20

Le dimanche après-midi vers quinze heures, Peters et Norén patrouillaient dans les rues du centre-ville en attendant la relève. La journée avait été calme. Une seule alerte sérieuse, peu avant midi : un homme nu était en train de démolir une maison du côté de Sandskogen. Sa femme avait appelé le commissariat, en expliquant qu’il était en proie à un accès de rage de devoir consacrer tous ses loisirs à retaper la maison de vacances de ses beaux-parents. Pour avoir enfin la paix, il comptait maintenant la détruire de fond en comble. Elle avait précisé que son mari aurait préféré se consacrer à la pêche à la ligne sur un petit lac paisible.

— Vous devez y aller, dit l’opérateur du central. Il faut le calmer, ce type.

— Ça entre dans quelle catégorie de délit ? demanda Norén qui s’occupait de la radio pendant que Peters conduisait. Vandalisme ? Atteinte à propriété d’autrui ?

— Si c’est la maison de ses beaux-parents, on devrait pouvoir appeler ça… euh… Laisse tomber. Allez là-bas et calmez-le, c’est l’essentiel.

Ils prirent la direction de Sandskogen sans accélérer.

— Je crois que je le comprends, dit Peters. Être propriétaire, c’est pas de la rigolade. Il y a toujours un truc qu’on aurait dû faire, qu’on n’a pas eu le temps de faire, ou qui coûte trop cher. Et quand c’est la maison des autres, en plus…

— En fait, dit Norén, on devrait l’aider à démolir la bicoque.

Ils finirent par dénicher l’adresse. Un attroupement s’était formé devant la clôture. Norén et Peters descendirent de voiture et contemplèrent l’homme nu qui se baladait sur le toit en arrachant des plaques de zinc avec un pied-de-biche. La femme arriva en courant, Norén vit qu’elle avait pleuré. Ils écoutèrent son récit décousu. L’essentiel pourtant était clair : cet homme n’avait pas le droit de faire ce qu’il faisait.

Ils approchèrent de la maison et crièrent au type de descendre. Il était à ce moment-là à califourchon sur le faîte, si concentré sur ses bouts de zinc qu’il n’avait pas aperçu la voiture de police. En voyant Peters et Norén, il lâcha son pied-de-biche, de surprise. L’engin ricocha contre le toit et Norén dut faire un bond en arrière pour l’éviter.

— Attention ! cria Peters. Je pense qu’il vaut mieux que vous descendiez. Vous n’avez pas le droit de casser cette maison.

À leur grande surprise, l’homme obéit. Il descendit de l’échelle qu’il avait hissée sur le toit. Sa femme arriva avec un peignoir de bain.

— Vous avez l’intention de m’arrêter ? dit l’homme en l’enfilant.

— Non, dit Peters. Mais cessez de vous en prendre à la maison. Sincèrement, je ne crois pas qu’ils vont continuer à vous demander vos services.

— Je veux juste aller à la pêche, dit l’homme.

Ils reprirent la route d’Ystad. Norén fit son rapport à l’opérateur du central.

L’incident se produisit alors qu’ils s’engageaient sur Österleden.

Ce fut Peters qui aperçut la voiture qui arrivait en sens inverse. Il reconnut à la fois la couleur et la plaque minéralogique.

— Tiens, voici Wallander.

Norén leva le regard de son bloc-notes.

Wallander passa en trombe comme s’il ne les avait pas vus. C’était très étrange, puisqu’ils se trouvaient dans une voiture de police bleue et blanche. Mais ce qui capta l’attention des deux policiers, bien plus que l’expression absente de Wallander, ce fut l’homme assis sur le siège du passager. Il était noir.

Peters et Norén échangèrent un regard.

— Il y avait pas un type dans la voiture ?

— Si, dit Peters. Un Noir.

Tous deux pensèrent au doigt coupé et à l’homme qui était maintenant recherché dans tout le pays.

— Wallander a dû le pincer, dit Norén d’une voix hésitante.

