12

Donne-moi la nuit, songoma. Comment vais-je supporter cette lumière qui ne me laisse aucun repos ? Pourquoi m’as-tu envoyé dans ce pays étrange où l’être humain a été privé de sa nuit… Je t’ai offert mon doigt, songoma. Un morceau de moi pour que tu me rendes la nuit. Mais tu m’as abandonné. Tu m’as laissé seul. Aussi seul qu’une antilope épuisée qui ne trouve plus la force d’échapper au guépard.

 

Victor Mabasha avait vécu sa fuite comme un voyage dans un état d’apesanteur proche du rêve. Comme si son âme voyageait à part, invisible, tout près de lui. Il croyait sentir son propre souffle sur sa nuque. Dans la Mercedes, dont les sièges en cuir lui rappelaient l’odeur lointaine des antilopes écorchées, il ne restait plus que son corps. Sa main, surtout. L’index avait disparu, mais subsistait malgré tout, comme une douleur exilée.

Dès le départ de cette fuite sauvage, il s’était obligé à contrôler ses pensées et ses actes. Je suis un Zoulou, se répétait-il encore et encore. J’appartiens au peuple des guerriers invaincus, je suis un fils du Ciel. Mes ancêtres étaient toujours en première ligne quand nos impis partaient au combat. Nous avons vaincu les Blancs longtemps avant qu’ils ne chassent les bushmen au loin, dans les déserts de la mort, longtemps avant qu’ils ne proclament que notre terre était à eux. Nous les avons vaincus au pied d’Isandlwana et nous avons orné les kraals des rois avec leurs mâchoires. Je suis un Zoulou. Je supporte la douleur, et il me reste neuf doigts. Autant de doigts que le chacal a de vies.

 

À bout de forces, il avait choisi au hasard un chemin de forêt et s’était arrêté au bord d’un petit lac. La noirceur de l’eau lui avait tout d’abord fait croire à du pétrole. Il s’était assis sur une pierre, il avait déplié le torchon sanglant et il s’était obligé à regarder sa main. Elle saignait encore. Elle lui parut étrangère. La douleur était plus dans sa tête que dans la plaie.

Comment Konovalenko avait-il pu le battre de vitesse ? Une infime hésitation l’avait perdu. Et il avait agi sans réfléchir. Comme un enfant égaré. Il avait manqué de dignité vis-à-vis de lui-même, et vis-à-vis de Jan Kleyn. Il aurait dû rester, fouiller les bagages du Russe, dénicher les billets d’avion et l’argent. Au lieu de cela, il avait fui en n’emportant que quelques vêtements et le revolver. Impossible de retrouver le chemin de la ferme. Il n’y avait plus de retour.

 

La faiblesse, pensa-t-il. Je ne l’ai jamais vaincue, bien que j’aie renoncé à toutes les loyautés de mon enfance. La songoma me l’a envoyée en punition. Elle a écouté les esprits et laissé les chiens chanter mon chant, celui de la faiblesse que je ne surmonterai jamais.

 

Le soleil, qui ne semblait jamais prendre de repos dans ce pays étrange, s’élevait déjà au-dessus de l’horizon. Un oiseau de proie s’envola d’un arbre et disparut par-dessus le lac lisse comme un miroir.

Avant toute chose, il devait dormir. Quelques heures, pas davantage. Il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil. Ensuite, son cerveau pourrait à nouveau l’aider.

À une époque qui lui semblait aussi lointaine que celle de ses ancêtres, son père, Okumana, l’homme qui forgeait les fers de lance mieux que quiconque, lui avait expliqué que, tant qu’on était vivant, il y avait toujours une issue. La mort, elle, était l’ultime cachette. Le dernier recours, lorsqu’il n’y avait plus aucune possibilité d’échapper à la menace. Quant aux autres issues, on ne les voyait souvent pas de prime abord. C’était pour cela que l’homme, à la différence des animaux, possédait un cerveau. Pour voir à l’intérieur, pas à l’extérieur. À l’intérieur, vers les lieux secrets où les esprits des ancêtres attendaient pour guider les humains dans leur vie.

