33

Aussitôt après sa libération, Jan Kleyn téléphona à Franz Malan de sa villa de Pretoria. Il était convaincu que ses lignes étaient sur écoute. Mais il disposait d’une ligne supplémentaire, dont l’existence n’était connue que d’une seule personne : le responsable des communications sensibles au sein des services de renseignement. Il y existait ainsi un réseau parallèle, non officiel, et qui reliait entre eux un certain nombre de téléphones dans le pays.

Franz Malan fut surpris. Il ignorait que Jan Kleyn avait été relâché le jour même. Comme il y avait toutes les raisons de penser que Malan était lui aussi sur écoute, Jan Kleyn avait demandé à parler à « Horst », avant de s’excuser et de raccrocher. Franz Malan vérifia la signification dans sa liste de codes. Deux heures après l’appel, il devait se rendre dans une cabine précise et appeler un autre téléphone public.

Jan Kleyn était extrêmement pressé de savoir ce qui s’était passé pendant sa garde à vue. Franz Malan continuerait à porter l’essentiel de la responsabilité exécutive. Jan Kleyn ne doutait pas de sa propre capacité à se débarrasser des ombres gênantes. Cependant il n’osait pas prendre le risque de se rendre personnellement à Hammanskraal où Sikosi Tsiki ne tarderait pas à arriver.

En quittant la villa, Jan Kleyn repéra presque aussitôt la voiture qui le suivait. Il savait qu’il y en avait une autre, devant lui. Dans l’immédiat, il ne s’en préoccupait pas. Le fait qu’il s’arrête pour téléphoner d’une cabine éveillerait naturellement leur curiosité. Il y aurait un rapport. Mais personne ne saurait ce qui s’était dit.

Jan Kleyn fut surpris d’apprendre que Sikosi Tsiki était déjà arrivé. Pourquoi Konovalenko n’avait-il pas réagi ? Selon le plan de contrôle, il était convenu que le Russe confirmerait l’heure d’arrivée prévue de Sikosi Tsiki, trois heures au plus tard après son départ. Jan Kleyn donna à Franz Malan quelques ordres brefs. Ils convinrent de se rappeler le lendemain à partir de deux autres cabines choisies d’avance. Jan Kleyn tenta de déceler une éventuelle trace d’inquiétude chez Franz Malan. Mais il n’en perçut aucune, en dehors de la légère nervosité qui lui était naturelle.

Ensuite, il alla déjeuner dans l’un des meilleurs restaurants de Pretoria, en pensant avec satisfaction à la tête que ferait Scheepers en recevant la note de frais de son espion. L’homme était attablé à l’autre bout de la salle. En sous-main, Jan Kleyn avait déjà décidé que Scheepers avait perdu le droit de vivre dans une Afrique du Sud qui, d’ici un an, serait redevenue fidèle à ses lignes directrices, créées à l’origine et préservées pour toujours par un peuple boer uni et solidaire.

Par instants, pourtant, il était submergé par la pensée effroyable que tout était condamné. Les Boers avaient perdu. Leur vieille patrie serait à l’avenir dirigée par des Noirs qui écraseraient leurs privilèges. C’était une sorte de prémonition négative, contre laquelle il avait du mal à se défendre. Mais sa faiblesse ne durait guère. Je me laisse influencer par l’attitude critique des Anglo-Saxons à notre égard, pensait-il. Ils savent que nous sommes l’âme de ce pays. Le peuple élu par Dieu et par l’histoire sur ce continent, c’est nous et non eux, de là leur incurable jalousie.

Il paya l’addition et passa avec un sourire devant la table où était installée son ombre, un petit homme grassouillet et suant. Puis il rentra chez lui. Dans le rétroviseur il vit que l’ombre se faisait à présent remplacer par une autre. Lorsqu’il eut laissé la voiture au garage, il reprit l’analyse méthodique de la situation.