— Alors pourquoi roule-t-il dans cette direction ? Et pourquoi ne s’est-il pas arrêté ?

— J’ai eu l’impression qu’il ne voulait pas nous voir. Comme les enfants. Quand ils ferment les yeux, ils croient qu’ils sont invisibles.

Peters hocha la tête.

— Tu crois qu’il a un problème ?

— Non, dit Norén. Mais où diable a-t-il déniché le nègre ?

Ils furent interrompus par une alerte concernant une moto abandonnée près de Bjäresjö que l’on pouvait soupçonner d’avoir été volée. À la fin de leur garde, ils retournèrent au poste. À leur grand étonnement, lorsqu’ils demandèrent des nouvelles de Wallander, on leur répondit que celui-ci ne s’était pas montré au commissariat. Peters s’apprêtait à raconter l’étrange rencontre lorsqu’il vit que Norén avait posé un doigt sur ses lèvres.

— Pourquoi ne voulais-tu pas que j’en parle ? demanda-t-il lorsqu’ils furent dans le vestiaire pour se changer avant de rentrer chez eux.

— Si Wallander ne s’est pas montré, c’est qu’il devait avoir ses raisons. Ça ne nous regarde pas. En plus, c’est peut-être un tout autre nègre. Martinsson a raconté un jour que la fille de Wallander sortait avec un Africain. C’était peut-être lui, qu’est-ce qu’on en sait ?

— C’est quand même bizarre…

Cette bizarrerie poursuivit Peters jusque chez lui, dans le lotissement proche de la sortie vers Kristianstad. Lorsqu’il eut dîné et joué un moment avec ses enfants, il alla promener la chienne. Comme Martinsson habitait non loin de là, il décida de passer le voir. La chienne était une Labrador, et Martinsson lui avait récemment demandé s’il pouvait se mettre sur la liste, quand il y aurait des chiots.

Ce fut Martinsson lui-même qui lui ouvrit et lui proposa d’entrer.

— Je voulais juste te parler d’un truc, dit Peters. Tu as le temps ?

Martinsson, qui était chargé de mission au sein du parti centriste Folkpartiet et qui espérait une place au conseil communal, était en train de lire quelques rapports ennuyeux que le parti venait de lui envoyer. Il enfila aussitôt sa veste et sortit. Peters lui raconta l’épisode.

— Tu es sûr d’avoir bien vu ? demanda Martinsson.

— On ne peut pas s’être trompés tous les deux.

— C’est bizarre. Si c’était notre homme, il nous en aurait parlé tout de suite.

— C’était peut-être le petit ami de sa fille.

— Wallander m’a dit que c’était terminé.

Ils marchèrent en silence en regardant la chienne qui tirait sur sa laisse.

— Il a fait semblant de ne pas nous reconnaître, dit Peters doucement. Et ça ne peut signifier qu’une chose. Il ne voulait pas qu’on le voie.

— Ou qu’on voie l’Africain, dit Martinsson d’un air absent.

— Il doit y avoir une explication. Je ne voudrais pas avoir l’air de dire que Wallander fait des choses qu’il ne devrait pas.

— Bien entendu. Mais tu as bien fait de m’en parler.

— Je ne veux pas colporter des ragots.

— Ce ne sont pas des ragots.

— Norén sera furax.

— Il n’en saura rien.

Ils se séparèrent devant la maison de Martinsson. Peters promit de lui réserver un chiot le moment venu.

Martinsson envisagea d’appeler Wallander. Puis il décida d’attendre jusqu’au lendemain. Avec un soupir, il se pencha à nouveau sur les interminables rapports des politiciens.

