29

En fin de soirée, Sikosi Tsiki tua une souris d’un lancer de couteau bien ajusté. Tania était partie se coucher. Konovalenko attendait l’heure d’appeler Jan Kleyn pour recevoir les dernières instructions concernant le retour de Sikosi Tsiki, et pour évoquer son propre avenir en tant qu’immigrant en Afrique du Sud. Aucun bruit de la cave. Tania était descendue voir la fille une heure plus tôt ; elle dormait. Pour la première fois depuis très longtemps, il éprouvait ce soir-là une satisfaction sans mélange. Il avait pris contact avec Wallander, et il avait exigé de lui un sauf-conduit en échange de sa fille. Konovalenko avait l’intention de retourner immédiatement à Stockholm ; Wallander s’engageait à lui laisser une semaine de répit, en concentrant pendant ce temps les recherches de la police sur le sud de la Suède.

Wallander y avait-il cru ? Dans ce cas, il redevenait ce que Konovalenko avait imaginé au départ, le policier de province naïf. Mais, dans le doute, il n’allait pas commettre l’erreur de le sous-estimer une fois de plus.

Au cours de cette journée, il s’était consacré entièrement à Sikosi Tsiki. Comme avec son prédécesseur, il avait passé en revue tous les scénarios possibles en lien avec l’attentat. Sikosi Tsiki réfléchissait plus vite que Mabasha. Il semblait de plus complètement insensible aux allusions racistes fugitives mais dénuées d’ambiguïté dont Konovalenko aimait à parsemer ses commentaires. Au cours des prochains jours, il avait l’intention de le provoquer davantage pour tester ses limites.

Sikosi Tsiki partageait cependant avec Mabasha un trait caractéristique. Konovalenko en venait à se demander si cela tenait à la nature africaine. Ce côté hermétique… Impossible de deviner ce qu’ils pensaient en réalité. Cela le rendait fou, lui qui avait l’habitude de déchiffrer les gens sans difficulté et d’anticiper leurs moindres réactions.

Il contempla l’homme noir, qui venait de transpercer une souris avec son couteau à la lame étrangement courbe. Il s’en sortira bien, pensa-t-il. Quelques jours d’entraînement encore, et il sera prêt. Sikosi Tsiki, mon ticket d’entrée pour l’Afrique du Sud.

Le Noir se leva pour récupérer son couteau. La souris était empalée dessus. Il la jeta à la poubelle avant de rincer la lame sous le robinet. Konovalenko l’observait tout en buvant sa vodka à petites gorgées.

— Je n’ai jamais vu un couteau comme celui-là.

— Mes ancêtres les fabriquaient il y a plus de mille ans.

— Pourquoi une lame courbe ?

— Personne ne le sait. Le secret n’a jamais été dévoilé. Lorsqu’il le sera, le couteau perdra son pouvoir.

Il se retira dans sa chambre, laissant Konovalenko exaspéré par cette réponse énigmatique. Il entendit Sikosi Tsiki fermer sa porte à clé.

Il était seul. Il fit le tour de la pièce et éteignit toutes les lampes, sauf celle qui éclairait la table du téléphone. Il regarda l’horloge. Minuit et demi. Il prêta l’oreille. Pas un bruit dans la cave. Il se versa une autre vodka. Il ne la boirait qu’après avoir parlé à Jan Kleyn.

La conversation fut brève.

Jan Kleyn écouta les assurances de Konovalenko concernant la fiabilité du remplaçant, dont la stabilité mentale ne faisait aucun doute. Puis il distribua les ordres. Sikosi Tsiki devait revenir en Afrique du Sud au cours des sept prochains jours. Il fallait donc s’occuper immédiatement des billets. Konovalenko eut le sentiment que Jan Kleyn était sous pression. Impossible d’en avoir le cœur net, évidemment, mais cela l’empêcha d’évoquer ses projets d’avenir personnels. Après coup, il se sentit mécontent. Il vida son verre en se demandant si Jan Kleyn avait par hasard l’intention de le duper. Non, impossible. Il était convaincu que ses compétences intéressaient les Sud-Africains. Il but un autre verre, puis il sortit pisser sur le perron. Il pleuvait. Il regarda la brume en pensant qu’il aurait dû être content. Dans quelques heures, ses problèmes seraient temporairement résolus. Sa mission touchait à son terme. Ensuite, il pourrait songer à l’avenir. En particulier, décider s’il emmènerait Tania en Afrique du Sud, ou s’il la laisserait derrière lui, comme il l’avait fait pour sa femme.

