15

Le lundi 4 mai au matin, Kurt Wallander fut sur le point d’abandonner la direction de l’enquête à un collègue. Il ne se sentait pas responsable de l’impasse collective. C’était autre chose ; il n’avait tout simplement pas la force de continuer.

Au cours du week-end, ils n’avaient pas avancé d’un pouce. Les gens étaient partis, injoignables. Aucune réponse à attendre du côté des techniciens de Stockholm. Seule exception à l’immobilisme général : la chasse à l’inconnu qui avait tué un jeune policier continuait avec une intensité égale.

Mais l’enquête sur la mort de Louise Åkerblom était au point mort. Dans la nuit du vendredi, Björk avait eu une crise de calculs biliaires. Wallander lui rendit visite à l’hôpital, tôt le samedi matin, pour prendre les ordres.

Ensuite, il réunit Martinsson et Svedberg au commissariat.

— Aujourd’hui et demain, la Suède sera aux abonnés absents. On n’aura aucun résultat des labos avant lundi. On peut donc passer ces deux jours à faire le point sur les éléments qu’on a déjà. Toi, Martinsson, je pense que tu devrais aussi consacrer un peu de temps à ta famille. La semaine à venir risque d’être chargée. Pour l’instant, profitons de la matinée pour aiguiser notre attention. Je veux qu’on reprenne tout en détail depuis le début. Je veux aussi que vous répondiez, chacun à votre tour, à une question.

Il marqua une pause.

— Je sais que ce n’est pas tout à fait orthodoxe. Mais depuis le début de cette enquête, j’ai l’impression d’un truc qui cloche. Je ne peux pas le dire plus clairement que ça. Je veux savoir si vous partagez ce sentiment. Que nous nous trouvons devant un crime qui ne correspond pas à nos schémas habituels.

Il s’attendait à une réaction de surprise, peut-être de défiance. Mais ce fut le contraire. Martinsson réagit le premier.

— Je n’ai pas ton expérience, Kurt. Mais je suis désemparé. D’abord, on essaie de retrouver l’auteur d’un meurtre atroce. Plus on travaille, plus la mort de cette femme paraît incompréhensible. À la fin, on a l’impression qu’elle se situe à la périphérie d’un truc bien plus vaste. J’ai mal dormi toute cette semaine. Et ça m’arrive rarement.

Wallander se tourna vers Svedberg, qui se gratta le crâne.

— Que dire ? Martinsson l’a exprimé mieux que moi. En rentrant hier soir, j’ai fait une liste : femme tuée, puits, doigt noir, maison dynamitée, émetteur radio, revolver, Afrique du Sud. Je suis resté à la regarder pendant plus d’une heure, comme un rébus. Rien ne colle avec rien. Je crois que je n’ai jamais eu une telle sensation d’errer dans le noir.

— Très bien, dit Wallander. Nous sommes d’accord, et je ne pense pas que ce soit anodin. Voyons donc si nous pouvons malgré tout pénétrer cette noirceur dont a parlé Svedberg.

La mise au point dura près de trois heures. À la fin, il leur sembla qu’ils n’avaient pas commis d’erreurs grossières au cours de leur travail. Mais aucune piste nouvelle ne se dessinait pour autant.

— Il règne une grande confusion, résuma Wallander. Notre seul indice, au fond, c’est ce doigt noir. Nous pouvons penser que l’homme qui a perdu ce doigt, à supposer que ce soit lui le tueur, n’était pas seul. Alfred Hanson n’avait pas loué la maison à un Africain. Mais qui est le dénommé Nordström qui a posé dix mille couronnes sur la table ? On n’en sait rien. Pas davantage à quoi a pu servir la maison. Quant à la relation de ces gens-là avec Louise Åkerblom, la maison dynamitée, l’émetteur radio et le revolver, nous n’avons que des théories vagues et non étayées. C’est la pire des choses, des enquêtes qui invitent à la spéculation, et non au raisonnement. La théorie la plus crédible pour l’instant, c’est que Louise Åkerblom a vu par erreur quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Mais qui sont ces gens qui se livrent à des exécutions sommaires ? Voilà la question.

Silence autour de la table. Une femme de ménage ouvrit la porte.

— Pas maintenant, dit Wallander.

La porte se referma.

— J’ai l’intention de consacrer la journée aux appels que nous avons reçus du public, dit Svedberg. Je vous dirai si j’ai besoin d’aide. Je n’aurai pas le temps de m’occuper d’autre chose.

