11
L’appartement était situé à Hallunda, dans la banlieue de Stockholm.
Konovalenko y parvint tard dans la soirée, le 28 avril. Il avait pris son temps pour couvrir le trajet depuis la Scanie. Il aimait la vitesse, et la puissante BMW invitait aux abus. Mais il avait respecté les limites. Aux abords de Jönköping, il vit plusieurs automobilistes qui l’avaient doublé un peu plus tôt se faire intercepter dans un contrôle.
Il n’avait aucune confiance dans la police suédoise. Cela tenait au fond à son mépris pour le pays tout entier. La démocratie, il ne s’en méfiait pas seulement, il la haïssait. Elle lui avait confisqué une grande partie de sa vie. Même s’il faudrait du temps pour l’instaurer en Russie — où elle ne deviendrait peut-être jamais réalité —, il avait quitté Leningrad dès l’instant où il lui était apparu que la société soviétique ne pouvait plus être sauvée. Le coup fatal avait été porté par la tentative de coup d’État de l’automne 1991, lorsqu’un certain nombre de militaires haut placés et de cadres du Politburo de la vieille école avaient tenté de restaurer le système. Après l’échec du coup d’État, Konovalenko avait commencé à organiser sa fuite. Il savait qu’il ne pourrait jamais vivre dans une démocratie, quelle qu’elle soit. L’uniforme qu’il portait depuis son incorporation dans le KGB à l’âge de vingt ans à peine lui était devenu une deuxième peau ; et il ne pouvait pas s’écorcher vif.
Il n’était pas le seul dans ce cas. Les dernières années, alors que le KGB subissait des réformes dures, après la destruction brutale du mur de Berlin, ses collègues et lui avaient fébrilement envisagé l’avenir. Ils n’avaient aucune envie d’être traînés devant une cour de justice, comme leurs anciens collègues de la Stasi dans la nouvelle Allemagne. Konovalenko avait épinglé au mur de son bureau une carte du monde. Il l’avait étudiée pendant des heures, pour parvenir à ce constat lugubre que le monde de la fin du vingtième siècle ne lui convenait pas tout à fait. Les dictatures sud-américaines étaient d’une instabilité notoire. Les autocrates qui dirigeaient encore certains États africains ne lui inspiraient aucune confiance. En revanche, il pouvait s’imaginer vivre dans un pays fondamentaliste. L’islam en tant que tel lui était en partie indifférent, en partie haïssable. Mais il savait que les dirigeants entretenaient une police, à la fois officielle et secrète, aux pouvoirs étendus. Il avait cependant rejeté cette solution. Il ne pensait pas pouvoir s’adapter à des cultures trop différentes de la sienne, quel que soit le pays choisi. Et il ne voulait pas renoncer à la vodka.
Il avait aussi songé à proposer ses services à une entreprise de sécurité internationale. Mais il hésitait ; ce monde-là lui était étranger.
Pour finir, il ne restait qu’une seule option envisageable : l’Afrique du Sud. Il avait lu tout ce qu’il avait réussi à se procurer sur le sujet. Grâce à l’autorité dont disposaient encore les officiers du KGB, il avait pu ouvrir un certain nombre d’armoires à poisons littéraires et politiques. Ses lectures le confortèrent dans son projet. Il approuvait la politique raciale et l’influence considérable des organisations policières.
Il n’aimait pas les gens de couleur, les Noirs encore moins que les autres. Pour lui, c’étaient des individus inférieurs par nature, imprévisibles, souvent criminels. En revanche, l’idée de disposer de serviteurs et de jardiniers lui plaisait.
Anatoli Konovalenko était marié. Pourtant il envisageait sa nouvelle vie sans sa femme, Mira. Il était lassé d’elle depuis longtemps. La réciproque était sûrement vraie ; mais il n’avait jamais pris la peine de lui poser la question. Il ne restait de ce mariage qu’une habitude, sans contenu, sans émotion. Il s’était rattrapé en nouant des liaisons successives avec des femmes qu’il rencontrait par son travail.
