19

Jan Kleyn avait une faiblesse.

Elle s’appelait Miranda et elle était noire comme l’ombre du corbeau.

Elle était son secret, le contrepoint décisif de son existence. Pour tous ceux qui connaissaient Jan Kleyn, elle aurait été une pure impossibilité. Ses collègues auraient rejeté toute rumeur quant à son existence comme un fantasme absurde. Jan Kleyn était, de l’avis général, l’un des rares soleils de ce monde qui fut entièrement dénué de taches.

Or il y avait bien une tache.

Miranda et lui avaient le même âge et se côtoyaient depuis l’enfance. Mais ils n’avaient pas grandi ensemble. La mère de Miranda s’appelait Matilda. Elle travaillait comme domestique chez les parents de Jan Kleyn, dans la grande villa blanche sur les hauteurs de Bloemfontein. Chaque matin à l’aube, elle gravissait la pente raide jusqu’à la villa où elle commençait sa journée de travail en servant le petit déjeuner à la famille. La longue montée était comme une expiation quotidienne du péché d’être née noire. Jan Kleyn, comme ses frères et sœurs, avait ses propres domestiques, affectés au seul service des enfants. Mais il avait pourtant l’habitude de recourir spécialement à Matilda. Un jour, alors qu’il avait onze ans, il s’était soudain demandé d’où elle venait chaque matin et où elle allait sa journée de travail finie. Avec le sentiment de s’engager dans une aventure défendue — son père lui interdisait de quitter seul l’enceinte murée de la propriété —, il l’avait suivie. C’était la première fois qu’il voyait de près le grouillement de cabanes en tôle où habitaient les familles africaines. Il savait naturellement que les Noirs vivaient dans des conditions toutes différentes des siennes. Ses parents en parlaient comme d’une nécessité naturelle. Les Blancs, comme Jan Kleyn, étaient des êtres humains. Les Noirs ne l’étaient pas encore. Dans un avenir lointain, ils pourraient peut-être atteindre le niveau des Blancs. Leur peau s’éclaircirait, leur intelligence augmenterait, et ce serait le résultat de la patiente éducation dispensée par les Blancs. Pourtant, il ne s’était pas imaginé des maisons aussi horribles que celles qu’il voyait là.

En attendant, ce fut autre chose qui capta son intérêt. Matilda fut accueillie par une gamine maigre aux jambes interminables. Ce devait être sa fille. Il n’avait jamais pensé que Matilda puisse avoir des enfants à elle. Il comprenait pour la première fois qu’elle avait une famille, une vie en dehors du travail dans sa maison à lui. Cette découverte le mit mal à l’aise. Il constata qu’il était en colère. Comme si Matilda l’avait trahi. Il avait toujours cru qu’elle n’existait que pour lui seul.

Deux ans plus tard, Matilda mourait. Miranda ne lui avait jamais dit de quoi exactement sa mère était morte, seulement qu’elle s’était consumée de l’intérieur et que la vie avait fini par la quitter. La famille fut éparpillée. Le père emmena deux fils et une fille dans ses lointaines contrées natales, l’aride pays frontière vers le Lesotho. Miranda, de son côté, devait aller chez une tante. Mais la mère de Jan Kleyn, dans un accès de bienveillance inhabituelle, décida de s’occuper de la petite. Elle vivrait chez le jardinier qui occupait une maisonnette dans un coin ombragé du grand jardin. Miranda apprendrait à s’acquitter des tâches de sa mère. De la sorte, l’esprit de Matilda continuerait à vivre dans la villa blanche. La mère de Jan Kleyn n’était pas boer pour rien. Pour elle, la sauvegarde des traditions était la garantie même de la pérennité des Kleyn et de la société afrikaner tout entière. Avoir la même famille de serviteurs, génération après génération, contribuait au sentiment général de stabilité et d’immuabilité.