Il se versa un petit verre de porto et s’installa au salon après avoir fermé les rideaux et éteint toutes les lampes, sauf une qui éclairait discrètement un tableau. Il réfléchissait toujours mieux dans la pénombre.

Les jours passés en compagnie de Scheepers avaient aiguisé sa haine contre le désordre qui régnait dans le pays. Il ne pouvait pardonner l’humiliation d’avoir été arrêté et placé en garde à vue, lui, le fonctionnaire haut placé, loyal, entièrement dévoué à sa patrie. Menées subversives ? C’était tout le contraire. Sans le travail secret qu’il accomplissait avec le Comité, la destruction de l’État était un risque réel, et non illusoire. Il était plus déterminé que jamais. Nelson Mandela devait mourir. Il ne voyait plus la chose comme un attentat, mais comme une exécution commandée par la loi que lui-même incarnait.

Dans l’immédiat cependant, il avait un problème à résoudre. Dès l’instant où son informateur fidèle l’avait appelé, il avait commencé à chercher. Qui avait fourni les informations à Scheepers ? Le coupable figurait nécessairement dans son entourage immédiat. Ce qui l’inquiétait, c’était que ce pouvait fort bien être Franz Malan. Ou un autre membre du Comité. En dehors de ces hommes, il ne voyait que deux, ou peut-être trois, de ses collaborateurs qui auraient pu fouiller dans sa vie et décider, pour des raisons inconnues, de le livrer aux chiens.

Dans l’obscurité, il pensa à chacun de ces hommes, à tour de rôle, en cherchant des indices dans sa mémoire.

Son cerveau travaillait à plein régime. Qui pouvait avoir quelque chose à gagner en le trahissant ? Qui pouvait le haïr au point de prendre le risque d’être découvert ? Il réduisit le groupe potentiel de seize à huit personnes. Puis il recommença. À chaque fois, les candidats se faisaient plus rares.

Pour finir, il n’avait personne. Sa question était restée sans réponse.

Ce fut alors qu’il eut pour la première fois l’idée qu’il pouvait s’agir de Miranda. Cette intuition lui était venue par défaut, sous la contrainte. L’idée le bouleversait. Elle était interdite, impossible. Pourtant, le soupçon était là, sans qu’il ne puisse y échapper. Il était obligé de lui en faire part. Ses craintes étaient probablement sans fondement. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour en avoir le cœur net. Il lui paraissait en effet impossible que Miranda lui mente sans qu’il ne s’en aperçoive immédiatement. Il devait donc trouver le moyen de semer ses ombres au cours des prochains jours pour lui rendre visite à Bezuidenhout. Mais l’hypothèse était absurde. La solution se trouvait ailleurs, dans la liste qu’il venait d’établir un peu plus tôt. C’était juste qu’il ne l’avait pas encore découverte. Repoussant ces pensées désagréables, il se leva pour s’occuper un moment de sa collection. La contemplation des monnaies anciennes, leur beauté autant que leur valeur, lui donnait toujours une sensation de calme. Il soupesa une pièce d’or. C’était un Krugerrand de la première époque. Elle avait la même constance intemporelle que les traditions des Boers. En l’examinant à la lumière de la lampe de travail, il vit qu’elle avait une toute petite tache, presque invisible. Il prit le chiffon soigneusement plié et frotta doucement la surface jaune jusqu’à ce qu’elle brille à nouveau de tout son éclat.

 

Trois jours plus tard, le mercredi en fin d’après-midi, il rendit visite à Miranda et à Matilda à Bezuidenhout. Il avait décidé de se débarrasser des ombres avant même d’avoir quitté Pretoria. Quelques manœuvres simples suffirent à égarer les envoyés de Scheepers. Sur l’autoroute, il continua pourtant, de surveiller le rétroviseur. Et il tourna longtemps dans le centre de Johannesburg pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Ensuite seulement, il s’enfonça dans les petites rues qui le conduiraient à Bezuidenhout. Il était exceptionnel qu’il leur rende visite en pleine semaine, surtout sans prévenir. Ce serait une surprise. Il s’arrêta pour acheter de quoi préparer un dîner. Il était dix-sept heures trente lorsqu’il s’engagea dans la rue.