Il ferma la porte à clé et alla dans sa chambre. Sans prendre la peine de se déshabiller, il s’allongea sur le lit, sous une couverture. Tania dormirait seule cette nuit. Il avait besoin de repos.

 

De sa chambre, Tania entendit Konovalenko se coucher après avoir verrouillé la porte d’entrée. Elle avait peur. Au fond d’elle-même, elle se doutait qu’il serait impossible de faire sortir la fille de la cave sans que Konovalenko l’entende. Impossible aussi de fermer à clé la porte de sa chambre sans qu’il s’en aperçoive. Elle avait déjà essayé au cours de la journée, pendant que l’Africain s’entraînait au tir dans la carrière, sous sa supervision. En plus, il pourrait toujours sauter par la fenêtre. Si elle avait eu des somnifères, elle aurait pu en glisser dans la vodka. Là, elle ne pouvait compter que sur ses propres ressources, et tenter le tout pour le tout. Dans l’après-midi, elle avait préparé un petit sac contenant de l’argent et des vêtements. Elle l’avait dissimulé dans la grange, avec son imperméable et une paire de bottes.

Elle regarda sa montre. Une heure et quart du matin. Le rendez-vous avec le policier, elle le savait, aurait lieu à l’aube. Elles devraient déjà être loin à ce moment-là. Dès qu’elle entendrait les ronflements de Konovalenko, elle se lèverait. Konovalenko avait le sommeil léger. Sauf au cours de la première demi-heure.

Elle ne savait toujours pas pourquoi elle prenait cette initiative. Elle risquait sa propre vie. Mais les explications étaient inutiles. Certains actes s’imposaient d’eux-mêmes.

Konovalenko s’agitait sur son lit en toussant. Une heure trente-cinq. Certaines nuits, Konovalenko ne dormait pas. Il se reposait simplement sur son lit. Si c’était le cas maintenant, elle ne pourrait pas aider la fille. Curieusement, cette menace l’effrayait plus que le danger qu’elle-même encourait.

À deux heures moins vingt, elle entendit enfin les premiers ronflements. Elle attendit trente secondes. Puis elle se leva. Elle était tout habillée, serrant dans sa main la clé du cadenas et la lampe torche. Elle ouvrit doucement la porte en évitant de marcher sur les lames grinçantes. Elle se glissa dans la cuisine, souleva la trappe et alluma sa lampe. C’était un moment critique ; la fille pouvait se mettre à crier. Cela ne s’était encore jamais produit, mais comment savoir ? Konovalenko ronflait. Elle prêta l’oreille, puis elle descendit l’échelle avec précaution. La fille était recroquevillée, les yeux ouverts. Tania s’accroupit près d’elle et lui murmura quelques mots tout en lui caressant les cheveux. Elles devaient partir, dit-elle. Mais elles ne devaient faire aucun bruit. La fille ne réagit pas. Ses yeux étaient complètement inexpressifs. Tania eut soudain peur qu’elle ne puisse plus bouger. La terreur l’avait-elle paralysée ? Elle fut obligée de la tourner sur le flanc pour atteindre le cadenas. La fille commença à se débattre. Tania eut tout juste le temps de lui écraser la bouche d’une main avant qu’elle hurle. Tania était forte, et elle appuyait de toutes ses forces. Un seul cri étouffé suffirait à éveiller Konovalenko. Et il était tout à fait capable de clouer la trappe et de les abandonner toutes deux dans le noir. Tania continua de murmurer des paroles apaisantes tout en lui comprimant la bouche. Le regard de la fille avait changé. Doucement, Tania retira sa main, ouvrit le cadenas et défit les chaînes.

Au même instant, les ronflements s’interrompirent. Tania retint son souffle. Nouveaux ronflements. Elle se leva très vite, grimpa à l’échelle, ferma la trappe, et redescendit. La fille avait compris. Elle s’était assise et ne pipait mot. Mais son regard était vivant.