Jan Kleyn et Miranda grandissaient donc l’un près de l’autre. Mais la distance entre eux restait inchangée. Il avait beau voir qu’elle était très belle, la beauté noire était quelque chose qui n’existait pas réellement. Elle appartenait à tout ce qu’il savait être défendu. Il écoutait en cachette les histoires que racontaient les garçons de son âge sur les Boers qui faisaient le voyage jusqu’au pays voisin, la colonie portugaise du Mozambique, pendant le week-end, pour coucher avec des femmes noires. Mais cela ne faisait que confirmer la vérité qu’il avait appris à ne jamais remettre en question. Il continuait donc de voir Miranda, lorsqu’elle lui servait son petit déjeuner sur la terrasse, sans chercher à la découvrir réellement. Mais elle hantait ses rêves. Des rêves violents. Le matin au réveil, il en était bouleversé. Dans ses rêves, la réalité était transformée. Dans ses rêves, il ne constatait pas seulement la beauté de Miranda, tout son corps l’accueillait. Dans ses rêves, il était autorisé à l’aimer, et les filles de famille qu’il fréquentait par ailleurs pâlissaient en comparaison avec la fille de Matilda.

Leur première rencontre véritable eut lieu alors qu’ils avaient tous deux dix-neuf ans. C’était un dimanche de janvier. Les Kleyn étaient partis pour un dîner de famille à Kimberley, où Jan n’avait pu les accompagner car il se sentait encore affaibli après une crise de malaria. Il était sur la terrasse, Miranda était la seule domestique présente dans la maison. Soudain, il se leva et la rejoignit dans la cuisine. Longtemps après, il lui arrivait fréquemment de penser qu’il ne l’avait plus jamais quittée après cet épisode. Il était resté dans la cuisine. En cet instant, elle avait assis son empire sur lui. Il n’allait jamais le récupérer entièrement.

Deux ans plus tard, elle était enceinte.

Il allait alors à l’université Rand de Johannesburg. Son amour pour Miranda était sa passion et sa terreur. Il était un traître vis-à-vis de son peuple et de ses traditions. Il avait plusieurs fois essayé de rompre avec elle, de s’arracher à l’amour interdit. Mais il n’y parvenait pas. Ils se rencontraient en secret, des instants dominés par la peur d’être surpris. Lorsqu’elle lui dit qu’elle était enceinte, il commença par la frapper. L’instant d’après, il comprit qu’il ne pourrait jamais vivre sans elle, bien qu’il ne pût davantage vivre avec elle ouvertement. Elle avait cessé de travailler à la villa blanche. Il lui avait trouvé une place à Johannesburg. Par l’intermédiaire d’amis anglais de l’université, qui avaient une autre vision des relations avec les femmes noires, il avait acheté une petite maison à Bezuidenhout Park, dans les quartiers est de Johannesburg. Il l’avait installée là, sous couvert de servir un Anglais qui passait le plus clair de son temps dans sa ferme de Rhodésie du Sud. Ils s’y retrouvaient en cachette et ce fut là, à Bezuidenhout Park, que naquit leur fille, qu’ils nommèrent, sans en avoir discuté, Matilda. Ils continuèrent de se voir, il n’y eut pas d’autre enfant, et Jan Kleyn n’épousa jamais une femme boer, au grand chagrin de sa famille. Un chagrin chargé d’amertume : un Boer qui ne fondait pas un foyer avec de nombreux enfants était un marginal irrespectueux de la tradition. Jan Kleyn était de plus en plus une énigme pour ses parents, et il savait bien qu’il ne pourrait jamais leur expliquer la scandaleuse vérité, qu’il aimait la fille de la servante.

Jan Kleyn s’attarda dans son lit en réfléchissant à tout cela. Samedi 9 mai. Le soir même, il irait à Bezuidenhout Park. Ce rendez-vous hebdomadaire était pour lui une habitude sacrée. Seuls des impératifs liés à son travail pouvaient l’empêcher de s’y rendre. Ce jour-là, il avait une entrevue importante avec Franz Malan, qui ne pouvait être remise. Sa visite à Bezuidenhout Park en serait retardée d’autant.

Comme d’habitude, il s’était réveillé de bonne heure, Jan Kleyn se couchait tard et se levait tôt. Il s’était entraîné à se contenter de quelques heures de sommeil seulement. Mais ce matin-là il s’autorisa exceptionnellement à traîner au lit. Des bruits lui parvenaient de la cuisine. Moses, son serviteur, préparait son petit déjeuner.

Il pensa au coup de fil qu’il avait reçu peu après minuit Konovalenko lui avait enfin donné la nouvelle attendue. Victor Mabasha était mort. Cela ne signifiait pas seulement qu’un problème avait été résolu. Le doute qu’il avait entretenu ces derniers jours quant aux capacités de Konovalenko s’était évanoui.