D’abord il crut avoir mal vu.

Puis il dut se rendre à l’évidence. C’était bien le portail de Miranda. Un homme venait de sortir de chez elle.

Un Noir.

L’homme approchait, sur le trottoir opposé. Il baissa les pare-soleil pour ne pas être vu, et l’observa.

Soudain, il le reconnut. C’était un homme qu’il avait fait surveiller longtemps. Sans en avoir jamais acquis la certitude, on pensait qu’il appartenait à un groupe de la fraction la plus radicale de l’ANC, soupçonné d’une série d’attentats à la bombe contre des magasins et des restaurants. Il se faisait tour à tour appeler Martin, Steve ou Richard.

L’homme passa devant sa voiture et disparut.

Il était comme paralysé. Dans son esprit régnait une confusion totale. Mais il n’y avait plus de retour possible. Il avait vu juste. Miranda… C’était incompréhensible. Pourtant, c’était vrai. Un court instant, le chagrin le domina complètement. Puis la froideur prit le dessus. Une rage froide. En quelques secondes, l’amour se transforma en haine. Il s’agissait de Miranda, pas de Matilda, car elle, il la considérait comme innocente, victime elle aussi de la trahison de sa mère. Il serra les poings sur le volant, dominant son envie d’enfoncer la porte. Il ne pouvait pas s’approcher de la maison avant d’avoir retrouvé un calme de façade. Les émotions incontrôlées trahissaient la faiblesse. Il ne voulait en montrer aucune à Miranda ni à sa fille.

Jan Kleyn ne pouvait absolument pas comprendre. Dans son existence, chaque action avait une origine et un but déterminés. Pourquoi Miranda l’avait-elle trahi ? Comment avait-elle pu choisir de mettre en danger la belle vie qu’il lui avait donnée, ainsi qu’à leur fille ?

Il ne pouvait pas comprendre. Et ce qu’il ne comprenait pas le mettait en colère. Il avait consacré sa vie à combattre le désordre. La confusion faisait partie du désordre. Ce qu’il ne comprenait pas devait être combattu au même titre que toutes les autres causes de dégradation, de désagrégation, de décadence.

Il resta longtemps dans la voiture. La nuit tomba. Lorsqu’il fut complètement maître de lui, il mit le contact et avança jusqu’à la grille. Il crut voir un mouvement derrière le rideau de la grande fenêtre du séjour. Il prit ses sacs de provisions et franchit le portail.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, il lui sourit. L’espace d’un instant, si court qu’il eut à peine le temps de le saisir, il souhaita s’être trompé.

Il avait du mal à distinguer son visage dans la pénombre.

— Je suis venu, dit-il. Une surprise.

— C’est la première fois…

Sa voix lui parut rauque et étrangère. Il aurait voulu la voir plus clairement. Devinait-elle qu’il avait vu l’homme quitter la maison ?

Au même instant Matilda sortit de sa chambre et le dévisagea sans un mot. Elle sait, pensa-t-il. Elle sait que sa mère m’a trahi. Comment pourrait-elle la protéger, sinon par son silence ?

Il posa les sacs et ôta sa veste.

— Je veux que tu t’en ailles, ajouta Miranda.

Il crut avoir mal entendu. Il se retourna, la veste à la main.

— Tu me demandes de partir ?

— Oui.

Il regarda un instant sa veste avant de la lâcher par terre. Puis il la frappa, de toutes ses forces, en plein visage. Elle tomba. Avant qu’elle ait pu se lever, il l’agrippa par son chemisier et la souleva brutalement.

— Tu me demandes de partir, siffla-t-il. Si quelqu’un doit partir d’ici, c’est toi. Mais tu n’iras nulle part.

