28

L’homme était revenu. C’était le troisième matin d’affilée que Miranda le voyait de l’autre côté de la rue, parfaitement immobile. Elle l’observa à travers le voilage. Un Blanc, en costume et cravate. Il semblait perdu comme un étranger. Le premier jour, elle l’avait aperçu juste après le départ de Matilda pour l’école. Elle avait réagi tout de suite, car la rue était d’habitude déserte. Le matin, les hommes qui vivaient dans les villas partaient dans leurs voitures vers le centre de Johannesburg. Plus tard, les femmes prenaient leurs propres voitures pour faire leurs courses, ou pour se rendre à l’institut de beauté, ou tout simplement pour disparaître. À Bezuidenhout vivait une tribu déçue et inquiète de la classe moyenne blanche, celle qui n’avait pas réussi à gravir les derniers degrés de la pyramide sociale. Miranda savait que, parmi ses voisins, beaucoup envisageaient d’émigrer. Une vérité supplémentaire commençait lentement à se faire jour. Pour ces gens-là, l’Afrique du Sud n’était pas réellement une patrie. Même s’ils y étaient nés, ils n’avaient pas hésité à programmer leur fuite lorsque De Klerk avait tenu son discours de février, laissant entrevoir la possibilité d’une ère nouvelle. Une ère nouvelle qui verrait peut-être d’autres Noirs que Miranda s’installer à Bezuidenhout.

Mais cet homme n’était pas du quartier, et Miranda se demandait ce qu’il voulait. Il semblait observer sa maison. Cela lui fit peur. Pouvait-il être un officiel, un envoyé de ces organes insaisissables qui réglementaient encore la vie des Noirs ? Elle attendait qu’il se manifeste, qu’il sonne à sa porte. Mais plus le temps passait, plus elle doutait. D’ailleurs, il n’avait pas de porte-documents. Les Blancs s’adressaient aux Noirs par l’intermédiaire de chiens, de policiers, de matraques et de véhicules blindés, ou alors à travers des documents officiels. Mais cet homme-ci avait les mains vides.

Le premier matin, Miranda était retournée plusieurs fois à la fenêtre. Il était toujours à la même place. Elle avait pensé à une statue que personne ne savait où mettre, ou dont personne ne voulait. À neuf heures, il avait disparu. Mais le lendemain il était à nouveau à son poste, au même endroit, le regard tourné vers ses fenêtres. La peur l’étreignit. Matilda avait été dénoncée ! Cet homme pouvait très bien être de la police secrète ; à l’arrière-plan, invisibles depuis ses fenêtres, des voitures attendaient, des hommes en uniforme… Mais son comportement était trop singulier. Elle eut alors pour la première fois l’idée qu’il voulait qu’elle le voie, et qu’elle comprenne qu’il ne constituait pas un danger. Il lui donnait le temps de s’habituer…

Ce matin, mercredi 20 mai, était le troisième. Soudain, elle le vit jeter un regard à gauche et à droite avant de traverser la rue. Il ouvrit le portail et remonta l’allée jusqu’à sa porte. Elle était encore derrière le rideau lorsque la sonnette tinta. Ce jour-là, Matilda n’était pas à l’école. Elle s’était réveillée avec la fièvre  — peut-être la malaria — et elle dormait dans sa chambre. Miranda ferma doucement la porte de sa fille avant d’aller ouvrir. Il n’avait sonné qu’une fois. Il savait qu’il y avait quelqu’un, et il était certain qu’on lui ouvrirait.

Il est jeune, pensa Miranda lorsqu’elle fut face à lui dans l’entrebâillement de la porte.

L’homme parla d’une voix claire.

— Miranda Nkoyi ? Puis-je vous demander la permission d’entrer ? Je ne vous dérangerai pas longtemps.

Une voix intérieure lui cria de prendre garde. Mais elle le laissa entrer, le conduisit au salon et le pria de s’asseoir.