 

En arrivant au commissariat le lendemain peu après huit heures, Wallander avait une réponse toute prête à la question qu’on ne manquerait pas de lui poser. Lorsqu’il avait décidé la veille, après bien des hésitations, d’emmener Victor Mabasha faire un tour en voiture, il avait sous-estimé le risque de croiser une connaissance. Il avait choisi des chemins rarement empruntés par les patrouilles. Mais évidemment il était tombé sur Peters et Norén. À la dernière minute, si bien qu’il n’avait pas eu le temps de bifurquer ni même d’ordonner à Mabasha de se baisser. Du coin de l’œil, il avait vu Peters et Norén enregistrer la présence de l’homme à ses côtés. Il avait maudit sa malchance. Quelle idée aussi de partir en excursion… Ça ne s’arrêterait donc jamais ?

Une fois calmé, il avait parlé à sa fille.

— Herman Mboya doit ressusciter en tant que ton petit ami. Si quelqu’un nous interroge, on dira que vous êtes de nouveau ensemble.

Elle l’avait regardé avant d’éclater de rire, un rire résigné.

— Tu te souviens de ce que tu m’as appris quand j’étais petite ? Un mensonge conduit à d’autres mensonges. À la fin, la pelote est si serrée que plus personne ne peut discerner la vérité.

— Ça me déplaît autant qu’à toi. Mais il aura bientôt quitté le pays, et on pourra oublier toute l’affaire.

— Bien sûr, dit-elle. Je peux dire que Herman est revenu. Parfois, j’aimerais que ce soit vrai.

 

Le lundi matin, Wallander était donc prêt à justifier la présence de l’homme noir dans sa voiture. Dans cette situation où tout était compliqué et menaçait de lui glisser des mains, cela lui paraissait un problème mineur. Lorsqu’il avait découvert « Goli » dans le brouillard, tel un mirage, sa première impulsion avait été de remonter chez lui en vitesse et de demander l’aide de ses collègues. Mais quelque chose l’en empêcha. Déjà au cimetière, dans la nuit stockholmoise, il avait eu l’impression que l’homme noir disait la vérité. Ce n’était pas lui qui avait tué Louise Åkerblom dans la ferme isolée. Il était même possible qu’il eût tenté d’empêcher le meurtre. Konovalenko avait ensuite tenté de le tuer à son tour… Il n’avait cessé de réfléchir à ce qui se cachait derrière cette histoire. Il devait absolument en savoir plus. Il prit donc la décision de l’emmener chez lui, très conscient du fait que ce pouvait être une erreur. Wallander avait souvent eu recours à des méthodes peu conventionnelles — pour employer un euphémisme — dans ses relations avec des criminels soupçonnés ou avérés. Plusieurs fois, Björk s’était vu contraint de le rappeler à l’ordre. Avant de monter, il exigea cependant que l’homme lui remette ses armes. Il prit le revolver et tâta ses vêtements. L’autre paraissait étrangement détaché, comme s’il ne s’attendait pas à autre chose qu’à cette invitation. Pour ne pas paraître trop naïf, Wallander lui demanda comment il avait découvert son adresse.

— Dans la voiture, en allant au cimetière. J’ai ouvert ton portefeuille.

— Tu m’as agressé. Et maintenant tu viens me voir chez moi, à des centaines de kilomètres de Stockholm. J’espère que tu as des réponses aux questions que je vais te poser.

Ils s’installèrent à la cuisine et Wallander ferma la porte pour ne pas réveiller Linda. Par la suite, il se rappellerait leur conversation comme l’une des plus étranges de sa vie. Ce n’était pas seulement le fait d’entrevoir pour la première fois le monde lointain dans lequel cet homme était né et où il retournerait bientôt. Comment un être humain pouvait-il être composé d’éléments aussi inconciliables ? Comment un tueur de sang-froid, considérant ses actes comme une simple prestation de service, pouvait-il être en même temps un homme réfléchi et sensible, aux opinions politiques soigneusement mûries ? Ce qu’il ne perçut pas, en revanche, c’est que cette conversation entrait dans le cadre d’une escroquerie dont il était la victime. Victor Mabasha avait parfaitement compris les enjeux. Sa faculté d’inspirer confiance à ce flic était sa seule chance de retourner en Afrique du Sud. C’étaient les esprits qui lui avaient murmuré de partir à sa recherche et d’obtenir son aide pour quitter le pays.

