16
En arrivant au commissariat central le mardi matin, Wallander apprit que Lovén était déjà en réunion avec le groupe d’enquête travaillant sur le meurtre de Tengblad. Il prit un café au distributeur et se rendit dans le bureau de Lovén pour appeler Ystad.
— Que se passe-t-il ? demanda Martinsson.
— Pour l’instant, je vais m’occuper d’un type qui est peut-être russe et qui s’appelle peut-être Konovalenko.
— Tu n’as pas dégoté un nouveau Balte, j’espère.
— Si ça se trouve, il ne s’appelle pas Konovalenko et il n’est pas russe. Il est peut-être suédois.
— Alfred Hanson a dit que l’homme qui lui a loué la maison avait un accent.
— Précisément, dit Wallander. Mais je doute que ce soit Konovalenko.
— Pourquoi ?
— Un pressentiment. Il n’y a que ça dans cette enquête. Ça ne me plaît pas. En plus, Hanson a dit que son visiteur était très gros. Ça ne colle pas avec le meurtrier de Tengblad. Si c’est le même homme.
— Et l’Africain au doigt coupé ? Qu’est-ce que tu en fais ?
Wallander lui raconta sa visite à l’Aurora la veille au soir.
— Alors tu restes à Stockholm ?
— Oui. Au moins un jour encore. Tout est calme à Ystad ?
— Robert Åkerblom a demandé par l’intermédiaire du pasteur Tureson quand il pourrait enterrer sa femme.
— Je ne pense pas qu’il y ait un obstacle.
— Björk voulait que je t’en parle.
— C’est fait. Quel temps avez-vous ?
— Normal.
— C’est-à-dire ?
— Météo d’avril. Ça change en permanence. Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’il fait chaud.
— Pourrais-tu rappeler mon père pour lui dire que je suis encore à Stockholm ?
— Quand je l’ai eu au téléphone hier, il m’a invité. Mais je n’avais pas le temps.
— Tu peux faire ça pour moi ?
— Tout de suite.
Wallander fit le numéro de Linda. Il entendit à sa voix qu’il l’avait réveillée.
— Tu devais m’appeler hier, ».
— J’ai travaillé tard.
— On peut se voir dans la matinée.
— Ça ne va pas être possible, je crois. Je vais être très occupé.
— Tu n’en as peut-être pas envie ?
— Tu sais bien que si. Je te rappelle.
Wallander raccrocha en voyant arriver Lovén. Il avait blessé Linda. Pourquoi ne voulait-il pas que Lovén entende qu’il parlait à sa fille ? Il ne se comprenait pas lui-même.
— Tu as une tête épouvantable, dit Lovén. Tu n’as pas dormi cette nuit ?
— Peut-être trop dormi au contraire, éluda Wallander. C’est parfois pire. Comment ça va ?
— Pas de percée encore. Mais ça va venir.
— J’ai une question. Les collègues d’Ystad ont reçu une info anonyme comme quoi un Russe qui s’appelle peut-être Konovalenko serait impliqué dans le meurtre de Tengblad.
Lovén fronça les sourcils.
— Il faut le prendre au sérieux ?
— L’informateur semblait fiable.
Lovén réfléchit avant de répondre.
— C’est vrai qu’on a du souci avec les criminels russes qui ont commencé à s’installer en Suède. Le problème ne risque pas de diminuer. Alors on essaie de se faire une idée de la situation.
Il fouilla parmi ses dossiers.
— Voilà. Nous avons un homme qui s’appelle Rykoff, Vladimir Rykoff. Il habite à Hallunda. S’il existe un Konovalenko en ville, Rykoff devrait le savoir.
— Pourquoi ?
— Il a la réputation d’être extrêmement bien informé sur ce qui se passe dans les cercles immigrés. On pourrait faire un tour là-bas, lui rendre visite.
Lovén tendit le dossier à Wallander.
— Lis ça. Ça révèle pas mal de choses.
