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Kurt Wallander faisait fréquemment un rêve éveillé qu’il croyait partager avec beaucoup de gens. Il imaginait qu’il réussissait un hold-up qui frappait le monde de stupeur. Ce rêve posait aussi une question : combien d’argent y a-t-il dans une agence bancaire de taille moyenne ? Moins que ce que l’on pourrait croire ? Mais quand même plus qu’assez ? Il ne savait pas exactement de quelle manière il comptait s’y prendre. Mais il y pensait souvent.
Il sourit. Un sourire vite réprimé par la mauvaise conscience.
Il était convaincu qu’on ne retrouverait jamais Louise Åkerblom vivante. Il n’avait aucune preuve, aucun indice, rien. Pourtant, il savait.
L’image des deux petites filles sur la photo le hantait.
Comment explique-t-on l’inexplicable ? Et comment Robert Åkerblom va-t-il pouvoir continuer à prier son Dieu après une telle trahison ?
Wallander faisait les cent pas dans le hall de la Caisse d’épargne de Skurup, en attendant le retour de l’employé qui avait assisté Louise Åkerblom au cours de la transaction du vendredi, et qui était chez le dentiste. Un quart d’heure plus tôt, en arrivant, il avait vu le directeur, Gustav Halldén, qui était une connaissance. Il lui avait dit la vérité, tout en lui demandant de respecter le caractère confidentiel de sa démarche.
— Vous vouliez me rencontrer ?
Une voix étouffée dans son dos. Wallander se retourna.
— Fondé de pouvoir Moberg ?
— C’est moi.
Il était jeune — d’une jeunesse surprenante, par rapport à l’idée que se faisait Wallander de l’âge normal d’un fondé de pouvoir. Mais surtout, il avait la joue incroyablement enflée. Wallander détourna le regard, mais trop tard.
— C’est à cause de l’anesthésie, expliqua Moberg. J’ai un peu de mal à parler.
— On essaie quand même. Je n’ai pas beaucoup de temps. Si cela ne vous coûte pas trop ?
Le fondé de pouvoir le précéda dans une petite salle de réunion au fond de l’agence.
— Nous étions ici. Vous êtes assis au même endroit que Louise Åkerblom vendredi. Halldén m’a dit que c’était à son sujet. Elle a disparu ?
— Elle est probablement en visite dans sa famille. Elle a simplement oublié d’en avertir son mari.
À l’expression du visage enflé, il vit que ces réserves étaient accueillies avec le plus grand scepticisme. Évidemment. Les gens ne disparaissent pas à moitié.
— Que voulez-vous savoir ? demanda Moberg en se servant un verre d’eau à l’aide de la carafe posée sur la table.
— Ce qui s’est passé vendredi après-midi. En détail. L’heure, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit. Je veux aussi le nom des acquéreurs et du vendeur. Connaissiez-vous Louise Åkerblom ?
— Oui. Nous avons collaboré dans le cadre de quatre transactions immobilières.
— Parlez-moi de vendredi.
Moberg sortit un petit agenda de la poche de son veston.
— Nous avions fixé le rendez-vous à quatorze heures quinze. Louise est arrivée avec quelques minutes d’avance. Nous avons parlé du temps.
— Paraissait-elle tendue ou inquiète ?
— Non, dit-il après un instant de réflexion. Au contraire, elle paraissait contente. Il m’est arrivé, je dois le reconnaître, de la trouver sèche et… un peu coincée. Mais pas vendredi.
Wallander lui fit signe de poursuivre.
— Les clients sont arrivés. Un jeune couple, les Nilson. Et le vendeur, qui représentait une succession à Sövde. Nous nous sommes installés ici même, et nous avons mené à bien la procédure. Rien de spécial. Tous les papiers étaient en ordre. Titre de propriété, bordereau d’inscription hypothécaire, autorisations bancaires, chèque certifié par la banque. Ça s’est fait très vite. Tout le monde s’est souhaité un bon week-end, et voilà.
— Louise Åkerblom était-elle pressée ?
