10
Victor Mabasha tentait de se persuader qu’il avait rêvé. Cette femme n’avait jamais existé. Konovalenko ne l’avait pas tuée. Un esprit, une songoma, lui avait envoyé ce rêve pour lui empoisonner le cerveau, pour le fragiliser, le rendre impuissant à remplir sa mission. C’était sa malédiction, en tant que Noir sud-africain. Ne pas savoir qui il était. Un homme capable d’accepter la violence avec un cynisme total, et incapable la seconde d’après de comprendre comment on pouvait tuer son prochain. Les esprits lui avaient envoyé leurs chiens. Les chiens chanteurs veillaient sur lui et le retenaient, sentinelles infiniment plus vigilantes que ne le serait jamais Jan Kleyn.
Les choses avaient mal tourné d’entrée de jeu. D’instinct, il s’était méfié de l’homme qui était venu à sa rencontre à l’aéroport de Saint-Pétersbourg. Ce côté fuyant… Victor Mabasha détestait les gens insaisissables. L’expérience avait montré qu’ils étaient souvent source de problèmes.
Pour ne rien arranger, Anatoli Konovalenko était raciste. Plusieurs fois, Victor avait été sur le point de le saisir à la gorge pour lui dire qu’il savait ce qu’il pensait de lui : qu’il n’était qu’un kaffir, un inférieur.
Mais il s’était discipliné. Il avait une mission, c’était sa priorité absolue. En réalité, il était surpris par la force de sa propre réaction. Il avait connu le racisme toute sa vie ; il avait appris à le contrôler à sa manière. Qu’était-ce donc qui le faisait réagir, chez Konovalenko ? Était-ce qu’il n’acceptait pas d’être considéré comme un kaffir par un Blanc qui n’était pas originaire d’Afrique du Sud ?
Le voyage de Johannesburg à Londres, puis de Londres à Saint-Pétersbourg s’était passé sans encombre. Dans le vol de nuit vers l’Angleterre, il n’avait pas fermé l’œil. À plusieurs reprises, il avait cru distinguer des feux dans le noir. Illusion, bien sûr. Ce n’était pas la première fois qu’il quittait l’Afrique du Sud. Une fois, il avait liquidé un représentant de l’ANC à Lusaka, une autre fois il avait participé à un attentat en ex-Rhodésie du Sud, contre le chef révolutionnaire Joshua Nkomo. Son unique échec. C’était à ce moment-là qu’il avait pris la décision d’opérer toujours seul à l’avenir.
Yebo. Yebo. Jamais plus il n’obéirait aux ordres. Dès qu’il aurait quitté ce pays gelé, Anatoli Konovalenko ne serait plus qu’une fumée confuse, un détail insignifiant du cauchemar envoyé par la songoma. Sa mémoire empoisonnée ne s’encombrerait pas du Russe arrogant aux dents usées et grises.
Konovalenko était petit et trapu. Il lui arrivait à peine aux épaules. Mais quant au cerveau, il n’y avait rien à redire. Pas de surprise. Jan Kleyn ne se contentait que de ce que le marché proposait de meilleur.
En revanche, il n’avait pas du tout anticipé la brutalité insensée de l’homme. Un ancien officier du KGB, spécialisé dans la liquidation des traîtres et des infiltrateurs, ne devait certes pas avoir beaucoup de scrupules. Mais pour Mabasha, la violence gratuite était le propre des amateurs. Une liquidation devait se faire mningi checha, rapidement et sans souffrances inutiles pour la victime.
Ils avaient quitté Saint-Pétersbourg le lendemain de son arrivée. À bord du ferry vers la Suède, il avait eu si froid qu’il avait passé tout le trajet dans sa cabine, sous les couvertures. Peu avant l’arrivée à Stockholm, Konovalenko lui avait remis son nouveau passeport et des instructions détaillées. Il s’appellerait désormais Shalid. Citoyen suédois.
— Tu es au départ un réfugié érythréen, avait expliqué Konovalenko. Tu es arrivé en Suède à la fin des années 1960 et tu as été naturalisé en 1978.
— Je ne devrais pas parler un peu le suédois, au bout de vingt ans ?
— Il suffit que tu saches dire tack. Ça veut dire merci. Personne ne te posera de questions.
Konovalenko avait eu raison.