— Je peux lui rendre visite moi-même. On n’a pas besoin d’être deux.
— Tant mieux. On a quelques pistes, pour Tengblad, même si ça ne donne pas grand-chose pour l’instant. Les techniciens pensent d’ailleurs que votre femme en Scanie a été tuée avec la même arme. Ils ne sont pas catégoriques, bien sûr. C’est sans doute la même arme. D’un autre côté, on ne sait pas si c’est la même main qui l’a tenue.
Il était près de treize heures lorsque Wallander arriva enfin à Hallunda. Il s’était arrêté dans un motel pour déjeuner tout en lisant les rapports de Lovén concernant Vladimir Rykoff. Lorsqu’il eut déniché l’adresse, il resta quelques instants à observer les alentours. Un détail le frappa : parmi les passants, presque aucun ne parlait suédois.
L’avenir est ici, pensa-t-il. Un enfant qui grandit dans ce quartier et qui choisira de devenir flic aura une expérience sans commune mesure avec la mienne.
Il chercha le nom de Rykoff sur le tableau du hall d’entrée. Puis il prit l’ascenseur.
Une femme lui ouvrit. Wallander sentit immédiatement qu’elle était sur ses gardes. Il exhiba sa carte.
— Je cherche Vladimir Rykoff. J’ai quelques questions à lui poser.
— À quel sujet ?
Elle s’exprimait avec un accent de l’Est.
— Je le lui dirai personnellement.
— C’est mon mari.
— Il est là ?
— Je vais le prévenir.
La femme ouvrit une porte — la chambre à coucher ? — et la referma derrière elle. Wallander regarda autour de lui. L’appartement était luxueusement meublé. Pourtant, il s’en dégageait une atmosphère de provisoire. Comme si les gens qui vivaient là étaient prêts à déménager d’un instant à l’autre.
La porte s’ouvrit à nouveau et Vladimir Rykoff entra dans le séjour. Il portait une robe de chambre qui paraissait coûteuse, elle aussi. Les cheveux en bataille, comme s’il avait été tiré du sommeil.
D’instinct, il perçut chez Rykoff la même défiance que chez sa femme.
Au même instant, il lui vînt une sensation qu’il reconnut d’emblée, pour l’avoir éprouvée au cours de précédentes enquêtes. Ce point de bascule, après avoir longtemps piétiné… L’intuition d’une percée possible, imminente. Son intuition s’était presque toujours confirmée.
— Désolé de vous déranger, dit-il posément. Mais j’ai quelques questions à vous poser.
— À quel sujet ?
Rykoff ne lui avait pas demandé de s’asseoir. Son ton était brusque et dénué de toute amabilité. Wallander décida d’aller droit au but. Il prit place dans un fauteuil et fit signe à Rykoff et à sa femme de l’imiter.
— D’après mes informations, commença-t-il, vous êtes un réfugié iranien. Vous avez obtenu la nationalité suédoise dans les années 1970. Vladimir Rykoff, ce n’est pas un nom iranien.
— Ça me regarde.
Wallander le dévisageait sans ciller.
— Naturellement. Mais, dans ce pays, la citoyenneté peut être mise à l’épreuve. Si les renseignements qui sont à l’origine de la naturalisation se révèlent faux.
— C’est une menace ?
— Pas du tout. Quelle est votre activité ?
— Je dirige une agence de voyages.
— Qui s’appelle ?
— Rykoff Voyages.
— En direction de quels pays ?
— C’est variable.
— Pouvez-vous me donner quelques exemples ?
— La Pologne.
— Mais encore ?
— La Tchécoslovaquie.
— Continuez.
— Où voulez-vous en venir ?
— Votre agence est dûment enregistrée. Mais d’après les Impôts, vous n’avez pas rempli de déclaration ces deux dernières années. Dans la mesure où je ne vous soupçonne pas de fraude, cela signifie que, depuis deux ans, l’agence ne fonctionne pas de façon active.
