23

À la lueur de la lune, la lionne paraissait complètement blanche.

Georg Scheepers retint son souffle. Elle était allongée au bord du fleuve, à trente mètres de lui. Il jeta un regard à sa femme, Judith, debout à ses côtés sur la plate-forme de la Jeep. Il vit qu’elle avait peur.

— Il n’y a aucun danger, dit-il doucement. Elle ne nous fera rien.

Au fond de lui, il n’en était pas entièrement convaincu. Les animaux du parc Kruger étaient habitués à voir des gens les observer du haut de leurs voitures à n’importe quelle heure. Mais la lionne, il ne l’oubliait pas, était un prédateur imprévisible, mû par son instinct et rien d’autre. Elle était jeune. Sa force et sa rapidité ne seraient jamais plus grandes que maintenant. Il lui faudrait au maximum trois secondes pour quitter cette posture alanguie et atteindre la voiture en quelques bonds puissants. Le chauffeur noir ne paraissait pas être sur ses gardes. Personne n’était armé. Si elle le voulait, elle pouvait les tuer tous en un clin d’œil. Trois coups de crocs contre une gorge ou une épine dorsale, il n’en faudrait pas davantage.

Soudain, ce fut comme si la lionne avait réagi à ses pensées. Elle leva la tête et contempla la voiture. Il sentit la main de Judith agripper son bras. La lionne semblait les regarder en face. La lune rendait ses yeux phosphorescents. Le cœur de Scheepers battit plus vite. Il aurait voulu que le chauffeur démarre. Mais l’homme noir restait inerte derrière le volant. Avec épouvante, Georg Scheepers pensa qu’il s’était peut-être endormi.

Au même moment la lionne se leva, sans les lâcher du regard. Georg Scheepers savait qu’il existait quelque chose qu’on appelait la fièvre du lion. Tous les instincts de peur et de fuite subsistent. Mais on ne peut plus bouger.

Elle les regardait, absolument immobile. Ses omoplates ondulaient sous sa peau. Elle est très belle, pensa-t-il. Belle, puissante et imprévisible.

Elle était en premier lieu une lionne. En second lieu seulement elle était blanche. Cette idée s’ancra en lui. Comme un rappel de quelque chose qu’il aurait oublié. Mais quoi ?

— Pourquoi ne démarre-t-il pas ? murmura Judith à ses côtés.

— Il n’y a pas de danger. Elle ne viendra pas ici.

La lionne ne bougeait toujours pas. La lune éclairait la scène. La nuit était chaude, limpide. Dans l’eau noire du fleuve, on distinguait les mouvements lents d’un hippopotame.

Georg Scheepers pensa que la situation tout entière était un rappel. La sensation d’une menace diffuse, capable de se muer d’un instant à l’autre en violence incontrôlable... C’était cela, la vie quotidienne dans son pays. Tout le monde attendait que quelque chose se passe. Le fauve était en eux. Les Noirs avec leur impatience devant la lenteur des changements, les Blancs avec leur crainte de perdre leurs privilèges, leur peur de l’avenir. Comme une attente au bord d’un fleuve où une lionne les contemplait.

Elle était blanche. Il pensa à tous les mythes entourant les albinos, hommes et bêtes. Leur force était impressionnante. Ils ne pouvaient pas mourir.

Soudain la lionne se mit en mouvement, droit sur eux. Avec une concentration constante, elle approchait à pas feutrés. Le chauffeur enclencha le contact et alluma les phares. Aveuglée, elle s’arrêta net, une patte levée. Georg Scheepers sentit les ongles de Judith transpercer sa chemise kaki.

Démarre, supplia-t-il intérieurement. Démarre avant qu’elle n’attaque.

Le chauffeur passa la marche arrière. Le moteur toussota, et Georg Scheepers crut que son cœur allait cesser de battre. Mais juste au moment où il allait caler, le chauffeur donna un coup d’accélérateur et la voiture recula. La lionne détourna la tête de la lumière des phares.

