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Sikosi Tsiki débarqua en Suède le mercredi 13 mai.

Le soir même, il apprit par Konovalenko qu’il resterait dans le sud du pays. L’entraînement aurait lieu là, et il quitterait le pays à partir de là. Après avoir été averti par Jan Kleyn de l’arrivée imminente du remplaçant, Konovalenko avait d’abord envisagé d’établir le camp dans les environs de Stockholm. Il y avait de nombreuses possibilités, surtout à proximité d’Arlanda, où les décollages et atterrissages incessants noyaient tous les autres bruits. Parfait pour un terrain de tir. Par ailleurs, il y avait le problème Victor Mabasha et ce Wallander qu’il commençait sérieusement à haïr. Une fois qu’il l’aurait neutralisé, la police serait sur les dents. Par mesure de sécurité, il résolut d’agir sur deux fronts. Tania resterait avec lui à Stockholm tandis que Rykoff serait envoyé dans le Sud pour dénicher une maison possible. Rykoff avait parlé du Småland, en affirmant qu’il serait beaucoup plus facile de trouver des fermes isolées là-bas. Mais Konovalenko voulait être à proximité d’Ystad. S’il ne retrouvait pas Mabasha et le policier à Stockholm, ceux-ci referaient tôt ou tard surface dans la ville de Wallander. Il était convaincu que le nègre et le flic avaient désormais partie liée. De quelle manière ? Il l’ignorait. Mais s’il retrouvait l’un des deux, il trouverait également l’autre.

Rykoff se rendit au syndicat d’initiative d’Ystad et loua une maison située au nord-est de la ville, vers Tomelilla. La situation géographique aurait pu être meilleure. Mais il y avait, jouxtant la propriété, une carrière abandonnée qui pouvait servir aux exercices de tir. Konovalenko ayant décidé que Tania serait de la partie, Rykoff n’avait pas eu à remplir le congélateur. Il avait donc meublé l’attente, sur ordre de Konovalenko, en dénichant l’adresse de Wallander et en maintenant l’immeuble sous surveillance. Mais Wallander ne se montrait pas. Aucun informateur n’avait encore repéré Mabasha à Stockholm, mais Konovalenko restait convaincu que le nègre se cachait quelque part en ville. Il avait aussi du mal à imaginer que Wallander prendrait le risque de rentrer chez lui ; il devait se douter que son domicile était surveillé.

Ce fut pourtant là que Rykoff finit par le découvrir, le mardi peu après dix-sept heures. Wallander était sorti de l’immeuble. Seul. Rykoff constata tout de suite qu’il était sur ses gardes. Il partit à pied ; impossible de le suivre en voiture. Rykoff décida de rester sur place. Dix minutes plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau. Rykoff se figea. Une jeune fille apparut, qui devait être la fille de Wallander ; Rykoff ne l’avait encore jamais vue. Derrière elle, Victor Mabasha. Ils traversèrent la rue, montèrent dans une voiture qui démarra. Au lieu de les suivre, Rykoff composa le numéro de l’appartement de Järfälla où Konovalenko logeait provisoirement avec Tania. Ce fut elle qui répondit. Rykoff lui demanda de lui passer Konovalenko. Après avoir écouté, celui-ci prit aussitôt sa décision. Il viendrait en Scanie le lendemain matin. Il resterait là-bas le temps de récupérer Sikosi Tsiki et de liquider Wallander, Mabasha, et au besoin également la fille. Pour la suite des opérations, on verrait. L’appartement de Järfälla serait toujours disponible.

Au cours de la nuit, Konovalenko prit la route avec Tania. Rykoff les retrouva sur un parking à l’ouest d’Ystad. Ils se rendirent immédiatement dans la maison qu’il avait louée. Dans l’après-midi, Konovalenko fit un détour par Mariagatan. Longtemps, il contempla l’immeuble où vivait Wallander. Sur le chemin du retour, il s’arrêta aussi devant le commissariat.