Il l’entraîna de force dans le salon et la jeta sur le canapé. Matilda voulut porter secours à sa mère, mais il lui rugit de se tenir tranquille.

Il s’assit dans un fauteuil en face d’elle. La pénombre dans la pièce le rendait soudain à nouveau hors de lui. Il se leva d’un bond et alluma toutes les lampes. Il vit alors qu’elle avait le nez et les lèvres en sang. Il se rassit et la dévisagea fixement.

— Un homme est sorti de ta maison, dit-il. Un Noir. Que faisait-il ici ?

Elle ne répondit pas. Elle ne le regardait même pas. Le sang qui coulait lui semblait indifférent.

Il pensa que ces questions n’avaient pas de sens. Quoi qu’elle eût dit ou fait, elle l’avait trahi. Le chemin s’arrêtait là, en cet instant. Il n’y avait pas de suite. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire d’elle. Il ne pouvait imaginer une vengeance à la mesure du crime qu’elle avait commis. Il regarda Matilda. Elle était complètement immobile. Avec une expression qu’il ne lui avait encore jamais vue. Il n’aurait pu la définir. Cela le fit hésiter. Puis il vit que Miranda avait levé les yeux vers lui.

— Je veux que tu t’en ailles maintenant, dit-elle. Et que tu ne reviennes jamais. C’est ta maison. Tu peux y rester. Nous allons déménager.

Elle me défie, pensa-t-il. Comment ose-t-elle ? À nouveau la rage. Il se maîtrisa pour ne pas la frapper encore.

— Personne ne va partir, dit-il. Je veux juste que tu me racontes.

— Que veux-tu savoir ?

— À qui tu as parlé. Ce que tu as dit. Et pourquoi.

Elle le regardait droit dans les yeux. Le sang avait déjà noirci sous son nez, sur son menton.

— J’ai dit ce que j’ai trouvé dans tes poches la nuit, quand tu dormais. J’ai dit ce que tu marmonnais dans ton sommeil. J’ai tout noté. Ça n’a peut-être aucune valeur. Mais j’espère que cela contribuera à ta chute.

Elle s’était exprimée de la même voix rauque, étrangère. Il comprit soudain que c’était sa voix réelle. Celle qu’elle avait toujours eue avec lui, pendant toutes ces années, n’était qu’un déguisement. Tout avait été travesti, il ne voyait plus de vérité nulle part dans leur relation.

— Où serais-tu sans moi ? demanda-t-il.

— Peut-être morte. Ou peut-être heureuse.

— Tu aurais vécu dans un bidonville.

— Nous aurions peut-être été là pour le démolir.

— Ne mêle pas ma fille à ça !

— Tu es le père d’un enfant, Jan Kleyn. Mais tu n’as pas de fille. Tu n’as rien. Rien du tout.

Un cendrier en verre était posé sur la table. Maintenant qu’il n’avait plus de mots, il s’en empara et le lança de toutes ses forces, en visant son visage. Elle l’esquiva. Le cendrier atterrit dans les coussins. D’un bond, il se leva, repoussa la table d’un coup de pied, ramassa le cendrier et le souleva au-dessus de la tête de Miranda. Au même instant il entendit un sifflement, comme celui d’un animal. Il vit Matilda qui avançait sur lui en sifflant, dents serrées, il ne comprit pas ce qu’elle disait, mais il vit qu’elle tenait une arme.

Puis elle tira. La balle l’atteignit en pleine poitrine. Il s’affaissa sur le tapis. Son agonie dura une minute à peine. Elles étaient debout au-dessus de lui. Sa vision était de plus en plus grumeleuse. Il voulut dire quelque chose, se raccrocher à la vie qui s’écoulait lentement hors de lui, avec le sang, sur le tapis. Mais il n’y avait rien à quoi se raccrocher. Il n’y avait rien du tout.