Leurs deux filles menaient déjà leur propre vie. Il n’avait pas à s’inquiéter pour elles.
Il imaginait sa fuite loin de l’empire croulant comme une disparition pure et simple. Anatoli Konovalenko cesserait d’exister. Il changerait d’identité, peut-être aussi de physionomie. Sa femme se débrouillerait avec la pension qu’elle toucherait une fois qu’il serait déclaré mort.
Comme la plupart de ses collègues, Konovalenko avait au fil des ans mis au point un système d’issues secrètes, grâce auxquelles il pourrait toujours échapper à une éventuelle situation critique. Il avait une réserve de liquidités étrangères. Il disposait d’une batterie de passeports. Surtout, il s’était constitué un solide réseau au sein de l’Aeroflot, des douanes et des Affaires étrangères, au plus haut niveau. La nomenklatura fonctionnait comme une secte. La solidarité de ses membres était la principale garantie d’un mode de vie jamais remis en cause du moins jusqu’à l’incompréhensible implosion.
Sur la fin, tout était allé très vite. Il avait contacté Jan Kleyn, un officier de liaison entre le KGB et les services sud-africains. Ils s’étaient rencontrés lors d’une visite de Konovalenko à la station soviétique de Nairobi. C’était son premier voyage sur le continent africain. Ils s’étaient rapidement compris : Jan Kleyn lui avait clairement indiqué que ses services l’intéressaient ; en contrepartie, il lui avait fait miroiter une émigration possible, et une vie agréable à la clé.
Mais cela prendrait du temps. Konovalenko avait besoin d’une étape intermédiaire, après l’Union soviétique. Il avait choisi la Suède. Plusieurs de ses collègues lui avaient recommandé ce pays. Niveau de vie élevé, frontières perméables, possibilité d’isolement et d’anonymat. Il y avait aussi là-bas une colonie russe en pleine expansion. Les réseaux criminels, en particulier, étaient déjà bien implantés. Les rats étaient toujours les premiers à quitter le navire... Konovalenko savait que ces gens-là lui seraient utiles. Le KGB avait toujours eu une excellente collaboration avec les criminels russes. Pas de raison que ce ne soit pas aussi le cas en exil.
En ramassant sa valise dans le coffre, il pensa que ce pays modèle avait lui aussi ses taches honteuses. Hallunda, ville de banlieue sinistre, lui rappelait Leningrad ou Berlin. La décadence future semblait déjà inscrite sur les façades. Mais Vladimir Rykoff et sa femme Tania avaient eu raison de s’installer ici. Au milieu de tant de nationalités diverses, l’anonymat était bien plus facile à préserver. Et c’était vital pour eux.
Pour lui, plus exactement.
Lors de son arrivée en Suède, il s’était servi de Rykoff pour se fondre au plus vite dans son nouvel environnement. Rykoff était à Stockholm depuis le début des années 1980, contraint de fuir l’URSS après avoir abattu par erreur un commandant du KGB à Kiev. Comme il pouvait, par sa physionomie, passer pour un homme du Sud, il avait adopté une identité de demandeur d’asile iranien. Très vite, il avait obtenu le statut de réfugié, bien qu’il ne connût pas un mot de persan. Après sa naturalisation, il avait repris son véritable nom. Il n’était iranien que dans ses contacts avec les autorités suédoises. Pour assurer sa subsistance et celle de sa femme, il avait réalisé quelques braquages simples dès le début de son séjour dans le camp de réfugiés de Flen. Cela lui avait procuré un capital de départ non négligeable. Puis il avait monté un bureau d’accueil pour les Russes qui débarquaient en Suède à flux continu, de façon plus ou moins légale. Cette agence de voyages un peu particulière connaissait un grand succès ; il avait par moments plus de clients qu’il ne l’aurait souhaité. Parmi ses collaborateurs, il comptait plusieurs représentants des autorités suédoises, occasionnellement aussi des responsables des services de l’immigration, et tout cela contribuait à donner à son agence une réputation d’efficacité. Parfois, les fonctionnaires suédois l’exaspéraient par leur réticence à se laisser corrompre. Mais, à condition de s’y prendre adroitement, ça finissait en général par marcher. Quant aux nouveaux arrivants, ils étaient toujours invités chez lui, à Hallunda, pour un vrai repas russe. Ce détail était très apprécié.