Soudain, Tania crut que son cœur allait cesser de battre. Elle avait entendu des pas dans la cuisine. Les pas s’arrêtèrent. Maintenant il ouvre la trappe, pensa-t-elle en fermant les yeux. Il m’a entendue.

La délivrance arriva sous forme d’un bruit de capsule. Konovalenko s’était levé pour boire une autre vodka. Les pas s’éloignèrent. Tania éclaira son propre visage avec la lampe et tenta de sourire. Puis elle prit la main de la fille et la serra dans la sienne. Au bout de dix minutes, elle rouvrit la trappe avec précaution. Konovalenko ronflait. Elle expliqua à la fille ce qui allait se passer. Elles allaient grimper à l’échelle et gagner la porte d’entrée en silence. Tania avait huilé la serrure pendant la journée. La porte s’ouvrirait sans bruit. Si tout allait bien, elles partiraient ensemble. Mais si Konovalenko se réveillait, elles s’enfuiraient dans des directions opposées. Avait-elle compris ? Courir, juste courir. Il y avait une brume de pluie dehors. Cela faciliterait sa disparition. Mais elle devait courir, courir sans se retourner jusqu’à trouver une maison ou un automobiliste. Mais surtout, d’abord, il fallait courir pour sa vie.

Avait-elle compris ? Elle le pensait. Son regard était vivant. Et elle pouvait remuer les jambes, malgré sa faiblesse, Tania prêta à nouveau l’oreille. Puis elle lui fit signe.

Tania monta la première. Konovalenko ronflait. Elle tendit la main pour l’aider à grimper à son tour. La fille était soudain pressée. Tania dut maintenir l’échelle solidement pour l’empêcher de grincer. Dans la cuisine, la fille plissa les yeux, malgré la pénombre. Elle est presque aveugle, pensa Tania. Elle la tenait fermement par le bras. Konovalenko ronflait. Elles se mirent en marche vers l’entrée, pas à pas, avec une lenteur infinie. Il y avait une tenture à l’entrée du vestibule. Tania l’écarta très lentement, la fille toujours pendue à son bras. Elles étaient à la porte. Tania était inondée de sueur. Ses mains tremblaient lorsqu’elle commença à tourner la clé dans la serrure. En même temps, elle commençait à espérer. Ça allait marcher… Elle tourna la clé. Il y avait un point de résistance, qui produisait un claquement si elle tournait la clé trop vite. Elle sentit la résistance et continua à tourner le plus lentement possible. Elle avait passé le seuil critique. Pas un bruit. Elle fit signe à la fille. Puis elle ouvrit la porte.

Au même instant, elle entendit un fracas dans son dos et sursauta. La fille avait heurté le porte-parapluies. Tania n’eut pas besoin de réfléchir pour comprendre ce qui allait se produire. Elle ouvrit la porte, poussa la fille dehors, sous la pluie et lui cria de courir. La fille paraissait désemparée. Tania la poussa derechef et soudain, par miracle, elle obéit. Il ne lui fallut que quelques secondes pour disparaître dans la grisaille.

Tania savait que, pour elle, c’était déjà trop tard. Elle voulut tout de même essayer. Sans se retourner, elle se mit à courir, dans une autre direction, dans une dernière tentative pour égarer malgré tout Konovalenko, retarder de quelques secondes précieuses le moment où il comprendrait par où la fille était partie.

Tania était au milieu de la cour lorsque Konovalenko la rattrapa en criant.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu es malade ?

Elle réalisa alors qu’il n’avait pas encore découvert la trappe ouverte. Il ne comprendrait qu’une fois de retour dans la maison. La fille aurait pris une avance suffisante. Konovalenko ne la retrouverait jamais.

Tania sentit qu’elle était épuisée. Mais elle avait fait ce qu’il fallait.

— Je ne me sens pas très bien, dit-elle.

— Viens, on rentre.

— Attends. J’ai besoin de prendre l’air.

Je lui donne ce que je peux, pensa-t-elle. Chaque seconde qui passe lui sauve la vie. Pour moi, il ne reste plus rien.