Miranda ne ressentait aucun soulagement, ni aucune peur. Elle regarda sa fille, qui avait tourné le dos à l’homme mort. Elle lui prit le revolver des mains. Puis elle alla téléphoner à l’homme qui leur avait rendu visite, et qui s’appelait Scheepers. Il lui avait donné un numéro de téléphone.

Ce fut une femme qui répondit en disant son nom, Judith. Elle appela son mari, qui promit de venir tout de suite à Bezuidenhout. Il lui demanda de ne rien faire, seulement de l’attendre.

Il expliqua à Judith qu’il ne pouvait plus dîner avec elle. Elle résista à l’envie de l’interroger. La veille encore, il lui avait dit que sa mission serait bientôt terminée. Ensuite tout reviendrait à la normale, ils retourneraient dans le parc Kruger pour voir si la lionne blanche était encore là, et s’ils avaient encore peur d’elle. Il appela Borstlap à différents numéros avant de trouver sa trace. Il lui donna l’adresse, en lui ordonnant de l’attendre, de ne pas entrer avant lui.

Lorsqu’il arriva à Bezuidenhout, il vit Borstlap dans sa voiture. Miranda leur ouvrit. Ils allèrent dans le séjour. Scheepers posa la main sur l’épaule de Borstlap. Il ne lui avait encore rien dit.

— L’homme qui est étendu là est Jan Kleyn.

Borstlap attendit une suite qui ne vint pas.

Jan Kleyn était mort. Sa pâleur était impressionnante, tout comme la maigreur extrême de son visage. Scheepers se demanda si c’était une histoire cruelle ou tragique dont il contemplait l’épilogue. Il n’avait pas encore la réponse.

— Il m’a frappée, dit Miranda. Je l’ai tué.

Matilda se trouvait à ce moment-là dans le champ de vision de Scheepers. Il vit sa surprise, et comprit que c’était ; elle qui avait tiré. Mais Miranda avait bien été frappée ; son visage était en sang. Alors ? Jan Kleyn avait-il compris qu’il allait mourir et que c’était sa fille qui tenait le revolver ?

Il ne dit rien. Il fit signe à Borstlap de le suivre dans la cuisine et referma la porte derrière eux.

— Débrouille-toi, dit-il. Je veux que tu éloignes le corps et que tu fasses croire à un suicide. Jan Kleyn a été mis en examen, placé en garde à vue. Cela l’a humilié. Il a défendu son honneur en se tuant. Ça devra tenir, comme mobile. D’ailleurs, il n’est pas très difficile d’étouffer les événements liés aux services. Je veux que tu t’en occupes dès cette nuit.

— Je risque ma place, dit Borstlap.

— Tu ne risques rien. Tu as ma parole.

Borstlap lui jeta un long regard.

— Qui sont ces femmes ?

— Tu ne les as jamais rencontrées.

— Il en va bien entendu de la sûreté de l’État.

Scheepers perçut l’ironie lasse dans sa voix.

— Oui, dit-il. Précisément.

— Encore un mensonge… L’Afrique du Sud est une chaîne de montage où des mensonges sont fabriqués jour et nuit. Que va-t-il se passer quand tout ça s’écroulera ?

— Pourquoi essayons-nous d’empêcher cet attentat ?

Borstlap hocha lentement la tête.

— Je vais le faire, dit-il.

— Seul.

— Personne ne me verra. En plus, je peux m’arranger pour être nommé responsable de l’enquête.

— Je vais leur expliquer, dit Scheepers. Elles t’ouvriront quand tu reviendras.

Borstlap quitta la maison.

Miranda avait posé un drap sur le corps de Jan Kleyn. Scheepers sentit qu’il n’en pouvait plus de tous ces mensonges dont avait parlé Borstlap, qui l’entouraient en permanence. Et qui existaient en partie aussi en lui.

— Je sais que c’est votre fille qui l’a tué. En ce qui me concerne, ça ne change rien. Si ça a une importance pour vous, je ne peux pas vous aider. Mais le corps va disparaître cette nuit. Le policier qui était avec moi viendra le chercher. Il fera passer sa mort pour un suicide. Personne ne saura ce qui s’est passé. C’est la garantie que je peux vous offrir.