Silence.
— Peut-être bien. Peut-être, oui. Mais je n’en suis pas sûr. En revanche, je suis certain d’une chose.
— Quoi ?
— Elle n’a pas repris sa voiture directement.
Le fondé de pouvoir indiqua la fenêtre, qui donnait sur une petite aire de stationnement.
— C’est notre parking. J’ai vu qu’elle y avait laissé sa voiture à son arrivée. Mais après son départ de l’agence, il s’est écoulé un bon quart d’heure avant qu’elle la reprenne. J’étais au téléphone. C’est pour ça que je l’ai vue. Je crois qu’elle portait un sac à ce moment-là, en plus de son porte-documents.
— Quel genre de sac ?
Moberg haussa les épaules.
— À quoi ressemble un sac ? Il était en papier, je crois. Pas en plastique.
— Puis elle a démarré ?
— Elle a commencé par téléphoner.
À son mari. Jusque-là, ça collait.
— Il était un peu plus de quinze heures. J’avais un autre rendez-vous à quinze heures trente, que j’étais censé préparer. Mais mon coup de fil s’est éternisé.
— L’avez-vous vue démarrer ?
— Non. À ce moment-là j’étais déjà de retour dans mon bureau.
— C’est donc là que vous l’avez vue pour la dernière fois ? En train de téléphoner depuis sa voiture ?
— Oui.
— C’est quoi, comme voiture ?
— Je n’y connais rien. Mais elle était foncée. Noire. Ou peut-être bleue.
Wallander referma son bloc-notes.
— Si quelque chose vous revient, prévenez-moi. Tout peut être important.
Il laissa Moberg, après avoir obtenu le nom et le téléphone du vendeur et des acquéreurs. En sortant de l’agence, il jeta un regard circulaire à la place.
Un sac en papier… Une boulangerie ? Il se rappela en avoir vu une dans la rue parallèle à la voie de chemin de fer. Il traversa la place et prit à gauche.
La vendeuse lui rendit sa photo.
— Je n’ai pas vu cette dame. Mais il y a une autre boulangerie près d’ici.
— Où donc ?
C’était bon. La deuxième boulangerie n’était pas plus éloignée de l’agence. Il s’y rendit. La boulangère, une dame d’un certain âge, alla chercher ses lunettes pour examiner la photo, avec une curiosité non dissimulée.
— Il s’est passé quelque chose ? Qui est-ce ?
— Je vous demande juste de me dire si vous la reconnaissez, répondit Wallander aimablement, Vendredi après-midi, peu après quinze heures…
— Mais oui. Il me semble qu’elle a acheté quelques gâteaux. Oui, ça me revient. Des tartelettes pomme vanille. Et du pain ordinaire.
— Combien de tartelettes ?
— Quatre. Je m’en souviens, je voulais les mettre dans un carton, mais elle a dit qu’un sac, ça irait très bien. Elle semblait pressée.
— Avez-vous vu dans quelle direction elle est partie ?
— Non. J’avais d’autres clients.
— Bien, je vous remercie pour votre aide.
— Que s’est-il passé ?
— Rien du tout. Simple routine.
Il quitta la boulangerie et se rendit sur le parking de la Caisse d’épargne.
Voilà. Fin de la piste. Elle laisse un message sur le répondeur et elle démarre. Elle est de bonne humeur, elle a acheté des gâteaux et elle compte être rentrée pour dix-sept heures.
Il regarda sa montre. Quinze heures moins trois minutes. Cela faisait exactement trois jours que Louise Åkerblom avait été vue pour la dernière fois, à l’endroit même où il se tenait.
Wallander regagna sa voiture et glissa une cassette dans la fente. La voix de Placido Domingo remplit l’habitacle. Quatre tartelettes, ça faisait une tartelette pour chaque membre de la famille Åkerblom. Récitaient-ils le bénédicité avant de manger des gâteaux ? Quel effet ça faisait, de croire en Dieu ?