Un humain qui perd son identité n’est plus un humain. Il devient un animal. C’est ce qui m’est arrivé. J’ai commencé à tuer des gens parce que moi-même, j’étais mort. Enfant, je voyais les panneaux, les panneaux ignobles qui montraient les endroits autorisés aux Noirs et ceux qui étaient réservés aux Blancs seulement. Là, déjà, j’ai commencé à rétrécir. Un enfant doit grandir, pousser, mais dans mon pays l’enfant noir devait apprendre à devenir de plus en plus petit. J’ai vu mes parents dépérir sous le poids de leur propre invisibilité, leur amertume contenue. J’étais un enfant obéissant. J’ai appris à n’être personne, un rien parmi les riens. L’apartheid à été mon véritable père. J’ai appris ce que nul ne devrait apprendre. Vivre avec l’hypocrisie, le mépris, un mensonge transformé en vérité unique, protégé par la police et par les lois, mais surtout par un fleuve d’eau blanche, un flot de paroles sur la différence naturelle entre les Noirs et les Blancs, la supériorité de la civilisation blanche. Cette supériorité-là a fait de moi un tueur, songoma. Parfois je pense que c’est la conséquence directe de mon enfance passée à rétrécir. Car cette fausse supériorité des Blancs, qu’a-t-elle été d’autre qu’un pillage systématique de nos âmes ? Quand notre désespoir a explosé en rage destructrice, les Blancs n’ont pas vu le désespoir, pas plus que notre haine, qui était infiniment plus grande, et que nous portions depuis trop de temps. Quand je regarde en moi, je vois mes pensées et mes sentiments fendus en deux comme par une épée. Je peux me passer d’un doigt. Mais comment pourrais-je vivre sans savoir qui je suis ?

Il tressaillit. Il avait failli s’endormir. À la lisière du sommeil et du rêve, des pensées oubliées lui étaient revenues.

Il resta longtemps assis sur la pierre au bord du lac.

Les souvenirs affluaient tout seuls. Il n’avait pas besoin de les appeler.

 

Été 1967. Il venait d’avoir six ans. Les enfants jouaient dans la poussière du bidonville, près de Johannesburg. Ils venaient de se fabriquer un ballon de papier et de ficelle. Soudain, Victor s’aperçut que le ballon lui obéissait. Il pouvait le traiter comme il voulait, le ballon le suivait comme un chien. Aucun des autres enfants ne parvenait à le lui enlever. Son premier grand rêve naquit ce jour-là. Il serait le meilleur joueur de rugby d’Afrique du Sud.

Il avait ressenti une joie insensée. Les esprits de ses ancêtres avaient été bons pour lui. Il remplit une bouteille d’eau à un robinet et l’offrit en sacrifice à la terre rouge.

Au cours de ce même été, un marchand d’alcool, un Blanc, s’était arrêté avec sa voiture dans la poussière où Victor jouait avec son ballon. L’homme resta longtemps assis à contempler le garçon noir surdoué.

Le ballon roula jusqu’à la voiture. Victor approcha prudemment, fit une courbette et le ramassa.

— Dommage, dit l’homme. Je n’ai jamais vu un tel sens de la balle. Dommage que tu sois noir.

 

Il suivit du regard un avion qui dessinait une traînée blanche sur le ciel.

Il ne se rappelait pas la douleur. Mais elle avait bien dû exister, sur le moment… Ou bien le petit garçon de six ans était-il déjà si conditionné, si convaincu que l’injustice était un aspect naturel de la vie, qu’il n’avait pas même réagi ? Mais, dix ans plus tard, tout avait changé.

 

Juin 1976. Soweto. Quinze mille élèves étaient rassemblés devant les bâtiments de l’Orlando West Junior Secondary School. Il n’en faisait pas partie. Lui vivait dans la rue, petit voyou de seize ans, de plus en plus adroit, de plus en plus cynique. Il ne volait encore que les Noirs, mais son regard se portait déjà vers les possibilités bien plus intéressantes qu’offraient les quartiers blancs. Il se trouvait devant l’école par hasard. Il se laissa entraîner par la foule des élèves. Il partageait leur colère à la perspective de devoir poursuivre leurs études dans la langue détestée des Boers. Il se souvenait encore de la jeune fille qui avait brandi le poing en criant au président absent : Vorster ! Apprends le zoulou et on apprendra l’afrikaans ! Le chaos était à l’intérieur de lui. Le drame extérieur, les policiers qui frappaient sans discrimination avec leurs sjamboks, ne l’atteignit que plus tard. Il avait lui aussi jeté des pierres. Avec son sens inné de la balle, il visait juste presque à chaque coup. Il vit un policier se tâter la joue, le sang coulait entre ses doigts, il se rappela l’homme dans la voiture et ce qu’il avait dit alors qu’il se penchait dans la poussière rouge pour récupérer son ballon de papier. Soudain, il fut cerné. Les fouets commencèrent à lui lacérer la peau. Il crut ressentir leur morsure aussi à l’intérieur, tant la douleur était intense. Il se rappelait surtout un policier, un gros homme rouge qui puait l’alcool. Dans ses yeux, il avait vu la peur. En cet instant, il comprit qu’il était le plus fort. Par la suite, la peur qui était au cœur de l’homme blanc le remplirait toujours d’un mépris sans fond.