 

Linda courait dans la nuit. Il pleuvait. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, elle courait simplement, droit devant elle. Parfois elle tombait, mais se relevait aussitôt et continuait de courir. Elle arriva à un champ, dispersant sur son passage des lièvres aussi affolés qu’elle. La boue collait à ses semelles. Elle finit par enlever ses chaussures et continua en chaussettes. Le champ paraissait infini. Tout disparaissait dans la brume. Il n’y avait que les lièvres et elle. Pour finir, elle parvint à une route. Elle n’avait plus la force de courir. Ce n’était pas une route, c’était un chemin de gravier. Elle avait mal à chaque pas. Enfin, elle parvint à une route goudronnée. La ligne blanche discontinue brillait dans le noir. Elle ne savait pas quelle direction prendre. Mais elle continua. Elle n’osait pas encore penser à ce qui s’était passé. Elle se sentait poursuivie par une ombre, ni homme ni bête, comme un vent froid, qui était là tout le temps, et qui était le Mal. Elle continua à marcher.

Des phares approchèrent. Le conducteur avait rendu visite à sa petite amie, ils s’étaient disputés, il avait décidé de rentrer chez lui. Il était justement en train de se dire que s’il avait eu de l’argent, il serait parti. Quelque part. Loin. Les essuie-glaces raclaient le pare-brise, la vue était mauvaise. Soudain, il vit quelque chose. Il crut à un animal et freina, puis s’arrêta complètement. C’était un être humain. Il eut du mal à croire ses yeux. Une jeune fille aux cheveux bizarrement coupés, sans chaussures, couverte de boue. Un accident de la route ? Il la vit s’asseoir à même le bitume. Lentement il sortit de la voiture et s’approcha.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

Elle ne répondit pas.

Il ne voyait pas de sang Aucun véhicule dans le fossé. Il la souleva et la porta jusqu’à sa voiture. Elle ne tenait pas sur ses jambes. Il répéta sa question.

Pas de réponse.

 

À deux heures moins le quart, Sten Widén et Svedberg avaient quitté Ystad sous la pluie dans la voiture de Svedberg. Trois kilomètres plus loin, Svedberg constata qu’un pneu arrière avait crevé. Il s’arrêta en espérant que la roue de secours n’était pas hors d’usage. Une fois l’opération terminée, il sembla qu’elle tiendrait le coup. Mais ils avaient pris du retard. Svedberg pensait que Wallander essaierait de s’approcher de la ferme avant le jour. Ils devaient donc arriver tôt pour ne pas le croiser. Il était déjà trois heures lorsqu’ils laissèrent la voiture à l’abri d’un taillis, à plus d’un kilomètre de la maison. Ils étaient pressés. Ils contournèrent un champ situé au nord de la carrière. Svedberg avait proposé qu’ils essaient d’approcher le plus possible. Mais comme ils ignoraient d’où surgirait Wallander, ils devaient faire extrêmement attention. Tous deux pensaient qu’il viendrait par l’ouest, où le terrain était vallonné, couvert d’une épaisse végétation jusqu’aux limites de la ferme. Ils avaient donc décidé d’approcher par l’est. Svedberg avait repéré la présence d’un vieux ballot de paille dans l’intervalle entre deux champs. À trois heures trente ils étaient en position, prêts à tirer.

La maison était visible à travers la brume. Tout était silencieux. Sans vraiment savoir pourquoi, Svedberg eut l’impression que quelque chose clochait. Il sortit ses jumelles, nettoya les lentilles et laissa errer son regard le long de la façade. Il y avait de la lumière, derrière les rideaux tirés de la fenêtre qu’il pensait être celle de la cuisine. Rien d’anormal à cela. Il n’avait pas pensé que Konovalenko dormirait cette nuit-là. Il devait attendre, dans le silence. Peut-être même était-il sorti…

Ils attendirent, tous les sens en alerte, chacun dans son monde.

Ce fut Sten Widén qui, le premier, découvrit Wallander. Il était alors cinq heures. Et il venait effectivement de l’ouest. Widén, qui avait une bonne vue, crut d’abord à la présence d’une biche. Il effleura le bras de Svedberg. Celui-ci prit ses jumelles et distingua le visage de Wallander derrière les feuillages. Ils n’avaient aucune idée de ce qui allait se produire. Wallander suivait-il les instructions de Konovalenko ? Ou allait-il malgré tout tenter de le prendre par surprise ? Et où était Konovalenko ? Où était la fille de Wallander ?