Le souvenir le plus net de Wallander, après coup, fut une image employée par Victor Mabasha au cours de leur échange. Il lui parla d’une plante qui ne poussait que dans le désert du Namib. Cette plante pouvait atteindre deux mille ans. Telle une ombre protectrice, elle déroulait ses longues feuilles au-dessus de la fleur et du système complexe des racines. Victor Mabasha considérait cette plante singulière comme un symbole des forces qui s’opposaient dans sa patrie et qui luttaient également pour la domination de son âme.

— Les gens n’abandonnent pas leurs privilèges de leur plein gré, avait-il dit. C’est une habitude aux racines si profondes que les privilèges deviennent comme une partie du corps de ces gens-là. Ce serait une erreur de croire qu’il s’agit d’un défaut lié à la race. Dans mon pays, ce sont les Blancs qui portent ce pouvoir de l’habitude. Mais, dans une autre situation, cela aurait pu aussi bien être moi et mes frères. On ne peut pas combattre le racisme par le racisme. Les Blancs doivent apprendre le renoncement. Ils doivent remettre la terre aux Noirs, qui sont interdits de propriété depuis des siècles. Ils doivent transférer la plus grande partie de leurs richesses à ceux qui n’ont rien. Ils doivent apprendre à considérer les Noirs comme des hommes. Les Noirs, eux, ont l’habitude de se soumettre, et la soumission est peut-être la blessure humaine la plus difficile à guérir. Cette habitude creuse très profond, déforme l’homme tout entier, n’épargne aucune partie du corps. Passer de n’être personne à être quelqu’un, c’est le voyage le plus long que puisse entreprendre un être humain. Je crois qu’une solution pacifique est illusoire. De nouvelles générations de Noirs ont grandi, qui refusent de se soumettre. Ils sont impatients, ils voient venir l’implosion. Mais ça va trop lentement. Il y a aussi beaucoup de Blancs qui pensent la même chose. Ils refusent d’accepter les privilèges qui les obligent à vivre comme si tous les Noirs du pays étaient invisibles, existant tout juste sous forme de domestiques ou d’une espèce animale bizarre qu’on enchaîne à l’écart. Dans mon pays, il existe de grandes réserves naturelles où les animaux sont protégés. Il y en a d’autres où sont enfermés des êtres humains sans aucune protection. Les animaux connaissent un meilleur sort que les hommes dans mon pays.

Victor Mabasha se tut et regarda Wallander comme s’il s’attendait à des objections. Wallander pensa qu’à ses yeux tous les Blancs se valaient, qu’ils vivent en Afrique du Sud ou ailleurs.

— Un grand nombre de mes frères et sœurs, reprit Mabasha, pensent que le sentiment d’infériorité peut être vaincu par son contraire, la domination. C’est évidemment une erreur. Cela ne conduit qu’à nourrir le ressentiment et les tensions entre des groupes où devrait au contraire régner la concorde. En particulier, cela fait exploser les familles. Et tu dois savoir, commissaire Wallander, que sans famille, on n’a aucune valeur dans mon pays. Pour un Africain, la famille est la condition de tout le reste.

— Je croyais que c’étaient les esprits, hasarda Wallander.

— Les esprits font partie de la famille. Les esprits sont nos ancêtres, qui veillent sur nous. Ils vivent comme des membres invisibles de la famille. Nous n’oublions jamais qu’ils sont là. C’est pour cela que les Blancs ont commis un crime indescriptible lorsqu’ils nous ont obligés à quitter la terre où nous avions vécu génération après génération. Les esprits n’ont pas abandonné la terre qui était autrefois la leur. Les esprits détestent les bidonvilles encore plus que les vivants.

Il se tut d’un coup, comme frappé par le sens de ses propres paroles.