 

Il fut soudain alerté par un mouvement de l’autre côté du lac. Une barque. Un homme ramait à grands gestes lents. Le bruit des tolets lui parvenait malgré la distance.

Il se leva de la pierre. Vertige. Il comprit qu’il devait faire soigner sa main par un médecin. Il avait toujours eu tendance à saigner beaucoup. Il devait aussi trouver à boire. Il remonta en voiture, mit le contact et vit qu’il avait encore de l’essence pour une heure de route, pas plus.

Revenu sur la voie principale, il reprit la même direction qu’avant.

Il lui fallut quarante-cinq minutes pour parvenir à une bourgade. Älmhult. Ça se prononçait comment ? Il s’arrêta à une station-service. Konovalenko lui avait donné de l’argent pour l’essence. Il lui restait deux billets de cent couronnes, et il avait appris à se servir de la caisse automatique. Sa main blessée le gênait et attirait l’attention.

Un homme âgé se proposa de l’aider. Victor Mabasha ne comprit pas ce qu’il disait, mais hocha la tête et essaya de sourire. Il prit pour cent couronnes d’essence ; cela ne faisait jamais que dix litres. Mais il avait besoin de manger quelque chose et surtout, de boire. Il entra dans la station-service après avoir marmonné un tack au vieil homme et déplacé sa voiture. Il acheta du pain et deux litres de Coca-Cola. Il lui restait quarante couronnes. Sur la carte punaisée au dos de la caisse entre deux réclames, il essaya de trouver Älmhult, en vain.

Il retourna à la voiture et arracha un bout de pain avec ses dents. Il avait dû vider une bouteille entière de Coca pour étancher sa soif.

Et maintenant ? Comment trouver un médecin ou un hôpital ? Il n’aurait pas de quoi payer. Le personnel refuserait de s’occuper de lui.

La conclusion s’imposait d’elle-même. Le revolver dans la boîte à gants était sa seule issue.

Il laissa Älmhult derrière lui et continua à travers les forêts qui semblaient s’étendre à l’infini.

J’espère que je n’aurai pas à me servir de cette arme. Je ne veux tuer personne avant d’avoir rempli ma mission.

 

La première fois que j’ai tué, songoma, je n’étais pas seul. Pourtant je ne peux pas oublier ce visage, alors que j’ai du mal à me souvenir des suivants. C’était un matin de janvier dans le cimetière de Duduza. En 1981. Les pierres tombales étaient fêlées, songoma. Je me souviens d’avoir pensé que je marchais sur le toit des morts. Un vieux parent devait être enterré ce matin-là, je crois que c’était un cousin de mon père. D’autres cérémonies se déroulaient au même moment un peu plus loin. Soudain, il y eut un remue-ménage. Un cortège se dispersait. J’ai vu une fille courir entre les pierres, elle courait comme un lévrier poursuivi, elle était poursuivie. Quelqu’un a crié qu’elle était une donneuse, une Noire qui travaillait pour la police. Elle a été capturée. Elle hurlait, sa détresse était pire que tout ce que j’avais pu voir jusque-là. Ils l’ont rattrapée, renversée, matraquée, elle était couchée entre les pierres tombales et elle vivait encore. Alors on a commencé à ramasser des branches mortes et des touffes d’herbe dans le cimetière. Je dis « on », parce que soudain je faisais partie de la meute. Une femme noire qui informait la police, quel droit avait-elle de vivre ? Elle avait beau supplier, son corps a bientôt été recouvert d’herbe et de branches sèches. On l’a brûlée vive. Elle essayait d’échapper aux flammes, mais on l’a maintenue jusqu’à ce que son visage noircisse. C’était le premier être humain que je tuais, songoma, et je ne l’ai jamais oublié, car, en la tuant, je me suis tué moi-même. L’apartheid avait triomphé. J’étais devenu une bête, songoma. C’était fini.

 

Sa main le faisait à nouveau souffrir. Il essayait de la remuer le moins possible. Il s’était arrêté dans la forêt pour attendre. Le soleil était encore haut dans le ciel. Pas besoin de regarder sa montre. Il avait encore de longues heures à passer dans la voiture, avec ses pensées pour seule compagnie.

Je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis. C’est peut-être à cela que ressemble le monde en réalité ? Il n’y a pas d’ici ou de là-bas. Seulement un maintenant.

L’étrange crépuscule suédois, presque invisible, finit par tomber.

Il chargea le revolver et le glissa dans sa ceinture.

Ses couteaux lui manquaient.

Il regarda la jauge. Il faudrait bientôt remettre de l’essence.

