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L’homme attendait depuis longtemps. Minuit passé. Il était tout à fait seul dans l’antichambre vaguement éclairée. Un huissier entrait régulièrement pour l’informer que le président ne pouvait malheureusement pas encore le recevoir. C’était un homme âgé, vêtu d’un costume sombre. Peu après vingt-trois heures, il était revenu pour éteindre toutes les lampes sauf une.
Georg Scheepers pensa à un employé des pompes funèbres. Cette discrétion, cette voix douce, cette courtoisie frôlant la servilité lui rappelaient l’homme qui s’était occupé des obsèques de sa mère quelques années plus tôt.
C’est peut-être un symbole, pensa Scheepers. De Klerk comme gestionnaire des derniers débris de l’empire blanc en Afrique du Sud… Cette antichambre serait celle d’un organisateur de funérailles, et non d’un homme qui conduit son pays vers la lumière.
Ces heures d’attente prêtaient à la réflexion. De temps à autre, l’huissier ouvrait la porte sans bruit pour annoncer que le président était malheureusement encore occupé à une affaire urgente. À vingt-deux heures, il lui servit une tasse de thé tiède.
Georg Scheepers pensa aux raisons de sa convocation ce soir, mercredi 7 mai. La veille à midi, il avait été appelé par le secrétaire de son chef, Henrik Wervey. Scheepers était l’assistant du redoutable procureur général de Johannesburg. Il n’avait pas l’habitude de le voir ailleurs qu’au tribunal ou lors des réunions hebdomadaires du vendredi. En se hâtant le long des couloirs, il s’était demandé ce que lui voulait Wervey. Contrairement à ce soir, on l’avait fait entrer tout de suite. Wervey lui avait indiqué une chaise tout en continuant à signer des documents qu’attendait le secrétaire. Enfin, ils furent seuls.
Henrik Wervey n’était pas craint que des criminels. Grand, un mètre quatre-vingt-dix, baraqué, il aimait faire étalage de sa force, intacte à près de soixante ans. Lors d’un réaménagement des bureaux quelques années plus tôt, il avait traîné à lui seul un coffre-fort que deux hommes avaient ensuite peiné à hisser sur un diable. Mais ce n’était pas cela qui le rendait redoutable. Au cours de sa longue carrière, il s’était toujours, dès que la possibilité s’en offrait, prononcé en faveur de la peine capitale. Dans les cas, nombreux, où le tribunal avait suivi son réquisitoire et condamné l’inculpé à la pendaison, Wervey avait personnellement assisté à l’exécution. Cela lui avait donné la réputation d’un homme brutal. Nul ne pouvait en revanche l’accuser de discrimination raciste. Un criminel blanc avait autant de souci à se faire qu’un noir.
Georg Scheepers se demandait donc avec inquiétude s’il s’était rendu coupable de quelque manquement. Wervey était connu pour son absence totale de compassion vis-à-vis des assistants qui ne se montraient pas à la hauteur de leur tâche.
Mais la conversation avait pris un tout autre tour que prévu. Abandonnant son bureau, Wervey s’était installé dans un fauteuil à côté de lui.
— Un homme a été assassiné hier soir dans son lit à la clinique de Brenthurst, commença-t-il. Un agent des renseignements. Il s’appelait Pieter van Heerden. Pour la cellule Homicide, tout indique un crime crapuleux. Son portefeuille a disparu. Personne n’a vu arriver ou repartir le meurtrier, qui a manifestement agi seul. Il semblerait qu’il se soit fait passer pour le coursier d’un laboratoire travaillant régulièrement avec la clinique. Personne n’a entendu quoi que ce soit. Il faut croire que l’arme avait un silencieux. La théorie du crime crapuleux semble donc justifiée. D’un autre côté, il faut tenir compte de la profession de la victime.
Wervey se tut et haussa les sourcils. Georg Scheepers comprit qu’il attendait une réaction.
— Il semble en effet raisonnable de déterminer s’il s’agit ou non d’un crime fortuit, dit-il.
— Un élément vient compliquer la situation, reprit Wervey. Je te le livre de façon tout à fait confidentielle. Je veux que ce soit parfaitement clair.
— Je comprends.
— Van Heerden était chargé de mission auprès de De Klerk. Il lui fournissait des informations en continu, en dehors des canaux officiels. Il occupait donc une position extrêmement sensible.
Wervey se tut à nouveau. Scheepers attendait fébrilement la suite.
— Le président m’a appelé il y a quelques heures. Il voulait que je désigne quelqu’un pour le tenir informé des progrès de l’enquête. Il semble convaincu que le meurtre est lié au travail de Van Heerden. Il n’a aucune preuve. Mais il rejette catégoriquement l’idée du crime crapuleux.
Wervey considéra pensivement son assistant.
— Et nous ne savons pas de quoi Van Heerden a pu l’informer avant de mourir.
Georg Scheepers hocha la tête.
