérifia qu’il était chargé. Soudain, il se rappela qu’il était venu sur l’île autrefois avec ses parents et sa sœur Kristina. Le pont n’existait pas à cette époque. On traversait le détroit à bord d’un petit ferry. Ils avaient campé pendant une semaine. Il ne lui restait pas de souvenirs précis de ces vacances, seulement une sensation lumineuse. Un court instant, il crut capter quelque chose, comme une ombre enfuie. Puis ses pensées revinrent à Konovalenko. Il se trompait sûrement. Les traces de crayon à papier et l’adresse griffonnée sur la page de garde n’étaient pas de la main du Russe, et lui, Wallander, serait bientôt de retour à Ystad.
De l’autre côté du pont, il s’arrêta pour examiner le plan de l’île. Hemmansvägen était une petite rue latérale, juste avant l’entrée du parc animalier. La circulation était encore clairsemée. Après quelques minutes, il découvrit qu’il s’agissait d’une zone interdite aux engins à moteur. Il laissa la voiture sur un petit parking. Hemmansvägen était bordé de villas, neuves ou anciennes, qui avaient toutes de vastes jardins. La première portait le numéro 3. Un chien le considéra avec méfiance à travers le grillage. Il continua un peu et fit le décompte jusqu’au numéro 14. Il l’observa à distance. C’était une villa ancienne à deux étages peinte en jaune, ornée d’une petite tour, d’une fenêtre en encorbellement et de corniches chantournées. Il rebroussa chemin. Il voulait aborder la maison par l’arrière.
Un terrain d’athlétisme jouxtait le fond de la propriété. Il escalada la palissade, déchirant son pantalon à hauteur de la cuisse. À l’abri des gradins de bois, il s’approcha. Un kiosque au rebut était adossé à la clôture du jardin. Il courut, plié en deux, prit position sous l’auvent en panneau de fibres et tira son arme. Pendant cinq minutes, immobile, il contempla la maison. Tout était silencieux. Un peu plus loin, il y avait une cabane à outils. Il observa la villa encore un instant. Puis il rampa le long de la clôture, se hissa dessus, perdit l’équilibre et réussit in extremis à se laisser tomber du bon côté, dans le petit espace compris entre la clôture et la cabane. Il était hors d’haleine. Il observa la villa de cette nouvelle position. Pas un mouvement. Le jardin était mal entretenu. À côté de lui, une brouette remplie de feuilles mortes de l’année précédente. Il commençait à croire que la villa était à l’abandon. Quittant la cabane à outils, il courut jusqu’à la véranda. La porte d’entrée devait se trouver de l’autre côté. Un hérisson apparut devant ses pieds. Dans un long sifflement, il hérissa ses piquants, faisant sursauter Wallander, qui le braqua sans raison avec son arme. Une corne de brume résonna par-dessus le détroit. Qu’est-ce que je fais ici ? S’il y a quelqu’un dans cette maison, c’est sûrement un couple de vieux qui ne vont pas tarder à se réveiller après une bonne nuit. Que diront-ils en découvrant un commissaire enfui rôdant dans leur jardin ? Il avança jusqu’à l’angle de la villa et risqua un coup d’œil.
Konovalenko était dans la cour en train d’uriner contre un mât de drapeau. Pieds nus, vêtu d’un pantalon et d’une chemise déboutonnée. Wallander n’avait pas bougé. Quelque chose pourtant alerta le Russe. Il se retourna. Wallander avait son pistolet à la main. Pendant une fraction de seconde, tous deux évaluèrent la situation. Wallander comprit que Konovalenko avait commis l’erreur de sortir sans arme. Konovalenko comprit que Wallander aurait le temps de tirer avant qu’il puisse gagner la porte d’entrée. Il se rejeta sur le côté. Puis il se mit à courir en zigzag vers le portail. Il le franchit d’un bond. Il était déjà sur la route. Tout était allé si vite que Wallander ne put voir Sikosi Tsiki, observant la scène depuis la fenêtre.
Sans saisir la situation, Sikosi Tsiki pensa que les instructions données par Konovalenko la veille devaient maintenant entrer en vigueur. S’il arrive quelque chose, avait dit le Russe en lui remettant une enveloppe, ces papiers te permettront de retourner en Afrique du Sud. Une fois là-bas, l’homme que tu as déjà rencontré te donnera l’argent et les dernières recommandations.
Il attendit un instant à la fenêtre.
Puis il s’assit à une table et ouvrit l’enveloppe.
Une heure plus tard, il avait quitté la villa.