Georg Scheepers se sentait peu sûr de lui, comme toujours en présence d’une femme noire. Cela ne lui arrivait pas souvent, sinon avec l’une ou l’autre secrétaire, au bureau ; des assistantes noires avaient commencé à apparaître dans les locaux du ministère public depuis le récent assouplissement des lois raciales. Mais c’était la première fois qu’il se trouvait seul avec une femme noire chez elle.

Il avait l’impression que les Noirs le méprisaient. Il cherchait toujours chez eux des signes de défiance. Son sentiment de culpabilité confuse n’était jamais aussi fort que lors d’une rencontre seul à seul. Et, face à cette femme, sa vulnérabilité augmentait encore. Avec un homme, cela aurait été différent. En tant que Blanc, il avait habituellement l’avantage. Là, cet avantage était balayé ; son fauteuil lui parut rapetisser jusqu’à ce qu’il eût la sensation d’être assis à même le sol.

Il avait consacré les derniers jours, week-end compris, à pister le secret de Jan Kleyn. Il savait maintenant que celui-ci n’avait jamais cessé de rendre visite à la maison de Bezuidenhout. Cela durait depuis des années, depuis que Jan Kleyn était arrivé à Johannesburg après ses études. Grâce à l’influence de Wervey et à ses propres contacts, il avait pu forcer le secret bancaire, révélant que Jan Kleyn effectuait chaque mois un important virement au bénéfice de Miranda Nkoyi.

Le secret était dévoilé. Jan Kleyn, ce fonctionnaire respecté, ce Boer qui affichait ses convictions avec orgueil, vivait en secret avec une femme noire. Pour elle, il était prêt à prendre les plus grands risques. Si De Klerk était un traître, que dire de Jan Kleyn ?

Mais Scheepers sentait bien qu’il y avait autre chose. Il avait donc pris la décision de rendre visite à cette femme. Il ne lui dirait pas qui il était, et il était possible qu’elle ne parle pas de sa venue à Jan Kleyn. Dans le cas contraire, l’identité du visiteur serait rapidement révélée. Mais Jan Kleyn ne saurait pas pourquoi il était venu ; il serait terrifié, et cela donnerait à Scheepers un moyen de pression sur lui. Bien entendu, il pouvait décider de l’éliminer. Scheepers ne quitterait donc pas cette maison sans avoir fait comprendre à Miranda qu’il n’était pas le seul à connaître le secret.

Elle le regardait. Il eut le sentiment qu’elle voyait à travers lui. Elle était très belle. La beauté survivait à tout, à l’humiliation, à la contrainte, à la douleur, tant que subsistait une résistance. La résignation, elle, entraînait la laideur, le tassement, le délabrement mortel.

Il lui dit ce qu’il en était. Jan Kleyn était soupçonné de conspiration contre l’État. Il crut comprendre qu’elle était au courant au moins d’une partie des faits. Il eut aussi l’impression paradoxale qu’elle était soulagée, comme si elle s’était attendue à autre chose, de plus redoutable pour elle. Il se demanda tout de suite ce que cela pouvait être. Il devait effectivement y avoir autre chose

— J’ai besoin de savoir, dit-il… Je ne vous demande pas de témoigner contre lui.

— Mais vous êtes son ennemi. Lorsque le troupeau flaire un danger, certains animaux s’égarent et se perdent. C’est cela ?

— Peut-être, dit Scheepers.

Il était dos à la fenêtre. Au moment où Miranda lui parlait du troupeau, il perçut un mouvement imperceptible du côté de la porte. Comme si quelqu’un avait lentement baissé la poignée avant de se raviser. Alors seulement, il se rappela qu’il n’avait pas vu la jeune fille quitter la maison ce matin-là.