À dix heures, il devait retrouver Franz Malan à Hammanskraal. Le temps était venu de prendre une décision sur le lieu et l’heure de l’attentat. Le remplaçant de Victor Mabasha avait été sélectionné. Jan Kleyn ne doutait pas d’avoir une fois de plus pris la bonne décision. Sikosi Tsiki ferait ce qu’on attendait de lui. Mais le choix initial de Victor Mabasha n’avait pas été une erreur. Jan Kleyn savait qu’il existait des strates invisibles chez tout être humain, même chez les plus extrémistes. Victor Mabasha avait été pesé sur la balance de Konovalenko, qui l’avait jugé trop léger. Sikosi Tsiki passerait la même épreuve. Jan Kleyn ne pouvait pas imaginer que deux candidats successifs se révèlent inférieurs à ses attentes.

À huit heures trente, il prit l’autoroute vers Hammanskraal. La fumée était dense au-dessus des bidonvilles. Sans lui, Miranda aurait été obligée de vivre là, au milieu des bicoques en tôle, des chiens errants, des détritus, les yeux brûlés par les feux de charbon de bois. Miranda avait eu de la chance d’échapper à l’enfer de la township. Grâce à lui, à sa concession à l’amour défendu, sa fille et elle avaient échappé à la vie sans espoir de leurs frères et sœurs africains.

Matilda avait hérité de la beauté de sa mère. Mais il y avait entre elles une différence qui pointait vers l’avenir. Matilda était plus claire de peau que Miranda. Lorsqu’elle aurait un jour des enfants avec un homme blanc, le processus se poursuivrait. Dans un avenir lointain, au-delà de sa propre vie, ses héritiers donneraient naissance à des enfants dont la physionomie ne révélerait jamais la présence de sang noir dans leurs veines.

Jan Kleyn aimait conduire en pensant à l’avenir. Il n’avait jamais compris ceux qui le croyaient impossible à prévoir. Pour lui, l’avenir se créait dans l’instant.

Franz Malan l’attendait sur la terrasse de Hammanskraal. Ils se serrèrent la main et prirent place autour de la table au feutre vert.

— Victor Mabasha est mort, annonça Jan Kleyn d’entrée de jeu.

Un grand sourire éclaira le visage de Franz Malan.

— Konovalenko l’a tué hier. Les Suédois ont toujours fabriqué d’excellentes grenades.

— Elles sont difficiles à se procurer. Mais nos intermédiaires se chargent de régler les problèmes.

— Oui. C’est la seule chose pour laquelle on peut remercier les Rhodésiens, dit Jan Kleyn.

Un vieil officier des services secrets lui avait autrefois raconté de quelle manière les Blancs de Rhodésie du Sud avaient réussi, trente ans plus tôt, à contourner l’embargo mondial. Cela lui avait appris que les politiques ont toujours les mains sales. Ceux qui jouent avec le pouvoir pour enjeu inventent et modifient les règles en fonction de l’évolution de la partie. Malgré les sanctions sur lesquelles tous les pays — à l’exception du Portugal, de Taïwan, d’Israël et de l’Afrique du Sud — s’étaient mis d’accord, la Rhodésie du Sud n’avait jamais manqué de produits d’importation. Leurs exportations non plus n’avaient pas réellement souffert. Des Américains et des Soviétiques avaient discrètement fait le voyage de Salisbury pour proposer leurs services. Du côté américain, il s’agissait surtout de sénateurs du Sud, qui considéraient comme un devoir de soutenir la minorité blanche. Grâce à leur appui, des hommes d’affaires grecs et italiens, des compagnies aériennes montées en toute hâte et un réseau ingénieux d’intermédiaires s’étaient chargés de passer outre les sanctions dans le plus grand secret. De leur côté, des politiciens russes avaient utilisé les mêmes méthodes pour conserver l’accès à certains métaux nécessaires à leur industrie. Très vite, il n’était plus resté qu’un simulacre d’isolement. Mais les politiciens du monde entier avaient continué, du haut de leurs tribunes, à condamner le régime blanc raciste et à défendre le bien-fondé des sanctions.

Plus tard, Jan Kleyn avait pu constater que l’Afrique du Sud blanche avait elle aussi beaucoup d’amis à travers le monde. Les aides étaient moins visibles que celles que recevaient les Noirs. Mais les soutiens discrets, Jan Kleyn n’en doutait pas un instant, étaient au moins aussi précieux que ceux proclamés sur la place publique. L’enjeu était une lutte à mort, où toutes les méthodes devenaient peu à peu permises.