— Je t’ai choisi pour cette mission, poursuivit Wervey. À partir de maintenant, tu laisses tomber toutes les affaires en cours et tu te concentres sur l’enquête autour de la mort de Van Heerden. C’est compris ?
Georg Scheepers acquiesça à nouveau. Il avait encore du mal à saisir toute la portée des paroles de Wervey.
— Tu seras régulièrement appelé auprès du président. Tu ne rédigeras aucun rapport, seulement des notes que tu détruiras au fur et à mesure. Tu rendras compte uniquement au président et à moi-même. Si quelqu’un cherche à savoir ce que tu fabriques, l’explication officielle est que je t’ai demandé un rapport d’évaluation sur le recrutement des substituts pour les dix années à venir. C’est clair ?
— Oui.
Wervey se leva, prit une chemise plastifiée sur le bureau et la lui tendit.
— Voici le rapport. Il n’est pas très étoffé. Van Heerden n’est mort que depuis douze heures. L’enquête est menée par un certain commissaire Borstlap. Je propose que tu ailles faire un tour à Brenthurst Clinic pour lui parler.
L’entretien était clos.
— Je compte sur toi, conclut Wervey. Je t’ai choisi parce que l’expérience semble montrer que tu as l’étoffe d’un procureur. Je n’aime pas être déçu.
Georg Scheepers retourna dans son bureau en essayant de comprendre ce qu’on attendait au juste de lui. Puis il pensa qu’il devait s’acheter un costume neuf. Rien de ce qu’il avait dans sa garde-robe ne pourrait convenir à une entrevue avec le président.
Il portait à présent un costume bleu sombre qui avait coûté très cher. Aux questions de sa femme, il avait répondu qu’il était chargé d’une enquête pour le compte du ministre de la Justice. Elle n’avait pas insisté.
Il était une heure moins vingt lorsque l’huissier vint l’informer que le président pouvait à présent le recevoir, Scheepers se leva d’un bond. Il était nerveux. L’huissier le précéda jusqu’à une imposante double porte, frappa et ouvrit les battants.
Assis derrière un bureau éclairé par une unique lampe de travail se tenait l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Scheepers hésita sur le seuil jusqu’au moment où De Klerk lui fit signe d’approcher et de prendre place dans un fauteuil.
Le président paraissait très fatigué. Il avait des poches sous les yeux. Il alla droit au but, avec une pointe d’impatience dans la voix, comme un homme sans cesse contraint de parler à des gens qui ne comprennent rien.
— Je suis convaincu que la mort de Pieter van Heerden n’était pas fortuite. Votre mission consiste à faire comprendre cela aux enquêteurs. Je veux que vous épluchiez tous ses dossiers, tous ses fichiers informatiques, tout ce dont il s’est occupé à titre professionnel au cours de l’année écoulée. Suis-je clair ?
— Oui, répondit Georg Scheepers.
De Klerk se pencha. La lumière de la lampe de travail, éclairant son visage de biais, lui donnait un air presque fantomatique.
— Van Heerden était sur les traces d’une conspiration, dit-il. Une menace pour l’Afrique du Sud tout entière. Une menace susceptible de nous conduire au chaos. C’est dans cette perspective qu’il faut envisager sa mort. Celle-là et aucune autre.
Georg Scheepers hocha la tête. De Klerk se renfonça dans son fauteuil.
— C’est tout ce que vous avez besoin de savoir pour l’instant. Le procureur général vous a désigné comme mon informateur parce qu’il vous considère comme un serviteur de l’État entièrement loyal et fiable. Je veux juste souligner l’aspect confidentiel de ce que je viens de vous apprendre. Vous êtes magistrat. Je n’ai pas besoin de vous dire de quelle manière est punie la haute trahison.
— Bien entendu, répondit Georg Scheepers avec un raidissement involontaire.
— Vous en référerez directement à moi. Mon secrétariat vous accordera les rendez-vous au fur et à mesure, Merci d’être venu.
L’audience était terminée. De Klerk était à nouveau penché sur ses papiers.
Georg Scheepers se leva, s’inclina et traversa l’épais tapis jusqu’à la double porte.
L’huissier l’escorta dans les escaliers. Un garde armé l’accompagna jusqu’au parking où l’attendait sa voiture. Lorsqu’il prit le volant, il avait les mains moites. Une conspiration ? Capable de conduire le pays au chaos ? Je croyais qu’on était déjà en plein chaos…
Il mit le contact. Puis il ouvrit la boîte à gants, prit son pistolet, le chargea, l’arma et le posa sur le siège à côté de lui.
Georg Scheepers n’aimait pas conduire la nuit. C’était imprévisible, dangereux. Les agressions armées étaient légion, et elles prenaient des formes de plus en plus brutales.
Il prit la route de sa maison dans la nuit sud-africaine. Pretoria dormait.
Les sujets de réflexion ne manquaient pas.