— J’ai grandi dans une famille explosée dès le départ, dit-il après un long silence. Les Blancs savaient qu’ils pouvaient nous affaiblir en cassant la famille. Je voyais mes frères et sœurs se comporter de plus en plus comme des lapins aveugles. Ils couraient en rond, sans plus savoir d’où ils venaient ni où ils devaient aller. J’ai vu cela, et j’ai choisi un autre chemin. J’ai appris à haïr. J’ai bu l’eau obscure qui éveille le goût de la vengeance. J’ai compris que les Blancs dans toute leur puissance, dans leur certitude arrogante que leur domination était un droit divin, avaient eux aussi leur point faible. Ils avaient peur. Ils parlaient de faire de l’Afrique du Sud une œuvre d’art aboutie, un blanc palais dans le paradis. Mais ils n’ont jamais vu que leur rêve était absurde. Et ceux qui le voyaient faisaient semblant de rien. Alors la peur a commencé à leur venir pendant la nuit. Ils remplissaient leurs maisons d’armes. Mais la peur les envahissait quand même. La violence est devenue un élément du quotidien de la peur. J’ai vu tout cela et j’ai pensé que j’allais garder mes amis près de moi, mais mes ennemis plus près encore. J’allais jouer le rôle du Noir qui savait ce que voulaient les Blancs. J’allais cultiver mon mépris en leur rendant des services. J’allais travailler dans leurs cuisines et cracher dans la soupière avant de l’apporter à table. J’allais continuer à n’être personne, alors qu’en secret j’étais devenu quelqu’un.

Wallander attendit la suite. Qu’avait-il compris, au juste ? Ce qu’il n’avait que vaguement appréhendé jusque-là, que l’Afrique du Sud était un pays déchiré par une politique raciale épouvantable, lui paraissait maintenant plus tangible. Mais qu’est-ce qui avait conduit Victor Mabasha en Suède ? De quoi s’agissait-il ?

— Je dois en savoir plus, dit-il. Qui a payé ton billet pour la Suède ?

— Les hommes sans scrupule sont comme des ombres, répondit Victor Mabasha. Les esprits de leurs ancêtres les ont abandonnés depuis longtemps. Ils se rencontrent en cachette pour projeter la ruine de notre pays.

— Et tu travailles pour eux ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pourquoi pas ?

— Tu tues des gens.

— D’autres me tueront un jour.

— Que veux-tu dire ?

— Je sais que ça arrivera.

— Mais tu n’as pas tué Louise Åkerblom.

— Non.

— C’est Konovalenko ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Il n’y a que lui qui peut répondre.

— Un homme débarque d’Afrique du Sud, un autre de Russie. Ils se rencontrent dans une ferme isolée de Scanie. Ils ont un émetteur radio, ils ont des armes. Pourquoi ?

— C’était décidé comme ça.

— Par qui ?

— Par ceux qui nous ont demandé de venir.

On tourne en rond, pensa Wallander. Je n’obtiens aucune réponse.

Il essaya à nouveau, s’obligea à poursuivre.

— J’ai compris qu’il s’agissait de préparatifs, dit-il. En vue d’un crime qui doit être commis dans ton pays. Tu dois tuer quelqu’un. Mais qui ? Pourquoi ?

— J’ai essayé de t’expliquer la situation.

— Je pose des questions simples et je veux des réponses simples.

— J’ai répondu.

— Je ne te comprends pas, dit Wallander après un silence. Ça ne tient pas debout.

— Rien n’est cohérent pour quelqu’un qui est noir et qui vit en Afrique du Sud.

Victor Mabasha continua à parler de son pays. Wallander avait du mal à en croire ses oreilles. Lorsqu’il se tut enfin, Wallander eut la sensation d’avoir fait un long voyage. Son guide lui avait montré des endroits dont il avait auparavant ignoré jusqu’à l’existence.

Je vis dans un pays où on nous a appris à croire que la vérité est simple, pensa-t-il. Qu’elle est une et indivisible. Tout notre système de droit repose sur ce principe. Mais la réalité est différente. La vérité est complexe, variable, contradictoire. Si la vision qu’on a de l’être humain est méprisante et dénuée de respect, la vérité n’est pas la même que si la vie est tenue pour inaliénable.