C’était fini. Les ongles de Judith ne lui transperçaient plus le bras. Ils se retinrent à la rambarde pendant que la Jeep retournait en cahotant vers leur bungalow. L’excursion nocturne touchait à sa fin. Mais la lionne et les pensées suscitées par sa présence au bord du fleuve continueraient de l’accompagner.

C’était lui qui avait proposé à sa femme ce court séjour dans le parc Kruger. Cela faisait déjà une semaine qu’il était plongé dans les papiers laissés par Van Heerden. Il avait besoin de temps pour réfléchir. Il avait donc choisi de s’absenter le vendredi et le samedi. Le dimanche, il allait se consacrer aux fichiers informatiques, en profitant du fait qu’il serait seul au bureau. Les enquêteurs avaient rassemblé tous les documents de Van Heerden dans un carton qui se trouvait maintenant à sa disposition. Wervey avait obtenu que les services de renseignement lui communiquent aussi les disquettes. C’était officiellement Wervey, en sa qualité de procureur général de Johannesburg, qui était chargé de ce dossier classé secret. Les supérieurs de Van Heerden avaient rechigné à se séparer des fichiers ; Wervey avait eu alors une crise de rage caractérisée. Il avait immédiatement pris contact avec le ministre de la Justice. Quelques heures plus tard, les services acceptaient de transmettre les disquettes au parquet général, sous la responsabilité directe de Wervey. En réalité, c’était Georg Scheepers qui s’occuperait de lire les fichiers, dans le plus grand secret. Il allait donc travailler le dimanche, quand les couloirs seraient déserts.

Ils avaient quitté Johannesburg tôt le vendredi matin. L’autoroute N4 vers Nelspruit était dégagée. Ils bifurquèrent ensuite et atteignirent le parc Kruger par la porte Nambi. Judith avait réservé par téléphone un bungalow à Nwanetsi, l’un des campements les plus reculés, près de la frontière du Mozambique. Ils étaient venus plusieurs fois, avec un plaisir toujours renouvelé. Le campement, avec ses bungalows, son restaurant et son bureau de safari, attirait principalement des clients soucieux de tranquillité. Des gens qui se couchaient de bonne heure et se levaient à l’aube pour voir les animaux descendre au bord du fleuve et se désaltérer. Sur la route, Judith l’avait interrogé sur l’enquête dont il était chargé pour le compte du ministre. Il avait répondu de façon évasive. Elle n’avait pas insisté. Son mari n’était pas un homme loquace.

Au cours de ces deux jours à Nwanetsi, ils avaient enchaîné les excursions, contemplé les animaux et les paysages, en laissant loin derrière eux Johannesburg et les soucis. Après le dîner, Judith se plongeait dans un livre pendant que Georg pensait à ce qu’il savait maintenant de Van Heerden et de sa mission secrète.