Après quelques kilomètres, il découvrit un petit magasin ouvert malgré l’heure tardive. Il coupa le moteur et attendit. Lorsque le client fut sorti, il défit le cran de sûreté et entra. C’était un vieil homme qui tenait la boutique. Victor indiqua la caisse avec son arme. L’homme essaya de dire quelque chose. Victor tira en l’air et désigna à nouveau la caisse. L’homme l’ouvrit. Il tremblait. Victor se pencha, déplaça le revolver vers sa main blessée et ramassa les billets. Puis il sortit aussi vite qu’il était entré.

Il n’eut pas le temps de voir le vieil homme s’affaisser derrière le comptoir. Sa tête heurta le sol en ciment. Exactement comme si un voleur l’avait agressé.

Mais il était déjà mort. Son cœur n’avait pas supporté le choc.

En sortant, Victor Mabasha s’était coincé le bandage dans la porte. Ignorant la douleur, il dégagea sa main d’un mouvement brusque.

Dehors, il aperçut une fille. Elle pouvait avoir treize ans, ses yeux étaient immenses. Elle regardait fixement sa main ensanglantée.

Il leva son arme. Non. Il ne pouvait pas faire ça. Il laissa retomber son bras et courut vers sa voiture.

La police ne tarderait pas à le rechercher. Un homme noir à la main mutilée. La fille qu’il n’avait pas eu la force de tuer parlerait. Il se donnait quatre heures tout au plus avant de devoir trouver une autre voiture.

Il s’arrêta à une station-service automatisée et remplit le réservoir. Un peu plus tôt, il avait vu le nom de Stockholm sur un panneau indicateur.

La fatigue le submergea. Il serait bientôt obligé de s’arrêter pour dormir.

Il espérait trouver quelque part un autre lac aux eaux noires immobiles.

 

Il le découvrit dans la grande plaine, au sud de Linköping. À ce moment-là, il avait déjà changé de voiture. Aux abords de Huskvarna, il s’était arrêté devant un motel ; il avait réussi à forcer la portière d’une autre Mercedes et à la faire démarrer. Il avait continué tant que ses forces le lui permettaient. En approchant de Linköping, il s’engagea sur une petite route, puis sur une autre, plus petite encore. Soudain, il avait vu le lac. Il était minuit. Il s’endormit, roulé en boule à l’arrière.

 

Je sais que je rêve, songoma. Pourtant, c’est toi qui parles. Tu évoques le grand Chaka, le guerrier, l’orgueil du peuple zoulou, qui éveillait chez tous une crainte sans bornes. Lorsqu’il se mettait en colère, les gens, de peur, s’écroulaient et ne se relevaient plus. Il n’hésitait pas à faire exécuter un régiment entier, si celui-ci n’avait pas montré assez de bravoure au combat, au cours de l’une de ces guerres innombrables, qui ne prenaient jamais fin. Chaka est mon ancêtre. J’ai entendu parler de lui, le soir, autour des feux, quand j’étais un petit enfant. Je comprends maintenant que mon père pensait à lui pour oublier le monde blanc où on le forçait à vivre. Pour supporter les mines, la terreur des éboulements dans les galeries, les gaz qui lui brûlaient les poumons. Mais tu me parles d’autre chose, songoma. Tu me racontes que Chaka, le fils de Senzangakhona, fut comme métamorphosé après la mort de Noliwa, la femme qu’il aimait. Son cœur se remplit d’une grande nuit, il ne pouvait plus éprouver d’amour pour les gens ni pour la terre, rien qu’une haine qui le dévorait comme des parasites, de l’intérieur. Peu à peu, tous ses traits humains disparurent, à la fin il ne resta de lui qu’une bête, qui ne pouvait plus se réjouir qu’en tuant, en voyant le spectacle du sang et de la souffrance. Mais pourquoi me racontes-tu cela ? Suis-je déjà devenu comme lui ? Je ne veux pas te croire, songoma. Je tue, mais pas sans discrimination. J’aime voir les femmes danser, leurs corps qui vibrent, leur peau sombre contre l’éclat des feux. Je veux voir danser mes propres filles, songoma. Danser sans s’interrompre, jusqu’à ce que mes yeux se ferment et que je retourne dans le monde souterrain, où je te rencontrerai et où tu me dévoileras le dernier secret…

 

Il se réveilla en sursaut. Il était cinq heures du matin.

Un oiseau chantait. Il n’avait encore jamais entendu un chant semblable. Il continua sa route vers le nord.

Peu avant onze heures, il arriva à Stockholm.

C’était un mercredi. Veille de la Sainte-Walpurgis, le 29 avril 1992.