Ils attendirent. La maison était complètement silencieuse. Sten Widén et Svedberg se relayèrent aux jumelles pour surveiller le visage immobile de Wallander. Svedberg eut à nouveau l’impression que quelque chose n’allait pas. Il regarda sa montre. Cela ferait bientôt une heure que Wallander attendait. Toujours aucun bruit du côté de la maison.

Soudain, Sten Widén lui tendit les jumelles. Wallander s’était redressé. Très vite, il se faufila jusqu’à la bâtisse et s’aplatit contre le mur. Il tenait un pistolet. L’estomac de Svedberg se noua. Mais il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Sten Widén avait épaulé la carabine ; Wallander s’était accroupi à côté de la porte d’entrée, Svedberg vit qu’il écoutait intensément. Puis il tâta la poignée. La porte n’était pas fermée à clé. Brusquement, il l’ouvrit et se jeta à l’intérieur. Sten Widén et Svedberg s’élancèrent.

Ils n’avaient rien décidé, sinon qu’ils devaient suivre Wallander à la trace. Ils s’abritèrent derrière l’angle de la maison. Toujours aucun bruit. Soudain, Svedberg comprit.

La maison était vide.

— Ils sont partis, murmura-t-il à Sten Widén. Il n’y a personne.

— Comment tu le sais ?

— Je le sais.

Svedberg s’avança et cria le nom de Wallander.

Celui-ci sortit sur le seuil. Il ne parut pas surpris de les voir.

— Elle n’est plus là, dit-il.

Il paraissait épuisé. Sur le point de s’écrouler d’un instant à l’autre.

Ils entrèrent. Sten Widén qui n’était pas policier se tint à l’arrière-plan tandis que Svedberg et Wallander fouillaient la maison. Wallander ne dit pas un mot quant au fait qu’ils l’avaient suivi. Au fond de lui, pensa Svedberg, il devait savoir qu’ils ne l’abandonneraient pas. Peut-être même leur était-il reconnaissant d’être venus…

Ce fut Svedberg qui découvrit Tania. Il avait ouvert la porte d’une chambre et contemplé le lit défait. Mû par il ne savait quelle impulsion, il avait jeté un regard en dessous. Elle était là. L’espace d’une seconde atroce, il crut que c’était la fille de Wallander. Puis il comprit que c’était l’autre femme. Avant de signaler sa découverte, il jeta rapidement un regard sous les autres lits. Il ouvrit le congélateur et différentes penderies. Lorsqu’il fut certain que Linda n’était cachée nulle part, il fit part à Wallander de sa découverte. Ils déplacèrent le lit. Sten Widén se tenait toujours en retrait. Mais lorsqu’il vit le corps, il se détourna et sortit précipitamment. Il vomit dans la cour.

Elle n’avait plus de visage. Tout ce qu’il en restait était une masse sanguinolente. Svedberg alla chercher une serviette qu’il posa sur la plaie. Puis il examina le corps. Il trouva cinq impacts de balles. Svedberg sentit la nausée le submerger. On avait transpercé ses deux pieds, puis les mains, enfin le cœur.

Ils l’abandonnèrent et continuèrent à fouiller la maison en silence. Ils ouvrirent la trappe et descendirent à la cave. Svedberg réussit à cacher la chaîne. Mais Wallander comprit que c’était là, dans le noir, que Linda avait été retenue captive. Svedberg le vit serrer les mâchoires. Combien de temps encore aurait-il la force de tenir ? Ils revinrent dans la cuisine. Svedberg découvrit un grand chaudron contenant de l’eau teintée de sang. Il y plongea un doigt. L’eau était tiède. Il commençait à comprendre. Lentement il parcourut la maison une fois encore. Pour finir, il proposa à Wallander de s’asseoir. Wallander était presque apathique. Svedberg réfléchit intensément. Oserait-il ? C’était une lourde responsabilité. Puis il se décida.

— Je ne sais pas où est ta fille, dit-il. Mais elle est vivante. J’en suis certain.

Wallander le regardait sans rien dire.