À la grande surprise de Victor, la jeune femme du contrôle des frontières avait jeté un bref coup d’œil à son passeport avant de le lui rendre. Était-il vraiment possible d’entrer si facilement dans un pays ? Il commençait à comprendre qu’il pouvait y avoir tout compte fait une raison d’effectuer les préparatifs si loin de l’Afrique du Sud.
Son nouvel instructeur avait beau lui déplaire, il était impressionné par l’organisation invisible qui semblait régir le moindre détail de l’expédition. Dans le port de Stockholm, une voiture les attendait ; les clés étaient posées sur la roue arrière gauche. Une autre voiture les avait guidés jusqu’à l’autoroute du sud, avant de disparaître. Le monde, pensa-t-il, était dirigé par les esprits et par les organisations secrètes. Il se formait et se transformait de façon souterraine. Jan Kleyn et ses semblables n’étaient que des messagers. Quelle était sa place à lui dans cette structure invisible ? Il n’était pas certain de vouloir connaître la réponse.
Ils avaient traversé ce pays, la Suède, où subsistaient par endroits des plaques de neige entre les sapins. Konovalenko ne conduisait pas vite et parlait très peu. Tant mieux. Victor était fatigué après son long voyage. Dès qu’il ferma les yeux, l’esprit lui parla à nouveau. Les chiens chanteurs hurlaient dans la nuit du rêve. Au réveil, il se demanda où il était. Il pleuvait sans interruption. Victor s’étonna de la propreté et de l’ordre qui semblaient régner partout. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour manger, il eut la sensation que rien dans ce pays ne pourrait jamais se casser.
Mais quelque chose était absent. Quoi ? Impossible de mettre le doigt dessus. Ces paysages qu’ils traversaient lui donnaient une sensation de manque.
Le voyage dura toute la journée.
— Où allons-nous ? demanda Victor après trois heures de trajet.
— Vers le sud. Tu verras quand on y sera.
À ce moment-là, le cauchemar de la songoma était encore loin. La femme ne s’était pas encore présentée à la porte, Konovalenko ne lui avait pas encore tiré une balle dans la tête. Victor Mabasha ne pensait qu’à faire ce pour quoi Jan Kleyn le payait. Il était donc prêt à écouter tout ce que Konovalenko avait à lui dire, voire à lui apprendre. Les esprits, bons ou mauvais, étaient restés en Afrique du Sud, dans les grottes des montagnes près de Ntibane. Les esprits ne quittaient jamais le pays, ils ne franchissaient pas les frontières.
Ils parvinrent à la ferme isolée peu avant vingt heures. Déjà, à Saint-Pétersbourg, Victor avait découvert avec surprise que l’obscurité sur ce continent ne ressemblait en rien à celle de l’Afrique. Il faisait clair alors qu’il aurait dû faire nuit ; le crépuscule ne tombait pas sur la terre comme un énorme coup de poing, mais comme une feuille légère.
Ils portèrent les valises jusqu’à la bâtisse et s’installèrent dans leurs chambres respectives. La maison était correctement chauffée, ce qui confirma pour Victor la toute-puissance de l’organisation. Un Noir aurait forcément froid dans ce pays polaire. Et celui qui a froid, tout comme celui qui a faim ou soif, ne peut rien apprendre, rien entreprendre.
Les plafonds étaient bas. Victor passait de justesse sous les poutres apparentes. Il fit le tour des pièces, respira l’odeur étrangère des meubles, des tapis, des produits d’entretien. L’odeur qui lui manquait le plus était celle d’un feu.
L’Afrique était loin. C’était sans doute volontaire. Ici, un plan allait être mis à l’épreuve, peaufiné, mené à la perfection. Rien ne devait les gêner, rien ne devait évoquer ce qui se passerait ensuite.
Konovalenko ouvrit un grand congélateur et en sortit deux plats préparés. Victor décida qu’il y jetterait un coup d’œil plus tard. Le nombre de portions lui indiquerait le temps qu’il devait passer dans cette maison.
De sa valise, Konovalenko tira une bouteille de vodka. Il en proposa à Victor, avec le repas, mais celui-ci ne buvait pas quand il était en mission. Une ou deux bières par jour, au maximum. Konovalenko, lui, ne se restreignait pas. Dès ce premier soir, il fut ivre. Victor pensa que cela lui donnait un avantage. Dans une situation critique, il pourrait tirer parti de cette faiblesse du Russe.