— Il vaudrait peut-être mieux en finir avec Stig Gustafson, intervint Martinsson. Je peux commencer par vérifier son alibi. Au besoin j’irai à Malmö. Mais d’abord, je veux essayer de retrouver Forsgård, le fleuriste qu’il prétend avoir rencontré aux toilettes du pub. Ça ne va pas être facile, en plein week-end.

— C’est une enquête pour meurtre, dit Wallander. Même si les gens sont dans leur maison de vacances et qu’ils veulent avoir la paix, tant pis. On doit leur parler.

Ils convinrent de refaire le point à dix-sept heures. Wallander alla se chercher un café, ferma la porte de son bureau et appela Nyberg chez lui.

— Tu auras mon rapport lundi, dit celui-ci. Mais tu sais déjà le plus important.

— Non. Je ne sais toujours pas pourquoi la maison a brûlé.

— Tu devrais en parler avec Edler. Il a peut-être une explication. De notre côté, on n’a pas encore fini.

— Je croyais qu’on avait une bonne collaboration avec les pompiers, dit Wallander avec irritation. Mais il y a peut-être de nouvelles règles que j’ignore ?

— Nous n’avons pas d’explication univoque.

— Quel est ton avis, alors ? Que pensent les pompiers ? Que pense Peter Edler ?

— L’explosion était très puissante. Il ne reste rien du détonateur. On a évoqué la possibilité d’une série d’explosions.

— Non. C’était une explosion unique.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répliqua Nyberg avec patience. Un bon professionnel peut organiser dix explosions consécutives en l’espace d’une seconde. Il s’agit d’une chaîne où chaque charge est retardée d’un dixième de seconde. Mais ça augmente l’effet de façon spectaculaire. Une question de pression atmosphérique modifiée.

— Ce ne sont pas des amateurs. C’est ça que tu essaies de me dire ?

— Oui.

— L’incendie peut-il avoir une autre origine ?

— Pas vraiment.

Wallander jeta un coup d’œil à ses papiers avant de poursuivre.

— Que peux-tu dire de plus concernant l’émetteur radio ? J’ai entendu dire qu’il serait de fabrication russe.

— Ce n’est pas une rumeur. C’est confirmé. L’armée m’a aidé.

— Conclusion ?

— Aucune. Les militaires sont très intéressés. Ils voudraient savoir comment cet émetteur a pu entrer dans le pays. C’est un mystère.

— Le barillet ?

— Rien de neuf.

— Autre chose ?

— Non. Mon rapport ne révélera pas de trouvailles spectaculaires.

Wallander raccrocha. Puis il fit quelque chose qu’il avait décidé au cours de la réunion matinale. Il composa le numéro du quartier général de la police à Stockholm et demanda à parler au commissaire Lovén. Wallander l’avait rencontré un an plus tôt, au cours de l’enquête sur les deux cadavres échoués dans un canot sur la plage de Mossby Strand. Ils n’avaient collaboré que quelques jours, mais Wallander avait eu le temps d’apprécier ses compétences.

— Le commissaire Lovén n’est pas disponible pour l’instant, déclara la standardiste du commissariat central de Kungsholmen.

— Je suis le commissaire Wallander d’Ystad. J’ai une affaire pressante. Il s’agit du policier qui a été tué à Stockholm il y a quelques jours.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— C’est urgent, répéta Wallander.

Douze minutes plus tard, Lovén était au bout du fil.

— Wallander ! J’ai pensé à toi l’autre jour en apprenant le meurtre de la femme. Comment ça va ?

— Lentement. Et pour vous ?

— On le retrouvera. Tôt ou tard, on retrouve toujours ceux qui nous tirent dessus. Tu avais quelque chose à me dire à ce sujet ?

— Peut-être. C’est juste que la femme d’ici a été tuée d’une balle dans le front. Exactement comme Tengblad. Je pensais que ce serait bien de comparer les balles le plus vite possible.

— Oui. Notre homme a visé à travers le pare-brise. Il faut vraiment être un tireur d’élite pour toucher en plein front quelqu’un qui est assis dans un véhicule en mouvement. Mais tu as raison. Il faut s’en occuper.

— Vous avez un signalement ?

— Juste après le meurtre, il a volé une voiture à un jeune couple. Malheureusement, ils étaient dans un tel état de choc que le signalement qu’ils ont donné ne vaut pas grand-chose.