La situation était très simple. Il ne pouvait pas se permettre un nouvel échec. Déjà, il vivait dangereusement. Il y avait un risque, minime mais réel, que Jan Kleyn disposât d’un informateur. Il avait mis des gens sur le coup, mais aucun n’avait pu déceler une surveillance commandée par Jan Kleyn.

Konovalenko et Rykoff consacrèrent la journée à établir un plan. Il fallait un assaut brutal, direct.

— De quoi dispose-t-on ?

— De tout, pratiquement, sauf de lance-grenades, répondit Rykoff. On a des explosifs, des détonateurs, des grenades, des armes automatiques, des fusils, des pistolets, du matériel de communication.

Konovalenko but un verre de vodka. Il aurait préféré capturer Wallander vivant, pour obtenir une réponse à certaines questions. Il renonça à cette idée. Il ne pouvait pas prendre ce risque.

Sa décision était prise.

— Demain matin, quand Wallander sera sorti, Tania entrera dans l’immeuble pour repérer la porte. Elle fera semblant de distribuer des réclames, on peut s’en procurer dans un supermarché. Ensuite, on met l’immeuble sous surveillance constante. S’ils sont là demain soir, on y va. On fait sauter la porte et on se sert des armes à feu. Sauf imprévu, on les tue tous les deux et on s’en va.

— Ils sont trois, fit remarquer Rykoff.

— Deux ou trois. On ne peut pas se payer le luxe d’un survivant.

— Le nouvel Africain que je dois aller chercher ce soir… il sera de la partie ?

— Non. Il attendra ici avec Tania.

Il dévisagea le couple.

— Il se trouve que Victor Mabasha est mort depuis quelques jours. C’est du moins ce que doit croire Sikosi Tsiki. C’est compris ?

Vladimir et Tania hochèrent la tête.

Konovalenko remplit son verre et celui de Tania. Rykoff refusa, il avait une charge d’explosifs à préparer. En plus, il devait aller chercher Sikosi Tsiki à Limhamn dans quelques heures.

— Offrons-lui un dîner de bienvenue, dit Konovalenko. Je n’aime pas manger avec un Africain, pas plus que vous. Mais le travail exige quelques concessions.

— Victor Mabasha n’aimait pas la cuisine russe, dit Tania.

Konovalenko réfléchit.

— Du poulet alors. Tous les Africains aiment ça.

 

À dix-huit heures, Rykoff alla chercher Sikosi Tsiki à Limhamn. Lorsqu’ils furent à table, Konovalenko leva son verre.

— Demain tu te reposes, dit-il. On commence vendredi.

Sikosi Tsiki acquiesça. Le nouveau candidat était aussi taciturne que son prédécesseur.

Des hommes silencieux, pensa Konovalenko, Impitoyables quand la situation l’exige. Comme moi.

 

Wallander avait consacré les jours suivant son retour à Ystad à planifier différentes formes d’activité criminelle. Avec une résolution farouche, il préparait la fuite de Victor Mabasha. Malgré ses scrupules, il était parvenu à la conclusion que c’était la seule possibilité de reprendre le contrôle des événements. Les reproches qu’il s’adressait étaient intenses. Même si Victor Mabasha n’avait pas tué Louise Åkerblom, il avait été présent au moment des faits. Il avait volé des voitures et cambriolé un magasin. Comme si cela ne suffisait pas, il se trouvait en Suède de façon illégale et il avait prémédité un crime grave dans son pays d’origine. Wallander tentait de se convaincre que ce crime serait évité de cette manière. De plus, Mabasha échapperait à Konovalenko. Une fois arrêté, celui-ci serait puni pour le meurtre de Louise Åkerblom. Wallander avait maintenant l’intention d’envoyer un message aux collègues sud-africains via Interpol. Mais d’abord, il fallait faire partir Mabasha. Pour ne pas attirer l’attention, il avait pris contact avec une agence de voyages de Malmö. Victor lui avait expliqué qu’il ne pouvait pas entrer en Afrique du Sud sans visa. En tant que citoyen suédois, il pouvait en revanche entrer en Zambie. Il lui restait assez d’argent à la fois pour le billet et pour le voyage final, via le Zimbabwe et le Botswana. Ensuite, il traverserait la frontière clandestinement. L’agence de Malmö proposa plusieurs possibilités. Pour finir, ils résolurent que Victor Mabasha s’envolerait d’abord pour Londres, puis pour Lusaka avec la Zambia Airways. Wallander devait donc lui procurer un faux passeport. C’était là son plus gros problème, d’un point de vue pratique mais aussi moral. Établir un faux passeport dans son propre commissariat revenait pour lui à trahir la corporation tout entière. Victor Mabasha s’était engagé à détruire le passeport dès qu’il aurait franchi le contrôle en Zambie.