Rykoff en resta sans voix.
— Nous vivons des revenus des bonnes années, intervint sa femme. Aucune loi n’oblige à travailler sans arrêt.
— En effet, dit Wallander. Pourtant, la plupart des gens le font, allez savoir pourquoi…
La femme alluma une cigarette. Wallander vit qu’elle était inquiète. Son mari lui jeta un regard réprobateur. Elle se leva ostensiblement pour ouvrir une fenêtre. Elle eut tant de mal à le faire que Wallander faillit se lever pour l’aider.
— Mon avocat s’occupe de tout ce qui concerne l’agence, dit Rykoff.
Il commençait à perdre son calme. Colère ou peur ?
— Parlons clairement, dit Wallander. Vous êtes aussi peu iranien que moi. Mais il serait difficile de vous retirer la nationalité suédoise. Ce n’est donc pas le sens de ma démarche. Vous êtes russe, Rykoff. Vous savez ce qui se passe dans les cercles d’immigrants. En particulier du côté de ceux de vos compatriotes qui se livrent à des activités illégales. Un policier a été tué ici il y a quelques jours. C’est l’action la plus stupide qu’on puisse commettre. Cela nous met en colère d’une manière tout à fait spéciale… si vous voyez ce que je veux dire.
Rykoff semblait avoir retrouvé son calme. Contrairement à sa femme, qui masquait mal son inquiétude. De temps à autre, elle jetait un regard au mur derrière Wallander.
Avant de s’asseoir, il avait vu qu’il y avait là une horloge.
Ils attendent quelque chose. Et ils ne veulent pas que je sois encore chez eux à ce moment-là.
— Je cherche un certain Konovalenko, dit Wallander doucement. Ce nom vous dit-il quelque chose ?
— Non, dit Rykoff. Je ne crois pas.
Au même instant, Wallander comprit trois choses. Premièrement, Konovalenko existait. Deuxièmement, Rykoff savait très bien de qui il s’agissait. Troisièmement, ces questions lui déplaisaient souverainement.
— En êtes-vous tout à fait certain ? Konovalenko est un nom assez répandu, je crois.
— Ça ne m’évoque rien — Rykoff se tourna vers sa femme. Qu’en dis-tu ? On connaît un Konovalenko ?
Elle secoua la tête.
Mais si, pensa Wallander. Vous le connaissez. Et nous allons le trouver grâce à vous.
— C’est bien dommage, dit-il.
Rykoff lui jeta un regard surpris.
— C’est tout ce que vous vouliez savoir ?
— Pour l’instant, oui. Mais je suis sûr que vous aurez bientôt de nos nouvelles. Nous voulons savoir qui a tué le jeune policier. Et nous le retrouverons. Vous pouvez compter là-dessus.
— Je ne suis au courant de rien, dit Rykoff. Je trouve comme tout le monde que c’est une triste histoire.
— Bien sûr, dit Wallander en se levant. Ah, autre chose. Vous avez peut-être entendu parler par les journaux d’une femme qui a été assassinée il y a quelques semaines en Scanie ? Nous pensons que Konovalenko est impliqué, là aussi.
Wallander se tut, aux aguets. Il venait de percevoir chez Rykoff quelque chose… quoi ? Puis il comprit. Son impassibilité. L’homme était resté complètement inexpressif.
C’est la question qu’il attendait, pensa-t-il. Il sentit son pouls accélérer. Pour ne pas se trahir, il se leva et indiqua l’appartement.
— Ça vous dérange si je jette un coup d’œil ?
— Je vous en prie. Tania, ouvre toutes les portes pour notre visiteur.
Wallander jeta un regard dans les différentes pièces. Mais son esprit était complètement occupé par la réaction de Rykoff.
Lovén avait bien plus raison qu’il ne le pensait. On tient enfin une piste.
