31
Jan Kleyn fut arrêté dans son bureau le vendredi 22 mai à l’heure du déjeuner. À huit heures, le procureur général Wervey avait écouté le rapport de Scheepers et pris connaissance de la décision du président la veille au soir. Sans commentaire, il avait signé le mandat d’amener et l’ordre de perquisition. Scheepers avait demandé que l’interpellation soit menée par le commissaire Borstlap, qui lui avait fait bonne impression dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Van Heerden. Après avoir laissé Jan Kleyn dans une salle d’interrogatoire, Borstlap informa Scheepers que l’arrestation s’était passée sans encombre. Il disposait de très peu d’informations. Scheepers avait invoqué le secret défense, mais lui avait cependant confié que l’ordre émanait du chef de l’État lui-même, Borstlap résolut donc de lui faire part d’une observation qui lui causait souci.
Jan Kleyn n’avait pas été surpris de ce qui lui arrivait. Son indignation était mal jouée. Or Borstlap savait que la décision de l’arrêter avait été prise en toute hâte. Jan Kleyn devait donc avoir des amis dans l’entourage immédiat du président, ou une taupe au sein du parquet général. Scheepers l’écouta. Il s’était écoulé moins de douze heures depuis son entrevue avec De Klerk. En dehors du président, seuls Wervey et Borstlap étaient au courant. Scheepers comprit qu’il devait immédiatement prévenir De Klerk que son bureau était sur écoute. Il demanda à Borstlap d’attendre pendant qu’il téléphonait. Mais il ne réussit pas à joindre le président. Son secrétariat lui dit qu’il était en réunion et qu’il ne serait disponible qu’en fin d’après-midi.
Scheepers retourna auprès de Borstlap. Il avait décidé de faire attendre Kleyn. Il n’avait aucune illusion concernant la vulnérabilité de celui-ci. C’était plutôt lui, Scheepers, qui avait besoin de temps pour se préparer à la confrontation.
Ils prirent la route vers la maison de Jan Kleyn dans les environs de Pretoria : Borstlap au volant, Scheepers affalé à l’arrière. Soudain, il repensa à la lionne qu’il avait vue avec Judith. C’est l’image de l’Afrique, pensa-t-il. La bête au repos, le calme juste avant qu’elle se lève et déploie ses forces bandées. Le fauve qu’on ne peut se permettre de blesser, qu’il faut tuer du premier coup.
Scheepers regardait par la vitre en se demandant ce qu’allait être désormais sa vie. Le grand dessein de De Klerk et de Nelson Mandela, impliquant en bout de course le retrait des Blancs, avait-il une chance d’aboutir ? Ou bien conduirait-il à un déchaînement de haine, à une guerre civile sans pitié où les positions et les alliances changeraient sans cesse, avec une issue impossible à prévoir… L’apocalypse, pensa-t-il. Le cauchemar que nous avons tenté d’enfermer comme un esprit récalcitrant dans une bouteille. L’esprit se vengera-t-il le jour où la bouteille explosera ?
Ils s’arrêtèrent devant les grilles de la grande villa. Borstlap avait informé Jan Kleyn dès son arrestation qu’une perquisition aurait lieu à son domicile. Il lui avait demandé les clés. Jan Kleyn avait sorti le grand jeu de l’innocence blessée. Borstlap lui avait dit alors qu’au besoin, ils enfonceraient la porte. L’autre avait fini par lui remettre le trousseau.
Scheepers salua le gardien et se présenta. Un jardinier se trouvait avec lui. La grille s’ouvrit. Scheepers jeta un regard circulaire. Dans l’enceinte murée de la propriété, le parc s’étendait selon un système de lignes droites. Tellement tirées au cordeau que toute vie l’avait déserté. Voilà Jan Kleyn, pensa-t-il. Le règne de l’idéologie. Des règles strictes. Aucune déviance n’est tolérée, que ce soit dais ses pensées ou dans son jardin. Mais il y a le secret, Miranda et Matilda.
Ils entrèrent. Un serviteur noir écarquilla les yeux. Scheepers lui demanda d’attendre dehors pendant qu’ils parcouraient la maison. Il devait aussi informer le jardinier et le gardien de ne pas s’éloigner sans autorisation.