C’était là une autre circonstance remarquable qu’il avait découverte au cours de ces derniers jours. Miranda Nkoyi était partout enregistrée comme l’employée de maison d’un homme du nom de Sidney Houston, qui passait le plus clair de son temps dans son ranch des grandes plaines, à l’est de Harare. L’arrangement avec ce cow-boy absentéiste avait été facile à percer à jour, surtout depuis qu’il avait découvert que Houston et Kleyn avaient partagé les mêmes bancs à l’université. Mais la fille de Miranda n’était enregistrée nulle part. Elle n’existait pas. Et maintenant, elle écoutait leur conversation derrière une porte.

Après coup, il comprit qu’il avait été induit en erreur par ses propres préjugés, les barrières raciales si profondément ancrées en lui qu’elles l’empêchaient de voir l’évidence. Il venait de comprendre qui était la fille. L’énorme secret de Jan Kleyn s’ouvrait enfin, comme une forteresse cédant sous l’ultime poussée des assiégeants. La vérité avait pu rester si longtemps cachée tout simplement parce qu’elle était impensable. Jan Kleyn, l’étoile des services secrets, le Boer fanatique, avait une fille avec une femme noire. Une fille qu’il aimait sans doute plus que tout. Mais que s’imaginait-il donc ? Que Nelson Mandela devait mourir pour que sa fille puisse continuer à vivre et à s’anoblir au contact des Blancs ? Pour Scheepers, cette hypocrisie-là ne méritait rien d’autre que la haine. Ce fut comme si sa propre résistance cédait enfin, vaincue, écrabouillée. En même temps, il crut comprendre le caractère inouï de la mission que s’étaient imposée le président De Klerk et Nelson Mandela.

Miranda le regardait sans ciller. Elle ne pouvait deviner ses pensées. Mais elle voyait bien qu’il était bouleversé.

Scheepers indiqua le manteau de la cheminée où était posé un portrait encadré de la jeune fille.

— Votre enfant, dit-il. La fille de Jan Kleyn.

— Matilda.

Scheepers se rappela le dossier consacré au passé de Miranda.

— Elle porte le même nom que votre mère*

— Oui.

— Aimez-vous votre mari ?

— Ce n’est pas mon mari. C’est le père de Matilda.

— Et elle ?

— Elle le hait.

— Elle écoute notre conversation derrière la porte.

— Matilda est malade. Elle a de la fièvre.

— Elle écoute quand même.

— Pourquoi ne le ferait-elle pas ?

Scheepers hocha la tête. Il comprenait.

— J’ai besoin de savoir, dit-il. Réfléchissez. Quelque chose, n’importe quoi, qui puisse nous aider à retrouver ces hommes avant qu’il ne soit trop tard.

Miranda pensa que l’instant qu’elle espérait depuis si longtemps était arrivé alors qu’elle s’y attendait le moins. Elle n’avait jamais imaginé qu’il y aurait un témoin lorsqu’elle parlerait enfin. Elles seraient seules, sa fille et elle. Tout était changé maintenant. Elle se demanda comment elle pouvait faire si entièrement confiance à cet homme, alors qu’elle ne connaissait même pas son nom. Était-ce sa vulnérabilité ? Sa timidité face à elle ? La faiblesse était-elle la seule chose à laquelle elle osât encore se fier ?

La joie de la délivrance, pensa-t-elle. C’est ce que je ressens en cet instant. Comme de sortir de la mer, propre, lavée enfin.

— J’ai longtemps cru qu’il était un fonctionnaire comme les autres. Je ne savais rien de ses activités criminelles. Puis j’ai été informée.

— Par qui ?

— Je vous le dirai peut-être. Le moment venu.

Il regretta de l’avoir interrompue.

— Il ne sait pas que je suis au courant, poursuivit-elle. C’est mon avantage sur lui. Cela m’a sauvée, cela me tuera peut-être. À chacune de ses visites, je me suis levée la nuit. J’ai fouillé ses poches, j’ai mémorisé ses moindres paroles, j’ai épié les marmonnements de son sommeil. Et j’ai transmis l’information.