La vodka rendait Konovalenko disert. Il se mit à parler du paradis perdu des années 1960, lorsque le KGB régnait sans partage sur l’empire soviétique et que les politiciens ne pouvaient jamais dormir tranquilles, sachant que la police politique connaissait leurs secrets les mieux gardés. Victor pensa que le KGB avait peut-être remplacé la songoma dans ce royaume russe où personne n’était autorisé à croire aux esprits, sinon dans le plus grand secret. Une société qui prétend chasser les dieux est condamnée, pensa-t-il. Les nkosis de mon pays le savent, c’est pourquoi nos dieux n’ont pas été touchés par l’apartheid. Ils vivent libres, on n’a jamais limité leurs déplacements, ils ont toujours pu circuler sans être humiliés. Si nos esprits avaient été enfermés sur les îles-prison, si les chiens chanteurs avaient été chassés dans le désert du Kalahari, aucun Blanc, homme, femme ou enfant, n’aurait survécu en Afrique du Sud. Tous, les Boers comme les Anglais, auraient depuis longtemps disparu, pauvres ossements enfouis dans la terre rouge.
À la vieille époque où ses ancêtres se battaient encore ouvertement contre les envahisseurs blancs, les guerriers zoulous avaient l’habitude de trancher la mâchoire inférieure de leurs ennemis. Un impi revenant victorieux de la bataille portait ces mâchoires comme des trophées, destinés à orner les portes du chef. Maintenant c’étaient les dieux qui menaient la révolte contre les Blancs, et eux ne se laisseraient jamais vaincre.
Au cours de cette première nuit dans la maison étrangère, Victor Mabasha dormit sans rêve. Il se débarrassa des derniers restes du long voyage. En se réveillant à l’aube, il se sentait reposé et prêt à l’action. Les ronflements de Konovalenko lui parvenaient de l’autre chambre. Il se leva en silence, s’habilla et se livra à une inspection en règle de la maison. Il ne savait pas ce qu’il cherchait. Mais Jan Kleyn était toujours présent, son œil vigilant le suivait partout.
Au grenier, qui dégageait curieusement une odeur rappelant le sorgho, il repéra une impressionnante installation radio. Victor Mabasha n’était pas un expert en électronique. Mais il ne faisait aucun doute que cet appareil permettait d’envoyer des messages en Afrique du Sud et d’en recevoir. À l’autre bout de la maison, il finit par découvrir ce qu’il cherchait : une porte verrouillée. Derrière cette porte se trouvait sans nul doute la justification de ce grand périple.
Il sortit pisser dans la cour. Jamais auparavant son urine ne lui avait semblé aussi jaune. Ce doit être la nourriture, pensa-t-il. Cette nourriture étrangère, sans épices. Ce long voyage, et les esprits qui se battent dans mes rêves. Où que j’aille, je porte l’Afrique avec moi.
Un brouillard immobile recouvrait le paysage. En contournant la maison, il aperçut un jardin mal entretenu avec de nombreux arbres fruitiers, dont la plupart lui étaient inconnus. Tout était très silencieux. Il pensa que cette scène aurait pu se situer ailleurs ; peut-être même un matin de juillet, quelque part dans la province du Natal.
Il avait froid. Il retourna dans la maison. Konovalenko s’était levé. Vêtu d’un survêtement rouge sombre, il préparait du café dans la cuisine. Lorsqu’il lui tourna le dos, Victor découvrit que le blouson était marqué aux initiales du KGB.
Le travail commença après le petit déjeuner. Konovalenko déverrouilla la porte interdite, dévoilant une pièce vide, à l’exception d’une table et d’un plafonnier à la lumière vive. Sur la table, un fusil et un revolver. Victor vit tout de suite que ce fusil ne lui était pas familier. Il paraissait d’ailleurs peu maniable.
— Notre orgueil, commenta Konovalenko. Pas très joli, mais efficace. Au départ, c’était un Remington 375 HH ordinaire. Mais les techniciens du KGB ont travaillé dessus. À présent tu peux atteindre n’importe quelle cible jusqu’à huit cents mètres. Le viseur laser n’a son équivalent que sur les armes les plus exclusives et les moins accessibles de l’armée américaine. Malheureusement, nous n’avons jamais eu la possibilité d’utiliser ce petit chef-d’œuvre au cours d’une opération. Autrement dit, c’est toi qui vas l’inaugurer.