— L’ont-ils entendu parler ?

— C’était leur seul point d’accord. L’homme avait un accent étranger.

Wallander sentit la tension monter d’un cran. Il parla à Lovén de sa conversation avec Alfred Hanson, et de l’homme qui avait payé dix mille couronnes pour louer une ferme isolée.

— C’est important, dit Lovén. Même si ça paraît bizarre.

— Tout est bizarre. Je pense venir à Stockholm lundi. Je soupçonne que mon Africain est là-bas.

— Il est peut-être mêlé à un attentat contre une discothèque de Söder.

Wallander se souvint vaguement d’un article paru la veille dans Ystads Allehanda.

— Quel attentat ?

— Quelqu’un a balancé des grenades lacrymogènes dans une boîte qui compte beaucoup d’Africains dans sa clientèle. On n’avait jamais eu de problème là-bas jusqu’à hier. Il y a eu des coups de feu.

— Récupérez les balles, dit Wallander. Pour comparaison.

— Tu sembles croire qu’il n’existe qu’une seule arme dans ce pays.

— Non. Mais je cherche des liens. Des liens inattendus.

— Je m’en occupe, dit Lovén. Merci de ton appel. J’informe la direction de ton arrivée lundi.

 

La réunion de dix-sept heures fut très brève. Martinsson avait réussi à confirmer une bonne partie des dires de Stig Gustafson. Suffisamment pour l’écarter définitivement de l’enquête. Pourtant, Wallander hésitait. Pourquoi ?

— On ne le perd pas complètement de vue, dit-il. Je veux qu’on reprenne encore une fois toutes les informations qui le concernent.

— Ah. Que penses-tu pouvoir découvrir ?

— Je ne veux pas le lâcher trop tôt, c’est tout.

Martinsson faillit protester mais se ravisa. Il respectait l’intuition de Wallander.

Svedberg, de son côté, s’était plongé dans la masse d’informations communiquées par le public. Il n’avait rien trouvé qui pût jeter une lumière nouvelle sur la mort de Louise Åkerblom ou sur l’explosion de la ferme.

— Quelqu’un devrait pourtant avoir vu un Africain à qui il manque un doigt, s’entêta Wallander.

— Il n’existe peut-être pas, suggéra Martinsson.

— Le doigt existe. Ce n’est pas un fantôme qui se l’est fait couper.

Wallander leur résuma sa conversation avec Lovén. Ils tombèrent d’accord sur le fait qu’il devait aller à Stockholm. Un lien, aussi ténu et improbable qu’il fût, pouvait exister entre le meurtre de Louise Åkerblom et celui de Tengblad.

Ils terminèrent la réunion en évoquant les héritiers de la maison incendiée.

— Ça peut attendre, conclut Wallander. Ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher.

Après avoir renvoyé Svedberg et Martinsson chez eux, il s’attarda encore un moment pour appeler le procureur à son domicile. Il lui fit un rapide résumé de la situation.

— Il faut éclaircir ce meurtre au plus vite, dit Åkeson, Sinon, on est mal barrés.

Ils convinrent de se voir à la première heure le lundi matin pour un point approfondi. Wallander comprit qu’Åkeson souhaitait se prémunir contre d’éventuelles accusations de négligence. Il raccrocha, éteignit sa lampe de travail, quitta le commissariat et prit sa voiture jusqu’à l’hôpital.

Le chef allait mieux. Wallander lui fit son rapport, et Björk approuva son initiative de se rendre à Stockholm.

— C’était un district calme ici, remarqua-t-il alors que Wallander s’apprêtait à partir. Tout est changé maintenant.

— C’est pareil ailleurs. Toi, tu parles d’une autre époque.

— Je me fais vieux.

— Tu n’es pas le seul.

Ces paroles résonnaient encore en lui lorsqu’il reprit sa voiture. Il était dix-huit heures trente, il avait faim, mais la pensée de se préparer à dîner tout seul à l’appartement le décourageait trop. Soudain, il décida de s’accorder le luxe d’un dîner en ville. Il rentra chez lui, prit une douche et se changea. Puis il essaya de joindre sa fille à Stockholm. Le téléphone sonna longtemps dans le vide.

Il descendit à la buanderie du sous-sol et réserva un créneau sur le tableau des horaires. Ensuite il se rendit à pied dans le centre. Le vent était tombé, mais il faisait frais.

Vieux. Je n’ai que quarante-quatre ans et je me sens déjà usé.