— À qui ?

— À ceux qui nous défendent.

— Je vous défends.

— Je ne connais même pas votre nom.

— Ça n’a rien à voir.

— J’ai parlé à des hommes dont l’existence est aussi secrète que celle de Jan Kleyn. Vous comprenez ?

Il connaissait les rumeurs. Des rumeurs insistantes, selon lesquelles les Noirs possédaient leurs propres services de renseignements, peut-être directement liés à l’ANC. Mais on n’avait jamais pu prouver quoi que ce soit. Miranda venait de lui confirmer l’existence de ces gens.

Jan Kleyn est un homme mort, pensa-t-il.

— Ces derniers mois, dit-il. Ce qui s’est passé avant ne m’intéresse pas. Qu’avez-vous découvert ?

— J’ai transmis les informations et je les ai oubliées. Pourquoi aurais-je fait l’effort de m’en souvenir ?

Il comprit qu’elle disait la vérité. Comment faire ? Il devait absolument entrer en contact avec ces intermédiaires.

— Quelles raisons aurais-je de vous faire confiance ? demanda-t-elle.

— Aucune. Il n’y a pas de garanties. Rien que des risques.

Elle réfléchit en silence.

— A-t-il tué beaucoup de gens ?

Elle avait posé la question à haute et intelligible voix. Il comprit qu’elle voulait que sa fille l’entende.

— Oui. Il a tué beaucoup de gens.

— Des Noirs ?

— Des Noirs.

— Des criminels ?

— Parfois. Pas toujours.

— Pourquoi les a-t-il tués ?

— Parce qu’ils refusaient de parler. C’étaient des rebelles. Des semeurs de trouble.

— Comme ma fille ?

— Je ne connais pas votre fille.

— Moi oui.

Elle se leva brusquement.

— Revenez demain, dit-elle. Quelqu’un sera peut-être prêt à vous rencontrer. Partez maintenant.

Il quitta la maison. En arrivant à sa voiture qu’il avait laissée quelques rues plus loin, il était en nage. Il démarra en pensant à sa propre faiblesse. Et à sa force à elle. Existait-il un avenir où ils pourraient se rencontrer et faire enfin la paix ?

 

Matilda sortit de sa chambre après le départ de l’homme. Miranda la laissa tranquille. Mais le soir venu, elle s’attarda auprès de sa fille, à nouveau alitée, en proie à une forte fièvre.

— Tu es triste ? demanda Miranda.

— Non. Je le hais encore plus qu’avant.

 

Scheepers garderait de sa visite à Kliptown l’image d’une longue descente dans les enfers qu’il avait jusqu’à présent toujours réussi à éviter. En suivant la ligne blanche qui guidait les Boers du berceau à la tombe, il avait traversé l’existence comme un homme borgne. Là, il empruntait pour la première fois l’autre route, la ligne noire. Il n’oublierait jamais ce qu’il avait vu. Cela le touchait, cela devait le toucher, puisqu’il s’agissait de la vie de vingt millions de personnes. Vingt millions de personnes qui mouraient prématurément, sans avoir jamais eu la possibilité de vivre.

Il était retourné à la maison de Bezuidenhout au matin, comme convenu. Miranda lui ouvrit. Matilda vint le saluer. Il eut le sentiment qu’on lui octroyait un grand privilège. Matilda était aussi belle que sa mère. Sa peau était plus claire, mais les yeux étaient les mêmes. Il ne décela aucune ressemblance avec son père. Elle l’accueillit avec une grande réserve, se contentant de hocher la tête lorsqu’il lui tendit la main. À nouveau il ressentit le manque d’assurance, devant la fille cette fois, qui n’était pourtant qu’une adolescente. Dans quoi s’était-il lancé ? L’ombre de Jan Kleyn pesait peut-être sur cette maison bien plus qu’il ne pouvait le deviner. Mais il était trop tard pour changer d’avis. Une voiture s’arrêta devant la maison. Le tuyau d’échappement traînait par terre et le pare-chocs était à moitié arraché. Sans un mot, Matilda ouvrit la porte et fit signe à Scheepers de la suivre.