La maison était meublée de façon Spartiate et coûteuse. La préférence de Jan Kleyn allait au marbre, à l’acier et au bois massif. Aux murs, quelques lithographies. Les sujets étaient empruntés à l’histoire de l’Afrique du Sud. Il y avait aussi une collection d’épées, de pistolets anciens et de gibecières. Au-dessus de la cheminée un trophée de chasse ; une tête d’antilope kudu aux puissantes cornes spiralées. Tandis que Borstlap s’occupait du reste de la maison, Scheepers s’enferma dans le bureau de Jan Kleyn. La table de travail était vide. Une armoire à documents était placée contre le mur. Il redescendit dans le séjour où Borstlap examinait une bibliothèque.
— Il doit y avoir un coffre-fort…
— Mais pas de clé, répondit Borstlap en agitant le trousseau.
— Il a sûrement choisi un endroit improbable. C’est par là qu’il faut commencer. Alors ?
— Sous notre nez, dit Borstlap. La meilleure cachette est la plus évidente.
— Concentrez-vous sur le coffre-fort, dit Scheepers. Oubliez les bibliothèques pour l’instant.
Borstlap rangea le livre qu’il tenait à la main. Scheepers retourna dans le bureau. Il s’assit et ouvrit les tiroirs l’un après l’autre.
Deux heures plus tard ils n’avaient encore rien trouvé. Les papiers de Jan Kleyn concernaient essentiellement sa vie privée, et sa collection de monnaies. À sa grande surprise, Scheepers avait découvert que Kleyn était président de l’Association numismatique d’Afrique du Sud et qu’il travaillait dur sur ce front-là. Encore une déviance, pensa-t-il. Mais sans intérêt pour mon enquête.
Borstlap avait fait deux fois le tour de la maison sans trouver de coffre-fort.
— Il doit pourtant exister, s’entêta Scheepers.
Borstlap appela le serviteur.
— Une armoire secrète, dit-il. Toujours fermée à clé…
Il n’y en a pas, Borstlap le renvoya, exaspéré. Ils se remirent à chercher. Scheepers essayait de repérer d’éventuelles irrégularités dans l’architecture. Il n’était pas rare que des Sud-Africains fassent aménager chez eux des chambres secrètes. Il ne trouva rien. Borstlap s’était introduit sous les combles et les fouillait à l’aide d’une lampe de poche. Scheepers sortit dans le jardin et examina la maison de l’extérieur. Il découvrit la solution tout de suite. Il n’y avait pas de cheminée.
Il retourna à l’intérieur, s’accroupit devant le foyer et éclaira le conduit. Le coffre-fort était incrusté dans la maçonnerie. En tâtant la poignée il remarqua avec surprise qu’elle s’ouvrait facilement, Borstlap descendit l’escalier.
— Une excellente cachette, dit Scheepers.
Borstlap hocha la tête, visiblement vexé de ne pas l’avoir trouvée tout seul.
Scheepers s’assit à la table en marbre placée devant un vaste canapé en cuir. Borstlap était sorti dans le jardin pour fumer. Scheepers parcourut les documents. Des papiers d’assurance, quelques enveloppes contenant des pièces de monnaie anciennes, les titres de propriété de la maison, une vingtaine d’actions et quelques obligations. Il les repoussa et se concentra sur un petit agenda noir. Il était rempli de notes. Des noms de lieux, des combinaisons de chiffres… Scheepers résolut d’emporter le carnet pour l’examiner tranquillement. Il replaça les papiers dans le coffre-fort et rejoignit Borstlap dehors.
Une pensée venait de le frapper. Il appela les trois hommes accroupis un peu plus loin, qui les regardaient sans bouger.
Quelqu’un est-il venu à la maison tard hier soir ?
— Seul Mofololo le sait, répondit le jardinier. C’est le gardien de nuit.
— Il n’est évidemment pas là ?
— Il arrive à dix-neuf heures.
Scheepers acquiesça. Il reviendrait.
Ils retournèrent à Johannesburg, s’arrêtant en cours de route pour un déjeuner tardif. À seize heures quinze, ils se séparèrent devant le commissariat. Scheepers ne pouvait plus repousser l’échéance… Mais avant, il devait joindre De Klerk.
En recevant l’appel de l’huissier vers minuit, Jan Kleyn avait été surpris. Il savait naturellement qu’un jeune substitut du nom de Scheepers avait reçu pour mission d’enquêter sur la mort de Van Heerden, mais il croyait disposer d’une bonne longueur d’avance. Il l’avait manifestement sous-estimé. Il se leva et s’habilla. Il avait quelques heures devant lui. Scheepers aurait besoin de temps pour préparer tous les papiers nécessaires à l’interpellation. D’ici là, il devait avoir distribué ses ordres. Il descendit à la cuisine et fit du thé. Puis il commença à écrire. Il y avait beaucoup de points à régler.