Il avait commencé à éplucher les dossiers de façon méthodique. Très vite, il avait compris qu’il devait s’entraîner à lire entre les lignes. Au milieu des mémos et des rapports soigneusement rédigés, il avait découvert des feuilles volantes couvertes de notes hâtives. Il les déchiffra lentement, à grand-peine ; l’écriture lui évoquait un instituteur pointilleux. Il pensait avoir à faire à des brouillons de poèmes. Il y avait des envolées lyriques, des esquisses de métaphores… En essayant de comprendre cette part informelle du travail de Van Heerden, il eut pour la première fois l’intuition qu’il était question d’un événement, imminent. Les rapports, les mémos et les notes éparses — qu’il avait secrètement baptisées les strophes divines — s’étalaient sur plusieurs années. Au départ, il s’agissait essentiellement d’observations et de réflexions précises, exprimées sous une forme neutre, distancée. Environ six mois avant sa mort, elles changeaient de caractère. Comme si une tonalité différente, plus sombre, s’insinuait dans ses pensées. Il s’est passé quelque chose, conclut Scheepers. Un changement dramatique, dans son travail ou dans sa vie privée. Van Heerden commence à réfléchir autrement. Les certitudes s’évanouissent, l’expression se fait hésitante… Il lui semblait percevoir aussi une autre différence. Au départ, les feuillets ne manifestaient aucun souci chronologique. Sur les derniers, il avait noté la date, parfois même l’heure. Scheepers put ainsi constater que Van Heerden avait passé de longues soirées dans son bureau. La plupart des annotations avaient été faites après minuit. Le tout commençait à ressembler à un journal intime aux accents politiques. Il essaya alors de découvrir un fil conducteur. Dans la mesure où Van Heerden n’évoquait jamais sa vie privée, il supposait que les notes avaient trait à son travail. Mais il n’y avait aucune donnée concrète susceptible de l’aider. Van Heerden tenait son journal à grand renfort de périphrases et d’images énigmatiques. Que la « patrie » désignât l’Afrique du Sud semblait assez évident. Mais qui était le Caméléon ? Qui étaient la Mère et l’Enfant ? Van Heerden n’était pas marié. Il n’avait pas de parents proches, selon le mémo personnel rédigé à sa demande par le commissaire Borstlap. Scheepers nota tous les noms dans son ordinateur et essaya de découvrir un lien. Sans succès. Le langage de Van Heerden était fuyant, comme s’il cherchait à échapper à ses propres mots. Il y avait un élément de danger, de menace, tout à fait palpable. Un aspect de confession aussi. Van Heerden avait découvert l’existence de quelque chose. Toute sa conception du monde semblait soudain menacée. Il évoquait un royaume de mort et semblait impliquer que chacun le portait en lui. Il avait des visions de cataclysme. En même temps, Scheepers croyait deviner chez cet homme un chagrin chargé de culpabilité qui se renforçait considérablement au cours des dernières semaines avant sa mort.

Dans ses notes, il était sans cesse question des Noirs, des Blancs, des Boers, de Dieu et du pardon. Mais jamais il n’utilisait le terme de complot ou de conjuration. Ce que je dois chercher, pensa Scheepers, ce dont Van Heerden avait informé le président… Pourquoi n’y a-t-il rien à ce sujet ?

Le jeudi soir, la veille de son départ pour Nwanetsi, il s’attarda longuement dans son bureau. Seule sa lampe de travail était allumée. De temps à autre, par la fenêtre entrebâillée, il entendait les gardiens de nuit échanger quelques mots.

Pieter van Heerden était le serviteur fidèle. Au sein du monde de plus en plus divisé, de plus en plus autocratique, des services secrets, il avait flairé une piste. Une conspiration visant à un coup d’État, d’une manière ou d’une autre. Van Heerden était tout entier occupé à pister les auteurs du complot. Les questions étaient nombreuses. Et Van Heerden écrivait des poèmes sur son inquiétude et sur le royaume de mort qu’il portait en lui.

Scheepers contempla l’armoire à documents où il avait rangé sous clé les disquettes. La solution devait se trouver là. Les feuilles volantes, ces méditations de plus en plus confuses et intériorisées, ne pouvaient être qu’un élément de l’ensemble.

Le dimanche matin 17 mai, ils étaient de retour à Johannesburg. Il raccompagna Judith à la maison et prit le petit déjeuner avec elle avant de se rendre sur son lieu de travaille sombre bâtiment du ministère public dans le centre de Johannesburg. La ville était déserte. Il eut la sensation que ses habitants avaient été évacués et qu’ils ne reviendraient plus. Les vigiles armés le laissèrent entrer. Il longea le couloir sonore jusqu’à son bureau.

En ouvrant la porte, il eut aussitôt la certitude que quelqu’un était venu. Il le vit à des détails infimes. Sans doute le personnel d’entretien… Mais il ne pouvait en être sûr.