Il considéra Victor Mabasha qui le regardait droit dans les yeux.

— As-tu tué Louise Åkerblom ? demanda Wallander en devinant qu’il posait cette question pour la dernière fois.

— Non. J’ai même sacrifié un doigt pour son âme.

— Tu ne veux toujours pas me dire ce que tu dois faire quand tu seras rentré chez toi ?

Le temps que Victor Mabasha réponde, Wallander crut déceler un changement imperceptible. Comme si son masque inexpressif s’était fissuré l’espacé d’un instant.

— Je ne peux pas en parler, dit Victor Mabasha. Mais ça ne va pas se produire.

— Je ne te suis pas.

— La mort ne viendra pas de moi. Mais je ne peux empêcher que d’autres s’en chargent à ma place.

— Un attentat ?

— Oui. J’ai été chargé de l’exécuter. Mais je l’abandonne. Je le pose au sol et je m’en vais.

— Tu me réponds par énigmes, dit Wallander. Qu’est-ce que tu poses au sol ? Je veux savoir contre qui est dirigé cet attentat.

Victor Mabasha ne donna aucune réponse. Il secoua la tête et Wallander conclut qu’il n’obtiendrait rien de plus. Après coup, il pensa qu’il avait encore un long chemin à parcourir avant d’appréhender correctement des vérités si éloignées de celles dont il avait l’habitude. En un mot, il comprit trop tard que la dernière confidence, lorsque Victor Mabasha avait laissé se fissurer le masque, était un pur mensonge. Il n’avait aucune intention de renoncer à sa mission. Mais pour paraître crédible aux yeux de ce policier suédois, il était obligé de mentir, et de mentir habilement.

Wallander n’avait plus d’autres questions pour l’instant.

Il était fatigué. Mais, qui sait, il avait peut-être atteint son but. L’attentat était abandonné, du moins en ce qui concernait Victor Mabasha. Cela donnerait plus de temps à ses collègues inconnus de l’hémisphère Sud. Et, quel que fût le projet, son abandon ne pouvait être que positif pour les Noirs d’Afrique du Sud.

Ça suffit, pensa-t-il. Je vais contacter la police sud-africaine via Interpol et raconter ce que je sais. C’est tout ce que je peux faire. Reste Konovalenko. Si j’essaie d’obtenir le feu vert de Per Åkeson pour arrêter cet homme, la confusion risque d’augmenter encore. Ainsi que la possibilité que Konovalenko quitte le pays. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Maintenant, je peux accomplir une dernière action peu recommandable dans l’affaire Victor Mabasha.

L’aider à partir.

Linda avait assisté à la deuxième partie de l’entretien. Elle s’était réveillée, et avait été très surprise en arrivant dans la cuisine. Wallander lui expliqua brièvement la situation.

— C’est l’homme qui t’a enlevé ?

— C’est ça.

— Et maintenant vous prenez un café ensemble ?

— Oui.

— Ça ne te paraît pas bizarre ?

— Non.

Elle n’insista pas. Après s’être habillée, elle était revenue s’asseoir en silence et avait écouté la conversation. Ensuite, Wallander l’avait envoyée à la pharmacie pour acheter une bande Velpeau. Il avait aussi déniché une boîte d’antibiotiques dans l’armoire de la salle de bains et l’avait donnée à Mabasha, en pensant qu’il aurait fallu appeler un médecin de toute urgence. Surmontant sa répulsion, il nettoya la blessure et posa le bandage propre.

Puis il appela Lovén. On le lui passa presque aussitôt. Il l’interrogea à propos de Konovalenko et du couple disparu de Hallunda, en passant sous silence la présence de Victor Mabasha dans sa cuisine.

— On sait où ils sont allés, dit Lovén. Ils s’étaient contentés de déménager de deux étages. Solution intelligente et confortable. Ils avaient un appartement de secours là-haut, à son nom à elle. Mais ils n’y sont plus.