Cette pensée éveilla subitement une sorte de rage. C’était lui, et lui seul, qui décidait s’il se sentait vieux ou non. Il ne pouvait pas rejeter la faute sur son travail, ni sur un divorce qui remontait maintenant à cinq ans. Il fallait simplement trouver le moyen de changer sa situation.

Parvenu à la place centrale, il se demanda où dîner. Dans un accès de folie dispendieuse, il choisit l’hôtel Continental. Il s’arrêta un instant devant la vitrine du marchand de luminaires avant de faire son entrée à l’hôtel. Il adressa un signe de tête à la fille de la réception en se rappelant qu’elle avait été en classe avec Linda.

La salle à manger était presque vide. Il regretta son initiative. Dîner seul avec lui-même dans un restaurant désert… Il s’assit néanmoins. Il avait pris sa décision, il n’avait pas la force d’en changer.

Ma nouvelle vie commence demain… Il fit la grimace. Toujours cette manie de repousser à plus tard l’essentiel, dès qu’il s’agissait de lui. Dans son travail, il était le champion obstiné de la tendance inverse : d’abord les urgences. Il était un homme scindé en deux.

Il s’assit du côté du bar. Le serveur, un jeune garçon, lui demanda ce qu’il souhaitait boire. Wallander eut la vague sensation de le reconnaître.

— Whisky, dit-il. Sans glace, mais avec un verre d’eau à côté.

Il le but et en commanda immédiatement un autre. Il éprouvait rarement le désir de prendre une cuite. Mais ce soir, il n’avait pas l’intention de résister.

Au troisième whisky, il avait situé le serveur. Il l’avait interrogé quelques années plus tôt au sujet de quelques cambriolages et vols de voitures. Le jeune homme avait été arrêté et condamné.

Il s’en est bien sorti, on dirait. Et je ne vais pas lui rappeler les histoires anciennes. Peut-être s’est-il mieux débrouillé que moi ? Compte tenu des conditions de départ…

Il ressentait déjà les effets de l’alcool.

Un peu plus tard, il changea de table et commanda une entrée, un plat et un dessert. Une bouteille de vin avec le repas, deux cognacs avec le café.

Il était vingt-deux heures trente lorsqu’il quitta l’hôtel, déjà bien éméché. Il n’avait aucune intention de rentrer se coucher.

Il se dirigea vers la file de taxis de l’autre côté du terminal des bus et se fit conduire à l’unique bar dansant de la ville. Chose surprenante, l’endroit était bondé, et il eut du mal à trouver une table. Puis il but du whisky et il dansa. Il n’était pas nul, comme danseur, et éprouvait toujours une certaine assurance au moment de s’engager sur la piste. Le top 50 de la musique suédoise le rendait sentimental. Il tombait immédiatement amoureux de toutes les femmes avec lesquelles il dansait. Avec toutes, il imaginait une suite possible dans son appartement. L’illusion se brisa lorsqu’il lui fallut se précipiter dehors. Il vomit sur le trottoir. Au lieu de retourner danser, il prit à pied, en chancelant, le chemin du centre-ville. Dans son appartement, il se débarrassa de ses vêtements et se campa tout nu devant le miroir de l’entrée.

— Kurt Wallander ! Voici ta vie.

Puis il résolut d’appeler Baiba Liepa à Riga. Il était deux heures du matin, c’était évident qu’il ne fallait pas le faire. Malgré tout, il laissa le téléphone sonner jusqu’à ce qu’elle décroche.

Soudain, il ne sut plus quoi dire. Tous les mots anglais lui faisaient défaut. Il comprit qu’il l’avait réveillée, et qu’elle était effrayée de recevoir un coup de téléphone en pleine nuit.

Il lui dit qu’il l’aimait. Lorsque, enfin, elle comprit, elle perçut aussi qu’il était ivre mort. Cet appel était terrible, une terrible erreur. Il raccrocha après lui avoir demandé pardon. Puis il alla tout droit à la cuisine, sortit du frigo une demi-bouteille de vodka et s’obligea à tout avaler, malgré la nausée.

Il se réveilla à l’aube sur le canapé du salon. Gueule de bois monumentale. Couronnée par le désespoir de ce coup de fil catastrophique à Baiba Liepa.

