8
L’homme était à peine visible, accroupi à l’ombre d’une carcasse de voiture. Son visage immobile se confondait avec le noir de la carrosserie.
Il attendait depuis le début de l’après-midi. Le soleil disparaissait maintenant derrière la silhouette poussiéreuse du ghetto de Soweto. La terre rouge et craquelée brûlait dans la lumière du couchant. On était le 8 avril 1992.
Il avait fait un long voyage pour être à ce rendez-vous. Le Blanc lui avait dit de prévoir une bonne marge. Pour des raisons de sécurité, ils ne voulaient pas lui donner l’heure exacte. Peu après le coucher du soleil, c’était tout.
Il ne s’était écoulé que vingt-six heures depuis que le Blanc, un dénommé Stewart, avait surgi devant sa baraque de Ntibane. En entendant frapper, il avait cru tout d’abord à une descente des flics. Il s’écoulait rarement plus d’un mois entre leurs visites. Dès qu’un hold-up ou un meurtre avait été commis, un enquêteur de la brigade criminelle d’Umtata se présentait chez lui. Parfois on l’emmenait en ville pour l’interroger. Mais, le plus souvent, son alibi était accepté, même si, ces derniers temps, cet alibi se réduisait à avoir été saoul dans un bar du secteur.
L’individu dressé dans le soleil devant sa baraque lui était inconnu. Stewart ? À d’autres. Il s’exprimait en anglais, mais son accent était celui d’un Boer. Et les Boers ne s’appelaient pas Stewart.
C’était l’après-midi. Victor Mabasha dormait quand on avait frappé à la porte. Il ne s’était pas pressé pour enfiler son pantalon. En général, s’il avait de la visite, c’était quelqu’un à qui il devait de l’argent. Ou quelqu’un d’assez bête pour croire qu’il lui en prêterait. Ou alors les flics. Mais ceux-là ne frappaient pas discrètement. Ils cognaient comme des brutes. Ou ils arrachaient la porte.
Le dénommé Stewart pouvait avoir une cinquantaine d’années, et il suait à grosses gouttes sous son costume mal coupé. Il avait laissé sa voiture sous un baobab. Victor remarqua qu’elle était immatriculée dans le Transvaal. Pourquoi s’était-on donné la peine de venir de si loin pour le voir ?
L’homme ne demanda pas à entrer. Il lui tendit simplement une enveloppe, en disant que quelqu’un voulait le rencontrer le lendemain près de Soweto pour une affaire importante.
— Toutes les informations sont dans l’enveloppe.
Quelques enfants à moitié nus s’amusaient près de la baraque avec un enjoliveur cabossé. Victor leur cria de disparaître. Ils se dispersèrent aussitôt.
— Qui ? demanda-t-il.
Il se méfiait de tous les Blancs. Mais surtout des Blancs qui ne savaient pas mentir et qui croyaient en plus qu’il se contenterait d’une enveloppe de la main à la main.
— Je ne peux pas vous le dire.
— Il y a toujours quelqu’un qui veut me voir. Mais est-ce que je veux le voir, moi ?
— Tout est dans l’enveloppe, répéta Stewart.
Victor la prit. Aussitôt, il sentit la liasse à l’intérieur. C’était à la fois rassurant et inquiétant. Il avait besoin d’argent. Mais pourquoi lui en donnait-on ? Il ne voulait pas être impliqué dans une sale histoire.
Stewart s’essuya la figure et la nuque avec un mouchoir trempé.
— Il y a une carte, dit-il. Le lieu du rendez-vous est indiqué. Pas loin de Soweto. Vous connaissez ?
— Je sais à quoi ressemblait Soweto il y a huit ans. Mais aujourd’hui…
— Ce n’est pas à Soweto. C’est sur la bretelle de l’autoroute vers Johannesburg. Là, rien n’a changé. Il faudra partir demain matin de bonne heure.
— Qui veut me voir ? insista Victor.
— Il préfère ne pas dire son nom. Vous le verrez demain.
Victor lui rendit l’enveloppe.
— Je veux un nom.
Le Blanc hésita. Victor était parfaitement immobile. Stewart finit par comprendre qu’il ne changerait pas d’avis. Il regarda autour de lui. Les enfants avaient disparu. Il y avait une cinquantaine de mètres jusqu’à l’habitation la plus proche, une bicoque en tôle aussi pourrie que celle de Mabasha. Devant, une femme pilait du maïs dans un tourbillon de poussière. Quelques chèvres fouillaient la terre rouge à la recherche d’un brin d’herbe.