Cette arrestation représentait une complication inattendue, quoique prévisible. D’ailleurs, il l’avait prévue. La situation était ennuyeuse, mais pas ingérable. Il ignorait combien de temps Scheepers comptait le retenir ; il devait donc agir dans l’hypothèse où il serait détenu jusqu’après l’attentat contre Mandela.
C’était sa première tâche cette nuit-là : transformer à son avantage l’événement du lendemain. Tant qu’il serait prisonnier, personne ne pourrait l’accuser de participation active à quoi que ce soit. Il réfléchit à ce qui allait se passer. Il était plus d’une heure du matin lorsqu’il appela Franz Malan.
— Habille-toi et viens.
Il l’avait réveillé. Mais Malan ne posa aucune question.
Peu après deux heures, il se présentait dans le salon de Jan Kleyn. Les rideaux étaient tirés. Le gardien de nuit qui lui avait ouvert avait des consignes strictes. Il ne devait révéler à personne les visites qui avaient lieu en fin de soirée ou pendant la nuit, sous peine de renvoi immédiat. Jan Kleyn lui versait un salaire très élevé pour s’assurer de son silence.
Franz Malan était nerveux ; Jan Kleyn ne l’aurait jamais appelé à moins d’une raison grave.
Jan Kleyn lui laissa à peine le temps de s’asseoir avant de lui expliquer ce qui allait se passer le lendemain et ce qui devait être fait d’ici là. La nervosité de Franz Malan s’accrut.
— On ne sait pas quelles informations Scheepers a réussi à se procurer. Mais nous devons prendre nos précautions. La première urgence est de dissoudre le Comité et de détourner l’attention du Cap et du 12 juin.
Franz Malan le dévisageait, incrédule. Parlait-il sérieusement ? La responsabilité exécutive allait-elle lui incomber entièrement ?
Jan Kleyn perçut son inquiétude.
— Je serai bientôt libre. Je reprendrai le commandement à ce moment-là.
— Je l’espère bien. Mais dissoudre le Comité…
— C’est nécessaire. Scheepers en sait peut-être plus long qu’on ne l’imagine.
— Mais comment s’y est-il pris ?
Jan Kleyn haussa les épaules.
— Corruption, chantage, menace. Il n’y a pas de limite, pour eux pas plus que pour nous. Le Comité ne doit plus se réunir. Il cesse d’exister. Il n’a jamais existé. Dès cette nuit, nous allons contacter tous les membres. Mais avant, on a du travail.
— Si Scheepers est au courant, pour le 12 juin, on doit reporter la date. On ne peut pas prendre de risque.
— Trop tard, répondit Jan Kleyn. Scheepers ne sait rien avec certitude. Il suffit de le convaincre que le 12 juin est une manœuvre de diversion. On retourne la situation.
— Comment ?
— Pendant l’interrogatoire, demain, je l’aiguillerai sur une fausse piste.
— Ce n’est pas suffisant.
— Bien sûr que non.
Jan Kleyn sortit un petit carnet. Il l’ouvrit devant Malan. Les pages étaient vierges.
— Je vais gribouiller, dit-il. Ici et là, je noterai un lieu et une date. Tous seront barrés sauf un. Et ce ne sera pas le 12 juin au Cap. Je laisse le carnet dans mon coffre-fort. Et je laisse le coffre-fort ouvert, comme si j’avais tenté en toute hâte d’en retirer des papiers compromettants.
Franz Malan hocha la tête. Il commençait à croire que Jan Kleyn avait raison. Ce serait possible.
— Sikosi Tsiki est en route, dit Jan Kleyn en lui tendant une enveloppe. Il t’incombera de l’accueillir, de le conduire à Hamrnanskraal et de lui donna : les dernières instructions. Tout est noté là-dedans. Relis les papiers, vois s’il y a quelque chose à rectifier. Ensuite, il faudra commencer à passer des coups de fil.
Pendant que Franz Malan parcourait les instructions, Jan Kleyn remplit son carnet. Il se servit de plusieurs crayons pour donner l’impression que les notes s’étendaient sur une longue période de temps. Il réfléchit un instant avant de se décider. Durban, le 3 juillet. L’ANC avait prévu un grand meeting dans la ville ce jour-là. Ce serait sa fausse piste.
Franz Malan reposa les papiers.