— Le jour même, avait insisté Wallander. Il faudra le brûler immédiatement.

Wallander avait acheté un appareil photo bon marché et réalisé quelques photos d’identité. Le seul problème non encore résolu, c’était la manière dont Victor Mabasha réussirait à franchir le contrôle, en Suède. Même s’il était détenteur d’un passeport suédois techniquement authentique et ne figurant pas sur la liste rouge de la police des frontières, le risque était énorme. Après maintes hésitations, Wallander décida de le faire passer par le terminal des hydroglisseurs à Malmö. Il lui fournirait un billet de première classe, dans l’espoir que la carte d’embarquement diminuerait la vigilance des collègues. Linda jouerait le rôle de sa petite amie. Ils se quitteraient devant les guichets de contrôle, et Wallander lui apprendrait quelques répliques en parfait suédois.

Les billets furent réservés. Victor Mabasha quitterait la Suède le vendredi 15 mai au matin. D’ici là, il fallait fabriquer le faux passeport.

Le mardi après-midi, il avait rempli un formulaire de demande de passeport pour son père, en emportant deux photographies du vieil homme. Les formalités avaient été simplifiées récemment : le passeport était confectionné sur place, sous les yeux de l’intéressé. Wallander attendit que la préposée eût expédié son dernier client. Elle s’apprêtait à fermer le guichet.

— Excuse-moi d’arriver si tard, dit Wallander. Mon père doit participer à un voyage de retraités en France. Il a évidemment réussi à brûler son passeport en triant des vieux papiers.

— Ce sont des choses qui arrivent, dit la femme qui s’appelait Irma. Il le lui faut aujourd’hui ?

— Si possible, dit Wallander. Désolé de venir si tard.

— Et le meurtre de la femme ? fit-elle en prenant les photographies et le formulaire. Vous ne l’avez toujours pas éclairci…

Wallander suivit attentivement son travail. Il vit le passeport prendre forme. Lorsqu’il eut le résultat en main, il pensa pouvoir reproduire ses gestes.

— C’est d’une simplicité surprenante, dit-il.

— Mais c’est ennuyeux. Pourquoi toutes les tâches deviennent-elles plus ennuyeuses quand elles sont simplifiées ?

— Tu n’as qu’à entrer dans la police. On ne s’ennuie jamais.

— Je suis de la police, dit-elle. Et je n’aimerais pas changer de place avec toi. Ça doit être terrible de récupérer un cadavre dans un puits. Quel effet ça fait ?

— Je ne sais pas. En fait je crois que c’est trop, on est comme anesthésié, on ne sent plus rien. Mais il y a sûrement un rapport là-dessus au ministère de la Justice. L’effet que ça fait aux policiers de ramasser des cadavres de femmes dans des puits…

Il resta à bavarder pendant qu’elle fermait le bureau. Tous les passeports vierges étaient conservés dans un coffre-fort. Mais il savait où étaient les clés.

