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Le vendredi 12 juin s’annonçait comme une journée limpide mais fraîche dans la ville du Cap. Au matin, un banc de brouillard avait recouvert Three Anchor Bay. Il était à présent dissipé. On allait vers la saison froide dans l’hémisphère Sud. Beaucoup d’Africains se rendaient déjà à leur travail protégés par de grosses vestes et des bonnets tricotés.
Nelson Mandela était arrivé la veille au soir. Il s’était réveillé à l’aube, concentré sur le jour naissant. C’était une habitude de l’époque de sa captivité à Robben Island. Un jour à la fois ; c’était la manière dont les détenus mesuraient le temps. Maintenant encore, après plus deux ans de liberté, il avait du mal à s’en défaire.
Il se leva et alla à la fenêtre. Là-bas, dans la mer, Robben Island. Il était perdu dans ses pensées. Tant de souvenirs, tant d’instants amers, et le triomphe, pour finir.
Il pensa qu’il était un vieil homme. Son temps était limité. Tout ce qu’il demandait, c’étaient quelques années encore, avec De Klerk, pour piloter le pays à travers la passe difficile, douloureuse, extraordinaire, qui déboucherait sur la fin définitive de l’apartheid. Le dernier retranchement colonial du continent noir allait enfin tomber. Lorsqu’ils auraient atteint ce but, il pourrait se retirer, et peut-être mourir. Mais à plus de soixante-dix ans, sa vitalité était encore immense. Il voulait être là jusqu’au bout pour voir le peuple noir se libérer des siècles d’humiliation et de servitude. La route serait difficile, il le savait. Les racines de l’oppression plongeaient au fond de l’âme africaine.
Nelson Mandela savait qu’il serait le premier président noir de l’Afrique du Sud. Ce n’était pas un objectif pour lui. Mais il n’avait pas non plus d’argument pour refuser la mission. C’est un long chemin, pensa-t-il. Un long chemin pour un homme qui a passé la moitié de sa vie adulte en captivité.
Il eut un demi-sourire. Puis il pensa à ce que lui avait dit De Klerk lors de leur dernière entrevue une semaine auparavant. Un groupe de Boers haut placés avait monté une conjuration visant à le tuer. Pour provoquer le chaos, conduire le pays au bord de la guerre civile.
Il savait bien entendu qu’il existait des Boers fanatiques. Des gens qui haïssaient tous les Noirs, qui voyaient en eux des bêtes sans âme. Mais pensaient-ils vraiment pouvoir empêcher l’évolution du pays par cet acte désespéré ? Pouvaient-ils être aveuglés par la haine — ou par la peur — au point de croire possible un retour à l’ancienne Afrique du Sud ? Ne voyaient-ils donc pas qu’ils représentaient, malgré leur influence, une minorité en voie d’extinction ? Étaient-ils réellement prêts à sacrifier l’avenir dans un bain de sang ?
Il n’arrivait pas à y croire. De Klerk avait dû mal interpréter certaines informations. Pour sa part, il n’avait pas peur.
Sikosi Tsiki était lui aussi au Cap depuis la veille au soir. Contrairement à celle de Nelson Mandela, son arrivée s’était faite en toute discrétion. Il avait pris le car, à Johannesburg ; à l’arrivée, il s’était fondu dans la foule.
Il avait passé la nuit dehors, dans un coin reculé du parc Trafalgar. À l’aube, il avait gravi Signal Hill jusqu’à l’endroit prévu et il s’était installé. Tout concordait avec le plan détaillé et les instructions que lui avait remises Franz Malan à Hammanskraal. Il éprouvait de la satisfaction à être servi par des organisateurs compétents. Il n’y avait personne ; la pente dénudée n’était pas un but d’excursion. Le chemin carrossable qui serpentait jusqu’au sommet des trois cent cinquante mètres de la colline se trouvait sur l’autre versant. Il n’avait pas pris la peine de se procurer un véhicule. Il se sentait plus libre à pied. Quand tout serait fini, il redescendrait très vite et se mêlerait à la foule déchaînée. Puis il quitterait Le Cap.
Il savait maintenant que sa cible était Mandela. Il l’avait compris dès l’instant où Franz Malan lui avait communiqué le lieu et l’heure de l’attentat. Il avait lu dans les journaux que Nelson Mandela tiendrait un meeting à Green point Stadium dans l’après-midi du 12 juin. Il regarda le stade ovale. La distance était d’environ sept cents mètres. Cela ne lui causait pas de souci. Le viseur et l’arme proprement dite satisfaisaient pleinement son exigence de précision et de portée.