Cela lui donna une idée. Il avait le temps, avant la réunion de seize heures trente. Comment s’appelait-il déjà, ce pasteur ?
Il prit le téléphone et demanda à Ebba de lui dénicher le pasteur Tureson, et de le prévenir que Wallander souhaitait le voir sur-le-champ. Ebba le rappela alors qu’il entrait dans Ystad. Le pasteur se trouvait au temple méthodiste et le recevrait volontiers.
— Ça ne te fera pas de mal de mettre les pieds au temple, dit Ebba.
Wallander songea à la nuit qu’il avait passée dans une église de Riga l’année précédente, avec Baiba Liepa. Il n’avait pas le temps de penser à elle pour l’instant.
Le pasteur Tureson était un homme d’un certain âge. Grand, costaud, épaisse crinière blanche, poignée de main vigoureuse. Le décor était très simple. Wallander n’eut pas le sentiment d’oppression qui lui venait en général dans les lieux de culte. Ils s’assirent sur des chaises en bois, devant l’autel.
— J’ai appelé Robert il y a quelques heures, dit le pasteur Tureson. Pauvre homme, il est complètement démoli. Vous n’avez pas encore retrouvé Louise ?
— Non.
— Je ne comprends pas. Elle n’est pourtant pas du genre à s’exposer au danger.
— Parfois, on ne peut pas s’y soustraire.
— Pardon ?
— Il y a les dangers auxquels on s’expose. Et ceux auxquels on est exposé malgré soi. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Le pasteur Tureson écarta les mains d’un geste résigné. Son inquiétude paraissait authentique, tout comme sa sympathie pour les Åkerblom.
— Parlez-moi d’elle, dit Wallander. La connaissiez-vous depuis longtemps ? Comment était-elle ?
— Pourquoi parlez-vous au passé ?
— C’est une mauvaise habitude. Pardonnez-moi, je reprends. Comment est-elle ?
— Je suis ici depuis cinq ans — je suis originaire de Göteborg, comme vous l’avez peut-être deviné à mon accent — et à mon arrivée, les Åkerblom faisaient déjà partie de la communauté. Ils viennent tous deux de familles méthodistes, ils se sont rencontrés par l’Église, et ils élèvent leurs filles dans la foi. Robert et Louise sont des gens bien. Travailleurs, économes, généreux. Il m’est difficile de les décrire autrement. Ou même de les décrire séparément. Tout le monde est consterné. Je l’ai bien senti hier, pendant la prière.
La femme parfaite en somme. Seule anicroche : elle avait disparu.
— Le commissaire semble penser à quelque chose ?
— Je pensais à la faiblesse. N’est-ce pas un principe de base de toutes les religions ? Demander à Dieu qu’il nous aide à surmonter nos faiblesses ?
— C’est exact.
— Mais Louise Åkerblom, elle, n’en a aucune ?
— Louise est ainsi.
— Une sorte d’ange ?
— Pas tout à fait. Je me souviens d’un jour où elle s’est brûlée par mégarde alors qu’elle préparait du café pour l’un de nos groupes de prière. J’avoue que je l’ai entendue jurer à haute voix.
Bien. Il fallait attaquer autrement.
— Aucune mésentente avec son mari ?
— Absolument pas.
— Un autre homme ?
— Bien sûr que non ! J’espère que vous ne poserez pas cette question à Robert.
— A-t-elle pu être saisie d’un doute sur le plan religieux ?
— Cela me paraît exclu. J’en aurais été informé.
— Peut-elle avoir eu une raison de se suicider ?
— Non.
— Une crise, même passagère ?
— Et pourquoi donc ? C’est une femme harmonieuse.
Silence.
— La plupart des gens ont un secret, dit Wallander doucement. Pouvez-vous imaginer que Louise Åkerblom ait un secret qu’elle ne partage avec personne, pas même avec son mari ?
Le pasteur Tureson secoua la tête.
— Il est vrai que beaucoup de gens portent des secrets. Des secrets souvent bien lourds. Mais je suis persuadé que Louise ne cache rien qui ait pu la pousser à partir ainsi en affolant tout son entourage.