Il gémit tout haut, regagna sa chambre en titubant et se recroquevilla dans le lit en s’obligeant à ne plus réfléchir. En milieu d’après-midi il se leva, se fit du café, alluma la télé et laissa défiler les programmes. Il ne prit pas la peine d’appeler son père, n’essaya même pas de joindre sa fille. Vers sept heures du soir, il réchauffa un gratin de poisson. Il n’y avait rien d’autre dans le congélateur. Puis il retourna devant le téléviseur. Il évitait à tout prix de repenser à la conversation de la nuit.

À vingt-trois heures, il prit un somnifère et enfouit sa tête sous les couvertures.

Demain tout ira mieux. Demain je l’appellerai et je lui expliquerai. Ou je lui écrirai une lettre. Ou.…

 

Le lundi 4 mai ne ressembla en rien à ce qu’il avait prévu.

Il venait d’arriver dans son bureau peu après sept heures trente lorsque le téléphone sonna. C’était Lovén, de Stockholm.

— Des rumeurs circulent en ville. Il y aurait un contrat sur un Africain. Dont le principal signe distinctif est qu’il a la main gauche bandée.

Wallander mit un instant à comprendre ce que Lovén entendait par contrat.

— Merde alors !

— Comme tu dis. Pour le reste, je voudrais savoir à quelle heure tu arrives, pour qu’on puisse venir te chercher à l’aéroport.

— Je ne sais pas encore. Björk, si tu te souviens de lui, a des calculs biliaires. Je dois d’abord organiser le travail ici. Je t’appelle dès que j’ai une réponse.

— On attend.

Wallander venait de raccrocher lorsque le téléphone sonna à nouveau. Au même moment, Martinsson entra en agitant un papier. Wallander lui indiqua le fauteuil des visiteurs.

C’était le légiste de Malmö, Högberg, qui avait terminé l’examen médico-légal du corps de Louise Åkerblom. Wallander avait déjà eu affaire à lui. Un type capable. Il attrapa un bloc-notes et fit signe à Martinsson de lui donner un crayon.

— Il ne s’agit absolument pas de viol, dit Högberg. À moins que le gars n’ait mis une capote et que la chose se soit passée avec une sérénité incompréhensible. Aucune autre trace d’agression. Rien, à part quelques égratignures qu’elle a pu se faire dans le puits. Aucun signe non plus qu’elle ait eu des menottes aux poignets ou aux chevilles. La seule chose qui lui est arrivée, c’est qu’elle s’est pris une balle dans le front.

— Il me faudrait cette balle le plus rapidement possible.

— Je vous l’envoie dans la matinée, répondit Högberg. Mais il faudra attendre un peu pour le rapport complet.

— Merci d’avoir fait vite.

Wallander se tourna vers Martinsson.

— Louise Åkerblom n’a pas été violée. On peut exclure le crime sexuel.

— Très bien, dit Martinsson. Je venais te dire que le doigt qu’on a trouvé est l’index de la main gauche d’un homme noir d’une trentaine d’années. Tout est là, c’est un fax qui vient d’arriver de Stockholm. Je me demande comment ils s’y prennent.

— Aucune idée. Mais c’est une chance. Si Svedberg est là, je propose qu’on se réunisse tout de suite. Je pars pour Stockholm cet après-midi. Il y a une conférence de presse prévue pour quatorze heures, tu t’en chargeras avec Svedberg.

— Il va être ravi. Tu es certain de ne pas pouvoir repousser ton voyage d’une heure ou deux ?

— Tout à fait certain, dit Wallander en se levant.

— J’ai entendu dire que les collègues de Malmö avaient pris Morell, ajouta Martinsson dans le couloir.

— Qui ?

— Morell. Le receleur. L’homme aux pompes.

— Ah oui, dit Wallander avec distraction.

Il s’arrêta à la réception et demanda à Ebba de lui réserver une place dans un avion vers quinze heures, et si possible aussi une chambre au Central, un hôtel pas trop cher qui se trouvait dans Vasagatan. Puis il retourna dans son bureau pour appeler son père. La main sur le combiné, il se ravisa. Il n’osait pas affronter le vieux en cet instant. Il avait besoin de toute sa concentration. Il lui vint une idée. Il demanderait à Martinsson de l’appeler dans la journée et de lui expliquer que son fils avait dû partir pour Stockholm sans préavis. Cela pourrait peut-être lui faire comprendre qu’il était très occupé à des affaires urgentes.

Cette idée le mit de bonne humeur. La tactique serait peut-être réutilisable à l’avenir.