Il n’avait pas réagi outre mesure en découvrant l’identité de sa victime. Sa première pensée fut qu’il aurait dû s’en douter. Si ces Boers déments voulaient avoir la moindre possibilité de semer le chaos, ils devaient d’abord se débarrasser de Nelson Mandela. Tant qu’il serait debout, tant qu’il parlerait, on pouvait penser que les masses noires resteraient sous contrôle. Sans lui, c’était moins sûr. Mandela n’avait pas d’héritier évident.
À titre personnel, Sikosi Tsiki aurait l’impression de réparer une injustice. Ce n’était pas Nelson Mandela qui l’avait viré de l’ANC. Mais en tant que dirigeant suprême, il devait pourtant être tenu pour responsable.
Sikosi Tsiki regarda sa montre.
Il ne restait plus qu’à attendre.
Scheepers et Borstlap atterrirent à l’aéroport du Cap peu après dix heures, gris de fatigue après avoir passé la nuit à tenter de rassembler des informations sur Sikosi Tsiki. Des enquêteurs avaient été tirés du lit et cueillis à leur domicile en voiture, une veste enfilée par-dessus le pyjama, pour un résultat nul. Sikosi Tsiki n’existait dans aucun fichier. Personne n’avait entendu parler de lui. Il était complètement inconnu. À sept heures trente, ils prirent la route de l’aéroport Jan Smuts. Pendant le vol, ils tentèrent de formuler une stratégie. Leurs chances d’arrêter Sikosi Tsiki étaient extrêmement faibles, pour ne pas dire inexistantes. Ils ne savaient rien de lui. Dès l’atterrissage au Cap, Scheepers disparut pour informer De Klerk de la situation, et lui demander de supplier Nelson Mandela d’annuler son apparition prévue dans l’après-midi. Il fallut une explosion de rage et la menace de faire arrêter l’ensemble des policiers de l’aéroport pour qu’ils acceptent enfin de le laisser seul dans un bureau. Ensuite, il dut attendre presque un quart d’heure avant d’avoir le président en ligne. Il lui expliqua succinctement les événements de la nuit. Mais De Klerk rejeta sa demande. Mandela n’accepterait jamais d’annuler le meeting. Ils pouvaient fort bien s’être trompés de date et de lieu. Mandela avait consenti à ce que sa garde personnelle soit renforcée. On ne pouvait rien faire de plus pour l’instant. Scheepers raccrocha avec l’impression désagréable que De Klerk n’était pas prêt à aller jusqu’au bout pour protéger la vie de Nelson Mandela. Était-ce possible ? Avait-il pu se tromper à ce point sur son compte ? Mais il n’avait pas le temps de penser au président dans l’immédiat. Il rejoignit Borstlap qui avait profité de l’attente pour récupérer la voiture réservée par la police de Johannesburg. Ils se rendirent tout droit au stade de Green Point où Nelson Mandela devait parler trois heures plus tard.
— Trois heures, ce n’est rien, dit Borstlap. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— L’arrêter.
— Ou arrêter Mandela. Je ne vois pas d’autre possibilité.
— Non. Il sera à la tribune à quatorze heures. De Klerk a refusé d’intervenir.
Ils montrèrent leur carte. On les laissa entrer dans le stade. Partout, le drapeau de l’ANC et des banderoles multicolores. Musiciens et danseurs se préparaient. Les spectateurs n’allaient pas tarder à affluer de Langa, de Guguletu, de Lyanga. Ils seraient accueillis par la musique. Pour eux, un meeting était aussi une fête.
Scheepers et Borstlap montèrent sur l’estrade et regardèrent autour d’eux.
— Question, dit Borstlap. Est-ce que c’est un attentat suicide ?
— Non. Ce serait trop dangereux. On a affaire à un homme qui essaiera de prendre la fuite une fois qu’il aura abattu Mandela.
— Comment sais-tu qu’il se servira d’une arme à feu ?
Scheepers le considéra avec un mélange de surprise et d’irritation.
— À ton avis ? Un couteau, et ce serait le lynchage immédiat.
— Alors, ses possibilités sont innombrables. Il peut choisir le toit du stade, il peut choisir un endroit à l’extérieur — Borstlap indiqua Signal Hill —, il n’a que l’embarras du choix.
— Pourtant il faut l’arrêter.