Je commence à être contaminé par ma mission, pensa-t-il. L’inquiétude de Van Heerden, sa peur permanente d’être surveillé, menacé, m’atteint à mon tour.

Il chassa son malaise, ôta son veston et ouvrit l’armoire à documents. Puis il inséra la première disquette dans le lecteur.

Deux heures plus tard, il avait trié le matériau. Les fichiers de Van Heerden ne révélaient rien d’essentiel. Leur trait le plus caractéristique était l’ordre minutieux dont cet homme s’était apparemment entouré dans son travail.

Restait une seule disquette.

Georg Scheepers ne parvint pas à l’ouvrir. Il pensa aussitôt que ce devait être la bonne : celle qui contenait le testament secret de Van Heerden. Un message clignotait sur l’écran, lui demandant de fournir le mot de passe. Comment faire ? Il pouvait éventuellement tester un programme contenant un dictionnaire complet. Mais était-ce un mot anglais ou afrikaans ? Il pressentait que cela ne donnerait lien, de toute façon. Van Heerden n’aurait jamais verrouillé sa disquette avec un mot de passe pris au hasard. La clé secrète avait été choisie consciemment.

Scheepers retroussa les manches de sa chemise, se servit de café dans le thermos qu’il avait emporté et entreprit de relire les feuillets épars. Il craignait que Van Heerden eût programmé la disquette pour effacer son contenu après tel nombre de mots de passe erronés. C’est comme de prendre d’assaut une vieille forteresse, pensa-t-il. Le pont-levis est relevé, le fossé plein d’eau, il faut escalader le mur. Il y a des marches creusées quelque part. C’est cela que je cherche. Une première marche…

À quatorze heures, il n’avait toujours pas réussi. Le découragement était proche, associé à une vague colère contre Van Heerden et sa serrure inviolable.

Deux heures plus tard, il était prêt à abandonner. Il n’avait plus d’idée. Il n’avait pas l’ombre d’une piste. Sans réel espoir, il prit le mémo et le rapport d’enquête que lui avait remis le commissaire Borstlap. Avec dégoût, il lut le rapport de l’autopsie et ferma les yeux en arrivant aux photos du cadavre. Il pouvait bien s’agir d’un crime crapuleux après tout. Le rapport de police soigneusement rédigé ne lui donnait aucun fil conducteur. Il revint au mémo personnel.

Le dernier papier dans le dossier de Borstlap était un inventaire de ce que la police avait trouvé dans son bureau après sa mort. Le commissaire avait fait un commentaire ironique à ce sujet : il ne pouvait évidemment garantir que les supérieurs de Van Heerden n’aient pas escamoté papiers et objets jugés impropres à l’examen de la police. Il feuilleta distraitement la liste des cendriers, portraits encadrés des parents, lithographies, porte-crayons, calendriers, sous-main… Il allait renoncer lorsqu’un détail retint son attention. Borstlap faisait mention d’une petite sculpture d’ivoire représentant une antilope. Très précieuse, avait noté Borstlap. Une antiquité.

Il reposa le mémo et tapa le mot antilope. L’ordinateur réagit en lui redemandant le mot de passe. Il réfléchit un instant. Puis il tapa le mot kudu. Réponse négative. Il prit le combiné et appela Judith.

— J’ai besoin de ton aide. Prends notre encyclopédie des animaux et ouvre-la à la page des antilopes.

— Qu’est-ce que tu fabriques exactement ?

— Je t’expliquerai.

Elle alla chercher le livre.

— Quand rentres-tu ? demanda-t-elle après lui avoir récité la liste.

— Tout de suite. Ou très tard. Je te rappelle.

Après avoir raccroché, il crut savoir de quel mot il s’agissait. À condition que la petite sculpture fût le fil conducteur qu’il cherchait.

Springbuck, pensa-t-il. Notre emblème national. Est-ce possible ?

Il tapa lentement les lettres et s’attarda avant d’enfoncer la dernière touche. La réponse de l’ordinateur arriva immédiatement. Négatif.