Wallander se leva.
— Je devrai parler aux autres membres de votre communauté, dit-il. Si Louise ne revient pas.
— Elle doit revenir. Le contraire est impensable.
Il était seize heures passées de cinq minutes lorsque Wallander quitta le temple méthodiste, en frissonnant sous le vent et la pluie fine qui s’était mise à tomber. Dans la voiture, il attendit quelques instants avant de mettre le contact. Il était fatigué. Comme s’il ne pouvait affronter l’idée de deux petites filles privées de leur mère.
À seize heures trente, ils étaient rassemblés dans le bureau de Björk. Martinsson dans le canapé, Wallander sur une chaise, Svedberg debout, appuyé contre le mur, se grattant le crâne comme d’habitude, peut-être à la recherche de ses cheveux disparus. Björk était au téléphone. En raccrochant enfin, il ordonna à Ebba de ne lui transmettre aucun appel dans la demi-heure, sauf s’il venait de Robert Åkerblom.
— Alors ? Où en sommes-nous ?
— Nulle part, dit Wallander.
— J’ai informé Svedberg et Martinsson de la situation. La Toyota est recherchée. On a pris toutes les mesures habituelles.
— Si c’était un accident, on le saurait à l’heure qu’il est. Pour moi, il s’agit d’un crime. Je suis malheureusement convaincu qu’elle est morte.
Martinsson voulut intervenir, mais Wallander lui coupa la parole et se lança dans un compte rendu de ses initiatives de la journée, pour bien leur faire comprendre qu’une femme comme Louise Åkerblom n’abandonnait pas sa famille de son plein gré.
Quelqu’un ou quelque chose l’avait empêchée d’être de retour chez elle pour dix-sept heures.
— En effet, dit Björk. C’est embêtant.
— Elle en a peut-être eu assez ? proposa Martinsson. Agence immobilière, temple méthodiste, famille… ça fait beaucoup pour une seule femme. Elle achète des gâteaux, elle se met en route. Soudain, elle fait demi-tour et elle prend le bateau jusqu’à Copenhague.
— On doit retrouver la voiture, dit Svedberg. Sans ça, on n’aura rien.
Wallander acquiesça.
— On doit surtout retrouver la maison qu’elle devait visiter. Robert Åkerblom n’a pas appelé ?
Personne n’avait reçu d’appel.
— Si elle est allée là-bas, on devrait pouvoir la suivre à là trace.
— Peters et Norén ont écumé les petites routes autour de Krageholm, dit Björk. Aucune Toyota Corolla. Par contre, ils ont trouvé un camion volé.
Wallander tira de sa poche la minicassette du répondeur. Après quelques efforts, on réussit à dénicher un magnétophone adéquat. Penchés sur la table, ils écoutèrent la voix de Louise Åkerblom.
— Il faut examiner cette bande, dit Wallander. Je ne sais pas trop ce que les techniciens pourraient trouver, mais bon.
— Une chose est sûre, dit Martinsson. Quand elle enregistre ce message, elle n’est ni menacée ni contrainte, ni inquiète, ni malheureuse, ni désespérée.
— Il s’est donc passé quelque chose. Entre quinze heures et dix-sept heures, quelque part entre Skurup, Krageholm et Ystad, il y a maintenant trois jours de cela.
— Comment était-elle habillée ? demanda Björk.
Wallander s’aperçut qu’il avait oublié de poser au mari cette question élémentaire.
— Désolé, dit-il. Au temps pour moi.
— Je crois tout de même qu’il peut y avoir une explication naturelle, dit Martinsson pensivement. Tu l’as dit toi-même, Kurt. Cette femme n’est pas du genre à disparaître de son plein gré. Un meurtre, ça reste tout de même rare. Je trouve qu’on doit travailler comme d’habitude, sans hystérie inutile.
— Je ne suis pas hystérique, coupa Wallander. Mais certaines conclusions me paraissent évidentes.