— Tu n’as rien écrit concernant les armes.
— Konovalenko l’a entraîné avec un fusil à longue portée. On a une réplique exacte de cette arme dans l’entrepôt souterrain de Hamrnanskraal. D’autres questions ?
Ils distribuèrent les coups de fil. Jan Kleyn disposait de trois lignes téléphoniques différentes à son domicile. Les signaux partirent aux quatre coins de l’Afrique du Sud. Des hommes soulevèrent le combine en bâillant avant de se réveiller tout à fait. Certains manifestèrent de l’inquiétude, d’autres se contentèrent de prendre note du changement de programme. Certains eurent du mal à se rendormir, d’autres non.
Le Comité était dissous. Ne subsistait que la rumeur de son existence. Il avait disparu car il était devenu provisoirement inutile, et dangereux. Mais, à la première opportunité, il entrerait à nouveau en fonction. Ses membres n’abandonneraient jamais. Leur détermination, fondée sur un mélange d’illusion, de mensonge et de fanatisme désespéré, était sans faille. Pour certains d’entre eux, il ne s’agissait que de haine.
Franz Malan repartit dans la nuit.
Jan Kleyn rangea sa maison. À quatre heures trente, il monta se reposer. Qui donc avait pu fournir ces informations à Scheepers ? La sensation désagréable de n’avoir pas vu quelque chose le hantait.
Quelqu’un l’avait trahi.
Mais qui ? Il ne voyait pas.
Scheepers ouvrit la porte de la salle d’interrogatoire.
Jan Kleyn était assis sur une chaise contre le mur et le dévisageait en souriant. Scheepers avait résolu de s’adresser à lui avec une politesse irréprochable. Il avait consacré une heure à éplucher le carnet noir. L’attentat contre Nelson Mandela avait-il réellement été déplacé à Durban le 3 juillet ? Il n’avait absolument aucun espoir que Jan Kleyn lui livre la vérité. Mais peut-être parviendrait-il à lui soutirer quelques informations susceptibles de l’orienter.
Scheepers s’assit en pensant que c’était le père de Matilda qu’il avait en face de lui. Il connaissait le secret, mais il ne pourrait s’en servir contre lui sans mettre en danger les deux femmes. Jan Kleyn ne pouvait pas être retenu éternellement. D’ailleurs, il semblait prêt à quitter la salle d’interrogatoire d’un instant à l’autre.
Le sténographe entra et s’assit à une petite table à l’écart.
— Jan Kleyn, commença Scheepers. Vous êtes soupçonné de menées subversives visant à attenter à la sûreté de l’État. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Jan Kleyn répondit sans cesser de sourire.
— Une seule chose. Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.
Scheepers fut désarçonné. La procédure prévoyait la possibilité pour toute personne mise en examen de contacter l’avocat de son choix aussitôt après son interpellation.
— Tout s’est passé dans les règles, ajouta Jan Kleyn comme s’il lisait dans ses pensées. Mais mon avocat n’est pas encore arrivé.
— Alors nous pouvons peut-être commencer par les questions d’état civil…
— Bien entendu.
Scheepers quitta la pièce aussitôt après cette formalité, en demandant à être rappelé dès que l’avocat serait là. Le temps d’arriver au parquet, il était en sueur. L’arrogance détachée de Jan Kleyn l’effrayait. Comment pouvait-il rester si calme face à des accusations qui, si elles étaient confirmées, entraîneraient sa mise à mort ?
Scheepers se demanda soudain s’il avait les capacités d’affronter cet homme. Peut-être devait-il se tourner vers Wervey ? Se faire remplacer par un responsable d’interrogatoire plus expérimenté ? Mais Wervey n’était pas homme à lui laisser une deuxième chance. Ses perspectives de carrière se réduiraient de façon spectaculaire s’il faisait preuve de faiblesse maintenant. Il ôta son veston et se rinça le visage à l’eau froide. Puis il passa une nouvelle fois en revue les questions qu’il avait l’intention de poser à Jan Kleyn.
Il essaya à nouveau de joindre De Klerk. Cette fois, on le lui passa, et il lui fit part de ses soupçons. De Klerk l’écouta sans l’interrompre.
— Je vais faire vérifier ce point, dit-il simplement.
Vers dix-huit heures, on l’informa que l’avocat était arrivé. Il retourna aussitôt à la salle d’interrogatoire.