Konovalenko avait une avance d’environ cinquante mètres. Comment pouvait-il courir à cette vitesse ? Il se dirigeait vers le parking où Wallander avait laissé sa voiture. Konovalenko devait en avoir une au même endroit ! Wallander jura et tenta d’accélérer. Konovalenko s’engouffra dans une Mercedes, dont la portière n’était pas verrouillée. Le moteur rugit ; Wallander comprit que la clé devait déjà être dans le contact. Konovalenko était préparé, même s’il avait commis l’erreur de sortir de la villa sans arme. Au même instant, Wallander capta un reflet et se baissa d’instinct. La balle le dépassa en sifflant et ricocha contre l’asphalte. Wallander se jeta derrière un râtelier à vélos. Il entendit la voiture démarrer dans un crissement de pneus.
Il se rua vers sa propre voiture, en pensant qu’il avait déjà perdu la trace de Konovalenko. Mais celui-ci, il en était convaincu, chercherait en premier lieu à quitter l’île. Il mit les gaz. Au rond-point juste avant le pont, il l’aperçut. Au péril de sa vie, il doubla un poids lourd et faillit se retrouver dans les fleurs. Il se lança sur le pont en accélérant encore. La Mercedes était devant lui. Il devait inventer quelque chose. En cas de course poursuite prolongée, il n’aurait aucune chance.
Tout prit fin à l’endroit où le pont était le plus haut.
Konovalenko roulait très vite, mais Wallander le serrait de près. Lorsqu’il fut certain de ne pas risquer de toucher une voiture arrivant en sens inverse, il tira par la vitre ouverte. La première balle rata sa cible. Mais la deuxième, par un coup de chance incompréhensible, percuta une roue arrière. La Mercedes fit une embardée. Wallander freina désespérément et la vit s’encastrer dans le béton du parapet. Le choc fut violent. Wallander ne pouvait voir ce qu’il en était de Konovalenko. Sans réfléchir, il passa la première et fonça droit sur la Mercedes. Il eut un coup au cœur lorsque la ceinture de sécurité se tendit brutalement. Il malmena le levier de vitesses pour repasser en marche arrière. Les pneus hurlèrent. Puis il fonça à nouveau. Wallander recula et sortit de la voiture en s’abritant derrière la portière. Une file s’était formée derrière lui. Lorsqu’il agita son pistolet en criant aux automobilistes de dégager, certains abandonnèrent leur voiture et partirent en courant. Un embouteillage s’était aussi formé en sens inverse, Konovalenko demeurait invisible. Wallander tirait sur la tôle défoncée. Une balle fit exploser le réservoir. Il ne réussit jamais à déterminer si c’était cela qui avait mis le feu à l’essence, mais soudain le véhicule s’embrasa. Wallander approcha prudemment.
Konovalenko brûlait.
Il était coincé sur le dos, le haut du corps dépassant du pare-brise. Wallander se rappellerait toujours son regard fixe, comme s’il ne parvenait pas à croire ce qui lui arrivait. Ensuite ses cheveux prirent feu. Quelques secondes plus tard, Wallander comprit qu’il était mort. Il entendit des sirènes approcher au loin. Lentement, il retourna à sa propre voiture, qui était dans un sale état, et s’appuya contre la portière.
Il regarda le détroit de Kalmar. L’eau scintillait. L’air sentait bon le sel et la mer. Il avait la tête complètement vide. Quelque chose, venait de prendre fin, et c’était une sensation étourdissante. Puis il entendit un porte-voix hurler que quelqu’un devait poser son arme. Il finit par comprendre que cela s’adressait à lui. En se retournant, il vit des voitures de pompiers et de police à l’entrée du pont, du côté de Kalmar. La Mercedes brûlait toujours. Wallander regarda son pistolet. Puis il le balança par-dessus le parapet. Des hommes approchaient, l’arme au poing. Il agita sa carte.
— Commissaire Wallander ! Je suis de la police !
Il fut bientôt encerclé par des collègues méfiants.
— Je m’appelle Wallander, répéta-t-il. Vous avez peut-être entendu parler de moi dans les journaux. Je suis recherché depuis une semaine.
— Je te reconnais, dit un policier avec un accent du Småland à couper au couteau.
— Le type qui brûle dans la voiture là-bas est Konovalenko, dit Wallander. Celui qui a tué le jeune policier de Stockholm. Et pas mal d’autres gens.
Wallander regarda autour de lui.
Il sentait monter quelque chose qui était peut-être de la joie, peut-être du soulagement.
— On y va ? J’ai besoin d’un café. Je croîs qu’il n’arrivera rien de plus ici.