— Je croyais qu’il devait venir ici. ?

— Venez. On part en visite dans l’autre monde.

En grimpant à l’arrière, il perçut une odeur familière. Plus tard, il comprit qu’elle lui avait évoqué les poulaillers de son enfance. Le conducteur portait une casquette rabattue sur les yeux. Il se retourna et le dévisagea sans un mot, avant de démarrer. Matilda et lui engagèrent la conversation dans une langue que Scheepers ne comprenait pas, mais qu’il savait être le xhosa. L’homme avait pris vers le sud-ouest. Il conduisait beaucoup trop vite. Bientôt, Johannesburg fut derrière eux, et ils se retrouvèrent sur le tentaculaire réseau autoroutier, Soweto, pensa Scheepers. C’est là qu’ils m’emmènent.

Mais le but du voyage n’était pas Soweto. Ils arrivèrent à Meadowsland. Une fumée épaisse recouvrait la poussière du paysage. Juste après l’amoncellement invraisemblable de baraques, de chiens, d’enfants, de poules, de carcasses calcinées, le chauffeur s’arrêta. Matilda sortit de la voiture et monta à ses côtés, à l’arrière. Elle tenait une cagoule noire.

— Il faut la mettre, dit-elle.

Il protesta.

— Que craignez-vous ? Il faut vous décider.

— Pourquoi ?

— Vous ne devez pas voir, vous ne devez pas être vu.

— Ce n’est pas une réponse, dit-il, exaspéré. C’est une énigme.

— Pas pour moi. Décidez-vous !

Il enfila la cagoule. Ils continuèrent. La route se détériorait de plus en plus. Mais le chauffeur roulait toujours aussi vite. Scheepers parait les secousses de son mieux. Pourtant, sa tête heurta durement le toit à plusieurs reprises. Il perdit la notion du temps. La cagoule lui grattait le visage.

La voiture s’immobilisa enfin. Il entendit des aboiements rageurs, et une vague musique de radio. Il perçut l’odeur des feux. Matilda l’aida à descendre. Puis elle lui enleva la cagoule. Le soleil l’aveugla. Lorsqu’il se fut accoutumé, il vit qu’il se trouvait au milieu d’un dédale de baraques hétéroclites faites de tôle ondulée, de carton, de bouts de plastique, de toile de jute, de bâches. Dans certaines, une carcasse de voiture faisait office de chambre. Forte odeur de détritus. Un chien pelé lui mordilla la jambe. Il considéra les gens qui vivaient là, dans cette misère. Aucun d’entre eux ne parut faire attention à lui. Ni menace ni curiosité ; seulement de l’indifférence. Il n’existait pas à leurs yeux.

— Bienvenue à Kliptown, dit Matilda. Je dis Kliptown comme je pourrais dire autre chose. Vous n’en retrouveriez jamais le chemin, de toute façon. Tous les shantitown se ressemblent. La misère est la même partout, l’odeur est la même, les gens sont les mêmes.

Elle le précéda. Il eut la sensation de pénétrer dans un labyrinthe qui, très vite, l’avala, lui dérobant en un clin d’œil tout son passé. Après quelques pas, il avait perdu toute notion des directions. Il pensa que c’était invraisemblable d’être là en compagnie de la fille de Jan Kleyn.

— Que voyez-vous ? demanda-t-elle.

— La même chose que vous.

— Non ! Est-ce que cela vous révolte ?

— Bien sûr.

— Pas moi. La révolte est un escalier qui a de nombreuses marches. Nous ne sommes pas sur la même.

— Vous êtes peut-être tout en haut ?

— Presque.

— La perspective est-elle différente ?