— Jan Kleyn, dit-il à voix basse. C’est lui qui veut te voir. Oublie ce que je viens de te dire. Mais il faudra être à l’heure.
Il s’éloigna vers sa voiture. Victor le vit démarrer dans un nuage de poussière, beaucoup trop vite. C’était typique. L’homme blanc se sentait faible et démuni dès qu’il s’aventurait dans les quartiers noirs. Pour ce Stewart, c’était comme de se risquer en territoire ennemi. Et il avait raison.
Cette pensée le fit sourire.
Les Blancs avaient la peur au ventre.
Puis il se demanda comment Jan Kleyn avait pu s’abaisser à recourir à un tel messager. À moins que ce ne soit encore un mensonge ? Peut-être n’était-il pas du tout envoyé par Jan Kleyn…
Les enfants étaient de retour avec l’enjoliveur. Il retourna dans sa baraque, alluma la lampe à pétrole, s’assit sur le lit bancal et examina l’enveloppe.
Par habitude, il l’ouvrit par le bas. Les lettres piégées avaient presque toujours le détonateur placé dans la partie supérieure. Les gens qui ne se méfiaient pas ouvraient leur courrier mécaniquement, par le haut.
L’enveloppe contenait un plan détaillé, soigneusement tracé au feutre noir. Une croix rouge marquait le lieu du rendez-vous. Il visualisa l’endroit. Impossible de le louper. Il y avait aussi une liasse de coupures de cinquante rands. Sans compter, Victor évalua la somme à cinq mille.
C’était tout. Aucun message.
Victor posa l’enveloppe sur la terre battue et s’allongea. Les draps sentaient le moisi. Un moustique invisible bourdonnait au-dessus de son visage. Il tourna la tête vers la lampe à pétrole.
Jan Kleyn veut me voir. Ça fait deux ans maintenant. À l’époque, il avait dit qu’on ne se reverrait jamais. Alors pourquoi ?
Il regarda sa montre. S’il voulait être à Soweto le lendemain, il devait prendre le bus dès ce soir. Stewart s’était trompé. Il ne pouvait pas attendre le matin. Il y avait près de neuf cents kilomètres jusqu’à Johannesburg.
Toute décision était superflue. En acceptant l’argent, il s’était engagé à faire le voyage. Il n’avait aucune envie de devoir cinq mille rands à Jan Kleyn. Cela reviendrait à mettre sa tête à prix. S’il savait une chose, concernant cet homme, c’était qu’il n’avait jamais laissé personne le trahir impunément.
Il prit le sac de sport rangé sous le lit. Né sachant pas combien de temps il serait absent, ni ce que Jan Kleyn lui demanderait, il se contenta d’y fourrer quelques chemises, quelques caleçons, et une paire de grosses chaussures. En cas de mission prolongée, il achèterait le nécessaire. Puis il détacha avec précaution le panneau de la tête de lit, découvrant ses deux couteaux bien graissés, enveloppés de plastique. Il essuya la graisse avec un chiffon, ôta sa chemise et détacha la ceinture spéciale suspendue à un crochet du plafond. Il constata avec satisfaction qu’il pouvait toujours la boucler au même cran. Malgré les mois passés à boire de la bière, il n’avait pas grossi. Il était encore en forme, malgré ses trente et un ans bientôt sonnés.
Il glissa les couteaux dans leurs étuis respectifs après avoir vérifié leur tranchant du bout des doigts. Une pression infime suffisait à faire perler le sang. Il détacha une autre partie du panneau de lit et récupéra son revolver, également enduit de graisse de coco et enveloppé de plastique. Un Parabellum 9 mm. Assis sur le lit, il le nettoya avec soin. Puis il le chargea. Ces balles-là se trouvaient uniquement chez un armurier clandestin de Ravenmore. Il choisit deux chargeurs supplémentaires et les enveloppa dans l’une des chemises. Il boucla son holster et y glissa le revolver. Il était prêt à rencontrer Jan Kleyn.
Après avoir donné un tour de clé au cadenas rouillé de la porte, il se dirigea vers l’arrêt de bus, qui se trouvait quelques kilomètres plus loin, sur la route d’Umtata.