Victor Mabasha s’approcha de la table.
— Prends-le, dit Konovalenko. À partir de maintenant, vous serez inséparables.
Il fut surpris par la légèreté de l’arme. En épaulant, il découvrit qu’elle était pourtant très équilibrée.
— Quel type de munitions ?
— Superplastic. Une variante sur mesure du prototype Spitzer. La balle doit aller vite et loin. Le modèle pointu est plus efficace pour vaincre la résistance de l’air.
Victor Mabasha posa le fusil et examina le revolver. C’était un Glock Compact 9 mm. Il en avait lu la description dans diverses revues, mais il n’en avait jamais tenu un dans sa main.
— Pour celui-là, dit Konovalenko, j’ai choisi des munitions standard. Pas de raison de se compliquer la vie.
— Je dois m’entraîner, pour le fusil. Ça va prendre du temps. Mais où y a-t-il un terrain de tir de huit cents mètres à l’abri des regards ?
— Ici. La maison a été choisie avec soin.
— Par qui ?
— Par ceux qui étaient chargés de cette mission.
Victor sentit que les questions impromptues irritaient l’homme du KGB.
— Il n’y a pas de voisins proches, poursuivit Konovalenko. Et le vent souffle sans arrêt. Personne n’entendra quoi que ce soit. Mais avant de commencer, je voudrais faire une petite mise au point. Je propose qu’on aille dans le séjour.
Ils s’assirent face à face dans des fauteuils au cuir râpé.
— Les conditions sont très simples, commença Konovalenko. En fait, il n’y en a que trois. Tout d’abord, la difficulté exceptionnelle de ta mission. Pas seulement à cause des complications techniques, de la distance. Tu n’auras pas droit à l’erreur. Il faudra atteindre la cible du premier coup, il n’y aura pas de seconde chance. Deuxièmement : le plan sera finalisé à la dernière minute. Tu n’auras pas beaucoup de temps pour t’organiser, encore moins pour soupeser les alternatives. On t’a choisi pour ta compétence et ton sang-froid. Mais aussi parce que tu travailles seul. Là, tu seras plus seul que jamais. Personne ne te connaîtra, personne ne te viendra en aide. Troisièmement, il y a dans ce cas précis une dimension psychologique qu’il ne faut pas sous-estimer. Tu ne connaîtras l’identité de la cible qu’au dernier moment. Comme tu le sais, il s’agit d’une personnalité de premier plan. Mais quand tu découvriras qui c’est, tu auras presque le doigt sur la détente.
Victor Mabasha s’irrita du ton professoral de Konovalenko. Il faillit lui dire qu’il savait déjà qui c’était.
— Au cas où ça t’intéresserait, poursuivit Konovalenko en souriant, tu figurais dans les archives du KGB. Si je me souviens bien, tu étais caractérisé comme un loup solitaire très utilisable. Malheureusement, on ne peut plus le vérifier, puisque les archives ont été détruites.
Konovalenko se rembrunit à ce souvenir. Mais le silence ne dura qu’un instant.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Ce n’est pas nécessairement un facteur négatif. Cela va te contraindre à une concentration extrême. Nos journées vont se partager entre les tirs d’entraînement, le travail psychologique et l’élaboration de différents scénarios. Par ailleurs, je crois savoir que tu n’es pas très bon conducteur.
— Dans ce pays, on roule à droite. Chez nous, on roule à gauche.
— Précisément. Ça va aiguiser ton attention. Je propose deux heures de conduite par jour. Des questions ?
— Plein. Mais je n’obtiendrai sans doute que peu de réponses.
— C’est exact.
— Comment Jan Kleyn a-t-il pu s’adresser au KGB ? Il déteste les communistes.
— Personne ne mord la main qui le nourrit. Il est vrai qu’on trouvait à l’époque au KGB quelques communistes convaincus. Mais pour la plupart, c’étaient des professionnels qui obéissaient aux ordres.
— Cela n’explique pas le contact avec Jan Kleyn.