Il s’étonna de son propre calme. Il aurait dû quitter l’appartement sur-le-champ, téléphoner à Lovén et exiger une descente en règle. Rykoff devait être interrogé sans relâche jusqu’à leur révéler l’existence de Konovalenko et, si possible, son lieu de séjour.
Ce fut dans une petite pièce — une chambre d’amis ? — que son attention s’aiguisa sans raison particulière. Rien de remarquable à première vue. Un lit, une table, une chaise à barreaux et des rideaux bleus. Quelques livres et bibelots sur une étagère. Le cerveau de Wallander travaillait intensément pour tenter de découvrir ce qu’il voyait sans le voir. Il mémorisa les détails de la pièce avant de se retourner vers les Rykoff.
— Je ne vais pas vous déranger davantage.
— Nous n’avons aucun contentieux avec la police.
— Dans ce cas, vous n’avez aucun souci à vous faire.
Wallander reprit la route de la ville. On frappe un grand coup, pensa-t-il. On va le faire parler. Lui ou sa femme.
Mais on va les cueillir. C’est maintenant ou jamais.
Konovalenko avait failli manquer le signal de Tania. En laissant sa voiture devant l’immeuble, il avait comme d’habitude jeté un regard à la façade. Si, pour une raison ou pour une autre, il ne devait pas monter à l’appartement, il était convenu que Tania laisserait une certaine fenêtre ouverte. La fenêtre était fermée. Dans l’ascenseur, il s’aperçut qu’il avait oublié le sac contenant les deux bouteilles de vodka. En allant les chercher, il jeta par pur réflexe un regard vers le haut. La fenêtre était ouverte. Il retourna à la voiture pour attendre, derrière le volant.
En voyant sortir Wallander, il comprit.
Quelques minutes plus tard, Tania confirmait ses soupçons. C’était effectivement un flic, il s’appelait Wallander, et il venait d’Ystad. Elle l’avait vu sur sa carte.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Savoir si je connaissais un certain Konovalenko, dit Rykoff.
— Bien.
Tania et Rykoff le regardèrent sans comprendre.
— Bien sûr, enchaîna Konovalenko. Qui peut lui avoir parlé de moi, si ce n’est pas vous ? Un seul homme : Victor Mabasha. Ce flic va nous aider à mettre la main sur lui.
Puis il ordonna à Tania d’aller chercher des verres.
Konovalenko porta un toast silencieux au policier d’Ystad. Il se sentait soudain très content de lui.
Wallander était retourné directement à son hôtel. Il commença par appeler sa fille.
— On peut se voir ? demanda-t-il.
— Je croyais que tu travaillais.
— J’ai quelques heures. Si tu as le temps.
— À quel endroit ? Tu ne connais pas Stockholm.
— Je connais la gare centrale.
— Alors disons au milieu du grand hall dans trois quarts d’heure.
— Parfait.
Wallander descendit à la réception.
— Je ne serai pas là cet après-midi. Il faut transmettre le message à quiconque me cherche, personnellement ou au téléphone. J’ai une affaire urgente à régler et je ne suis pas joignable.
— Jusqu’à quand ? demanda le réceptionniste.
— Jusqu’à nouvel ordre.
Lorsqu’il vit Linda entrer dans le hall de la gare, il la reconnut à peine. Ses cheveux étaient teints en noir. Très maquillée, elle portait une combinaison de travail noire et un ciré rouge vif. Aux pieds, des bottines à talons hauts. Wallander vit plusieurs hommes se retourner sur son passage. Il en éprouva un mélange de colère et de gêne. Il avait donné rendez-vous à sa fille ; mais c’était une jeune femme pleine d’assurance qui avançait vers lui. Son ancienne timidité paraissait complètement envolée. Il l’embrassa avec le sentiment que ce n’était pas tout à fait correct.
Elle dit qu’elle avait faim. Dehors, il s’était mis à pleuvoir. Ils coururent vers un café de Vasagatan, juste en face de la poste centrale. Il la contempla pendant qu’elle mangeait.