L’avocat assis aux côtés de Jan Kleyn pouvait avoir une quarantaine d’années. Il s’appelait Kritzinger. Ils se saluèrent avec une certaine froideur. Scheepers comprit aussitôt que Kritzinger et Kleyn se connaissaient depuis longtemps. L’avocat avait peut-être retardé son arrivée exprès pour désarçonner le responsable d’interrogatoire. Mais si c’était bien là le but de la manœuvre, elle produisit sur Scheepers l’effet inverse. Soudain, il était parfaitement calme. Dissipée, l’angoisse des dernières heures.
— J’ai pris connaissance des chefs d’inculpation, dit Kritzinger. Ce sont des accusations graves.
— Attenter à la sûreté de l’État est un crime grave, répondit Scheepers.
— Mon client nie catégoriquement ce dont on l’accuse. J’exige qu’il soit relâché sur-le-champ. Est-il vraiment raisonnable d’arrêter des gens qui consacrent chaque jour leurs efforts à garantir précisément la sûreté de l’État ?
— Jusqu’à nouvel ordre, dit Scheepers, c’est moi qui pose les questions. Et votre client doit y répondre.
Il jeta un regard à ses papiers.
— Connaissez-vous Franz Malan ?
— Oui, répondit aussitôt Jan Kleyn. Il travaille pour les services d’information de l’armée.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— À l’occasion de l’attentat terroriste contre le restaurant de Durban. Nous avons été appelés tous les deux dans -le cadre de l’enquête.
— Connaissez-vous l’existence d’un groupe de Boers se réunissant secrètement sous l’appellation de « Comité » ?
— Non.
— En êtes-vous certain ?
— Mon client a déjà répondu, protesta Kritzinger.
— Rien ne m’empêche de poser la même question plus d’une fois, coupa Scheepers froidement.
— Je ne connais pas de « Comité », répondit Jan Kleyn.
— Nous avons des raisons de croire que ce groupe prépare un attentat contre un dirigeant nationaliste noir. Différents lieux et différentes dates ont été évoqués. Êtes-vous au courant de cela ?
— Non.
Scheepers sortit le carnet noir.
— Lors d’une perquisition à votre domicile aujourd’hui, la police a découvert ce carnet. Le reconnaissez-vous ?
— Bien entendu. Il m’appartient.
— Ce carnet contient des annotations concernant certains lieux et certaines dates. Pouvez-vous me dire ce qu’elles signifient ?
Jan Kleyn jeta un coup d’œil à son avocat, comme pour l’interroger sur la légitimité de cette question. Kritzinger hocha la tête.
— Il s’agit de notes privées concernant des anniversaires et des rendez-vous avec différents amis.
— Qu’allez-vous faire dans la ville du Cap le 12 juin ?
Jan Kleyn répondit sans ciller.
— Rien du tout. Je devais y aller pour rencontrer un collègue numismate. Mais le rendez-vous a été reporté.
Il paraissait toujours aussi détaché.
— Et Durban le 3 juillet ?
— Rien.
— C’est-à-dire ?
Jan Kleyn murmura quelques mots à l’oreille de son avocat.
— Mon client souhaite ne pas répondre à cette question pour des raisons personnelles, dit Kritzinger.
— Raisons personnelles ou pas, je veux une réponse.
— C’est inacceptable, s’indigna Jan Kleyn.
Scheepers s’aperçut soudain que l’homme transpirait.
Sa main posée sur la table tremblait.
— Jusqu’ici, vos questions ont été entièrement dénuées de pertinence, dit Kritzinger. Je ne vais pas tarder à exiger la fin de cet interrogatoire et la libération immédiate de mon client.
— Lorsqu’il s’agit de ce type de soupçon, la police et le parquet disposent de grandes libertés, répliqua Scheepers courtoisement. Je voudrais maintenant une réponse.
— Je fréquente une femme à Durban, dit Jan Kleyn. Elle est mariée. Je dois donc observer la plus grande discrétion.
— La voyez-vous régulièrement ?
— Oui.
— Comment s’appelle-t-elle ?
Jan Kleyn et Kritzinger protestèrent de concert.
— Je reviendrai à cette question plus tard. Mais si vous la voyez régulièrement et que vous avez l’habitude de noter vos rendez-vous dans ce carnet, n’est-il pas un peu étrange qu’il n’y ait qu’une seule annotation concernant Durban ?
— J’utilise au moins dix carnets par an. Je les jette au fur et à mesure. Ou alors je les brûle.
— Où les brûlez-vous ?
Jan Kleyn semblait avoir retrouvé son calme.