— Quand on se retrouve au chômage sans préavis, on cherche du travail. À moins de préférer le suicide… L’Afrique du Sud m’a toujours semblé, comme à beaucoup de mes collègues, un pays discipliné et bien organisé. Je ne parle pas de la confusion actuelle. J’ai proposé mes services par l’intermédiaire des canaux qui existaient déjà entre nos services respectifs. Mes qualifications ont manifestement intéressé Jan Kleyn. Nous avons conclu un marché. Je me suis engagé à m’occuper de toi pendant quelques jours moyennant une rétribution fixée d’un commun accord.
— Combien ?
— Pas d’argent. Mais la possibilité d’émigrer en Afrique du Sud et certaines garanties concernant des opportunités de travail futures.
Importation de tueurs, pensa Victor Mabasha. C’est évidemment une sage décision, du point de vue de Jan Kleyn. À sa place, j’aurais peut-être fait pareil.
— D’autres questions ?
— Plus tard. Je préfère attendre.
Konovalenko bondit de son fauteuil avec une agilité surprenante.
— Le brouillard se dissipe, dit-il. Il y a du vent. Je propose que tu commences à te familiariser avec le fusil.
Les jours suivants, dans la ferme isolée où le vent soufflait en permanence, restèrent dans le souvenir de Victor Mabasha comme une attente prolongée avant la catastrophe. Mais celle-ci ne prit pas tout à fait la forme qu’il avait imaginée. En plein chaos, alors qu’il était déjà en fuite, ce fut comme s’il n’avait encore rien compris.
En surface, les journées avaient suivi le programme exposé par Konovalenko. Victor Mabasha apprécia immédiatement le fusil qu’on lui avait mis entre les mains. L’entraînement avait lieu sur un champ en friche, derrière la maison. Debout, assis, couché, il visait les cibles installées par Konovalenko sur un remblai de sable à l’autre extrémité du terrain. Il tira sur des ballons de foot, des visages en carton, une vieille valise, une radio, des casseroles, des plateaux et d’autres objets non identifiables. Après chaque coup de feu, le résultat lui parvenait par talkie-walkie, et il ajustait la visée de façon imperceptible. Le fusil commençait lentement à obéir à ses ordres silencieux.
Les journées étaient divisées en trois parties, rythmées par les repas dont se chargeait Konovalenko, Victor Mabasha pensa plusieurs fois que le Russe avait de vastes connaissances, et un indéniable talent pour les transmettre. Jan Kleyn avait bien choisi son homme.
La sensation d’une catastrophe imminente venait d’ailleurs.
Elle était liée à l’attitude de Konovalenko vis-à-vis de lui, le tueur professionnel noir. Il essaya d’ignorer le sous-entendu méprisant qui couvait dans chacune de ses répliques, mais cela devenait de plus en plus difficile. Lorsque son maître russe concluait la journée de travail en abusant de la vodka, le mépris s’affichait plus clairement que jamais. Il n’y eut jamais d’allusion ouvertement raciste qui aurait pu lui permettre de réagir. Mais cela n’arrangeait pas les choses, au contraire. Il sentait qu’il ne supporterait plus la situation très longtemps.
Lors des séances psychologiques dans les fauteuils en cuir, il avait pu constater à loisir que Konovalenko le croyait ignorant des réactions humaines les plus élémentaires. Afin de canaliser sa haine croissante à l’égard du petit homme arrogant aux dents grises, il résolut de jouer le jeu. Il faisait l’idiot, s’amusait à lancer des répliques stupides, et observait la profonde satisfaction de Konovalenko à voir ses préjugés ainsi confirmés.
La nuit, les chiens chanteurs hurlaient dans ses rêves. Il se réveillait parfois, croyant voir Konovalenko penché sur lui, le braquant avec une arme. Mais il n’y avait personne. Il restait ensuite jusqu’à l’aube sans trouver le sommeil. L’aube venait beaucoup trop vite.
Son seul répit était les excursions quotidiennes au volant. Deux voitures étaient garées dans la grange, dont une Mercedes qui lui avait été dévolue. Konovalenko se réservait la BMW ; il lui arrivait de partir, sans jamais dire où il allait.