Konovalenko s’était vite aperçu que, sous ses airs durs, Rykoff était à la fois influençable et dépourvu de réel caractère. Du jour où Konovalenko commença à entreprendre sa femme et que celle-ci se montra tout à fait consentante, Rykoff n’eut plus rien à dire. Il était le factotum, l’exécutant des travaux pratiques. Konovalenko avait distribué les rôles, et l’autre se soumettait sans broncher.
Lorsque Jan Kleyn l’avait recontacté pour lui faire part de sa proposition — prendre en charge le tueur professionnel qu’il lui enverrait en vue d’une importante mission en Afrique du Sud —, il avait laissé le factotum s’occuper des détails. Rykoff avait déniché la maison en Scanie, fourni les voitures, constitué le stock de nourriture, contacté les faussaires et réceptionné les armes que Konovalenko avait fait sortir en fraude de Saint-Pétersbourg.
Rykoff avait une autre qualité.
Il n’hésitait pas à tuer au besoin.
Konovalenko verrouilla les portières de la BMW et prit l’ascenseur jusqu’au cinquième étage. Il avait la clé, mais il préférait sonner. Le signal était simple : une version codée des premières mesures de l’Internationale.
Tania lui ouvrit. Surprise.
— Tu es déjà de retour ? Qu’as-tu fait du nègre ?
— Vladimir est là ?
Il lui laissa la valise et entra dans l’appartement. Quatre pièces meublées de coûteux fauteuils en cuir, de tables en marbre, avec stéréo et magnétoscope dernier cri, mauvais goût sur toute la ligne. Konovalenko n’aimait pas séjourner chez les Rykoff. Mais, dans l’immédiat, il n’avait pas le choix.
Vladimir sortit de la chambre à coucher, vêtu d’une luxueuse robe de chambre en soie. À la différence de Tania, qui était mince, Vladimir Rykoff débordait de partout. Comme si Konovalenko lui avait personnellement ordonné de grossir. D’ailleurs, Vladimir n’aurait sans doute pas protesté.
Tania prépara un repas simple et posa une bouteille de vodka sur la table. Konovalenko leur raconta ce qu’ils avaient besoin de savoir. Il ne dit rien de la femme.
Victor Mabasha avait craqué, de façon incompréhensible. Il se trouvait maintenant quelque part en Suède. Il fallait l’éliminer.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait en Scanie ?
— Il y a eu des difficultés.
Vladimir n’insista pas.
Au cours du voyage en voiture, Konovalenko avait soigneusement examiné les faits. Victor Mabasha n’avait au fond qu’une seule possibilité de quitter le pays. C’était lui, Konovalenko, qui détenait les passeports, les billets et l’argent. Victor Mabasha chercherait, selon toute vraisemblance, à gagner Stockholm. S’il ne l’avait pas déjà fait. Et là, il serait accueilli par Rykoff.
Konovalenko se limita à quelques verres de vodka. Même si rien ne le tentait plus en cet instant que de se saouler à mort, il avait d’abord une mission à accomplir.
— Allez dans la chambre, dit-il aux Rykoff. Fermez la porte et allumez la radio. Je dois téléphoner, et je veux être tranquille.
Tania et Vladimir n’auraient pas manqué une occasion d’écouter aux portes. Cette fois, il ne le fallait pas. Konovalenko avait l’intention de parler à Jan Kleyn de la femme morte.
Cela lui permettrait de présenter la défaillance de Victor Mabasha sous un jour positif. Et de faire comprendre à Kleyn que c’était entièrement grâce à lui, Konovalenko, si la faiblesse du Noir avait été décelée à temps.
Deuxièmement, Jan Kleyn comprendrait, au cas où il l’ignorait encore, que Konovalenko était un homme entièrement dénué de scrupules.