Il plissa les yeux vers le soleil rouge qui disparaissait rapidement au-dessus de Soweto. Sa dernière visite là-bas remontait à huit ans. Un marchand local lui avait offert cinq cents rands pour abattre un concurrent. Comme d’habitude, il avait soigneusement préparé son coup et observé la plus grande prudence. Mais le plan avait vite déraillé, à cause d’une patrouille de police qui passait là par hasard. Il avait dû fuir Soweto précipitamment. Depuis, il n’y était jamais retourné.
Le crépuscule africain était très bref. Soudain, la nuit l’enveloppa. Il entendait la rumeur de l’autoroute qui se scindait un peu plus loin, vers Le Cap et vers Port Elizabeth. Une sirène de police hurla dans le lointain. Jan Kleyn devait avoir une raison très particulière de faire appel à lui. Les volontaires prêts à tuer n’importe qui moyennant mille rands étaient légion. Mais Jan Kleyn lui avait donné cinq mille rands d’avance, et ça ne pouvait pas être juste parce qu’il était considéré comme le tueur professionnel le plus performant et le plus froid de toute l’Afrique du Sud.
Bruit de moteur. Peu après, une lumière de phares, approchant. Il recula parmi les ombres, dégaina son revolver et ôta le cran de sûreté. La voiture s’immobilisa au bout de la bretelle d’accès. Les phares éclairaient les broussailles et les carcasses démantelées recouvertes de poussière, Victor Mabasha attendit dans l’ombre. À l’affût.
Le conducteur descendit de voiture. Ce n’était pas Jan Kleyn. Pas de surprise. Kleyn se déplaçait rarement en personne.
Victor décrivit un arc de cercle pour s’approcher de lui par-derrière. La voiture s’était arrêtée à l’endroit prévu, et il avait répété son déplacement afin qu’il soit parfaitement silencieux.
Lorsqu’il fut juste derrière l’homme, il appuya le canon de l’arme contre sa nuque. L’autre sursauta.
— Où est Jan Kleyn ?
L’homme tourna très lentement la tête. Il avait peur.
— Je vais te conduire à lui.
— Où est-il ?
— Près de Pretoria. À Hammanskraal.
C’était bon. Il avait déjà une fois rencontré Jan Kleyn là-bas. Il rengaina le revolver.
— Alors il vaut mieux qu’on y aille, dit-il. Il y a cent kilomètres jusqu’à Hammanskraal.
Il monta à l’arrière. Le conducteur gardait le silence. Bientôt, il vit les lumières de Johannesburg, que l’autoroute contournait par le nord.
D’un coup, il sentit remonter la haine intense qu’il avait toujours éprouvée pour cette ville. Comme une bête qui le poursuivait, qui ressurgissait à la moindre occasion pour lui rappeler tout ce qu’il aurait préféré oublier.
Victor Mabasha avait grandi à Johannesburg. Son père ne se montrait presque jamais à la maison. Il avait trimé pendant des années dans les mines de diamant de Kimberley, puis dans les mines au nord-est de Johannesburg, à Verwoerdburg. À quarante-deux ans, il avait les poumons détruits. Victor se rappelait l’année précédant sa mort, le sifflement atroce, son père luttant pour respirer, l’angoisse dans son regard. Pendant toutes ces années, sa mère avait tenté coûte que coûte de faire tourner la maison et d’élever les neuf enfants. Ils vivaient dans un bidonville. Victor se souvenait de toute son enfance comme d’une humiliation prolongée, sans fin. De bonne heure il avait choisi la révolte, mais confuse, mal orientée. Il s’était retrouvé dans une bande, des voleurs qui étaient tous aussi jeunes que lui. Il s’était fait prendre. Les policiers blancs lui avaient cassé la gueule dans sa cellule. Avec une amertume redoublée, il était retourné à la rue et à la délinquance. Ensuite, contrairement à certains autres, il avait suivi son propre chemin pour échapper à l’humiliation. Au lieu de rejoindre le mouvement de prise de conscience noire qui émergeait peu à peu, il avait choisi la voie contraire. C’était l’oppression blanche qui détruisait sa vie, pourtant il pensait que sa seule chance de s’en, sortir était de s’entendre avec les Blancs. Il commença à exécuter divers vols de commande pour le compte de receleurs blancs, en échange de leur protection. Un jour, alors qu’il venait d’avoir vingt ans, on lui offrit mille deux cents rands pour tuer un politicien noir qui avait offensé un commerçant blanc. Il n’avait pas hésité. Ce serait la preuve ultime, pour les Blancs, qu’il était de leur côté, sa revanche étant qu’ils ne comprendraient jamais à quel point il les méprisait. Ils le prenaient pour un kaffir simple d’esprit, qui savait comment devait se comporter un Noir en Afrique du Sud. Mais, dans son for intérieur, il les haïssait, et c’était paradoxalement pour cela qu’il acceptait de travailler pour eux.