Borstlap comprit ce que cela impliquait. Ils seraient obligés de choisir, de prendre des risques. Ils n’auraient tout simplement pas le temps d’explorer toutes les options. Scheepers pensait qu’ils ne pourraient vérifier qu’une possibilité sur dix, Borstlap espérait un peu plus.
— On dispose de deux heures et trente-cinq minutes. Si Mandela est ponctuel, il prendra la parole à ce moment-là. Je suppose que notre homme n’attendra pas inutilement.
Scheepers avait demandé qu’on mette à sa disposition dix policiers expérimentés. Ils étaient commandés par un jeune capitaine.
— Voici la situation, lui dit Scheepers. Nous avons deux heures pour fouiller ce stade. Nous cherchons un homme. Un Noir. Il est armé, extrêmement dangereux. Il faut le capturer. Vivant, de préférence.
— C’est tout ? Pas de signalement ?
— Non, coupa Borstlap. Déployez vos hommes, arrêtez tous les individus qui se comportent de façon suspecte ou qui se trouvent à un endroit où ils ne devraient pas se trouver. Ensuite, on fera le tri.
— Il doit y avoir un signalement, insista le capitaine.
Les policiers marmonnèrent leur assentiment.
— Il ne doit rien y avoir du tout, rugit Scheepers. On divise le stade en secteurs et on s’y met.
Ils fouillèrent donc le stade, explorant le moindre cagibi, le moindre lieu de stockage ; ils rampèrent sur le toit et sur les arcs de soutènement. Pendant ce temps, Scheepers quitta le stade, traversa Western boulevard et High Level et commença à gravir la pente. Non, c’était absurde. La distance était beaucoup trop grande. Suant et hors d’haleine, il retourna à Green Point.
Sikosi Tsiki, qui l’avait aperçu entre les taillis, pensa que c’était un agent de sécurité qui contrôlait les abords du stade. Il s’y attendait. Son principal souci était qu’ils puissent envoyer des chiens. Mais l’homme était seul. Sikosi Tsiki se colla au sol et braqua sur lui son pistolet muni d’un silencieux. Lorsque l’homme fit demi-tour sans même prendre la peine d’inspecter le sommet, il pensa qu’il était sauf. Nelson Mandela n’avait plus que deux heures à vivre.
Il y avait déjà beaucoup de monde dans le stade. Scheepers et Borstlap durent se frayer un chemin dans la foule mouvante. Partout des tambours, des gens qui chantaient et dansaient. Scheepers était terrorisé à l’idée de l’échec qui s’annonçait.
Une heure plus tard — trente minutes avant l’arrivée de Mandela —, Scheepers était en état de panique. Borstlap essaya dé le calmer.
— Bon, dit-il. Qu’est-ce qu’on a bien pu négliger ?
Son regard s’arrêta sur les hauteurs de l’autre côté du stade.
— J’y suis allé, dit Scheepers.
— Qu’as-tu vu ?
— Rien.
Borstlap acquiesça pensivement. Il commençait à croire qu’ils n’y arriveraient pas.
Ils restèrent silencieux l’un près de l’autre, au milieu de la foule.
— C’était trop loin, ajouta Scheepers.
Borstlap se retourna vers lui.
— Pardon ?
— Personne ne peut atteindre une cible à cette distance, répondit Scheepers, irrité.
Borstlap mit un instant à comprendre qu’il parlait encore de la colline.
— Dis-moi ce que tu as fait exactement, dit-il.
— Je suis monté un peu. Puis j’ai fait demi-tour.
— Tu n’es pas allé jusqu’au sommet ?
— C’est trop loin, je te dis !
— Pas du tout. Certains fusils ont une portée de plus d’un kilomètre. Et ils atteignent leur cible. D’ici à Signal Hill, il y a tout au plus huit cents mètres.
Au même instant, un tonnerre d’applaudissements s’éleva, suivi par des roulements de tambours frénétiques Nelson Mandela était arrivé. Scheepers crut entrevoir ses cheveux gris-blanc, son visage souriant et sa main levée.
— Viens ! cria Borstlap. S’il est quelque part, c’est sur la colline.
Sikosi Tsiki suivait les mouvements de Nelson Mandela dans son viseur. Il l’avait détaché du fusil pour le suivre dès sa descente de voiture à l’entrée du stade. Les gardes du corps étaient peu nombreux. Il ne semblait pas y avoir de vigilance ou d’inquiétude particulière dans l’entourage de l’homme aux cheveux blancs.
Il rajusta le viseur sur le fusil, contrôla la charge et prit la position qu’il avait longuement répétée. Il avait installé au sol une petite structure de métal léger de sa propre fabrication, destinée à fournir un appui idéal à ses avant-bras.