— Le remplaçant ? demanda Franz Malan.

— Sikosi Tsiki. Le numéro deux sur ma liste. Vingt-huit ans, né près d’East London. Il a réussi à se faire exclure à la fois de l’ANC et de l’Inkhata. Dans les deux cas pour vols et loyauté défaillante. Il nourrit maintenant une haine que je qualifierais de fanatique à l’encontre des deux organisations.

— Les fanatiques… Il y a toujours quelque chose d’incontrôlable chez ces gens-là. Ils n’ont pas peur de la mort. Mais ils ne suivent pas toujours le plan établi.

Jan Kleyn s’exaspéra du ton sentencieux de Malan. Mais il masqua son irritation.

— C’est moi qui le traite de fanatique, dit-il. Cela ne veut pas dire qu’il le soit vraiment. Son sang-froid n’a rien à envier au mien.

Franz Malan se contenta de cette réponse. Il n’avait, comme d’habitude, aucune raison de mettre en cause ses paroles.

— J’en ai parlé aux amis du Comité, poursuivit Jan Kleyn. J’ai demandé qu’on procède à un vote. Personne n’a eu d’objection.

Franz Malan imagina les membres du Comité assis autour de la table ovale en noyer, levant la main l’un après l’autre. Les votes à bulletin secret n’existaient pas. La transparence était nécessaire, pour préserver la confiance. En dehors de la volonté de défendre à n’importe quel prix les droits des Boers et de tous les Blancs en Afrique du Sud, les membres du Comité n’avaient pas grand-chose en commun. Le dirigeant fasciste Terrace Blanche était considéré par les autres avec un mépris mal dissimulé. Mais sa présence était indispensable. Le représentant de la famille De Beer, un homme âgé que personne n’avait jamais vu rire, était entouré du respect mitigé que suscite souvent la richesse extrême. Le juge Pelser, représentant de la Confrérie, méprisait ouvertement tout le monde. Mais son influence était immense et on le contredisait rarement. Le général Stroesser enfin, du commandement suprême de l’armée de l’air, était quelqu’un qui ne s’entourait pas volontiers de fonctionnaires civils ou de patrons de mines.

Mais ils avaient voté pour confier la mission à Sikosi Tsiki. De la sorte, Kleyn et Malan pouvaient reprendre les préparatifs.

— Sikosi Tsiki part dans trois jours, dit Jan Kleyn. Konovalenko est prêt à l’accueillir. Il atterrira à Copenhague, via Amsterdam, avec un passeport zambien. Puis le bateau jusqu’en Suède.

Franz Malan hocha la tête. C’était son tour. Il tira de son porte-documents un certain nombre d’agrandissements en noir et blanc ainsi qu’une carte. Les photographies avaient été prises, développées et tirées par lui-même dans le laboratoire privé de son domicile. Quant à la carte, il l’avait copiée sur son lieu de travail à l’abri des regards indiscrets.

— Le vendredi 12 juin, dit-il. La police locale prévoit au minimum quarante mille auditeurs. Tout indique qu’il s’agit d’une occasion privilégiée. Tout d’abord à cause de la présence de là colline de Signal Hill, au sud du stade. La distance jusqu’à la tribune est de sept cents mètres environ. La colline n’est pas construite. Mais il y a un chemin carrossable par le sud. Notre agent ne devrait pas rencontrer de problème à l’aller ni au retour. En cas de besoin, il peut rester caché là-haut et redescendre plus tard, mêlé à la foule des Noirs. Dans le chaos général, il ne risque pas d’être repéré.

Jan Kleyn examina soigneusement les photos. Il attendit la suite.

— Deuxième argument, poursuivit Franz Malan. L’attentat doit avoir lieu dans le cœur de ce qu’on pourrait appeler la partie anglaise de notre pays. Les Africains réagissent de façon primitive. Leur première pensée sera que l’attentat a été commis par quelqu’un du Cap. La haine sera dirigée contre les habitants de la ville. Tous ces Anglais libéraux qui veulent le bien des Noirs seront contraints de voir ce qui leur arrivera si ces derniers prennent le pouvoir dans le pays. Cela nous facilitera d’autant le travail, au moment de lancer la contre-offensive.