Björk allait intervenir lorsque le téléphone sonna. Il jeta à l’appareil un regard courroucé.
— J’ai pourtant dit à Ebba…
Wallander avait déjà saisi le combiné.
— Kurt Wallander.
— Ici Robert Åkerblom. Avez-vous retrouvé Louise ?
— Pas encore.
— La veuve a téléphoné. Elle m’a donné les indications, j’ai dessiné une carte. Je pars à sa recherche.
— Attendez ! Je viens avec vous. J’arrive tout de suite. Pouvez-vous faire quelques copies de la carte en attendant ? Cinq, ça suffira.
— D’accord.
Les croyants étaient décidément des gens respectueux de l’autorité. Personne n’aurait été en droit d’empêcher Robert Åkerblom de partir à la recherche de sa femme de son côté.
Il raccrocha avec brusquerie.
— Ça y est, on a l’adresse. On commence avec deux voitures. Robert Åkerblom veut venir. Je l’emmène.
— C’est tout ? demanda Martinsson.
— D’abord, on doit voir où c’est et élaborer un plan. Ensuite, on mettra le paquet.
— Prévenez-moi dès que vous aurez du nouveau, dit Björk. Ici ou chez moi.
Wallander partit au pas de course. Il voulait savoir si la piste se perdait dans le vide. Ou si Louise Åkerblom était là, quelque part, dans la nature.
Ils avaient étalé sur le capot la carte crayonnée par Åkerblom sous la dictée de la veuve. Svedberg avait essuyé la laque mouillée avec son mouchoir.
— Voyons voir, dit-il. L’autoroute E14 jusqu’à la sortie vers Katslösa et Kadesjö. À gauche vers Knickarp, puis à droite, encore à gauche. Ensuite, il faut chercher un chemin de traverse.
— Pas si vite. Si vous partiez de Skurup, quelle route prendriez-vous ?
Il y avait plusieurs possibilités. Après une courte discussion, Wallander se tourna vers Robert Åkerblom.
— Je crois que Louise aurait pris par les routes secondaires. Elle n’aimait pas le stress de l’autoroute. Je crois qu’elle aurait pris par Svaneholm et Brodda.
— Même si elle devait être rentrée pour dix-sept heures ?
— Oui.
— Alors vous prenez par là, ordonna Wallander à Martinsson et à Svedberg. Nous, on y va par l’autoroute. On reste en contact.
Ils quittèrent Ystad. Wallander se laissa doubler par Martinsson, qui avait l’itinéraire le plus long. Robert Åkerblom regardait droit devant lui, en se frottant les doigts comme s’il ne pouvait se décider à croiser les mains. Wallander lui jetait un regard de temps à autre. Il sentait la tension dans tout son corps. Mais qu’espérait-il trouver ?
Juste avant la sortie vers Kadesjö, il freina pour laisser passer un poids lourd. Deux ans plus tôt, il avait pris cette même route, vers une ferme isolée où un vieux couple d’agriculteurs avait été tué. Il pensa à Rydberg. Chaque fois qu’il se trouvait devant une enquête sortant de l’ordinaire, l’expérience et les conseils du vieux lui manquaient toujours autant. Deux ans déjà qu’il s’était éclipsé…
— On est sur la bonne route ? dit-il pour rompre le silence.
— Oui. Il faudra tourner à gauche après la prochaine côte.
Ils entrèrent dans la forêt de Krageholm. Le lac scintillait entre les arbres. Wallander ralentit pour ne pas louper le chemin de traverse.
Ce fut Robert Åkerblom qui l’aperçut alors que Wallander l’avait déjà dépassé. Il repartit en marche arrière.
— Restez ici, dit-il. Je vais jeter un coup d’œil.
L’entrée du chemin était en partie masquée par la végétation. En s’agenouillant, Wallander découvrit des traces de pneus. Le regard de Robert Åkerblom était collé à sa nuque.
Il revint vers la voiture et appela Martinsson et Svedberg, qui arrivaient tout juste à Skurup.