Scheepers vit l’étonnement et la gratitude dans le regard de Miranda.

— D’une certaine façon, dit-il, c’était un suicide. Un homme qui vit comme lui ne peut sans doute pas s’attendre à une autre fin.

— Je ne peux même pas le regretter, dit Miranda. Il n’y a rien.

— Je le haïssais, dit soudain Matilda.

Scheepers vit qu’elle pleurait.

Tuer quelqu’un, pensa-t-il. Peu importe le degré de haine, ou de désespoir au moment de l’acte, ça crée une faille dans l’âme qui ne guérit jamais tout à fait. Et c’était son père. Elle ne l’avait pas choisi, mais elle ne pouvait pas le nier.

Il ne s’attarda pas. Il comprenait qu’elles avaient surtout besoin l’une de l’autre en cet instant. Mais lorsque Miranda lui demanda de revenir, il promit de le faire.

— Nous allons déménager, dit-elle.

— Où ?

Elle écarta les mains.

— Je ne sais pas. Peut-être vaut-il mieux laisser la décision à Matilda.

Scheepers rentra chez lui et dîna avec sa femme. Il était pensif, absent. Lorsque Judith lui demanda ce qui se passait, il eut un accès de remords.

— Ce sera bientôt fini, dit-il.

Borstlap l’appela peu avant minuit.

— Je voulais seulement t’informer du suicide de Jan Kleyn, dit-il. On le retrouvera demain matin sur un parking entre Johannesburg et Pretoria.

Qui est l’homme fort à présent ? pensa Scheepers après avoir raccroché. Qui est maintenant à la tête du Comité ?

 

Le commissaire Borstlap habitait une villa de Kensington, l’un des plus anciens quartiers de Johannesburg. Sa femme était infirmière dans la principale base militaire de la ville. Elle travaillait de nuit. Leurs trois enfants avaient depuis longtemps quitté la maison ; Borstlap passait donc seul la plupart de ses soirées en semaine. En général, il était si fatigué en rentrant qu’il avait tout juste la force d’allumer la télévision. Parfois, il descendait dans le petit atelier qu’il s’était aménagé à la cave. Il y découpait des silhouettes. Il avait appris cet art de son père, sans jamais parvenir à l’égaler. C’était une occupation reposante de découper des visages dans le papier noir et doux. Ce soir-là, après avoir transporté le corps de Jan Kleyn jusqu’au parking mal éclairé qu’il connaissait bien parce qu’un meurtre y avait été commis peu de temps auparavant, il eut du mal à se détendre. Il s’était assis pour découper le profil de ses enfants, tout en pensant au travail des derniers jours avec Scheepers. De fait, il se plaisait bien en compagnie du jeune substitut. Scheepers était intelligent et énergique, et il avait de l’imagination. Il écoutait ce que lui disaient les autres et reconnaissait facilement ses erreurs. Mais Borstlap se demandait ce qu’il fabriquait au juste. Il avait compris que c’était sérieux ; une conjuration, un attentat qu’il fallait à tout prix empêcher. Au-delà, il ne savait pas grand-chose. Il devinait un groupe influent. Jan Kleyn en avait fait partie. Mais à part lui ? Parfois, il lui semblait participer à l’enquête les yeux bandés. Il l’avait dit à Scheepers, qui avait répondu qu’il comprenait, mais qu’il ne pouvait rien faire. Il travaillait sous le sceau du secret.