Jan Kleyn hocha la tête.

— Quelles sont les failles ?

— Il n’y en a pas.

— Il y en a toujours. On ne peut pas prendre la décision avant d’avoir repéré les points faibles.

— Je n’en vois qu’un seul, dit Franz Malan après un silence. La possibilité que Sikosi Tsiki rate sa cible.

Jan Kleyn sursauta.

— Il ne la ratera pas. Je choisis des gens qui visent juste.

— Sept cents mètres, c’est quand même une distance. Un coup de vent, un muscle qui tressaille au mauvais moment, un reflet de soleil imprévisible… Le coup est dévié de quelques millimètres. Quelqu’un d’autre est touché.

— Cela ne doit pas se produire.

Franz Malan pensa qu’ils ne trouveraient peut-être pas de faille dans le plan. Mais il avait découvert un point faible chez Jan Kleyn. Quand les arguments rationnels lui faisaient défaut, il en revenait toujours à une formule conjuratoire. « Cela ne doit pas se produire », un point c’est tout.

Mais il ne dit rien.

Un serviteur apporta du thé. Puis ils passèrent à nouveau le projet en revue. Les détails, les questions auxquelles il fallait répondre, Vers seize heures, ils estimèrent avoir fait le tour.

— Il nous reste à peine un mois d’ici le 12 juin, conclut Jan Kleyn. Vendredi prochain, il faudra décider si cela va se faire au Cap ou non. D’ici là, toutes les estimations doivent être faites, toutes les questions doivent avoir trouvé une réponse. On se retrouve ici au matin du 15 mai. Je convoque le Comité pour quatorze heures. Au cours de la semaine qui vient, nous devons chacun de notre côté passer le plan au crible. Nous connaissons déjà les arguments favorables. Maintenant nous devons chercher les autres. Franz Malan acquiesça. Il n’avait rien à ajouter.

Ils quittèrent la maison de Hammanskraal à dix minutes d’intervalle.

Jan Kleyn fila directement à la maison de Bezuidenhout Park.

Miranda Nkoyi contemplait sa fille. Assise par terre, Matilda regardait droit devant elle. Mais ce regard n’était pas vide, bien au contraire. Lorsqu’elle l’observait ainsi, il lui arrivait, comme dans un accès de vertige très bref, de reconnaître sa propre mère. Sa mère avait eu dix-sept ans à peine lorsqu’elle lui avait donné naissance. L’âge qu’avait maintenant Matilda.

Parfois, de façon beaucoup plus douloureuse, Miranda croyait aussi reconnaître chez elle des attitudes de Jan Kleyn. Avant tout, ce regard perdu dans une concentration forcenée alors qu’elle n’avait rien sous les yeux. Le regard intérieur que personne ne pouvait capter ni comprendre.

— Matilda, dit-elle à voix basse, comme pour la ramener en douceur à la pièce où elles se trouvaient.

La jeune fille sortit d’un coup de sa transe et la regarda droit dans les yeux.

— Tu ne me permets pas de le haïr quand il est là, dit-elle. Alors je le fais pendant qu’on l’attend. Tu peux décider du moment. Mais tu ne peux pas m’enlever la haine :

Miranda aurait voulu crier qu’elle la comprenait. Mais c’était impossible. Elle était comme sa mère, la première Matilda, rongée par l’humiliation permanente d’être privée d’une vie digne de ce nom dans son propre pays. Miranda s’était assouplie de la même manière. Elle avait fini par se taire, dans une impuissance qu’elle ne pouvait compenser qu’en trahissant celui qui était aussi le père de sa fille.

Bientôt…. pensa-t-elle. Bientôt je dirai à ma fille que sa mère n’a pas complètement perdu sa force vitale. Pour la reconquérir, lui montrer que cette distance entre nous n’est pas un abîme.

Matilda appartenait en secret au mouvement de jeunesse de l’ANC. Elle était active et avait déjà exécuté plusieurs missions de confiance. Plus d’une fois, elle avait été arrêtée par la police. Miranda vivait dans l’effroi permanent qu’elle soit blessée ou tuée. Quand les cercueils des Noirs étaient portés à bout de bras par des cortèges funèbres ondoyants et chantants, elle priait tous les dieux auxquels elle croyait d’épargner sa fille. Elle se tournait vers le dieu chrétien, vers les esprits des ancêtres, vers sa mère morte, vers la songoma dont son père lui parlait autrefois. Mais elle n’avait jamais la certitude qu’ils l’entendaient vraiment. La seule consolation que lui offrait la prière était de la laisser épuisée.