Jan Kleyn lui avait dit à Nairobi que c’étaient ceux-là dont on avait le plus besoin en Afrique du Sud aujourd’hui.
Des Blancs qui ne craignaient pas la mort.
Konovalenko composa le numéro qu’il avait mémorisé à Nairobi, et qui ne devait servir qu’en cas d’absolue nécessité. Du temps du KGB, il avait pris l’habitude d’exercer sans cesse sa mémoire en apprenant par cœur des numéros de téléphone.
Il dut s’y reprendre à quatre fois avant que le satellite au-dessus de l’Équateur accepte de renvoyer ses signaux vers la terre.
Konovalenko reconnut la voix enrouée au débit lent.
Il lui fallut un petit moment pour maîtriser l’écho, qui était d’une seconde environ vers l’Afrique australe.
Il lui fit son compte rendu, selon le code convenu. Victor Mabasha était l’Entrepreneur. Il avait soigneusement préparé sa harangue pendant le trajet vers Stockholm, et Jan Kleyn ne l’interrompit pas une seule fois.
La réponse, après un temps de silence, fut laconique.
— L’Entrepreneur doit être licencié sur-le-champ.
La conversation était terminée.
Parfait. Jan Kleyn avait interprété les événements de la bonne manière : Konovalenko avait empêché une catastrophe.
Il ne put résister à la tentation de coller son oreille à la porte de la chambre à coucher. Il n’entendit que le bruit de la radio.
Il s’assit à la table et remplit son verre. Maintenant il pouvait se lâcher. La porte resta fermée. Il avait besoin d’être seul.
En temps voulu, il ferait venir Tania dans la chambre où il logeait au cours de ses visites.
Le lendemain, il se leva de bonne heure. Doucement, pour ne pas réveiller Tania. Rykoff buvait du café à la cuisine. Konovalenko se servit une tasse et s’assit en face de lui.
— Tôt ou tard, Mabasha viendra à Stockholm. J’ai même l’intuition qu’il y est déjà. Je lui ai coupé un doigt avant qu’il disparaisse. Il aura donc un bandage, ou un gant pour protéger sa main gauche. Il va sûrement rendre visite aux clubs où se retrouvent les Africains de la ville. S’il veut me trouver, il n’a pas le choix. Tu vas donc répandre la nouvelle qu’il y a un contrat sur lui. Cent mille couronnes. Ne cite pas mon nom. Dis juste que le commanditaire est solide.
— C’est beaucoup d’argent, commenta Vladimir.
— C’est mon problème. Fais ce que je te dis. Rien ne t’empêche d’ailleurs de gagner les cent mille couronnes toi-même. Ou pourquoi pas moi ?
Konovalenko aurait volontiers vidé un chargeur dans la cervelle de Mabasha. Mais c’était sans doute un peu trop demander.
— Ce soir, on fera le tour des clubs, toi et moi. D’ici là, le contrat doit être porté à la connaissance de tout le monde. Allez, bouge. Tu as un travail à faire.
Vladimir se leva. Malgré sa graisse, il était extrêmement efficace quand la situation l’exigeait.
Une demi-heure plus tard, Vladimir quittait l’appartement. Konovalenko, debout à la fenêtre, le vit monter dans une Volvo, qui lui parut d’un modèle plus récent que celle qu’il avait vue la dernière fois.
Ce type-là, songea-t-il, ne pense qu’à s’empiffrer à mort. Son plaisir, c’est de s’acheter de nouvelles voitures. Il mourra sans avoir connu le bonheur de repousser ses propres limites.
La différence entre lui et un ruminant est infime. À supposer qu’elle existe.
Pour sa part, Konovalenko avait aussi à faire, ce jour-là. Il devait se procurer cent mille couronnes. Son unique interrogation concernait le choix de la banque.
Il rentra dans la chambre. Un court instant, il fut tenté de retourner sous la couette et de réveiller Tania. Il s’habilla en silence.
Peu avant dix heures, il quittait à son tour l’appartement de Hallunda.
Dehors il pleuvait. Et il faisait froid.