Ils avaient convenu que Victor Mabasha quitterait le pays sous le nom de Jan Berg. Ils avaient testé une quantité de noms afin de découvrir celui qu’il aurait le plus de facilité à prononcer, Victor voulut savoir ce qu’il signifiait. « Berg signifie, euh… montagne », répondit Wallander. Victor se montra satisfait. Wallander avait compris au cours de leurs conversations de ces derniers jours que cet homme vivait en contact étroit avec un monde d’esprits qui lui était complètement étranger. Rien n’était un hasard, pas même un changement de nom fortuit. Linda avait pu lui expliquer certaines choses concernant le mode de pensée de Victor Mabasha. Pourtant, ce monde lui demeurait complètement opaque. Victor parlait de ses ancêtres comme s’ils étaient vivants. Wallander ne parvenait pas toujours à discerner si les événements qu’il évoquait remontaient à un siècle ou à quelques jours. Victor Mabasha le fascinait malgré lui. Il lui paraissait de plus en plus difficile de comprendre que cet homme-là puisse être un criminel dangereux.

Wallander s’attarda dans son bureau ce mardi soir. Pour passer le temps, il commença une lettre à Baiba Liepa. Après l’avoir relue, il la déchira. Un jour, il lui enverrait une lettre. Ce jour n’était pas encore venu.

Vers vingt-deux heures, il ne restait plus au commissariat que le personnel de garde. N’osant pas allumer la lumière dans le bureau des passeports, il s’était équipé d’une lampe torche munie d’un réflecteur, qui dispensait une lumière bleue. Il longea le couloir en regrettant de n’être pas en route vers un tout autre endroit, n’importe lequel. Il pensa à Victor et se demanda très vite si les policiers suédois avaient un esprit protecteur qui veillait sur leurs pas lorsqu’ils s’apprêtaient à commettre des actes répréhensibles.

La clé était à sa place dans l’armoire à documents. Il resta un instant à contempler la machine qui transformait en passeport valable les photographies et les cases dûment remplies du formulaire.

Puis il enfila des gants en plastique et se mit au travail. En entendant un bruit de pas, il plongea derrière la machine et éteignit sa lampe. Les pas s’éloignèrent. Il se remit à l’œuvre. La sueur coulait sous sa chemise. Enfin, il éteignit l’appareil et remit la clé à sa place. Tôt ou tard, un contrôle révélerait qu’un passeport vierge avait disparu. Peut-être dès le lendemain. Cela causerait de gros ennuis à Björk. Mais rien ne permettrait de remonter jusqu’à Wallander.

De retour dans son bureau, en s’affalant dans son fauteuil, il s’aperçut qu’il avait oublié de tamponner le passeport. Il jura à voix basse et jeta le document sur la table.

Au même instant, la porte s’ouvrit. Martinsson tressaillit en voyant Wallander.

— Désolé, je ne pensais pas que tu serais encore là. J’ai oublié mon bonnet.

— Ton bonnet ? On est au mois de mai.

— Je crois que je suis en train de m’enrhumer. Je l’avais hier pendant la réunion.

Wallander ne se rappelait pas que Martinsson ait eu un bonnet la veille lorsqu’ils avaient passé en revue les dernières nouvelles de l’enquête et la traque infructueuse de Konovalenko.

— Regarde sous le fauteuil, dit-il.

Martinsson se baissa. Wallander en profita pour ranger le passeport dans sa poche.

— Il n’y a rien, dit Martinsson. Je perds toujours mes bonnets.

— Demande à la femme de ménage.

Martinsson allait sortir, mais soudain il se ravisa.

— Tu te souviens de Peter Hanson ?

— Comment pourrais-je l’avoir oublié ?

— Svedberg l’a appelé il y a quelques jours pour l’interroger sur un détail du rapport d’audition. Il lui a raconté le cambriolage dans ton appartement. Les voleurs se connaissent les uns les autres. Svedberg pensait que ça valait le coup d’essayer. Peter Hanson a appelé aujourd’hui pour dire qu’il savait peut-être qui était le responsable.

— Fichtre. S’il peut me retrouver les disques et les cassettes, je suis prêt à oublier la stéréo.

— Tu pourras en parler à Svedberg demain. Et ne traîne pas trop.

— J’allais partir, dit Wallander en se levant.

Martinsson était toujours à la porte.

— Tu crois qu’on le retrouvera ? demanda-t-il.

— Konovalenko ? Bien sûr que oui.

— Je me demande s’il est encore dans le pays.