— Dans l’évier. Ou aux toilettes. Comme vous le savez déjà, le conduit de ma cheminée a été muré par les précédents propriétaires. Je n’ai jamais trouvé le temps de le faire rouvrir.
L’interrogatoire se poursuivit. Scheepers posa plusieurs questions concernant le Comité, ponctuées par les protestations de Kritzinger. Jan Kleyn continuait de nier en bloc.
Au bout de trois heures, Scheepers résolut de conclure. Il se leva en précisant que Jan Kleyn resterait en garde à vue. Kritzinger se fâcha pour de bon. Mais Scheepers contra ses objections sans difficulté. La loi l’autorisait à retenir Jan Kleyn pendant au moins vingt-quatre heures encore.
Il faisait déjà nuit lorsqu’il partit faire son rapport à Wervey, qui s’était engagé à l’attendre. Les couloirs étaient déserts. Il trouva la porte du procureur général entrebâillée. Wervey donnait dans son fauteuil. Il frappa, Wervey ouvrit les yeux et le pria de s’asseoir.
— Jan Kleyn prétend ne rien savoir, ni d’une conspiration ni d’un attentat. Je pense qu’il ne parlera pas. La perquisition n’a rien donné, à part un carnet retrouvé dans son coffre-fort. Des lieux et des dates. Tous étaient barrés sauf un. Durban, le 3 juillet. Nous savons que Nelson Mandela doit prononcer un discours à Durban ce jour-là. La date qui nous intéressait auparavant, le 12 juin au Cap, est biffée.
Wervey se redressa et demanda à voir le carnet. Scheepers le tira de sa mallette. Wervey le feuilleta lentement sous la lampe de travail.
— Quelle était son explication ? demanda-t-il.
— Différents rendez-vous. Il prétend avoir une relation avec une femme mariée à Durban.
— Commence par là, dès demain.
— Il a refusé de livrer son nom.
— Dis-lui qu’il restera en garde à vue tant qu’il ne nous aura pas donné la réponse.
— Quoi ? C’est possible ?
— Mon jeune ami, dit Wervey. Tout est possible quand on est procureur général et qu’on a mon âge. N’oublie pas qu’un homme tel que Jan Kleyn sait parfaitement recouvrir ses traces. Il doit être vaincu au combat.
— J’ai eu l’impression de le déstabiliser à quelques reprises, dit Scheepers avec hésitation.
— Il sait maintenant qu’on le talonne de près. Mets-lui la pression demain. Les mêmes questions, encore et encore. Attaque sous différents angles, mais toujours au même endroit. C’est clair ?
— Oui. Il y a aussi autre chose. Le commissaire Borstlap a eu l’impression que Jan Kleyn était prévenu. Pourtant, la décision ne remontait qu’à quelques heures.
Wervey le considéra pensivement.
— Ce pays est en guerre. Il y a partout des oreilles, humaines, électroniques… Dévoiler des secrets, c’est une arme qui surpasse souvent les autres. Ne l’oublie pas.
Sur le parking, Scheepers s’arrêta pour inspirer l’air frais de la nuit. Il était épuisé. Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir sa voiture, un garde se détacha de l’ombre.
— Un homme a laissé ça pour vous, dit-il en lui tendant une enveloppe.
— Qui ?
— Un Noir. Il n’a pas dit son nom. Juste que c’était important.
Scheepers prit l’enveloppe avec précaution. Trop mince pour contenir une bombe. Lorsque le garde se fut éloigné, il s’installa dans sa voiture et lut le message à la lumière de l’habitacle.
Auteur probable de l’attentat un Noir qui s’appelle Victor Mabasha.
La lettre était signée « Steve ».
Le cœur de Scheepers battit plus vite. Enfin, pensa-t-il.
Il rentra chez lui. Judith l’attendait, elle avait préparé un dîner. Mais avant de s’asseoir, il appela le commissaire Borstlap chez lui.
— Victor Mabasha. Ça vous dit quelque chose ?
Borstlap réfléchit un instant.
— Non.
— Demain à la première heure, il faudra éplucher les fichiers. Il s’agit sans doute de l’auteur désigné de l’attentat. C’est un Noir.
— Vous avez réussi à faire parler Jan Kleyn ? demanda Borstlap, surpris.
— Non. Peu importe dans l’immédiat comment je me suis procuré l’information.
Il raccrocha. Victor Mabasha, pensa-t-il en s’asseyant à table.
Si c’est toi, nous te capturerons avant qu’il soit trop tard.