— Maman est venue à Stockholm la semaine dernière, dit-elle soudain entre deux bouchées. Elle voulait me montrer son nouveau type. Tu l’as déjà rencontré ?
— Je n’ai pas parlé à ta mère depuis au moins six mois.
— Il ne m’a pas plu. En fait, j’ai eu l’impression qu’il s’intéressait plus à moi qu’à maman.
— Ah bon ?
— Elle m’avait dit qu’il travaillait dans l’importation d’outils de France. Mais il a surtout parlé de golf. Tu sais que maman a commencé à jouer au golf ?
— Non, dit Wallander surpris. Je l’ignorais.
Elle le considéra un instant avant de poursuivre.
— Ce n’est pas bien que tu ne sois au courant de rien. C’est quand même la femme la plus importante de ta vie jusqu’à présent. Elle sait tout sur toi. Elle connaît même l’existence de cette femme en Lettonie.
Wallander était sidéré. Il n’avait jamais parlé de Baiba Liepa à son ex-femme.
— Comment est-ce possible ?
— Faut croire que quelqu’un lui a dit.
— Qui ?
— Quelle importance ?
— Je me pose la question, c’est tout.
Sans prévenir, elle changea de sujet.
— Pourquoi es-tu à Stockholm ? Ce n’est pas juste pour le plaisir de me voir, j’imagine…
Il lui raconta tout, depuis le jour, deux semaines plus tôt, où son père lui avait annoncé qu’il allait se marier et que Robert Åkerblom avait fait une apparition bouleversée dans son bureau pour lui signaler la disparition de sa femme. Elle l’écouta attentivement ; il eut pour la première fois le sentiment que sa fille était maintenant une adulte. Qui avait sûrement déjà plus d’expérience que lui dans bien des domaines.
— J’ai besoin de quelqu’un à qui parler, conclut-il. Rydberg me manque. Tu te souviens de lui ?
— Le vieux qui paraissait toujours de mauvaise humeur ?
— Non. Il était peut-être un peu austère, mais….
— Je m’en souviens. J’espérais que tu ne deviendrais jamais comme lui.
Ce fut au tour de Wallander de changer de sujet.
— Que sais-tu de l’Afrique du Sud ?
— Pas grand-chose. Juste que les Noirs sont traités quasiment comme des esclaves là-bas. On a eu la visite à l’école d’une femme noire d’Afrique du Sud. Tout ce qu’elle nous a raconté, c’était à ne pas y croire.
— Alors tu en sais plus que moi. Quand je suis allé en Lettonie l’année dernière… à vrai dire, je me suis demandé comment il était possible d’être arrivé, comme moi, à plus de quarante ans et de ne rien connaître du monde.
— Tu ne te tiens pas au courant. C’est ça, le problème. Je m’en souviens, quand j’avais douze-treize ans, et que j’essayais de te poser des questions. Pour maman et toi, le monde s’arrêtait à notre porte. C’était la villa, les massifs du jardin, ton boulot et rien d’autre. C’est bien pour ça que vous avez divorcé.
— Ah bon.
— Vous aviez transformé la vie en une histoire de bulbes de tulipes et de robinets à changer dans la salle de bains. C’était de ça que vous parliez. Quand il vous arrivait d’échanger deux phrases.
— Il n’y a pas de mal à parler des fleurs.
— Les tulipes poussaient tellement haut qu’elles vous bouchaient la vue.
Brusquement, elle le regarda.
— Ta as encore du temps pour moi, là tout de suite ?
— Un petit moment.
— Rien du tout, autrement dit. Mais on peut se revoir ce soir, si tu veux.
Ils sortirent dans la rue où la pluie avait cessé. Wallander risqua une question.
— Ce n’est pas difficile de marcher avec des talons pareils ?
— Si. Mais on s’y fait. Tu veux essayer ?