— Il faut partir de cette hypothèse.

— Mais l’Africain ?

— Konovalenko aura sûrement une explication à nous donner.

Martinsson acquiesça pensivement.

— Encore une chose, dit-il. Louise Åkerblom sera enterrée demain…

Wallander le regarda. Mais il ne dit rien.

L’enterrement était prévu pour quatorze heures. Wallander avait hésité jusqu’à la dernière minute. Il n’avait aucun lien personnel avec la famille Åkerblom. Louise était déjà morte lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Et la présence d’un policier pouvait être mal interprétée, dans la mesure où le tueur n’avait pas encore été retrouvé. Wallander ne savait pas au juste pourquoi il envisageait d’y aller. Par curiosité peut-être ? Ou par mauvaise conscience ? Mais, à treize heures, il enfila un costume sombre. Il chercha longtemps sa cravate blanche, Victor Mabasha le considérait tandis qu’il nouait la cravate devant le miroir de l’entrée.

— Je vais à un enterrement, annonça Wallander. La femme tuée par Konovalenko.

— Si tard ? Chez nous, on enterre nos morts tout de suite, pour qu’ils ne reviennent pas.

— Nous ne croyons pas aux fantômes.

— Les esprits ne sont pas des fantômes. Parfois je me demande comment ça se fait que les Blancs comprennent si peu de choses.

— Tu as peut-être raison. Ou alors c’est le contraire. Tu as tort.

Il sortit. La question de Victor Mabasha l’avait irrité.

C’est qui, ce salaud de Noir qui prétend me donner des leçons ? pensa-t-il avec défi. Où serait-il sans moi, sans mon aide ?

Il laissa la voiture à distance de la chapelle située à côté du crématorium et attendit pendant que les cloches sonnaient et que les gens vêtus de noir entraient. Lorsque le gardien s’apprêta à fermer la peste, il entra et s’assit sur le dernier banc. Un homme se retourna pour le saluer. C’était un journaliste d’Ystads Allehanda.

La musique de l’orgue lui serra immédiatement la gorge. Il avait toujours autant de mal à supporter les enterrements. Il redoutait le jour où il devrait accompagner son père jusqu’à la tombe. L’enterrement de sa mère, onze ans plus tôt, lui laissait encore de mauvais souvenirs. Il était censé faire un petit discours à côté du cercueil ; mais il s’était effondré et avait dû quitter le temple précipitamment.

Pour se maîtriser, il se mit à observer les personnes présentes. Au premier rang, Robert Åkerblom et les deux petites filles, en robe blanche. Le pasteur Tureson était assis à côté de lui. Soudain, il songea aux menottes qu’il avait trouvées dans un tiroir chez les Åkerblom. Cela faisait plus d’une semaine qu’il n’y avait pas songé.

Il existe une curiosité policière qui dépasse le cadre de l’enquête, pensa-t-il. Peut-être s’agit-il d’une déformation professionnelle, à force de fouiller dans les cachettes les plus intimes des gens ? Je sais que ces menottes n’ont rien à voir avec sa disparition. Pourtant je suis prêt à me décarcasser pour savoir ce qu’elles faisaient dans ce tiroir, quelle signification elles avaient pour Louise Åkerblom, peut-être aussi pour son mari…

Il rejeta ces mauvaises pensées et se concentra sur la cérémonie. Pendant le discours du pasteur Tureson, son regard croisa celui de Robert Åkerblom. Malgré la distance, il perçut l’immensité de son chagrin et de sa solitude. Il eut à nouveau une boule dans la gorge. Il s’aperçut qu’il pleurait. Il ferma les yeux et se concentra sur Konovalenko. Comme la plupart des autres policiers du pays sans doute, Wallander n’était pas en secret un partisan convaincu de l’interdiction absolue de la peine de mort. Mis à part le scandale de la levée de cette interdiction contre les traîtres pendant la guerre, il ne pensait pas que la peine capitale dût s’appliquer en tant que sanction légitime pour certains types de crime. C’était plutôt que certains meurtres, certains viols, par leur brutalité, leur total mépris de la vie humaine, le conduisaient parfois à penser que quelqu’un pouvait perdre le droit de vivre. Il voyait bien que le raisonnement était contradictoire, et qu’une telle législation serait à la fois impossible et absurde. En dernier recours, c’était seulement son expérience, brute, non réfléchie mais douloureuse, qui s’exprimait ainsi. Ce qu’il était contraint de voir en tant que policier le conduisait à des réactions irrationnelles et extrêmement pénibles. Après la cérémonie, il serra la main de Robert Åkerblom et des parents proches. Il évita de regarder les deux petites, de peur de fondre en larmes.