Victor Mabasha conduisait sur des petites routes. Il trouva le chemin d’une ville qui s’appelait Ystad. Puis il poussa plus loin, le long de la côte, au gré de ses découvertes. Tout cela l’aidait à tenir le coup. Une nuit, il se leva pour compter les portions rangées dans le congélateur ; encore une semaine à passer dans la ferme solitaire.
Je dois tenir le coup. Un million de rands. Jan Kleyn s’attend à ce que je fasse ce qu’il faut.
Il croyait que Konovalenko gardait un contact régulier avec l’Afrique du Sud via l’émetteur radio, et que ces communications avaient lieu pendant ses propres virées automobiles. Il était certain que Konovalenko n’avait que du bien à dire de lui à Jan Kleyn.
La sensation d’une catastrophe imminente ne le lâchait pourtant pas. Chaque heure qui passait le rapprochait du point de rupture où il serait contraint de passer à l’acte. Pour ne pas vexer ses ancêtres et pour ne pas perdre définitivement le respect de lui-même.
Mais rien ne se passa comme prévu.
Ils étaient assis dans les fauteuils en cuir, il était environ quatre heures de l’après-midi, et Konovalenko parlait des difficultés qu’on pouvait rencontrer en tirant du haut de différentes sortes de toits.
Soudain, il se figea au milieu d’une phrase. Victor entendit une voiture freiner dans la cour.
Ils prêtèrent l’oreille, sans bouger. Une portière claqua.
Konovalenko, qui ne quittait jamais son arme — un simple Luger qu’il rangeait dans la poche de son survêtement —, se leva très vite et défit le cran de sûreté.
— Cache-toi, ordonna-t-il. Il ne faut pas qu’on te voie des fenêtres.
Victor Mabasha s’accroupit dans l’angle mort derrière la cheminée. Konovalenko ouvrit la porte qui donnait sur le verger abandonné, la referma doucement et disparut.
Combien de temps passa-t-il ainsi, accroupi derrière la cheminée ? Il y était encore lorsque la détonation claqua.
Lentement, il se redressa et entrebâilla un rideau. Konovalenko était dans la cour, penché sur quelque chose. Il sortit.
Une femme était allongée sur le dos, sur le gravier mouillé. Elle avait le front transpercé.
— Qui est-ce ?
— Comment veux-tu que je le sache ? En tout cas, elle était seule.
— Que voulait-elle ?
Konovalenko haussa les épaules. Comme distraitement, il ferma les yeux de la femme du bout de sa chaussure Lorsqu’il eut fini, elle avait le visage maculé de terre.
— Elle m’a demandé son chemin.
Victor Mabasha ne sut jamais si c’était la chaussure sur le visage de la femme, ou le fait qu’elle eût été abattue simplement parce qu’elle demandait son chemin, qui le décida une fois pour toutes à supprimer Konovalenko.
Tuer une femme dans ces conditions aurait été impossible pour lui. Et il n’aurait jamais fermé les yeux de quelqu’un en posant le pied sur son visage.
— Tu es fou, dit-il.
Konovalenko haussa les sourcils.
— Qu’aurais-je pu faire d’autre ?
— Lui dire que tu ne connaissais pas la route.
Konovalenko rangea le Luger dans sa poche.
— Tu n’as toujours pas compris, dit-il. On n’existe pas. On disparaît dans quelques jours, on n’a jamais été ici.
— Elle demandait juste son chemin, insista Victor Mabasha qui commençait à transpirer. Il faut avoir une raison pour tuer quelqu’un.
— Retourne à l’intérieur. Je m’occupe d’elle.
Par la fenêtre, il vit Konovalenko fourrer le corps de la femme dans le coffre de la voiture. Une Toyota. Il revint une heure plus tard, à pied.
— Où est-elle ? demanda Victor Mabasha.
— Enterrée.
— Et la voiture ?
— Enterrée aussi.
— Tu as fait vite.
Konovalenko préparait du café. Il se retourna et sourit.
— Encore un enseignement pour toi. Peu importe le degré d’organisation, un imprévu est toujours possible. C’est pour cela qu’il faut avoir un plan inattaquable. À cette condition seulement, on peut improviser. Sinon, l’imprévu n’engendre que chaos et confusion.
Satisfait, il retourna à sa cafetière.
Je le tue, pensa Victor Mabasha. Quand tout sera fini, au moment de nous séparer, je le tue. Il n’y a plus de retour.