— Cela signifie sans doute qu’ils sont encore dans le pays. Probablement à Stockholm.

— Si nécessaire, je vais enfoncer personnellement toutes les portes de la ville. Il faut les retrouver. Vite.

— Concentre-toi sur Konovalenko. L’Africain est moins important, je crois.

— Si je pouvais comprendre ce qu’ils ont à voir ensemble…

— Ils étaient au même endroit quand Louise Åkerblom a été tuée. Ensuite, Konovalenko a cambriolé une banque et tué un policier. L’Africain n’était plus présent à ce moment-là.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? Je ne vois aucun lien, juste une coïncidence bizarre.

— On sait quand même pas mal de choses. Konovalenko semble possédé par l’idée de tuer cet Africain. On peut imaginer qu’ils sont devenus ennemis, alors qu’ils ne l’étaient pas au départ.

— Mais où cases-tu ton agente immobilière ?

— Nulle part. Elle a sans doute été tuée de façon fortuite.

— Tout se résume à une seule question, dit Lovén. Pourquoi ?

— La seule personne qui puisse te répondre, dit Wallander, c’est Konovalenko.

— Ou l’Africain. Tu l’oublies, Kurt.

Ce fut après cette conversation avec Lovén que Wallander prit la décision définitive de faire sortir Victor Mabasha du pays. Mais avant, il devait être absolument certain que ce n’était pas lui qui avait tué Louise Åkerblom, Comment s’en assurer ?

— Tu vas rester ici, dit-il. J’ai encore beaucoup de questions à te poser.

Mis à part l’excursion du dimanche, ils passèrent le week-end dans l’appartement. Victor Mabasha était épuisé et dormait presque tout le temps. Wallander s’inquiétait à l’idée que sa blessure lui empoisonne le sang, tout en se reprochant de lui avoir demandé de rester. Comme tant de fois dans sa vie, l’intuition l’avait emporté sur la logique. Il ne voyait pas d’issue aux problèmes qui s’amoncelaient.

Le dimanche soir, il conduisit Linda chez son père et redémarra aussitôt. Il n’avait pas la force d’écouter les reproches du vieux. Il l’entendait d’ici : alors comme ça tu n’as même pas le temps de prendre un café...

 

Le lundi finit par arriver et il retourna au commissariat, Björk lui souhaita la bienvenue, et ils s’installèrent avec Martinsson et Svedberg dans la salle de réunion. Wallander leur raconta des portions choisies de son séjour à Stockholm. Les questions furent nombreuses, mais aboutirent à une seule conclusion : la clé du problème était Konovalenko.

— En d’autres termes, résuma Björk, il n’y a qu’à attendre son arrestation. Cela nous donne un peu de temps pour nous occuper des affaires en cours.

Ils firent la liste des priorités. Il incomba à Wallander de retrouver la trace de trois chevaux volés dans un haras des environs de Skårby. À l’étonnement de ses collègues, il éclata de rire.

— Ça devient un peu absurde, s’excusa-t-il. Une femme disparue, et maintenant des chevaux kidnappés.

Il était à peine retourné dans son bureau lorsqu’il reçut la visite attendue. Il ne savait pas de qui viendrait l’attaque. Mais ce fut Martinsson qui frappa à la porte.

— Tu as un moment ? J’ai un truc à te demander.

Martinsson était visiblement embarrassé.

— Je t’écoute.

— Quelqu’un t’a vu avec un Africain hier. Dans ta voiture. Alors je me suis dit…

— Quoi ?

— Euh….

— Linda a repris contact avec son Kenyan.

— C’est bien ce que je pensais.

— Alors ? Qu’est-ce que tu t’es dit ?

Martinsson eut un geste d’excuse et sortit très vite.

Wallander laissa tomber l’histoire des chevaux disparus, ferma la porte que Martinsson avait laissée ouverte et se mit à réfléchir. Quelles étaient les questions à poser à Victor Mabasha ? Et comment contrôler la véracité de ses réponses ?