— On voit plus loin. Il y a des troupeaux de zèbres aux aguets. Des antilopes qui s’arrachent à la pesanteur. Un cobra caché dans une termitière abandonnée. Des femmes qui portent de l’eau.

Elle s’arrêta et lui fit face.

— Dans leur regard, je vois ma propre haine. Mais vos yeux à vous ne peuvent pas la voir.

— Que voulez-vous que je réponde ? Ça me paraît un enfer de devoir vivre ainsi. Mais est-ce ma faute ?

— Ça peut le devenir. Ça dépend.

Ils s’enfoncèrent dans le labyrinthe. Il ne pourrait jamais retrouver son chemin seul. J’ai besoin d’elle, pensa-t-il, de la même manière que nous avons toujours dépendu des Noirs. Elle le sait.

Matilda s’arrêta devant une baraque un peu plus spacieuse que les autres. Elle s’accroupit devant la porte, un panneau de fibres bricolé à la va-vite.

— Entrez, dit-elle. Je vous attends ici.

Scheepers entra. Au début il eut du mal à voir quoi que ce soit dans la pénombre. Puis il distingua une table en bois sommaire, quelques chaises à barreaux et une lampe à pétrole qui fumait. Enfin un homme, qui le considérait avec un petit sourire. Scheepers pensa qu’ils devaient avoir le même âge. Mais l’homme était massif, barbu. Il émanait de lui la même dignité réservée que Miranda et Matilda.

— Georg Scheepers ! s’exclama l’homme, avec un rire bref.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

Scheepers avait du mal à masquer son manque d’assurance.

— Rien. Appelez-moi Steve. Et asseyez-vous, dit-il en indiquant une chaise.

— Vous savez pourquoi j’ai voulu vous rencontra : commença Scheepers.

— Moi ? Non. Vous vouliez voir quelqu’un qui vous raconte sur Jan Kleyn des choses que vous ne savez pas encore. Il se trouve que c’est moi, mais cela aurait pu être un autre.

— Pourrions-nous en venir au fait ?

— Les Blancs n’ont jamais de temps pour quoi que ce soit, dit Steve. Je n’ai jamais compris ça.

— Jan Kleyn, coupa Scheepers.

— Oui. Un homme dangereux. Pour nous, mais aussi pour vous. Pour tout le monde. Commencez donc par me dire ce que vous savez. Ensuite, nous essaierons ensemble d’éclairer les recoins les plus sombres.

Scheepers ne lui dit pas tout. Mais il lui révéla l’essentiel. C’était déjà un risque énorme. Il ne savait pas à qui il avait affaire. Steve l’écouta en se caressant la barbe.

— On en est donc déjà là, commenta-t-il Nous attendions effectivement une action de ce genre. Mais, à vrai dire, nous pensions qu’ils essaieraient d’abord d’égorger De Klerk.

— Un tueur professionnel, dit Scheepers. Nous ignorons de qui il s’agit. Mais il peut être déjà connu, dans l’entourage de Jan Kleyn en particulier. C’est peut-être un Noir, Cela n’aurait rien d’impossible. Selon mes informations, on lui aurait proposé beaucoup d’argent. Un million de rands, peut-être plus.

— On devrait pouvoir l’identifier. Jan Kleyn ne choisit que les meilleurs. Si c’est un Sud-Africain, blanc ou noir, nous le trouverons.

— Trouvez-le, dit Scheepers. Trouvez-le et tuez-le. Nous devons collaborer. L’enjeu est trop grave.

— Non. Cette entrevue n’aura pas de suite. Nous ne travaillerons pas ensemble, ni maintenant ni à l’avenir. Le contraire est impossible.

— Pourquoi ?

— Tout est encore trop incertain. Nous ne partageons pas les mêmes secrets, vous et moi. De notre côté, nous évitons toute communication, a fortiori tout accord, à moins d’une nécessité absolue. Nous sommes ennemis, ne l’oubliez pas. Et la guerre dans ce pays dure depuis longtemps. Même si vous refusez de l’admettre.