Une autre possibilité. Le même mot. Mais en afrikaans. Il écrivit Spriengbœk.

L’écran papillota. La liste du contenu de la disquette apparut.

Il avait escaladé le mur ! Il s’était orienté correctement dans le monde de Van Heerden.

L’excitation le faisait transpirer. La joie du criminel lorsqu’il trouve enfin la combinaison du coffre…

Il commença à lire. Vers vingt heures, alors qu’il était parvenu au bout de sa lecture, il avait deux certitudes. Premièrement, Van Heerden avait été tué à cause de son travail. Deuxièmement, l’intuition d’un danger imminent était justifiée.

Van Heerden avait consigné ses notes dans l’ordinateur avec une froide minutie. Il comprenait maintenant qu’il s’agissait d’un homme profondément divisé. Ses découvertes quant à l’existence effective d’une conspiration avaient renforcé chez lui le sentiment que sa vie en tant que Boer était bâtie sur un mensonge. En se plongeant dans la réalité des conspirateurs, il avait pénétré la sienne. Les deux mondes, celui des papiers épars et celui de la froide minutie, devaient trouver place à l’intérieur d’un même être humain.

D’une certaine façon, Van Heerden avait été proche de la folie.

Il se leva et approcha de la fenêtre. Il entendit des sirènes de police au loin.

Que pensions-nous donc ? Que notre rêve d’un monde immuable correspondait à la réalité ? Que les petites concessions faites aux Noirs suffiraient ? Les petites concessions qui, au fond, ne changeaient rien ?

Un sentiment de honte l’envahit. Même s’il faisait partie des nouveaux Boers, qui ne considéraient pas De Klerk comme un traître, il avait par sa passivité, tout comme Judith, sa femme, contribué jusqu’à la dernière extrémité à la survivance de la politique raciste. Lui aussi portait en lui le royaume de mort dont parlait Van Heerden. Lui aussi était coupable.

Cet acquiescement silencieux était en dernier recours la base sur laquelle s’appuyaient les conspirateurs. Sa passivité présente et à venir. Sa gratitude muette.

Il se rassit devant l’écran.

Van Heerden s’était révélé un excellent pisteur. Les conclusions qu’allait maintenant en tirer Scheepers et qui seraient transmises dès le lendemain au président semblaient incontournables.

Nelson Mandela, leader incontesté des Noirs, allait être assassiné. Juste avant de mourir, Van Heerden avait fébrilement tenté de répondre aux questions décisives : où et quand. Il n’avait pas la réponse lorsqu’il avait éteint l’ordinateur pour la dernière fois. Mais certains indices laissaient penser que cela se produirait dans un avenir proche, lors d’un meeting important. Van Heerden avait dressé une liste de dates et de lieux potentiels au cours des trois prochains mois. Y figuraient entre autres Durban, Johannesburg, Soweto, Bloemfontein, Le Cap et East London, chaque ville étant assortie d’une date. Un tueur professionnel s’entraînait quelque part hors des frontières de l’Afrique du Sud. Van Heerden avait réussi à déceler la présence à l’arrière-plan d’anciens officiers du KGB. Mais rien n’était clair.

Restait le plus important. Georg Scheepers relut le passage où Van Heerden formulait son hypothèse quant au noyau dur de la conjuration. Il évoquait un Comité. Un cercle informel représentant les principaux groupes d’influence parmi les Boers. Mais Van Heerden ne connaissait pas leurs noms. Les seuls dont il fût certain étaient Jan Kleyn et Franz Malan.

Georg Scheepers croyait maintenant savoir que le Caméléon était Jan Kleyn. Impossible en revanche d’identifier le nom de code de Franz Malan.

Van Heerden semblait considérer ces deux hommes comme le cerveau de l’organisation. En concentrant sur eux ses recherches, il pensait pouvoir découvrir l’identité des autres membres du Comité, sa structure et la nature exacte du projet.