Parfois, dans le journal, il apprenait que l’un ou l’autre de ses anciens camarades avait été pendu ou condamné à une lourde peine de prison. Il pouvait compatir à leur sort, mais la certitude d’avoir pris la bonne décision pour survivre, et peut-être se construire enfin une vie en dehors des townships, ne l’avait jamais quitté.
À vingt-deux ans il avait rencontré Jan Kleyn. Celui-ci avait le même âge que lui, mais cela ne l’empêchait pas de le traiter avec une supériorité méprisante.
Jan Kleyn était un fanatique. Victor Mabasha savait que, pour lui, les Noirs étaient des animaux qui devaient sans cesse être remis à leur place. Il avait rejoint de bonne heure le groupe fasciste Résistance boer, où il avait atteint en quelques années une place dominante. Mais ce n’était pas un politicien. Il travaillait dans l’ombre, grâce à sa position dans les services. Sa principale ressource était son cynisme. Pour lui, abattre un Noir ou tuer un rat, cela revenait au même.
Victor Mabasha haïssait et admirait Jan Kleyn. Sa conviction absolue d’appartenir au peuple élu, sa froideur et son mépris total de la mort l’impressionnaient. Cet homme était capable de contrôler ses pensées et ses émotions dans n’importe quelle situation. Il avait tenté de lui découvrir un point faible. Mais il n’en avait aucun.
Mabasha avait exécuté deux meurtres pour le compte de Jan Kleyn. Il s’en était acquitté de façon satisfaisante. À cette époque, ils s’étaient vus plusieurs fois, mais jamais Jan Kleyn ne lui avait serré la main.
Les lumières de Johannesburg avaient disparu. La circulation était moins dense vers Pretoria. Victor Mabasha se laissa aller contre la banquette et ferma les yeux. Jan Kleyn lui avait dit qu’ils ne se reverraient plus. Alors… ? Malgré lui, il sentait monter l’excitation. Jan Kleyn ne l’aurait jamais fait venir à moins de circonstances exceptionnelles.
La maison se trouvait à une dizaine de kilomètres de Hammanskraal, au sommet d’une colline. Protégée par de hautes clôtures et par des bergers allemands en liberté.
Les domestiques avaient été renvoyés chez eux. Dans une salle aux rideaux tirés, tapissée de trophées de chasse, deux hommes buvaient du whisky autour d’une table recouverte de feutre vert. Ils parlaient à voix basse, comme si quelqu’un avait malgré tout pu les entendre.
L’un des deux était Jan Kleyn. D’une maigreur extrême, à croire qu’il se relevait d’une grave maladie, son visage évoquait un oiseau aux aguets. Il avait des yeux gris, des cheveux clairsemés. Il portait un costume sombre, une cravate et une chemise blanche. Quand il s’exprimait, c’était d’une voix enrouée, avec retenue, presque avec lenteur.
L’autre homme était tout son contraire. Très grand, très gros, le visage couperosé, en sueur, le ventre débordant de la ceinture. C’était un couple mal assorti qui attendait, en cette soirée d’avril 1992, l’arrivée de Victor Mabasha.
— Il sera là dans une demi-heure, dit Kleyn en regardant sa montre.
— Je l’espère.
Jan Kleyn tressaillit comme si l’on avait pointé une arme vers lui.
— Pourquoi ? Est-ce qu’il m’arrive de me tromper ?
Il parlait à voix basse. Mais la menace était palpable.
Franz Malan le considéra pensivement.
— Pas encore. Je réfléchissais tout haut.
— Tu réfléchis de travers. Tu gaspilles ton temps à t’inquiéter pour rien. Tout va se passer comme prévu.
— Dans le cas contraire, ma tête sera mise à prix.
Jan Kleyn lui sourit.
— Et moi, je n’aurai plus qu’à me suicider. Mais je n’ai aucune intention de mourir. Quand on aura tout reconquis, je me retirerai. Pas avant.