— Nous ne voyons pas les choses de la même manière.

— Précisément.

L’entretien n’avait duré que quelques minutes. Mais Steve se leva, signifiant que l’audience était terminée.

— Miranda, dit-il. Vous pouvez passer par elle.

— D’accord. Il faut à tout prix empêcher cet attentat.

— Oui. Mais je pense que c’est vous qui devez le faire. Pour l’instant, c’est encore vous qui disposez des ressources. Je n’ai rien. À part une cabane en tôle. Et Miranda. Et Matilda. Imaginez ce qui se produira si l’attentat a lieu.

— Je préfère ne pas y penser.

Steve le considéra un instant en silence. Puis il disparut sans dire au revoir. Scheepers sortit à sa suite dans la lumière éblouissante. Matilda le raccompagna en silence jusqu’à la voiture. Il était à nouveau à l’arrière, la cagoule sur le visage. Dans l’obscurité, il préparait déjà ce qu’il dirait au président.

 

De Klerk avait un rêve récurrent.

Il se trouvait dans une maison où chaque lame de plancher, chaque mur, chaque meuble était attaqué par des termites affamés. Il ignorait pourquoi il était venu là. L’herbe poussait entre les lames disjointes, les fenêtres étaient brisées et la frénésie vorace des bestioles lui donnait des démangeaisons comme si elles s’attaquaient à son propre corps. Dans le rêve, il disposait de très peu de temps pour rédiger un important discours. Son rédacteur habituel avait disparu et il devait faire le travail lui-même. Mais lorsqu’il commençait à écrire, un grouillement de termites sortait de son stylo.

Il se réveillait en général à ce point du rêve. Était-ce un présage ? Il était peut-être déjà trop tard… Ce qu’il voulait réaliser, éviter l’explosion de l’Afrique du Sud tout en préservant dans la mesure du possible l’influence des Blancs, était peut-être en trop grand décalage avec l’impatience de la population noire. Au fond, seul Nelson Mandela pouvait le convaincre qu’il n’y avait pas d’autre issue. De Klerk savait qu’ils partageaient la même peur. Celle d’une violence déchaînée que nul ne pourrait contenir, terreau idéal pour un coup d’État militaire ou une lutte sans merci entre ethnies rivales, qui s’entre-détruiraient jusqu’à ce qu’il ne reste rien.

Il était vingt-deux heures, le jeudi 21 mai. Le jeune substitut Scheepers attendait dans l’antichambre. Mais il n’était pas encore prêt à le recevoir. Il était épuisé, usé par la quantité de problèmes qu’il devait sans cesse s’efforcer de résoudre. Il se leva et approcha des hautes fenêtres. Parfois, l’étendue de sa responsabilité le paralysait. Il éprouvait alors l’envie instinctive de fuir, de se rendre invisible, de disparaître dans le bush, de se dissoudre comme un mirage. Mais il ne le ferait pas. Le Dieu auquel il croyait de plus en plus difficilement le protégeait peut-être encore. Combien de temps lui restait-il ? Son humeur changeait sans cesse. Tantôt il lui semblait déjà vivre à crédit, tantôt il croyait disposer de cinq ans au moins. Son grand projet — retarder le plus longtemps possible le passage à la société nouvelle tout en attirant vers son parti un grand nombre de voix noires — demandait du temps. Mais il savait aussi que Nelson Mandela lui refuserait tout temps qui ne serait pas consacré à préparer la transition.

Dans tout ce que je fais, pensa-t-il, il y a comme un élément de fausseté. Au fond, je porte moi aussi le rêve impossible que mon pays ne change jamais. La différence entre moi et un fanatique qui chercherait à défendre le rêve impossible par la violence brute, cette différence est très petite.

Il se fait tard en Afrique du Sud. Ce qui se passe maintenant aurait dû intervenir il y a des années. Mais l’histoire ne suit pas une invisible ligne droite.