Lorsque l’étrange télex s’était retrouvé sur son bureau le lundi matin, Scheepers avait déployé une énergie intense. Après quelques heures, on avait trouvé Victor Mabasha dans les fichiers. Il sentit monter la tension en constatant qu’il avait été soupçonné à plusieurs reprises de meurtre commandité. Il n’avait jamais été condamné. Entre les lignes, on comprenait que c’était un homme très intelligent qui s’entourait d’un luxe de précautions et de camouflages habiles. Son dernier domicile connu était Ntibane, près d’Umtata, non loin de Durban. Cela avait aussitôt augmenté à ses yeux la valeur de l’hypothèse Durban le 3 juillet. Borstlap avait contacté ses collègues d’Umtata, qui confirmèrent les informations concernant Mabasha. L’après-midi même, Scheepers et Borstlap étaient sur les lieux. Il fut décidé de prendre son domicile d’assaut à l’aube du mardi. Mais la bicoque était abandonnée. Scheepers eut du mal à cacher sa déception. Ils revinrent à Johannesburg et mobilisèrent toutes les ressources disponibles pour retrouver la trace de l’homme. Scheepers et Borstlap s’étaient mis d’accord : jusqu’à nouvel ordre, l’explication officielle serait que Victor Mabasha était recherché pour une série de viols dont avaient été victimes des femmes blanches dans la province du Transkei.

Toutes les personnes concernées avaient reçu des ordres stricts : pas un mot aux médias. Ils travaillaient pratiquement jour et nuit. Mais ils n’avaient pas encore retrouvé sa trace.

Borstlap posa ses ciseaux et s’étira.

Le lendemain ils recommenceraient de zéro. Mais il leur restait encore un peu de temps, que la date programmée fût le 12 juin ou le 3 juillet.

Borstlap n’était pas aussi convaincu que Scheepers de l’hypothèse Durban. Il pensa qu’il devait se mettre dans la position de l’avocat du diable par rapport aux conclusions de Scheepers, et ne pas lâcher la piste du Cap.

 

Borstlap et Scheepers se retrouvèrent à huit heures le jeudi 28 mai.

— Jan Kleyn a été retrouvé à six heures ce matin. Par un automobiliste qui s’était arrêté sur le parking pour uriner. La police a tout de suite été informée. J’ai parlé à la première patrouille envoyée sur les lieux. Les gars m’ont dit que c’était clairement un suicide.

Scheepers hocha la tête. Il avait fait le bon choix en demandant à collaborer avec le commissaire Borstlap.

— Il reste encore deux semaines jusqu’au 12 juin. Et un peu plus d’un mois jusqu’au 3 juillet. Je ne suis pas policier. Mais je suppose que c’est un délai raisonnable pour retrouver un homme.

— Ça dépend. Victor Mabasha ne manque pas d’expérience. Il peut se rendre invisible pendant longtemps. Il se cache peut-être dans une township. Dans ce cas, on ne le retrouvera jamais.

— Il le faut, coupa Scheepers. Je peux mobiliser des ressources illimitées.

— Ce n’est pas ainsi qu’on y arrivera. Tu peux faire encercler Soweto par l’armée et envoyer les paras, si tu veux, le seul résultat sera que tu te retrouveras avec une émeute sur les bras.

— Alors ?

— Une discrète récompense de cinquante mille rands, dit Borstlap. Un message tout aussi discret au milieu, comme quoi on est prête à payer pour retrouver Mabasha, Là, on a des chances.

Scheepers était sceptique.

— C’est comme ça que travaille la police ?

— Parfois. Rarement.

Scheepers haussa les épaules.

— Tu le sais mieux que moi. Je vais me procurer l’argent.

— La rumeur sera connue dès ce soir.

Ensuite, Scheepers se mit à parler de Durban. Il fallait d’ores et déjà visiter le stade où Nelson Mandela devait tenir son meeting et se renseigner sur le dispositif de sécurité prévu par la police locale. Et mettre sur pied une stratégie, au cas où Mabasha resterait introuvable. Borstlap se faisait du souci ; Scheepers n’accordait pas la même importance à l’autre possibilité. Il décida en silence de parler à : l’un de ses collègues du Cap et de lui demander un petit service.

Dans la journée, Borstlap prit contact avec ses informateurs réguliers.

Cinquante mille rands, c’était beaucoup d’argent.