À quinze heures cinquante-cinq, l’avion atterrit à Arlanda où tombait une pluie fine. Le hall des arrivées ressemblait à un hangar. Lovén l’attendait de l’autre côté des portes vitrées.

Wallander avait mal au crâne. La fin de matinée avait été chargée. Il avait passé près de deux heures chez Per Åkeson, qui avait beaucoup de questions et de points de vue à lui soumettre. Comment expliquer à un procureur que les policiers eux-mêmes sont parfois contraints de se fier à leur instinct au moment de fixer les priorités ? Åkeson avait critiqué les rapports qui lui avaient été transmis, Wallander avait défendu le groupe d’enquête et vers la fin de l’entretien, l’ambiance était plutôt tendue. Avant de se faire conduire à l’aéroport par Peters, Wallander avait eu le temps de passer chez lui pour jeter quelques affaires dans une valise. Et il avait enfin réussi à joindre sa fille. Elle était contente de sa venue. Ça s’entendait à sa voix. Il l’appellerait dans la soirée. Même tard, avait-elle dit. Elle attendrait son coup de fil.

Après le décollage, Wallander s’aperçut enfin qu’il n’avait rien mangé ce jour-là. Il dévora les sandwiches de la SAS.

Au cours du trajet en voiture jusqu’au commissariat central de Kungsholmen, Lovén lui fit part de l’état de l’enquête concernant le meurtrier de Tengblad. Ils n’avaient pas de piste sérieuse, et les recherches étaient marquées par une certaine agitation. Lovén eut le temps de lui raconter en détail l’épisode des grenades lacrymogènes à la discothèque. Tout indiquait un acte de vandalisme grave ou une vengeance. Là non plus, pas de piste digne de ce nom. Pour finir, Wallander l’avait interrogé sur le contrat. Pour lui, il s’agissait d’un aspect nouveau et effrayant de l’existence, qui était apparu au cours des dernières années et qui ne concernait que les trois plus grandes villes du pays. Mais il ne nourrissait aucune illusion. Bientôt il y serait confronté de près. Une transaction ordinaire, comme dans n’importe quel business. Un commanditaire, un tueur, des victimes. Le signe définitif que la société avait atteint un degré de brutalité auparavant inimaginable.

— On a des enquêteurs sur le coup, dit Lovén alors qu’ils approchaient de la ville.

— Rien ne colle. C’est comme l’année dernière, quand le canot s’est échoué.

— Il faut faire confiance à nos techniciens.

Wallander tâta la poche de son veston. Il avait emporté la balle qui avait tué Louise Åkerblom.

Ils s’enfoncèrent dans le souterrain du commissariat et prirent l’ascenseur jusqu’à la centrale de commandement où s’organisait la traque au meurtrier de Tengblad.

En entrant dans la pièce, Wallander sursauta devant la quantité de policiers présents. Quinze au bas mot, qui le dévisageaient. Rien à voir avec Ystad.

Lovén fit les présentations et il y eut des marmonnements de bienvenue. Un petit homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux clairsemés se présenta sous le nom de Stenberg. C’était le responsable de l’enquête.

Wallander sentit la nervosité le gagner. Il ne s’était pas préparé à une intervention de ce genre. Allaient-ils même le comprendre, avec son accent scanien ? Il prit place néanmoins et leur fit son récit. Les questions furent nombreuses, et il comprit très vite qu’il avait affaire à des policiers expérimentés, capables de se plonger rapidement dans une enquête, d’en détecter les points faibles et de poser les bonnes questions.

La réunion dura plus de deux heures. Pour finir, alors que la déprime gagnait le groupe et que Wallander avait dû demander des comprimés pour sa migraine, Stenberg fit un résumé.

— Il nous faut obtenir rapidement les résultats de l’expertise balistique. Si on découvre un lien entre les armes incriminées, on aura au moins réussi à rendre les choses encore plus confuses.

Certains policiers sourirent. Les autres regardaient droit devant eux, l’air vacant.

Il était près de vingt heures lorsque Wallander quitta le commissariat central. Lovén le conduisit à son hôtel de Vasagatan.

— Tu peux te débrouiller seul ?

— J’ai ma fille, répondit Wallander. Elle habite Stockholm. C’était quoi déjà, le nom de la discothèque ?

— L’Aurora. Mais je ne pense pas que l’endroit soit à ton goût.

— Sûrement.