Le pasteur Tureson le prit à part devant la chapelle.

— Votre présence est très appréciée, dit-il. Personne ne pensait sans doute que la police enverrait quelqu’un à l’enterrement.

— Je ne représente que moi.

— C’est d’autant plus méritoire, dit le pasteur. Vous recherchez toujours le responsable de cette tragédie ?

Wallander hocha la tête.

— Vous le retrouverez ?

— Oui, Tôt ou tard. Comment va Robert Åkerblom ? Comment vont les filles ?

— Le soutien de la communauté leur sauve la vie en ce moment. Et il a sa foi en Dieu.

— Il croit donc encore, dit Wallander doucement.

Le pasteur Tureson fronça les sourcils.

— Pourquoi abandonnerait-il son Dieu à cause de ce qu’un être humain lui a fait ?

— Non. En effet.

— Tout le monde se retrouve au temple dans une heure. Vous êtes le bienvenu.

— Merci, mais je dois retourner travailler.

Ils se serrèrent la main. Wallander se dirigea vers sa voiture. Brusquement, il s’aperçut que le printemps explosait autour de lui.

Dès que Victor Mabasha sera parti, pensa-t-il, dès que Konovalenko sera arrêté, je vais me consacrer au printemps.

 

Le jeudi matin, Wallander conduisit sa fille à Löderup. À l’arrivée, elle résolut soudain de passer la nuit là-bas. Le jardin était presque retourné à l’état sauvage. Elle voulait s’en occuper. Cela lui prendrait deux jours au bas mot.

— Si tu changes d’avis, tu peux toujours m’appeler.

— Tu pourrais plutôt me remercier d’avoir fait le ménage dans ton appartement, dit-elle. Il était dans un sale état.

— Je sais, dit-il. Merci.

— Combien de temps dois-je rester ici ? J’ai des choses à faire à Stockholm.

— Pas longtemps, dit Wallander sans conviction.

De façon surprenante, elle se contenta de cette réponse.

Ensuite, il eut une longue conversation avec le procureur Åkeson. Avec l’aide de Martinsson et de Svedberg, Wallander avait depuis son retour de Stockholm rassemblé et synthétisé tout le matériau de l’enquête.

Vers seize heures, il rentra chez lui après avoir acheté des provisions. Sur le tapis de l’entrée, il y avait un tas impressionnant de réclames de supermarché. Sans s’y attarder, il jeta le tout à la poubelle. Puis il prépara à dîner pour Victor et pour lui. Ensemble, ils passèrent une fois de plus en revue tous les aspects pratiques du voyage. Les répliques mémorisées par Victor commençaient à prendre tournure.

Après le dîner, ils s’occupèrent du dernier détail. Victor Mabasha devait tenir un pardessus sur son bras gauche de manière à dissimuler le bandage qui couvrait encore sa main mutilée. Ils répétèrent plusieurs fois le geste de tirer le passeport de sa poche intérieure tout en gardant le pardessus sur le bras gauche. Wallander était satisfait. Personne ne s’apercevrait de la manœuvre.

— Tu pars pour Londres avec une compagnie anglaise. SAS aurait été trop risqué. Les hôtesses de l’air suédoises lisent les journaux et regardent les informations à la télé. Elles pourraient remarquer ta main et donner l’alerte.

Lorsqu’il n’y eut plus de questions à régler, il s’installa un silence que ni l’un ni l’autre ne parvinrent à rompre. Pour finir, Victor Mabasha se leva et se plaça debout devant Wallander.