— Je crois que les choses se sont passées ainsi. Je ne peux pas en être sûr. J’essaie de déchiffrer les traces. Je crois que la femme a aidé Linda à fuir. Je ne sais pas si elle y est parvenue. Mais il l’a tuée avec une rage sadique qui semble suggérer que oui. Il lui a ébouillanté le visage. Ensuite il l’a tuée. Les pieds, à cause de la fuite, puis les mains et enfin le cœur. Je préfère ne pas y penser. Ensuite, il est parti. Pour moi, c’est le signe que Linda a réussi à s’échapper. Voilà ce que je crois. Mais ça a pu se passer autrement.

Il était sept heures. Wallander ne disait toujours rien.

Svedberg alla téléphoner. Il dut attendre, Martinsson était dans sa salle de bains.

— Rends-moi un service, dit Svedberg. Retrouve-moi à la gare de Tomelilla dans une heure. Et ne dis rien à personne.

— Tu deviens bizarre, toi aussi ?

— C’est important.

Il raccrocha et regarda Wallander.

— Dans l’immédiat, tu n’as rien de mieux à faire que dormir. Rentre avec Sten. Ou si tu veux, on te conduit chez ton père.

— Comment pourrais-je dormir ? dit Wallander d’un air absent.

— En t’allongeant, Maintenant tu vas faire ce que je te dis. Si tu veux aider ta fille, tu dois dormir. Dans ton état, tu ne pourras bientôt que nous gêner.

Wallander hocha la tête.

— Il vaut mieux que j’aille chez mon père, dit-il.

— Où as-tu mis la voiture ? demanda Widén.

— Je vais la chercher. J’ai besoin de prendre l’air.

Il partit. Svedberg et Sten Widén échangèrent un regard. Trop épuisés, trop bouleversés pour parler.

— Je suis content de ne pas être flic, dit Widén lorsque la Duett apparut dans la cour.

— Merci pour ton aide, répondit Svedberg.

Il les regarda partir. Il se demanda quand ce cauchemar prendrait fin.

Sten Widén laissa Wallander devant la maison de son père. Ils n’avaient pas échangé un mot de tout le trajet.

— Je te rappelle dans la journée.

Pauvre diable, pensa-t-il. Comment va-t-il faire pour tenir ?

Wallander trouva son père attablé dans la cuisine, mal rasé et aussi, à en juger par l’odeur, mal lavé. Il s’assit en face de lui.

Ils ne dirent rien pendant un long moment.

— Elle dort, annonça son père enfin.

Pas de réaction.

— Elle dort, répéta-t-il.

Wallander finit par comprendre qu’on s’adressait à lui.

— Quoi ? Qui est-ce qui dort ?

— Je parle de ma petite-fille.

Wallander le dévisagea fixement. Pendant plusieurs secondes, sans bouger. Puis il se leva et ouvrit lentement la porte de la chambre.

Linda dormait dans le lit. Ses cheveux avaient été tailladés. Mais c’était bien elle. Wallander resta un long moment immobile, puis il s’approcha et s’agenouilla à côté du lit. Il ne fit aucun geste. Il ne voulait pas savoir comment ça s’était passé, comment elle avait réussi à rentrer. Il ne voulait que la regarder. Il savait que Konovalenko était toujours là, quelque part, tout près. Mais en cet instant, cela lui était indifférent. En cet instant, il n’y avait qu’elle.

Il s’allongea par terre à côté du lit. Il se roula en boule et s’endormit. Son père posa sur lui une couverture et ferma la porte. Puis il retourna à l’atelier et continua à peindre. Il était revenu à son motif habituel. Il en achevait un avec un coq de bruyère.

 

Martinsson arriva à la gare de Tomelilla peu après huit heures. Il sortit de la voiture.

— Qu’est-ce que tu me veux ? demanda-t-il sans masquer son agressivité.

— Tu vas voir, dit Svedberg. Mais ce n’est pas un beau spectacle.

— De quoi parles-tu ?

— Konovalenko. On a encore un cadavre sur les bras… Une femme.

— Merde !

— Suis-moi. On a beaucoup de choses à se dire.

— Et Wallander ? Il est impliqué ?

Svedberg n’entendit pas. Il marchait déjà vers sa voiture.