Lovén parti, Wallander récupéra sa clé à la réception, en résistant à la tentation de se rendre dans un bar proche de l’hôtel. Le souvenir de son samedi soir à Ystad était encore trop vif. Il monta jusqu’à sa chambre, prit une douche et changea de chemise. Après s’être reposé une heure, il chercha l’adresse du club Aurora dans l’annuaire. Puis il quitta l’hôtel. Il était près de vingt-deux heures. Fallait-il appeler Linda ? Il décida d’attendre. Sa visite à la discothèque ne prendrait pas beaucoup de temps. Linda avait l’habitude de se coucher tard. Il traversa la rue, monta dans le premier des taxis qui patientaient devant la gare centrale et donna l’adresse au chauffeur. Pensif, il regarda défiler la ville, qui abritait sa fille, et sa sœur Krishna. Et sans doute aussi un Africain à l’index coupé.

Il éprouva un brusque malaise. Comme s’il attendait un événement imminent. Qu’il devait craindre, auquel il aurait dû déjà se préparer.

Le visage souriant de Louise Åkerblom lui apparut de façon fugitive.

Qu’a-t-elle eu le temps de saisir ? A-t-elle compris qu’elle allait mourir ?

 

L’escalier, partant de la rue, aboutissait à une porte métallique peinte en noir. Au-dessus, une enseigne au néon, rouge, crasseuse. Plusieurs lettres étaient éteintes. Que faisait-il là ? Il descendit les marches, poussa la porte et se retrouva dans un local sombre, enfumé, où la musique se déversait de haut-parleurs fixés au plafond. Il crut tout d’abord qu’il était seul. Puis il découvrit des ombres ; le blanc de leurs yeux luisait. Distinguant un comptoir, il prit cette direction et commanda une bière. L’homme qui le servit avait le crâne rasé.

— On n’a pas besoin d’aide, dit l’homme en posant la bouteille sur le comptoir.

— Pardon ?

— On s’occupe nous-mêmes de la sécurité.

— Qui vous a dit que j’étais flic ?

Wallander regretta immédiatement cette question dictée par la surprise.

— Secret professionnel.

— Dans ce cas, dit-il, j’ai quelques questions pour vous.

— Je réponds rarement aux questions. L’arrogance de l’homme l’exaspéra soudain.

— Là, tu vas le faire. Sinon… que le diable t’emporte !

L’homme haussa les sourcils.

— Il y a beaucoup d’Africains ici, reprit Wallander.

— Ils adorent cet endroit.

— Je cherche un Noir d’une trentaine d’années qui a un signe distinctif.

— Ah oui ?

— Il lui manque un doigt. À la main gauche.

Contre toute attente, l’autre éclata de rire.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

— Vous êtes le deuxième.

— Quoi ?

— On m’a posé la même question hier soir.

Wallander réfléchit un instant.

— Qu’as-tu répondu ?

— Non.

— Non ?

— Je n’ai pas vu de type à qui il manquait un doigt.

— Sûr ?

— Certain.

— Qui t’a posé cette question ?

— Jamais vu, dit l’homme en s’emparant d’un verre qu’il entreprit d’essuyer.

— Je te le redemande. Une seule fois.

— Je n’ai rien à ajouter.

— Qui t’a posé cette question ?

— Je l’ai dit. Un inconnu.

— Il parlait suédois ?

— À peu près.

— C’est-à-dire ?

— Pas comme vous et moi.

On approche, pensa Wallander. Il ne faut pas lâcher prise maintenant.

— De quoi avait-il l’air ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Tu as intérêt à me répondre.

— L’air tout à fait normal. Veste noire. Cheveux blonds, Wallander perçut soudain la peur de l’homme.

— Personne ne nous entend, dit-il. Je te garantis que ça restera entre nous.

— Il s’appelle peut-être Konovalenko. La bière est pour moi, si tu t’en vas tout de suite.

— Konovalenko ? Tu en es sûr ?

— Comment être sûr de quoi que ce soit dans ce monde ?

Dans la rue, Wallander trouva tout de suite un taxi. De retour à l’hôtel, il voulut appeler sa fille. Puis il changea d’avis. Il l’appellerait le lendemain matin.

Il resta longtemps allongé sans trouver le sommeil.

Un nom. Konovalenko. Le conduirait-il au bon endroit ?

Il repensa à tout ce qui s’était passé depuis le matin où Robert Åkerblom avait fait son entrée dans son bureau. À l’aube enfin il s’endormit.