Il retourna à son bureau et enfonça le bouton de la sonnette. Scheepers entra quelques instants plus tard. De Klerk commençait à apprécier son énergie et son indéniable compétence. Le trait d’innocence naïve qu’il croyait déceler chez le substitut ne lui causait pas trop de souci. Ce jeune Boer devait lui aussi apprendre que la douceur du sable cachait des récifs dangereux.

Il écouta le rapport de Scheepers les yeux mi-clos, laissant les paroles du jeune homme pénétrer sa conscience. Lorsqu’il eut fini, De Klerk rouvrit les yeux et le scruta du regard.

— Je suppose que tout ce que vous venez de m’apprendre est exact, dit-il.

— Oui. Il n’y a aucun doute.

— Aucun ?

— Aucun.

De Klerk resta un moment silencieux.

— Je comprends leur raisonnement, dit-il. Les conséquences seraient encore plus effroyables. Une immense révolte chez les Noirs, avec les conséquences qu’on peut imaginer… et un groupe de Boers influents attendant à l’arrière-plan le moment d’intervenir pour mettre fin à la guerre civile. La Constitution est balayée, les instances du pouvoir sont mises hors jeu. Un régime corporatiste prend sa place, composé à parts égales de militaires, de policiers et de civils. L’avenir devient un état d’exception permanent… Mais revenons à l’urgence. L’attentat doit donc avoir lieu dans très peu de temps.

— Il y a des raisons de penser qu’il est programmé pour le 12 juin.

— Pourquoi ?

— Mandela tiendra un meeting au Cap ce jour-là. D’après mes renseignements, le bureau d’information de l’armée a manifesté un intérêt inhabituel pour le dispositif de sécurité prévu à cette occasion. D’autres indices vont dans le même sens. Ce n’est qu’une hypothèse. Mais elle est étayée.

— Trois semaines, dit De Klerk. Trois semaines pour arrêter ces fous furieux…

— On ne peut évidemment exclure la possibilité d’une fausse piste. L’attentat peut avoir lieu dès demain.

— N’importe quand, autrement dit. N’importe où. Et que pouvons-nous faire ?

Il se tut.

— Monsieur le président, dit Scheepers. Au risque de me répéter, la clé est entre les mains de Jan Kleyn. Il faut l’arrêter. Le risque existe évidemment qu’il ne dise rien. Ou qu’il choisisse le suicide. Mais je ne vois pas d’autre possibilité.

De Klerk acquiesça.

— Nos responsables des interrogatoires sont des gens très compétents. Capables de soutirer la vérité à n’importe qui.

À des Noirs, pensa Scheepers. Qui meurent ensuite dans des circonstances non élucidées.

— Je pense préférable de l’interroger personnellement, dit-il. Je suis le mieux informé, jusqu’à nouvel ordre.

— Vous pensez pouvoir l’affronter ?

— Oui.

Le président se leva. L’entretien était terminé.

— Jan Kleyn sera arrêté demain. Et je veux être informé en continu à partir de maintenant. Une fois par jour.

Scheepers salua le vieil huissier au passage. Il rentra chez lui dans la nuit, le pistolet posé sur le siège avant.

De Klerk resta longtemps à la fenêtre, perdu dans ses pensées.

Puis il continua de travailler quelques heures encore.

 

Dans l’antichambre, l’huissier lissait soigneusement coussins et tapis en prévision du lendemain, sans cesser de penser à ce qu’il venait d’entendre, l’oreille collée à la porte du bureau présidentiel. L’heure était grave. Il alla dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Le téléphone était relié au standard. Mais derrière un panneau de lambris mal ajusté, il y avait une autre prise, qu’il était seul à connaître. Il y enfonça la fiche du téléphone et composa un numéro.

Jan Kleyn ne donnait pas encore. En écoutant le rapport de son informateur, il comprit qu’il allait passer une nuit blanche.