— On est à l’embranchement, dit-il. Allez-y mollo quand vous y serez, il y a des traces de pneus.
— Message reçu.
Wallander s’engagea sur le chemin en évitant les empreintes. Deux voitures, pensa-t-il. Ou une seule voiture, aller et retour.
Il progressait lentement ; le chemin était marécageux et mal entretenu. Il y avait en principe un kilomètre jusqu’à la maison, qui portait sur la carte un nom surprenant : La Solitaire.
Le chemin s’arrêtait après trois kilomètres. Robert Åkerblom jeta un regard à la carte, puis à Wallander.
— Bon, dit celui-ci. On n’a pas pu la rater, elle doit se trouver au bord du chemin.
De retour sur la route, ils progressèrent très lentement. Cinq cents mètres plus loin, ils découvrirent un autre embranchement. Contrairement au premier, il présentait plusieurs traces de pneus entrecroisées. Il donnait aussi l’impression d’être mieux entretenu.
Là non plus, pas de maison. Il y avait bien une ferme, visible entre les arbres, sur la droite, mais ils la dépassèrent puisqu’elle ne correspondait pas du tout au descriptif. Après quatre kilomètres, Wallander s’arrêta.
— Avez-vous le numéro de téléphone de la veuve Wallin ? Elle n’a pas l’air d’avoir un sens de l’orientation très aigu.
Robert Åkerblom sortit de sa poche un petit carnet. Un ange tenait lieu de marque-page.
— Expliquez-lui que vous êtes perdu.
Mme Wallin mit longtemps à décrocher. Il s’avéra qu’elle n’avait en effet pas d’idée très précise du nombre de kilomètres avant la bifurcation. Wallander avait choisi de ne pas brancher le haut-parleur.
— Demandez-lui un point de repère. Il doit bien y en avoir un. Sinon il faudra envoyer une voiture la chercher.
— Un chêne foudroyé, dit Robert Åkerblom en raccrochant. On doit tourner juste avant.
Ils continuèrent. Deux kilomètres plus loin, ils découvrirent effectivement un tronc scindé par la foudre. Là aussi, un chemin s’ouvrait sur la droite. Wallander rappela l’autre voiture et décrivit le chêne. Puis, pour la troisième fois, il s’agenouilla à la recherche de traces de pneus, mais n’en aperçut aucune. Cela ne signifiait rien en soi, la pluie avait pu les effacer. Malgré tout, il éprouva une sorte de déception.
La maison se trouvait à l’endroit prévu, un kilomètre plus loin, au bord du chemin. Ils descendirent. Le vent avait forci et la pluie tombait à nouveau.
Soudain, Robert Åkerblom se mit à courir vers la bâtisse en criant le nom de sa femme. Wallander resta un instant pétrifié avant de s’élancer à sa suite. La voiture n’est pas là, pensa-t-il.
Derrière la maison, Robot Åkerblom s’était emparé d’une brique cassée qu’il s’apprêtait à balancer contre une fenêtre. Wallander lui saisit le bras.
— Ça ne sert à rien, dit-il avec douceur.
— Elle est peut-être à l’intérieur ! cria Robert Åkerblom.
— Vous avez dit vous-même qu’elle n’avait pas les clés. Lâchez cette brique et nous pourrons chercher une éventuelle porte fracturée. Mais je pense qu’elle n’est pas ici.
Robert Åkerblom s’affaissa.
— Alors où est-elle ?
Wallander n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait bien répondre. Il l’aida simplement à se relever.
— Ce n’est pas le moment de perdre la boule. Maintenant on fait le tour de la maison et on regarde.
Il n’y avait pas de porte fracturée. Par les fenêtres dépourvues de rideaux, ils virent des pièces vides et rien d’autre. Wallander venait de conclure qu’il n’y avait rien de plus à voir lorsque la voiture de Martinsson et Svedberg freina dans la cour. Il les rejoignit.
— Rien, dit-il.