Wallander se sentit soudain heureux. Heureux qu’elle existe. Quelque chose en lui se dénoua. Il la regarda s’éloigner. Parvenue à la bouche du métro, elle se retourna et agita la main dans sa direction.
Au même instant il comprit ce qui avait capté son attention la veille dans l’appartement de Hallunda.
Sur l’étagère de la chambre, il avait vu un cendrier. C’était peut-être une coïncidence. Mais il ne le pensait pas.
Le soir de son dîner à l’hôtel Continental, il avait commencé par prendre un whisky au bar. Sur la table, il y avait un cendrier de verre. Le jumeau de celui qui se trouvait dans la petite chambre de Vladimir et de Tania.
Konovalenko.
Il s’est peut-être assis à la même table que moi. Il n’a pas pu résister à la tentation d’emporter le lourd cendrier de verre. Une faiblesse humaine, parmi les plus communes. Il ne pouvait pas savoir qu’un commissaire d’Ystad jetterait un jour un coup d’œil dans une petite pièce d’un appartement de Hallunda où il lui arrive de passer la nuit.
Wallander retourna à l’hôtel en pensant qu’il n’était pas tout compte fait un policier exécrable. Pas encore complètement dépassé. Peut-être même capable de résoudre le meurtre absurde d’une femme qui s’était trompée de chemin près de Krageholm.
Que savait-il ? Louise Åkerblom et Klas Tengblad avaient été tués avec la même arme. Dans le cas de Tengblad, par un homme blanc s’exprimant avec un accent. L’Africain présent sur les lieux au moment de la mort de Louise Åkerblom était recherché par un homme qui s’exprimait, lui aussi, avec un accent. Konovalenko. Celui-ci était connu de Rykoff. À en juger par sa corpulence, Rykoff pouvait très bien être l’homme à qui Alfred Hanson avait loué sa maison. Et dans l’appartement de Rykoff, il y avait un cendrier prouvant que quelqu’un était allé à Ystad. Ce n’était pas grand-chose. S’il n’y avait pas eu les balles, le lien aurait été d’une faiblesse douteuse. Mais il se fiait à son intuition. Rykoff était celui qui pourrait leur donner les réponses.
Le soir même il dîna avec Linda dans un restaurant proche de l’hôtel.
Cette fois, il se sentit un peu moins désarçonné en sa compagnie. En se couchant à une heure du matin, il pensa qu’il n’avait pas passé une soirée aussi agréable depuis très longtemps.
Wallander arriva au commissariat central de Kungsholmen peu après huit heures. Un groupe de policiers surpris écouta le récit de ses découvertes à Hallunda. Tout en parlant, il prit la mesure de la défiance compacte qui l’entourait. Mais ces hommes voulaient à tout prix retrouver le meurtrier de leur collègue. L’atmosphère se modifia progressivement. Lorsqu’il eut fini, personne ne mit en cause ses conclusions.
Ensuite, tout alla très vite. L’immeuble de Hallunda fut discrètement placé sous surveillance pendant qu’on préparait la descente. Un jeune substitut énergique accepta sans hésiter de cautionner d’éventuelles interpellations.
L’intervention avait été fixée pour quatorze heures. Wallander se tint à l’arrière-plan tandis que Lovén et ses collègues passaient en revue le détail des opérations. Vers dix heures, alors que les préparatifs entraient dans leur phase la plus chaotique, il alla dans le bureau de Lovén pour téléphoner à Björk.
— Cela me paraît invraisemblable, dit son chef lorsqu’il eut fini.
— C’est le monde qui est invraisemblable.
— Tu as fait du bon travail. Je vais informer les autres.
— Mais pas de conférence de presse. Et pas de confidences à Robert Åkerblom.
— Bien sûr que non. Quand penses-tu être de retour ?
— Le plus vite possible. Quel temps fait-il ?
Superbe. On dirait que le printemps arrive. Svedberg n’arrête pas d’éternuer. C’est un signe, tu sais bien, avec son allergie.