Coup d’État, écrivait Van Heerden à la fin du dernier texte, qui remontait à deux jours avant sa mort. Guerre civile ? Chaos ? Il ne répondait pas à ces questions. Il se contentait de les formuler.

Il y avait encore une annotation datée du même jour, la veille de son admission à l’hôpital.

Semaine prochaine, écrivait Van Heerden, Poursuivre. Bezuidenhout. 559.

Voilà son message, pensa Scheepers. Voilà ce qu’il aurait dû faire. Et que je dois maintenant faire à sa place… Mais de quoi s’agit-il ? Bezuidenhout est un quartier de Johannesburg. Les chiffres correspondent sûrement à une adresse.

Il sentit soudain qu’il était très fatigué et très inquiet. La responsabilité qui lui avait été confiée dépassait de loin ses attentes.

Il éteignit l’ordinateur et rangea la disquette sous clé dans l’armoire à documents. Vingt et une heures. Il faisait nuit noire. Les sirènes de la police hurlaient sans interruption, comme des hyènes, invisibles, vigilantes.

Il quitta les bureaux déserts et monta dans sa voiture. Sans l’avoir réellement décidé, il prit vers l’est. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir le numéro 559, une maison située au bord du parc qui avait donné son nom au quartier de Bezuidenhout. Il coupa le moteur et éteignit les phares. Une maison blanche, en brique vernissée. De la lumière derrière les rideaux tirés. Une voiture était garée dans l’allée.

Il était trop fatigué pour envisager la suite. Avant toute chose, il devait assimiler la longue journée qu’il venait de vivre. Il revit la lionne allongée immobile au bord du fleuve. La manière dont elle s’était levée pour s’approcher d’eux. Les griffes du fauve…

Soudain, il vit l’essentiel.

L’assassinat de Nelson Mandela serait la pire des choses qui puisse arriver au pays dans son état actuel. Les conséquences seraient atroces. Tout ce qu’on essayait de construire, la volonté flageolante de parvenir à un compromis entre Blancs et Noirs, serait anéanti en une fraction de seconde. Les digues s’effondreraient, une lame de fond déferlerait sur le pays.

Un certain nombre de gens souhaitaient provoquer ce raz-de-marée. Ils avaient créé un « Comité » à cette fin. Démolir les digues.

Il en était là de ses pensées lorsqu’il vit un homme sortir de la maison et monter dans la voiture. Au même moment, un rideau s’écarta. Il aperçut une femme noire, et derrière elle une autre encore, plus jeune. La femme plus âgée agita la main, l’autre resta immobile.

Il ne pouvait pas voir l’homme. Il faisait nuit. Pourtant il comprit intuitivement que c’était Jan Kleyn. Il se baissa au passage de la voiture. Lorsqu’il se redressa, le rideau était à nouveau tiré.

Il fronça les sourcils. Deux femmes noires ? Jan Kleyn était sorti de leur maison. Le Caméléon, la Mère et l’Enfant ? Il ne voyait pas le rapport. Mais il n’avait aucune raison de se défier de Van Heerden. S’il avait écrit que c’était important, ça l’était.

Van Heerden avait deviné un secret, pensa-t-il. Je dois le suivre à la trace.

Le lendemain, il appela le secrétariat de De Klerk et demanda un rendez-vous urgent. On lui répondit que le président pourrait le voir à vingt-deux heures. Au cours de la journée, il rédigea son rapport. Il était excessivement nerveux lorsqu’il fut accueilli dans l’antichambre présidentielle par le même huissier morose que la première fois. Ce soir, pourtant, on ne le fit pas attendre. À vingt-deux heures pile, l’huissier l’informa que le président était prêt à le recevoir. En entrant dans le bureau, Scheepers eut la même sensation que lors de leur première entrevue. De Klerk paraissait épuisé. Son regard était voilé, son visage livide. Les poches sous ses yeux semblaient l’attirer vers la terre.