Discrètement, il posa un doigt sur ses lèvres. Il ne voulait pas de questions. Il ne voulait pas avoir à répondre devant Robert Åkerblom que Louise n’était sans doute jamais arrivée jusque-là.
— Rien non plus de notre côté, dit Martinsson.
Wallander regarda sa montre. Dix-huit heures passées de dix minutes. Il se tourna vers Robert Åkerblom et tenta un sourire.
— Je pense que le mieux que vous puissiez faire maintenant, c’est de retourner auprès de vos filles. Svedberg va vous raccompagner. De notre côté, nous allons organiser les recherches. Essayez de ne pas vous inquiéter. Tout va sûrement s’arranger pour le mieux.
— Elle est morte, dit Robert Åkerblom à voix basse. Elle ne reviendra plus.
Les trois policiers gardèrent le silence.
— Non, dit enfin Wallander. Il n’y a aucune raison de croire une chose pareille. Svedberg va vous ramener chez vous. Je vous appellerai. Je vous le promets.
Après le départ d’Åkerblom et de Svedberg, Wallander se tourna vers Martinsson.
— Allez, on s’y met sérieusement.
L’inquiétude le taraudait.
Ils s’assirent dans la voiture. Wallander commença par appeler Björk. Qu’il lui envoie au plus vite toutes les voitures disponibles, rendez-vous au pied du chêne. Martinsson avait déjà commencé à échafauder un plan de quadrillage systématique des routes et des chemins des environs. Wallander demanda à Björk de leur procurer des cartes dignes de ce nom.
— On continue tant qu’il y a de la lumière. Si ça ne donne rien, on reprendra à l’aube. Contacte aussi l’année. Il faut envisager une battue.
— Des chiens, dit Martinsson. Il noue faut des chiens dès ce soir.
Björk s’engagea à venir personnellement pour prendre la direction des recherches.
Wallander raccrocha et regarda Martinsson.
— Je t’écoute, dit-il.
— Elle n’est jamais arrivée jusqu’ici. Elle pouvait être dans les environs, ou complètement ailleurs. On doit retrouver la voiture. Il faut commencer ici même. Quelqu’un a pu la voir. Il faudra faire la tournée des voisins. Björk devrait organiser une conférence de presse demain. Il faut montrer qu’on prend cette disparition au sérieux.
— Qu’a-t-il pu se passer ?
— Je préfère ne pas l’imaginer.
La pluie martelait le toit de la voiture.
— Et merde, dit Wallander.
— Oui. C’est ça.
Peu avant minuit, les policiers épuisés, trempés et frigorifiés se rassemblèrent une dernière fois devant la maison que Louise Åkerblom n’avait sans doute jamais visitée. Aucune trace de la voiture bleue, encore moins de Louise. Seul détail remarquable, les chiens avaient découvert les cadavres de deux élans. Par ailleurs, un policier avait failli entrer en collision avec une Mercedes lancée à grande vitesse sur un chemin de traverse, alors qu’il revenait à la ferme pour le rassemblement.
Björk remercia les hommes. Après un bref conciliabule avec Wallander, il les informa qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Les recherches reprendraient le lendemain matin à six heures.
Wallander fut le dernier à partir. Il avait appelé Robert Åkerblom de la voiture, et celui-ci l’avait prié de passer le voir, malgré l’heure tardive.
Avant de démarrer, Wallander appela aussi sa sœur à Stockholm. Krishna se couchait tard. Il lui raconta que leur père voulait épouser sa femme de ménage. À sa grande surprise, elle éclata de rire. Mais elle promit de venir en Scanie au début du mois de mai.
Soulagé, Wallander replaça le téléphone dans son support et prit la route d’Ystad. Les rafales de pluie balayaient le pare-brise.
Il finit par dénicher l’adresse de Robert Åkerblom. Une villa semblable à des milliers d’autres. Il y avait de la lumière au rez-de-chaussée. Il ferma les yeux. Elle n’est jamais arrivée là-bas. Que s’est-il passé en chemin ?
Il y a quelque chose qui cloche complètement, dans cette disparition. Je ne la comprends pas.