Wallander raccrocha avec un vague mal du pays. Mais l’excitation était la plus forte.
À onze heures, Lovén rassembla tous ceux qui participeraient au coup de filet. Les rapports de surveillance indiquaient que Vladimir et Tania étaient tous deux à l’appartement. Impossible de savoir s’il y avait une troisième personne sur les lieux.
Wallander écouta avec intérêt les directives de Lovén. Une descente de police à Stockholm n’avait pas grand-chose à voir avec celles dont il avait l’habitude. Des opérations de cette taille n’existaient pas à Ystad. Seule exception peut-être, l’épisode, un an plus tôt, où un toxicomane s’était retranché dans une maison de vacances de Sandhammaren.
Avant la réunion, Lovén avait demandé à Wallander s’il souhaitait prendre une part active à l’intervention.
— Oui, avait-il dit. Si Konovalenko y est, on peut dire qu’il m’appartient. Au moins à moitié. Et j’ai envie de voir la tête de Rykoff.
Lovén conclut la réunion à onze heures trente.
— On ne sait pas ce qui nous attend. Probablement deux personnes qui vont nous suivre sans difficulté. Mais ce n’est pas certain.
Wallander déjeuna au commissariat avec Lovén.
— Tu ne t’es jamais interrogé sur ce que tu fabriquais ? demanda soudain celui-ci.
— Chaque jour. On est tous dans le même cas, tu ne crois pas ?
— Je n’en sais rien. Je sais juste que les pensées que j’ai dans la tête me dépriment. Ici, on est en train de perdre le contrôle. Je ne sais pas ce qu’il en est dans un district comme Ystad. Mais, à Stockholm, l’existence de hors-la-loi doit être assez agréable. En tout cas par rapport au risque de se faire prendre.
— On n’en est pas là chez nous. Mais la différence entre les districts se réduit sans cesse.
— Beaucoup de flics de Stockholm aimeraient partir en province. Ils pensent que c’est plus facile là-bas.
— Beaucoup de flics de province voudraient aller à Stockholm. Ils trouvent la campagne trop calme.
— Je ne pourrais pas supporter le changement, je crois.
— Moi non plus. Pour moi, en tant que flic, c’est Ystad ou rien.
Après le repas, Wallander dénicha une salle de repos et s’allongea sur un canapé. En fait, il n’avait pas dormi une nuit complète depuis le jour où Robert Åkerblom était entré dans son bureau.
Il s’assoupit quelques minutes, se réveilla en sursaut et resta allongé en pensant à Baiba Liepa.
À quatorze heures pile, Wallander, Lovén et trois autres policiers prirent position dans la cage d’escalier de l’immeuble de Hallunda. Après avoir sonné deux fois, ils fracturèrent la porte avec un pied-de-biche. Le groupe d’intervention se tenait à l’arrière-plan avec des armes automatiques. Tout le monde était armé, à l’exception de Wallander, qui avait refusé le pistolet que lui proposait Lovén. En revanche, il n’avait pas hésité à enfiler le gilet pare-balles.
Ils firent irruption dans l’entrée, se déployèrent. Mais l’opération prit fin avant d’avoir commencé.
L’appartement était vide. Il ne restait que les meubles.
Les policiers échangèrent un regard désemparé. Puis Lovén s’empara d’un talkie-walkie.
— L’appartement est vide. Ordre de repli général. Envoyez les techniciens.
— Ils ont dû partir cette nuit, dit Wallander.
— On les retrouvera. Dans moins d’une demi-heure, ils auront un avis de recherche national aux trousses.
Il tendit à Wallander une paire de gants en plastique.
— Si tu veux soulever les matelas…
Pendant que Lovén parlait dans son portable avec un supérieur de Kungsholmen, Wallander entra dans la petite chambre, enfila les gants et prit avec précaution le cendrier sur l’étagère. Il avait bien vu. C’était la copie exacte de celui qu’il avait contemplé fixement quelques jours plus tôt, en buvant trop de whisky. Il laissa le cendrier à un technicien.