Jan Kleyn avait fait une carrière météorique. Sa haine radicale contre tous ceux qui voulaient en finir avec l’apartheid était célèbre. Beaucoup voyaient en lui le membre le plus fou de Résistance boer. D’autres, qui le connaissaient mieux, savaient que c’était un homme froid et calculateur, dont le cynisme ne conduisait jamais à des actes irraisonnés. Il se décrivait lui-même comme un chirurgien politique, chargé d’éliminer les tumeurs qui menaçaient le corps sain des Boers d’Afrique du Sud. Peu de gens savaient qu’il était l’un des agents les plus expérimentés et les plus efficaces au sein des renseignements.
Franz Malan travaillait depuis plus de dix ans pour l’armée sud-africaine. En tant qu’officier d’activé, il avait conduit des opérations secrètes dans l’ex-Rhodésie du Sud et au Mozambique. À quarante-quatre ans, sa carrière avait pris fin avec une crise cardiaque. Mais ses opinions et ses compétences l’avaient conduit tout droit à une reconversion dans les services de sécurité de l’armée, avec des missions variées : attentats à la voiture piégée contre des opposants à l’apartheid, actions terroristes contre des représentants de l’ANC. Lui aussi était membre de Résistance boer. Mais, tout comme Jan Kleyn, il travaillait essentiellement en coulisse. Ensemble, ils avaient imaginé et peaufiné l’opération qui se déclencherait ce soir avec l’arrivée de Victor Mabasha. Pendant des jours et des nuits, ils avaient discuté des moindres détails, et avaient soumis le plan finalisé à l’organisation secrète qu’on n’appelait jamais autrement que le « Comité ».
Le Comité était à l’origine même du projet. Tout avait commencé lors de la libération de Nelson Mandela. Pour Jan Kleyn et Franz Malan, comme pour tous les Boers bien-pensants, cette libération revenait à une déclaration de guerre. De Klerk avait trahi son peuple. À moins d’une action énergique, l’apartheid serait bientôt démantelé. Un certain nombre de Boers haut placés avaient compris que des élections libres conduiraient immanquablement au règne de la majorité noire ; il fallait empêcher cette catastrophe à n’importe quel prix.
Le Comité s’était donc réuni dans cette même maison de Hammanskraal, propriété de l’armée sud-africaine, qui servait de cadre aux rendez-vous confidentiels. Officiellement, les renseignements et l’armée n’avaient aucun lien avec les sociétés secrètes. Leur loyauté allait au gouvernement et à la Constitution. Mais la réalité était différente. Comme du temps de la Confrérie, Jan Kleyn et Franz Malan avaient des contacts au plus haut niveau dans toute la société sud-africaine. L’action qu’ils envisageaient avait sa base au sein du commandement de l’armée, du mouvement Inkhata opposé à l’ANC, et parmi des entrepreneurs et banquiers fortunés du pays.
Mais l’idée de l’opération proprement dite venait de Jan Kleyn. Franz Malan et lui se trouvaient dans cette même pièce, à boire du whisky autour du tapis vert, lorsqu’il avait dit soudain :
— Qui est la personne la plus importante en Afrique du Sud aujourd’hui ?
Franz Malan n’avait pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour comprendre où il voulait en venir.
— Imagine, avait poursuivi Jan Kleyn. Imagine-le mort. Pas de cause naturelle. Cela ferait de lui un saint. Non, imagine-le assassiné.
— Ce serait la révolution dans les banlieues noires. Grève générale. Un chaos sans précédent. Le reste du monde nous isolerait encore plus.
— Continue. Imagine qu’on puisse prouver qu’il a été tué par un Noir.
— Cela ne ferait qu’augmenter la confusion. L’Inkhata et l’ANC entreraient en guerre ouverte. On pourrait rester les bras croisés et admirer le spectacle pendant qu’ils s’entre-tueraient à coups de lances et de machettes.
— Tout juste. Mais va plus loin. Imagine que le tueur soit un membre de l’ANC.
— Cela sèmerait le chaos dans le parti. Les princes héritiers s’entr’égorgeraient.
Jan Kleyn hocha la tête.
— Tout juste. Mais encore ?
— Pour finir, ils se tourneraient sans doute vers les Blancs. Comme le mouvement noir serait à ce moment-là dans un état d’anarchie totale, on serait obligé de faire intervenir l’armée et la police. Une courte guerre civile. Avec une bonne préparation, nous pourrions éliminer tous les Noirs qui comptent. Le reste du monde en pensera ce qu’il voudra, il sera obligé d’admettre que ce sont les Noirs qui ont déclenché la guerre.
Franz Malan se tut.
— C’est sérieux ? demanda-t-il lentement.