— Pourquoi m’as-tu aidé ?

— Je ne sais pas. Souvent je me dis que je devrais te passer les menottes. C’est peut-être toi qui as tué Louise Åkerblom, malgré tout. Tu m’as toi-même raconté de quelle façon on apprend à mentir dans ton pays… Je sais que je prends un grand risque en te laissant partir.

— Pourtant tu le fais.

— Pourtant je le fais.

Victor détacha un bijou qu’il portait au cou et le lui tendit. C’était une dent de fauve.

— Le léopard est un chasseur solitaire, dit-il. Contrairement au lion, il ne croise que ses propres traces. Pendant la chaleur du jour, il se repose dans les arbres avec les aigles. La nuit, il se lève. Le léopard est un chasseur hors pair. Il est aussi le plus grand défi pour les autres chasseurs, Ceci est une canine d’un léopard. Je veux que tu la gardes.

— Je ne suis pas certain d’avoir compris, dit Wallander. Mais j’accepte le cadeau.

— On ne peut pas tout comprendre. Un récit est un voyage qui n’a pas de fin.

— C’est peut-être ce qui nous sépare. Moi, je suis habitué à ce qu’une histoire ait une fin. Je m’y attends. Toi, tu considères qu’une bonne histoire est infinie.

— Peut-être. C’est parfois une chance de savoir qu’on ne reverra jamais quelqu’un. Car alors, quelque chose survit.

— Peut-être. Mais j’en doute.

Victor Mabasha ne répondit pas.

Une heure plus tard il donnait sur le canapé, pendant que Wallander contemplait la dent qu’il avait reçue.

Soudain, il constata qu’il était inquiet. Il alla dans la cuisine plongée dans l’obscurité et jeta un regard par la fenêtre. Tout était calme. Puis il se rendit dans l’entrée et vérifia que la porte était bien verrouillée. Il s’assit sur un tabouret près du téléphone et pensa qu’il était épuisé. Dans douze heures, Victor Mabasha serait parti.

Il regarda à nouveau la dent.

Personne ne me croirait de toute manière. Rien que pour cela, il vaut mieux que je ne parle à personne des jours et des nuits que je viens de passer avec lui.

Ce secret, je l’emporterai avec moi.

 

Lorsque Jan Kleyn et Franz Malan se retrouvèrent à Hammanskraal le vendredi 15 mai au matin, ils constatèrent très vite que ni l’un ni l’autre n’avaient trouvé de faille importante dans le dispositif.

L’attentat aurait lieu au Cap le 12 juin. Depuis les hauteurs de Signal Hill derrière le stade où devait parler Nelson Mandela, Sikosi Tsiki aurait une position idéale pour décharger son fusil à longue portée. Ensuite, il disparaîtrait sans laisser de trace.

Il y avait cependant deux choses que Jan Kleyn n’avait révélées ni à Franz Malan ni aux autres membres du Comité. Pour la survie de la domination blanche, il était prêt à emporter dans sa future tombe quelques secrets choisis. Dans l’histoire du pays, certains événements, certains liens ne seraient jamais révélés.

Premièrement, il ne voulait pas courir le risque de laisser Sikosi Tsiki en vie après l’attentat. Il ne doutait pas de son silence. Mais de la même manière que les pharaons des temps anciens faisaient tuer les ouvriers ayant construit les chambres secrètes des pyramides, afin que nul ne pût connaître leur existence, lui, Jan Kleyn, sacrifierait Sikosi Tsiki. Il le tuerait de ses propres mains et il veillerait à ce que le corps ne soit jamais retrouvé.