Cette nuit-là, il ne trouva pas le sommeil. Les ronflements de Konovalenko lui parvenaient de l’autre côté du mur. Jan Kleyn comprendrait.
Il est comme moi. Il aime l’ordre et la préméditation. Il déteste la brutalité, la violence gratuite.
Il veut que j’élimine De Klerk pour en finir avec les tueries incontrôlées qui dévastent le pays.
Un Konovalenko ne peut pas trouver refuge chez nous. Un monstre ne doit pas avoir accès au paradis.
Trois jours plus tard, Konovalenko lui annonça leur départ imminent.
— Je t’ai enseigné ce que je pouvais, dit-il. Tu maîtrises le fusil. Tu sais ce qu’il faudra penser en découvrant celui qui va surgir dans ta ligne de mire. Il est temps de rentrer en Afrique.
— J’ai une question. Le fusil ?
— Vous ne voyagerez pas ensemble bien entendu, dit Konovalenko sans cacher le dédain que lui inspirait cette question idiote. L’arme sera acheminée séparément. Tu n’as pas à t’en occuper.
— Deuxième question. Le revolver. Je ne l’ai pas essayé une seule fois.
— Inutile. Il est pour toi. Si tu échoues. C’est une arme impossible à tracer.
Faux, pensa Victor Mabasha. Cette arme n’est pas pour moi.
Elle est pour toi.
Ce soir-là, Konovalenko se mit dans un état d’ivresse sans précédent. Ses yeux injectés de sang le dévisageaient avec insistance. Victor, de l’autre côté de la table, lui rendit son regard.
À quoi pense-t-il ? Cet homme a-t-il jamais connu l’amour ? Si j’avais été une femme, quel effet ça m’aurait fait de partager mon lit avec lui ?
Ces images le troublaient plus que de raison. Il voyait sans cesse la femme morte allongée dans la cour.
— Tu as beaucoup de défauts, dit Konovalenko soudain, brisant le silence. Mais le plus grave, c’est que tu es sentimental.
Sentimental ? Victor ignorait quel sens le Russe donnait à ce mot.
— Tu n’apprécies pas le fait que j’aie tué cette femme, poursuivit Konovalenko. Ces derniers jours, tu n’étais pas concentré. Tu as été mauvais sur le terrain de tir. Dans mon rapport final à Jan Kleyn, je soulignerai cette faiblesse. Elle m’inquiète.
— Ce qui m’inquiète, moi, c’est qu’on puisse être aussi brutal que tu l’es.
— Tu es plus bête que je ne le pensais, dit Konovalenko. Je suppose que c’est dans les gènes de la race noire.
Victor Mabasha laissa ces paroles pénétrer sa conscience Puis il se leva lentement.
— Je vais te tuer…
Konovalenko secoua la tête en souriant.
— Non. Tu ne le feras pas.
Chaque soir, Victor avait empoché le revolver posé sur la table derrière la porte métallique. Il le tira de sa poche et pointa le canon vers Konovalenko.
— Tu n’aurais pas dû abattre cette femme, dit-il. Tu nous as humiliés l’un et l’autre.
— Tu es complètement fou.
Il avait peur maintenant. La peur au ventre...
— Je fais ce que je dois faire. Lève-toi. Lentement. Montre tes mains. Retourne-toi.
Konovalenko obéit.
Victor Mabasha eut le temps de penser que le Russe ne se retournait pas tout à fait assez vite. Il tira. La balle ricocha contre un rayonnage. Konovalenko s’était rejeté sur le côté.
Le couteau avait surgi de nulle part, Konovalenko se jeta sur lui avec un rugissement. La table céda sous leur poids, ils roulèrent sur le sol. Mabasha était costaud, mais le Russe l’était au moins autant. Victor vit la lame approcher de son visage. D’un coup de pied, il se dégagea. Il avait perdu le revolver. Il frappa Konovalenko au visage. Juste avant, il avait perçu une douleur fulgurante à la main gauche. Son bras était comme paralysé. Mais il parvint à s’emparer de là bouteille de vodka. De toutes ses forces, il l’abattit contre la tête du Russe. Konovalenko s’effondra et resta inerte.
Au même instant, Victor s’aperçut que l’index de sa main gauche n’était plus rattaché à sa paume que par un lambeau de peau.