— Comment ça ?
— On va le tuer ?
— Bien sûr que c’est sérieux ! On l’aura liquidé avant l’été. Ce sera l’Opération Spriengbœk.
— Pourquoi ?
— Tout doit avoir un nom. Tu n’as jamais tué une antilope ? Si tu vises bien, l’animal fait un bond avant de mourir. Et c’est ce bond que j’ai l’intention de proposer à notre grand ennemi.
Ils avaient veillé jusqu’à l’aube. Franz Malan fut impressionné malgré lui par l’ampleur systématique des préparatifs de Jan Kleyn. Le projet était audacieux, sans pour autant présenter de risques inutiles. Lorsqu’ils étaient sortis au petit matin pour s’étirer sur la terrasse, Franz Malan n’avait plus qu’une seule objection.
— Tu pars du principe que Victor Mabasha ne flanchera pas. Tu oublies que c’est un Zoulou. Ces gens-là ont un point commun avec les Boers. En dernier ressort, leur loyauté ne va qu’à eux-mêmes et à leurs ancêtres. Tu lui confies une immense responsabilité. Il sera riche, plus riche qu’il n’a jamais rêvé de l’être. Mais ton projet repose entièrement sur le fait qu’on fasse confiance à un Noir.
— Je n’ai pas besoin de réfléchir pour te répondre. Je ne fais confiance à personne. Sauf à toi. Mais tout le monde a son point faible. Je remplace le manque de confiance par la prudence et les garanties.
— Tu ne fais confiance qu’à toi-même, répliqua Franz Malan.
— Oui. Chez moi, tu ne trouveras jamais de point faible. Victor Mabasha sera surveillé en permanence. S’il nous trahit, il doit savoir que sa mort sera si longue et si effroyable qu’il maudira le jour de sa naissance. Victor Mabasha sait ce qu’est la torture. Il comprendra ce que nous exigeons de lui.
Quatre mois plus tard, le plan était dévoilé au Comité, et ses membres avaient tous prêté serment de silence.
Franz Malan avait passé une laisse aux chiens. Victor Mabasha, qui détestait les bergers allemands, resta dans la voiture jusqu’à ce qu’il soit sûr de ne pas être attaqué. Jan Kleyn l’accueillit sur la terrasse. Mabasha ne put résister à la tentation de lui tendre la main. Jan Kleyn l’ignora et lui demanda comment s’était passé le voyage.
— Quand on reste assis toute une nuit dans un bus, on a le temps de formuler de nombreuses questions.
— Parfait. Tu auras toutes les réponses dont tu as besoin.
— Qui en décide ?
Avant que Jan Kleyn puisse répondre, Franz Malan se détacha de l’ombre. Lui non plus ne lui serra pas la main.
— Rentrons, proposa Jan Kleyn. Nous avons beaucoup de choses à nous dire et peu de temps.
— Je m’appelle Franz, dit Franz Malan. Lève les mains.
Victor ne protesta pas. Cela faisait partie des règles tacites, de laisser les armes dehors avant une négociation. Franz Malan lui prit son revolver et inspecta ensuite les couteaux.
— Ils sont fabriqués par un maître africain, dit Victor Mabasha. Parfaits pour la lutte rapprochée comme pour le lancer.
Ils prirent place autour du tapis vert, pendant que le chauffeur préparait du café à la cuisine.
Victor Mabasha attendit, en espérant que les deux autres ne remarqueraient pas son état de tension extrême.
— Un million de rands, annonça Jan Kleyn. Commençons, pour une fois, par la fin. Je veux que tu saches dès le départ le prix que nous te proposons pour le service que nous comptons te demander.
— Un million, ça peut être beaucoup ou peu, dit Victor Mabasha. Cela dépend des circonstances. Et qui est ce « nous » ?
— On garde les questions pour plus tard. Tu me connais, tu sais que tu peux me faire confiance. Quant à Franz ici présent, considère-le comme mon bras droit. Tu peux lui faire confiance autant qu’à moi.
Victor Mabasha hocha la tête. Le jeu avait commencé. Tout le monde s’assurait mutuellement de sa fiabilité. Mais, en réalité, chacun ne se fiait qu’à lui-même.
— Nous voudrions te demander un petit service, répéta Jan Kleyn, comme s’il lui proposait d’aller chercher un verre d’eau. Qui est ce « nous », cela n’a aucune importance en ce qui te concerne.