Le deuxième secret était que Victor Mabasha fût resté en vie jusqu’à la veille. Il avait maintenant la certitude qu’il était mort. Mais, pour Jan Kleyn, c’était un échec personnel que l’Africain eût réussi à leur échapper si longtemps. Il se sentait responsable de l’erreur de Konovalenko et de son incapacité répétée à clore le chapitre Victor Mabasha. L’homme du KGB avait révélé des faiblesses inattendues. Sa tentative de masquer sa défaillance par un mensonge était impardonnable. Jan Kleyn se sentait toujours personnellement humilié lorsque quelqu’un sous-estimait sa faculté d’obtenir les renseignements dont il avait besoin. Une fois l’attentat contre Mandela accompli, il prendrait sa décision. Était-il prêt à accueillir le Russe en Afrique Sud, oui ou non ? Il ne doutait pas de la capacité de l’homme à mener à bien la formation du remplaçant. Mais c’était peut-être cette défaillance, cette hésitation perçue chez l’ancien officier du KGB, qui était en dernier recours responsable de l’effondrement de l’empire soviétique. Il n’excluait pas la possibilité de faire disparaître en fumée Konovalenko ainsi que ses assistants, Vladimir et Tania. L’opération en cours exigeait un ménage minutieux. Il ne comptait pas confier cette mission à d’autres. Il s’en chargerait seul.

Assis autour du feutre vert, ils faisaient un dernier point. Au cours de la semaine écoulée, Franz Malan s’était rendu dans le stade où devait parler Nelson Mandela. Il avait aussi passé un après-midi à l’endroit où se cacherait Sikosi Tsiki. Il en avait fait un enregistrement vidéo qu’ils regardèrent trois fois de suite au magnétoscope. Le seul élément manquant était un rapport sur les conditions atmosphériques habituelles dans la ville du Cap au mois de juin. Sous couvert de représenter un club de yachting, Franz Malan avait pris contact avec l’Institut météorologique, qui s’était engagé à lui transmettre les informations. Le nom et l’adresse qu’il avait donnés ne pourraient jamais être retracés.

Jan Kleyn, de son côté, n’avait effectué aucun travail à caractère pratique. Son intervention se situait à un autre niveau : la dissection théorique du projet. Il avait soupesé différentes éventualités, organisé un jeu de rôles solitaire, jusqu’à acquérir la certitude qu’un problème inattendu ne pourrait pas se présenter.

Deux heures plus tard, leur travail touchait à sa fin.

— Dernière chose, dit Jan Kleyn. Nous devons savoir quel est le dispositif prévu par la police du Cap en vue du 12 juin.

— Je m’en charge. On va envoyer une circulaire à tous les districts de police exigeant qu’ils nous transmettent longtemps à l’avance une copie des dispositifs prévus pour tous les meetings politiques importants.

Ils sortirent sur la terrasse pour attendre l’arrivée des autres membres du Comité. Ils contemplèrent la vue en silence. À la périphérie de leur champ de vision, une épaisse fumée s’élevait au-dessus d’un quartier noir.

— Ce sera un bain de sang, dit Franz Malan. J’ai encore du mal à imaginer ce qui va se produire.

— Vois-le comme un processus de purification. Cette expression éveille des associations plus agréables que le bain de sang. En plus, c’est ce que nous recherchons.

— Tout de même… Pourrons-nous contrôler les conséquences ?

— La réponse est simple, dit Jan Kleyn. Il le faut.

À nouveau ce trait fataliste, pensa Franz Malan. Il regarda à la dérobée l’homme debout à quelques mètres de lui. Parfois il lui venait un doute. Jan Kleyn était-il dément ? Un psychopathe masquant sous une façade soigneusement maîtrisée la brutale vérité quant à lui-même ?

Cette pensée le mettait extrêmement mal à l’aise. Il ne pouvait que la repousser.

 

À quatorze heures, tous les membres du Comité étaient réunis. Franz Malan et Jan Kleyn passèrent la vidéo et livrèrent leurs conclusions. Les questions furent peu nombreuses, les objections faciles à parer. Le tout dura moins d’une heure. Peu avant quinze heures, on procéda au vote. La décision était prise.

Dans vingt-huit jours exactement, Nelson Mandela n’existerait plus.

Les hommes quittèrent Hammanskraal à quelques minutes d’intervalle. Jan Kleyn fut le dernier à partir. Le compte à rebours avait commencé.