— Empreintes, dit-il. Elles ne figurent sans doute pas dans nos fichiers. Il faudra les transmettre à Interpol.
Il regarda le technicien ranger le cendrier dans un sac plastique.
Puis il approcha d’une fenêtre et observa distraitement les immeubles et le ciel gris. Il se rappela vaguement que c’était cette même fenêtre que Tania avait ouverte la veille pour chasser la fumée qui importunait Vladimir. Il entra dans la chambre à coucher et jeta un coup d’œil dans les placards. La plupart des vêtements étaient encore là. En revanche, il ne trouva aucune valise. Il s’assit au bord du lit et ouvrit le tiroir de la table de chevet. Il n’y avait qu’une bobine de fil et un paquet de cigarettes à moitié vide. Il vit que Tania fumait des Gitanes.
Il se pencha et regarda sous le lit. Une paire de pantoufles poussiéreuses. Contournant le lit, il ouvrit le tiroir de l’autre table de chevet. Il était vide. Dessus, un cendrier plein et une tablette de chocolat entamée.
Wallander vit que des mégots avaient un filtre. Il en prit un. Camel.
Cela le rendit songeur.
La veille, Tania avait allumé une cigarette. Vladimir s’était montré irrité.
Tania fumait-elle différentes marques ? Peu probable. Autrement dit, Vladimir fumait lui aussi. Or les fumeurs se plaignaient rarement de leurs congénères. Surtout lorsque la pièce n’était pas enfumée.
Il retourna dans le séjour et tenta d’ouvrir la même fenêtre que Tania. Elle résista, cette fois encore. Il essaya d’ouvrir les autres, et la porte vitrée menant au balcon. Aucun problème.
Il resta debout, sourcils froncés. Pourquoi avait-elle choisi cette fenêtre-là ? Et pourquoi était-elle difficile à ouvrir ?
Soudain, ces questions lui parurent vitales. Après un instant, il comprit qu’il n’y avait qu’une seule réponse possible.
Tania avait choisi cette fenêtre-là délibérément. Et si elle résistait, c’était parce qu’on l’ouvrait rarement.
Il se posta à nouveau à la fenêtre. Du parking, c’était celle qu’on devait voir le plus nettement. La deuxième fenêtre se trouvait à côté du balcon. La porte du balcon n’était pas visible depuis le parking.
Il réfléchit encore.
Tania avait paru inquiète. Elle avait regardé plusieurs fois l’horloge derrière lui. Puis elle avait ouvert la fenêtre. C’était un signal.
Konovalenko, pensa-t-il. Il l’avait manqué d’un cheveu.
Profitant d’une pause entre deux coups de fil, il fit part de son observation à Lovén.
— C’est possible. Mais ils attendaient peut-être quelqu’un d’autre.
— Bien sûr, dit Wallander.
Ils retournèrent à Kungsholmen pendant que les techniciens poursuivaient leur travail. Le téléphone sonna au moment où ils entraient dans le bureau de Lovén. Dans un coffre en fer-blanc, les techniciens avaient trouvé des grenades lacrymogènes du même type que celles qui avaient semé la pagaille dans une discothèque de Söder la semaine précédente.
— Qu’avaient-ils contre cette discothèque ? commenta Lovén. En tout cas, l’avis de recherche est lancé. Et on va s’assurer que les médias le relaient correctement.
— Alors je rentre à Ystad demain, dit Wallander. Quand vous aurez retrouvé Konovalenko, il faudra nous le prêter.
— C’est énervant de louper une descente. Je me demande où ils se cachent…
La question resta en suspens. De retour à l’hôtel, Wallander décida de retourner à l’Aurora le soir même. Il avait de nouvelles questions à poser à l’homme au crâne rasé.