— Un million de rands… Supposons que ce soit une grosse somme. Supposons que vous me demandiez de liquider quelqu’un. Dans ce cas, un million, c’est trop d’argent. Considérons que c’est trop peu au contraire. Quelle est alors la réponse ?
— Trop peu ? Un million de rands ? s’indigna Franz Malan.
Jan Kleyn leva la main.
— Disons plutôt que c’est un bon prix pour une mission très concentrée.
— Vous voulez que je tue quelqu’un.
Jan Kleyn le dévisagea longuement avant de répondre. Il sembla soudain à Victor Mabasha qu’un vent froid traversait la pièce.
— C’est exact, dit-il lentement.
— Qui ?
— Tu le sauras en temps voulu.
Victor Mabasha sentit poindre l’inquiétude. Cela aurait dû être la première carte abattue par Jan Kleyn.
— C’est une mission très spéciale, poursuivit celui-ci. Elle implique des voyages, plusieurs mois de préparation, une répétition générale et une vigilance extrême. Je dirai simplement qu’il s’agit d’un homme haut placé.
— Sud-Africain ?
Jan Kleyn hésita un instant.
— Oui.
Victor Mabasha réfléchit rapidement. Tout cela restait très obscur. Et qui était ce gros type suant enfoncé dans les ombres de l’autre côté de la table ? Il lui semblait vaguement le reconnaître. Mais d’où ? Sa photo dans un journal ?
Le chauffeur apporta un plateau qu’il posa au centre du tapis vert. Ils attendirent en silence qu’il ait refermé la porte derrière lui.
— Nous voulons que tu quittes le pays sous une dizaine de jours, reprit Jan Kleyn. En sortant d’ici, tu retournes directement à Ntibane. Tu diras que tu pars dans le Botswana travailler chez un oncle quincaillier à Gaborone. Tu recevras une lettre datée du Botswana te proposant le job. Tu montreras cette lettre à tout le monde. Le 15 avril, tu prendras le bus pour Johannesburg. Tu seras accueilli à la gare routière. Tu passeras la nuit dans un appartement où tu me rencontreras pour les dernières instructions. Le lendemain, tu prendras l’avion pour Londres. De là, tu partiras pour Saint-Pétersbourg. Sur ton passeport, tu auras la nationalité zimbabwéenne. Tu pourras choisir ton nom toi-même. À Saint-Pétersbourg, quelqu’un t’attendra à l’aéroport. Vous prendrez le train pour la Finlande, puis le bateau jusqu’en Suède. Tu resteras là-bas pendant quelques semaines. On t’y donnera les instructions les plus importantes. À une date non encore fixée, tu reviens en Afrique du Sud. À ce moment-là, je prends la responsabilité de la dernière phase. Fin juin au plus tard, tout sera terminé. L’argent sera déposé sur un compte dans un pays de ton choix. Cent mille rands d’acompte dès que tu auras accepté de nous rendre ce petit service.
Jan Kleyn se tut pour observer sa réaction. Victor Mabasha crut avoir mal entendu. Saint-Pétersbourg ? La Finlande ? La Suède ? Il essaya vainement de se représenter une carte de l’Europe.
— J’ai une question, dit-il après un silence. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Que nous sommes des gens prudents et consciencieux. Tu devrais l’apprécier, puisque cela garantit aussi ta propre sécurité.
— Je me charge moi-même de ma sécurité. Qui m’accueillera à Saint-Pétersbourg ?
— Comme tu le sais peut-être, l’Union soviétique a beaucoup changé ces dernières années. Ces changements nous réjouissent. D’un autre côté, beaucoup de gens compétents se retrouvent au chômage. Nous recevons sans cesse des offres de service d’anciens du KGB, prêts à tout pour un droit de séjour dans notre pays.
— Je ne travaille pas avec le KGB. Je ne travaille avec personne. Je fais ce que je dois, et je le fais seul.
— C’est exact. Tu vas travailler seul. Mais tu profiteras de l’expérience de nos amis de Saint-Pétersbourg. Ils sont très forts.
— Pourquoi la Suède ?
Jan Kleyn but une gorgée de café.