Il se demanda où était Victor Mabasha en cet instant.
À quatorze heures quinze, le mercredi 29 avril, Anatoli Konovalenko dévalisa l’agence de Handelsbanken à Akalla. Cela ne lui prit pas plus de deux minutes. Il sortit de la banque en courant et sauta dans la voiture qu’il avait laissée au coin de la rue sans couper le moteur.
Il pensait avoir récolté plus du double de la somme nécessaire. De quoi s’offrir un excellent dîner au restaurant, avec Tania. Mais pas tout de suite.
Il quitta le bourg et prit à droite. Soudain, il pila net. Deux voitures de police bloquaient la route. Qu’est-ce que… ? Comment avaient-ils eu le temps d’installer un barrage ? Cela faisait à peine dix minutes qu’il avait quitté la banque et que l’alarme s’était déclenchée. Et comment pouvaient-ils prévoir qu’il choisirait cette route-là ?
Il enclencha la marche arrière, fit crisser les pneus. Au passage, il arracha une poubelle et abîma son pare-chocs arrière contre un arbre. Il n’était plus question de respecter les limites de vitesse. Il fallait improviser une fuite.
En entendant le hurlement des sirènes derrière lui, il jura à haute voix. Comment cela avait-il pu se produire ? Pour couronner le tout, il ne connaissait pas le secteur au nord de Sundbyberg. Il devait à tout prix rejoindre une autoroute qui le ramènerait en ville. Mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait.
En peu de temps, il s’égara dans une zone industrielle et découvrit qu’il était dans un cul-de-sac. La police lui collait encore aux fesses, même s’il avait creusé l’écart en grillant deux feux rouges. Il bondit hors de la BMW, le sac plastique dans une main, le revolver dans l’autre. Lorsque la première voiture pila net, il leva son arme. La balle pulvérisa le pare-brise. Cela lui donnerait au moins l’avance nécessaire. La police ne se lancerait pas à sa poursuite avant d’avoir appelé des renforts.
Il escalada une clôture et se retrouva au milieu d’un chantier, à moins que ce ne fût une décharge. Mais il eut de la chance. Il y avait une voiture. Un couple en quête de tranquillité… Konovalenko n’hésita pas une seconde. Il s’approcha par-derrière. La vitre était baissée. Il appuya le canon contre la tempe du jeune homme.
— Ne bouge pas. Maintenant, tu vas sortir de la voiture. Laisse les clés sur le contact.
L’autre était comme pétrifié. Konovalenko n’avait pas le temps d’attendre. Il ouvrit la portière, le fit sortir de force et prit sa place au volant. Puis il regarda la fille.
— Tu as une seconde pour te décider.
Elle hurla, mais parvint à s’extirper in extremis de la voiture. Konovalenko démarra. Il n’était plus pressé. Les sirènes approchaient, mais ses poursuivants ne pouvaient pas savoir qu’il avait déjà trouvé un nouveau moyen de transport.
Est-ce que j’ai tué quelqu’un ? Je le saurai en allumant la télé ce soir.
Il laissa la voiture devant la bouche de métro de Duvbo et retourna à Hallunda en métro. Tania et Vladimir étaient sortis. Il ouvrit avec sa clé, posa sur la table le sac en plastique contenant l’argent et alla chercher la bouteille de vodka. Après quelques rasades, la tension se dissipa et il constata que tout s’était passé au mieux. S’il avait blessé ou tué un policier, il y aurait du grabuge en ville. Mais il ne voyait pas en quoi cela pourrait empêcher, ou même retarder, la liquidation de Mabasha.
Il compta les billets. Cent soixante-deux mille couronnes.
À dix-huit heures, il alluma le poste. Tania, entre-temps, était rentrée. Elle préparait le repas du soir à la cuisine.
Il ne fut pas déçu. Le sujet avait droit à la première place. Il constata avec surprise que son geste, qui ne visait qu’à exploser le pare-brise, aurait en d’autres circonstances été considéré comme un coup de maître. La balle avait touché le conducteur à l’angle du nez et du front, entre les deux yeux. Il était mort sur le coup.