Il lui fit part aussi succinctement que possible de ses découvertes de la veille, sans rien dire cependant de la maison de Bezuidenhout Park.

De Klerk l’écouta, yeux mi-clos. Quand Scheepers eut fini, il crut un instant que le président s’était endormi. Puis De Klerk ouvrit les yeux et le considéra pensivement.

— Je me demande souvent comment il se fait que je sois encore en vie. Des milliers de Boers me considèrent comme un traître. Pourtant c’est Nelson Mandela qui serait la cible de l’attentat…

Il se tut. Scheepers vit qu’il réfléchissait intensément.

— Quelque chose m’inquiète dans ce rapport, reprit-il. Imaginons qu’il y ait de fausses pistes disséminées aux endroits appropriés. Imaginons deux situations distinctes. Dans le premier cas, c’est moi, le président de ce pays, qui suis la victime désignée. Je veux que vous relisiez les documents dans cette perspective, Scheepers. Par ailleurs, je vous demande d’envisager la possibilité que ces gens ont l’intention de nous frapper tous deux, mon ami Mandela et moi-même. Cela ne veut pas dire que j’exclus la possibilité que ces fous furieux aient réellement l’intention de s’en prendre à Mandela. Je veux seulement que vous considériez votre travail avec un regard critique. Pieter van Heerden a été assassiné. Cela signifie qu’il y a des yeux et des oreilles partout. L’expérience m’a appris que les fausses pistes sont un élément non négligeable du travail des services secrets. Vous avez compris ?

— Oui.

— J’attends vos conclusions d’ici quarante-huit heures. Je ne peux malheureusement pas vous accorder un délai supplémentaire.

— Je crois tout de même que les notes de Pieter van Heerden indiquent que la cible est bien Nelson Mandela.

— Croire ? Je crois en Dieu. Mais je ne sais pas s’il existe. Ni même s’il est le seul.

Cette réponse laissa Scheepers sans voix. Mais il comprit. Le président laissa ses mains retomber sur la table.

— Un comité, dit-il pensivement. Des gens qui voudraient raser ce que nous essayons de construire. Nous n’allons pas leur permettre de réussir.

— Bien entendu.

De Klerk se replongea dans ses pensées. Scheepers attendit en silence.

— Chaque jour, je m’attends à être fauché par un fanatique. Je pense à ce qui est arrivé à mon prédécesseur, Verwœrd. Tué d’un coup de couteau en plein Parlement. Je m’y attends. Cela ne me fait pas peur. Ce qui m’effraie, c’est qu’il n’y ait personne en ce moment pour me remplacer.

De Klerk eut un faible sourire.

— Vous êtes encore jeune. Mais pour l’instant, l’avenir de ce pays dépend de deux vieillards. Nelson Mandela et moi-même. C’est pourquoi il serait bien que nous puissions rester en vie un petit moment encore.

— Nelson Mandela ne devrait-il pas bénéficier d’une protection accrue ?

— Nelson Mandela est un homme très spécial, répondit De Klerk. Les gardes du corps ne lui inspirent pas un enthousiasme excessif. C’est souvent le cas des hommes exceptionnels. Voyez de Gaulle. C’est pourquoi il faut s’en occuper très discrètement. Je l’ai fait bien sûr. Mais il n’est pas nécessaire de le mettre au courant.

L’audience était terminée.

— Quarante-huit heures, répéta De Klerk. Pas davantage.

Scheepers se leva et s’inclina.

— Dernière chose. N’oubliez pas ce qui est arrivé à Pieter van Heerden. Soyez prudent.

Ce ne fut qu’au moment de quitter les bureaux présidentiels que Georg Scheepers comprit réellement ce que venait de lui dire De Klerk. Des yeux invisibles le suivaient, lui aussi. Lorsqu’il reprit sa voiture, il était trempé de sueur.

À nouveau il pensa à la lionne, qui avait semblé presque blanche dans la lumière claire et froide de la lune.