Au cours des dernières années, Wallander était plusieurs fois entré en contact avec des citoyens étrangers, dans le cadre de son travail. Il leur avait parlé à différents titres, en qualité de victimes ou de suspects. Il avait découvert que ce qu’il imaginait être des vérités absolues concernant le bien et le mal, l’innocence et la culpabilité, ne tenaient pas forcément la route. De même, il avait eu la surprise de constater que la perception de la gravité d’un crime pouvait varier d’une culture à l’autre. Il s’était souvent senti démuni dans ces situations. Il semblait manquer de toutes les connaissances requises pour poser les bonnes questions, permettant de résoudre une affaire ou de libérer un innocent. L’année précédant la mort de Rydberg, ils avaient beaucoup parlé des transformations à l’œuvre en Suède et dans le monde. Rydberg bavait son whisky à petites gorgées en prédisant que la police suédoise connaîtrait au cours des dix prochaines années des bouleversements plus importants que dans toute son histoire cumulée. Cette fois il ne s’agirait pas de changements au niveau de l’organisation, mais du travail policier proprement dit.

— Je ne serai pas là pour le voir, avait dit Rydberg un soir alors qu’ils étaient comme d’habitude serrés sur son petit balcon. Parfois, je le regrette. Ce sera sûrement dur, mais excitant aussi. Toi par contre, tu seras là. Et tu seras obligé de réfléchir de façon complètement inédite.

— Je ne sais pas si j’y arriverai, avait répondu Wallander. Il y a peut-être une vie après le commissariat. J’y pense de plus en plus souvent.

Il capta le regard ironique de Rydberg.

— Si tu pars aux Caraïbes à la voile, surtout ne reviens pas. Crois-moi, ceux qui reviennent ne sont pas bonifiés par leur aventure. Ils nagent en pleine illusion. Ils n’ont pas compris cette vérité ancienne : on ne peut pas se quitter soi-même.

— Je ne ferais jamais un truc pareil. C’est beaucoup trop ambitieux pour moi. À la rigueur, je peux me demander s’il y a un autre travail qui pourrait me convenir.

— Tu es comme moi. Tu seras policier jusqu’à ta mort. Autant t’y faire tout de suite.

Wallander repoussa l’image de Rydberg, attrapa un bloc-notes vierge et un crayon.

Il resta longtemps assis. Quelles questions devait-il poser ? C’est déjà une erreur, pensa-t-il. Beaucoup de gens dans le monde ont besoin de pouvoir s’exprimer librement pour formuler une réponse. J’ai parlé à pas mal d’Africains, d’Arabes et de Latino-Américains dans ma vie, je devrais le savoir. Notre impatience leur fait peur. Ils pensent que c’est une expression de mépris. Ne pas prendre son temps, ne pas être capable de rester silencieux eu compagnie de quelqu’un, cela revient à rejeter la personne, à se moquer d’elle.

Raconte, écrivit-il en haut de la première page.

Raconte. Rien d’autre.

Il repoussa son bloc et posa les pieds sur le bureau. Puis il appela Linda pour s’assurer que tout était calme.

Il lut distraitement les rapports concernant les chevaux volés. Aucune information, sinon que trois animaux de grand prix avaient disparu dans la nuit du 6 mai. Ils étaient dans leurs boxes la veille au soir. Au matin, lorsqu’on avait ouvert la porte vers cinq heures trente, les boxes étaient vides.

Il regarda sa montre et décida de rendre visite au haras. Après avoir parlé à trois grooms et au représentant du propriétaire, il fut porté à croire qu’il pouvait s’agir d’une escroquerie à l’assurance. Il prit pas mal de notes et partit en disant qu’il reviendrait.

Sur le chemin du retour vers Ystad, il s’arrêta au bord de la route, chez Fars Hatt, pour boire un café.

Il se demanda distraitement s’il y avait des chevaux de course en Afrique.