Il jeta un regard vers le ciel. Le soleil ne lui causerait pas de souci inattendu. Pas d’ombre, pas de reflet, pas d’aveuglement. La colline était déserte. Il était seul avec son arme et quelques oiseaux qui sautillaient non loin de là.
Encore cinq minutes. Les cris d’allégresse lui parvenaient distinctement, malgré la distance.
Personne n’entendrait le coup de feu.
Il avait deux cartouches de réserve, posées sur un mouchoir à côté de lui. Il ne pensait pas qu’il en aurait besoin. Il les garderait comme souvenir. Peut-être un jour en ferait-il une amulette ? Pour lui porter chance à l’avenir…
Il évita en revanche de penser à l’argent qui l’attendait. D’abord il devait accomplir sa mission.
Il épaula le fusil et vit dans son viseur que Nelson Mandela approchait de la tribune. Il avait décidé de tirer dès que l’occasion serait favorable. Il n’y avait aucune raison d’attendre. Il reposa le fusil et essaya de décontracter ses épaules tout en inspirant profondément. Il tâta son pouls. Il était normal. Tout était normal. Puis il épaula à nouveau, appuya la crosse contre sa joue et ferma l’œil gauche. Nelson Mandela était maintenant au pied de la tribune, partiellement masqué par des gens de son entourage. Il s’en détacha et gravit les quelques marches. Il leva les bras au-dessus de sa tête comme un vainqueur. Son sourire était immense.
Sikosi Tsiki tira.
Il avait senti la douleur à l’épaule, une fraction de seconde avant que la balle ne quitte son logement avec une vitesse foudroyante. Mais il n’avait pu retenir son doigt sur la détente. Le coup partit, mais dévié de presque cinq centimètres ; la balle percuta une voiture garée loin du stade.
Sikosi Tsiki fit volte-face.
Deux canons de revolver étaient braqués sur lui.
— Posez le fusil, dit Borstlap. Lentement.
Sikosi Tsiki obéit. Il n’y avait pas d’autre issue. Il était clair que les deux Blancs n’hésiteraient pas à tirer.
Que s’était-il passé ? Qui étaient-ils ?
— Les mains au-dessus de la tête, poursuivit Borstlap en tendant à Scheepers une paire de menottes.
Scheepers s’avança et les passa aux poignets de Sikosi Tsiki.
— Levez-vous.
Sikosi Tsiki se leva.
— Conduis-le à la voiture, dit Scheepers. J’arrive.
Borstlap s’éloigna avec le prisonnier.
Scheepers resta debout à écouter les vivats. Et la voix caractéristique de Nelson Mandela, diffusée par les haut-parleurs. Le son portait loin.
Il était inondé de sueur. Il ressentait de l’épouvante. Le soulagement ne l’avait pas encore atteint.
Il pensa que c’était un instant historique. Mais qui resterait méconnu. S’ils n’étaient pas arrivés à temps, si la pierre qu’il avait lancée avait manqué sa cible, un autre événement se serait produit. Et celui-là aurait été bien plus qu’une note en bas de page dans les livres d’histoire.
Je suis un Boer. Je devrais pouvoir me mettre à la place de ces fous furieux. Même si je ne le veux pas, ce sont aujourd’hui mes ennemis. Ils n’ont pas compris. Ils vont être contraints de revoir toutes leurs positions. Beaucoup d’entre eux ne le feront jamais. Ils préféreraient voir le pays à feu et à sang. Mais ils n’y parviendront pas.
Il regarda la mer. Il pensait à ce qu’il dirait au président, Henrik Wervey attendait lui aussi un rapport. Il avait aussi une visite importante à faire dans une maison de Bezuidenhout Park. Il se réjouissait à la pensée de revoir les deux femmes.
Il n’avait aucune idée de ce qui allait arriver à Sikosi Tsiki. Mais c’était le problème de Borstlap. Il rangea le fusil et les cartouches dans la mallette. Le cadre de métal léger resta à sa place.
Soudain, il se rappela la lionne blanche allongée au bord du fleuve. Il proposerait à Judith de retourner bientôt à Nwanetsi. La lionne serait peut-être encore là...
Il quitta la colline, perdu dans ses pensées.
Comme si un écran avait été retiré de ses yeux, il venait enfin de comprendre le message délivré par la lionne dans le clair de lune.
Il n’était pas en premier lieu un Boer, un homme blanc.
Il était un Africain.