— Bonne question. En premier lieu, il s’agit d’une manœuvre de diversion. La Suède est un petit pays neutre, insignifiant, qui a toujours eu une attitude très agressive envers nous. Personne n’imagine que l’agneau se cache dans la tanière du loup. Deuxièmement, nos amis de Saint-Pétersbourg ont de bons contacts en Suède. C’est très facile d’entrer dans le pays. Les contrôles aux frontières sont sporadiques, pour ne pas dire inexistants. Beaucoup de nos amis russes se sont déjà établis là-bas sous une raison sociale d’emprunt. Troisièmement, il est facile, grâce à nos amis, de trouver sur place les hébergements adaptés. En dernier lieu, tu ne dois pas rester en Afrique du Sud. Trop de gens sont intéressés par mes agissements ici.
Victor Mabasha secoua la tête.
— Je dois connaître l’identité de ma cible.
— Au moment venu. Pas avant. Laisse-moi te rappeler pour finir une conversation que nous avons eue il y a bientôt huit ans. Tu as dit qu’on pouvait tuer n’importe qui à condition d’avoir un plan à toute épreuve. Nous attendons ta réponse.
Victor Mabasha comprit au même instant de quoi il retournait.
C’était vertigineux. Mais parfaitement cohérent. La haine de Jan Kleyn pour les Noirs, la libéralisation en cours en Afrique du Sud… Un homme haut placé…
Ce ne pouvait être que De Klerk.
Sa première impulsion fut de refuser. Le risque était trop grand. Comment franchir le barrage des gardes du corps qui entouraient le président en permanence ? Comment en réchapper ? Cette cible-là était bonne pour un kamikaze.
Mais un million de rands. C’était une perspective inouïe. Il ne pouvait pas refuser.
— Trois cent mille d’avance, dit-il. Sur un compte londonien, après-demain au plus tard. Je veux conserver le droit de refuser le plan final si je l’estime trop risqué. Dans ce cas, je m’engage à proposer une solution de rechange. À ces conditions, j’accepte.
Jan Kleyn sourit.
— Parfait, dit-il. Je ne m’attendais pas à une autre réponse.
— Le passeport sera établi au nom de Ben Travis, ajouta Mabasha.
— Très bien. C’est un excellent nom. Facile à mémoriser.
Jan Kleyn tira d’une pochette plastifiée une enveloppe portant le cachet de la poste du Botswana et la lui tendit.
— Le 15 avril, il y a un bus pour Johannesburg qui part d’Umtata à six heures du matin. Je veux que tu y sois.
Jan Kleyn et le dénommé Franz se levèrent.
— On te raccompagne chez toi en voiture. Le temps est compté. Il vaut mieux partir dès cette nuit. Tu pourras dormir à l’arrière.
Victor Mabasha acquiesça. Il était pressé de rentrer. Une semaine n’était pas de trop pour tout ce qu’il avait à faire. Par exemple, découvrir qui était ce Franz.
Il s’agissait maintenant de sa propre sécurité, Cela requérait sa pleine concentration.
Ils se séparèrent sur la terrasse. Cette fois, Victor Mabasha ne tendit pas la main. On lui restitua ses armes et il monta à l’arrière de la voiture.
De Klerk…, pensa-t-il. Personne n’échappe à son destin. Pas même toi.
Jan Kleyn et Franz Malan regardèrent la voiture disparaître entre les grilles du portail.
— Je crois que tu as raison, dit Franz Malan. Il va y arriver.
— Bien sûr. J’ai choisi le meilleur.
— Tu crois qu’il a compris ?
— Il doit penser à De Klerk. C’est presque inévitable.
— C’était ton intention, n’est-ce pas ?
— Je ne fais rien sans intention précise. Maintenant, je propose qu’on se sépare. J’ai un rendez-vous important à Bloemfontein demain.
Le 17 avril, Victor Mabasha prit l’avion pour Londres sous le nom de Ben Travis. Il savait désormais qui était Franz Malan. Cela avait fini de le convaincre que sa cible était bien De Klerk. Dans sa valise, il emportait quelques livres consacrés au président. Il devait en apprendre le plus possible sur lui.
Le lendemain, il continua vers Saint-Pétersbourg, où il fut accueilli par un dénommé Konovalenko.
Deux jours plus tard, le ferry de Finlande accostait à Stockholm. Après un long trajet en voiture vers le sud, ils parvinrent en fin de soirée à une ferme isolée. Son accompagnateur parlait un excellent anglais, avec un fort accent russe.
Le lundi 20 avril, Victor Mabasha se réveilla à l’aube et sortit pisser dans la cour. Les champs étaient presque invisibles sous la brume. Il frissonna.
Suède, pensa-t-il. Tu accueilles Ben Travis avec du brouillard, du froid et du silence.