Il sortit de la maison en chancelant. Il avait fracassé le crâne du Russe, aucun doute là-dessus. Il regarda le sang qui s’échappait de sa main en bouillonnant. Puis il serra les mâchoires et arracha le bout de peau. Le doigt tomba sur le gravier. Il retourna à l’intérieur, enveloppa sa main sanglante dans un torchon de cuisine, jeta quelques vêtements dans une valise, récupéra son revolver et claqua la porte. Il courut jusqu’à la Mercedes, démarra en trombe. Il conduisait beaucoup trop vite. Sur le chemin, il faillit percuter une voiture qui arrivait en sens inverse. Parvenu sur la route, il s’obligea à ralentir.
Mon doigt est pour toi, songoma. Ramène-moi à la maison. Jan Kleyn comprendra. C’est un nkosi sage. Il sait qu’il peut me faire confiance. Je vais faire ce qu’il m’a demandé. Je vais le faire et il me donnera un million de rands. Mais j’ai besoin de toi, songoma. En échange, je t’ai donné mon doigt.
Konovalenko s’était ramassé dans l’un des fauteuils en cuir. La douleur était abominable. Si la bouteille de vodka l’avait frappé de plein fouet, et non de biais, il aurait été mort. Il pressait contre sa tempe un torchon replié rempli de glaçons, en s’obligeant à réfléchir posément malgré la douleur. Ce n’était pas la première fois qu’Anatoli Konovalenko se retrouvait dans une situation critique.
Une heure plus tard, il avait envisagé toutes les possibilités et pris sa décision. Il regarda sa montre. Deux fois par jour, il pouvait appeler l’Afrique du Sud et entrer en contact direct avec Jan Kleyn. Le prochain rendez-vous était dans vingt minutes. Il alla à la cuisine pour renouveler son stock de glaçons. Un quart d’heure plus tard, il était à son poste au grenier. Jan Kleyn répondit après une minute. Ils n’utilisaient aucun nom lors de leurs échanges.
Konovalenko lui rendit compte des événements. La cage s’est ouverte, l’oiseau s’est envolé. Il n’a pas appris à chanter.
Jan Kleyn mit quelques instants à comprendre. Puis il formula une réponse limpide.
— Un autre oiseau sera envoyé prochainement. Attendez les instructions pour la livraison. D’ici là, retour au point de départ.
Konovalenko redescendit dans le séjour avec un sentiment de satisfaction profonde. Jan Kleyn avait compris qu’il n’avait fait que son devoir.
La quatrième condition, qui n’avait pas été communiquée à Victor Mabasha, était très simple.
Mets-le à l’épreuve, avait dit Jan Kleyn lors de leur entrevue à Nairobi. Teste sa résistance, découvre ses points faibles. Nous devons être certains qu’il tiendra le coup. L’enjeu est trop important. Dans le cas contraire, il faudra le remplacer.
Victor Mabasha n’avait pas tenu le coup. Sous l’apparente dureté, il n’y avait au fond qu’un nègre confus et sentimental.
Il fallait maintenant le retrouver et le liquider. Ensuite, il s’occuperait du nouveau candidat de Jan Kleyn.
Ce ne serait pas tout à fait simple. Victor Mabasha était blessé, et il était imprévisible. Mais Konovalenko ne doutait pas de sa réussite. Sa ténacité était bien connue, du temps du KGB. C’était un homme qui ne s’avouait jamais vaincu.
Konovalenko s’allongea sur le lit et dormit quelques heures.
Peu avant l’aube, il fit sa valise et la rangea dans le coffre de la BMW.
Avant de partir, il programma le détonateur qui ferait sauter la maison et la grange. Trois heures d’avance. Au moment de l’explosion, il serait déjà loin.
Il partit peu après six heures. Il comptait arriver à Stockholm en fin d’après-midi.
À l’entrée de l’autoroute E14, il aperçut deux voitures de police. Un court instant, il crut avoir été donné par Mabasha. Mais aucun policier ne réagit en le voyant passer.
Le mardi matin, peu avant sept heures, Jan Kleyn appelait Franz Malan à son domicile.
— On doit se voir. Il faut réunir le Comité au plus vite.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Oui. Le candidat n’a pas tenu le coup. Il faut en choisir un autre.