Une photo du policier tué apparut à l’écran. Il s’appelait Klas Tengblad. Vingt-six ans, marié, deux enfants en bas âge.
La police savait uniquement que le tueur était seul, et que c’était le même homme qui avait quelques minutes auparavant cambriolé la filiale de Handelsbanken à Akalla.
Konovalenko fit la grimace. Au même instant, il vit Tania le dévisager depuis le seuil.
— Qu’est-ce qu’on mange ? fit-il en appuyant sur le bouton de la télécommande. J’ai faim.
Vladimir les rejoignit alors qu’ils finissaient de dîner.
— Un hold-up, commenta Vladimir. Un policier mort. Ça ne va pas manquer de flics en ville ce soir…
— Ce sont des choses qui arrivent, répliqua Konovalenko. Tu as fait ton travail ?
— D’ici minuit, il n’y aura pas un seul Russe qui ignorera qu’il y a cent mille couronnes à gagner.
Tania le servit.
— Était-ce vraiment indispensable ? poursuivit Rykoff.
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est moi ?
Vladimir haussa les épaules.
— Un tireur d’élite. Un casse. Un accent étranger…
— Je ne l’ai pas visé. C’était un coup de chance. Ou de malchance, comme on voudra. Mais il serait peut-être plus prudent que tu y ailles sans moi ce soir. Emmène Tania.
— Il y a quelques clubs dans le quartier de Söder. Pas mal d’Africains s’y retrouvent. Je pensais commencer par là.
À vingt heures trente, Tania partit avec Vladimir. Konovalenko prit un bain et s’installa ensuite devant la télé. Les bulletins d’information parlaient longuement du policier tué. Mais on n’avait pas de piste pour l’instant.
Bien sûr.
Il s’était assoupi dans son fauteuil lorsque le téléphone sonna. Un signal. Silence. Sept signaux. Silence. Lorsque le téléphone sonna pour la troisième fois, Konovalenko prit le combiné et perçut à l’arrière-plan le vacarme caractéristique d’une discothèque.
— Tu m’entends ? cria Vladimir.
— Je t’entends.
— Moi, je m’entends à peine. Mais j’ai du nouveau.
— Quelqu’un a vu Mabasha à Stockholm ?
— Mieux que ça. Il est ici.
Silence.
— Est-ce qu’il t’a repéré ?
— Non. Mais il est sur ses gardes.
— Accompagné ?
— Non. Il est seul.
Konovalenko réfléchit. Vingt-trois heures vingt. Était-ce la bonne décision ?
— Donne-moi l’adresse, dit-il. Attends-moi dehors. Entretemps, tu étudies le terrain. Issues de secours, etc.
— Entendu.
Konovalenko vérifia son arme et glissa un chargeur supplémentaire dans sa poche. Puis il alla dans sa chambre et ouvrit le coffre en fer-blanc placé contre le mur. Il choisit deux grenades lacrymogènes et deux masques à gaz qu’il enfouit dans le sac en plastique qui lui avait auparavant servi à ranger l’argent de la banque.
Pour finir, il se peigna soigneusement devant le miroir de la salle de bains. Ça faisait partie du rituel avant une mission importante.
À minuit moins le quart, il quitta l’appartement de Hallunda et prit un taxi jusqu’à Stockholm. À Östermalmstorg, il changea de voiture et demanda à être conduit à Söder.
La discothèque était au numéro 45. Konovalenko avait dit au chauffeur de le laisser devant le 60. Il descendit et se dirigea à pied vers la discothèque. Vladimir se détacha de l’ombre.
— Il est encore là, dit-il. Tania est rentrée.
— Très bien. Il ne reste plus qu’à le cueillir.
Vladimir lui décrivit la disposition des lieux.
— Bien. Où se trouve-t-il ?
— Au bar.
Ils enfilèrent les masques à gaz.
Vladimir ouvrit la porte d’un coup de pied et bouscula les deux videurs. Konovalenko balança ses grenades lacrymogènes dans le local.