Miranda comprenait le clivage et l’impuissance de sa fille. Avoir pour père un Boer, être la descendante de l’ennemi…, c’était comme d’avoir reçu une blessure mortelle dès sa conception.

Pourtant une mère ne peut pas regretter d’avoir donné naissance à son enfant. À l’époque, dix-sept ans plus tôt, elle aimait Jan Kleyn aussi peu qu’aujourd’hui. Matilda avait été conçue dans la soumission et la peur. Le lit où ils couchaient flottait dans un univers esseulé. Un univers sous vide. Après, elle n’avait pas eu la force de briser ses chaînes. L’enfant devait naître, cet enfant avait un père, et cet homme lui avait donné une maison à Bezuidenhout, de l’argent pour vivre. Elle était déterminée dès le départ à ne pas avoir d’autres enfants avec lui. Au besoin, Matilda serait l’unique, même si son cœur africain se révoltait à cette idée. Jan Kleyn n’avait jamais ouvertement souhaité avoir un autre enfant avec elle ; son exigence qu’elle participe, dans l’amour, était toujours aussi vide. Elle le laissait venir à elle pendant la nuit, et ne le supportait que parce qu’elle avait appris à se venger en le trahissant.

Elle contempla Matilda, à nouveau perdue dans ce monde intérieur où elle ne la laissait jamais pénétrer. Elle voyait bien que sa fille avait hérité de ses traits. Mais sa peau était plus claire. Elle se demandait parfois ce qu’aurait dit Jan Kleyn s’il avait su que sa fille aurait voulu, plus que tout au monde, être née avec une peau plus sombre.

Elle aussi le trahit, pensa Miranda. Mais ce n’est pas une volonté mauvaise. C’est le fil de la survie. Nous nous y cramponnons pendant que l’Afrique du Sud brûle. Le mal est entièrement son fait à lui. Un jour, le mal le détruira. La liberté, pour nous, ne sera pas en premier lieu un bulletin de vote, mais la fin de notre enchaînement intérieur.

La voiture s’immobilisa à l’entrée du garage.

Matilda se leva et regarda sa mère.

— Pourquoi ne l’as-tu jamais tué ?

C’était sa voix à lui que Miranda entendait dans celle de sa fille. Mais elle avait fait en sorte que son cœur ne devienne pas celui d’une Boer. L’apparence, la peau claire, elle n’y pouvait rien. Le cœur de sa fille, en revanche, elle l’avait défendu avec passion. C’était le dernier bastion, celui dont Jan Kleyn ne s’emparerait jamais.

La honte était qu’il ne semblait rien remarquer. Chaque fois qu’il venait à Bezuidenhout, la voiture était surchargée de provisions, pour qu’elle lui prépare un braai exactement comme à la villa blanche quand il était petit. Il ne s’était jamais aperçu qu’il faisait d’elle la réplique de sa mère, la servante, l’esclave. Il ne comprenait toujours pas qu’il la contraignait à jouer tous ces rôles : la cuisinière, l’amante, la femme qui époussetait ses vêtements. Il ne voyait pas la haine compacte de sa fille. Il voyait un monde immobile, pétrifié, et il pensait que la mission de sa vie était de le défendre. Le mensonge, l’hypocrisie… le simulacre sans fond sur lequel reposait le pays entier, il ne le voyait pas.

— Tout va bien ? demanda-t-il lorsqu’il eut posé les sacs de victuailles dans l’entrée.

— Oui, répondit Miranda. Tout va bien.

Elle se mit à préparer le braai pendant qu’il tentait de parler à sa fille, qui se cachait derrière un masque de timidité craintive. Elle les regardait par la porte ouverte de la cuisine. Elle vit Matilda se figer lorsqu’il voulut lui caresser les cheveux. Ils mangèrent le dîner, les saucisses afrikaners, les épais morceaux de viande, les salades de choux. Miranda savait que Matilda vomirait le tout aux toilettes à la fin du repas. Puis il voulut parler de tout ce qui n’avait aucune importance, la maison, les papiers peints, le jardin. Matilda disparut dans sa chambre, Miranda était seule avec lui, et elle lui donna les réponses attendues.

Ils allèrent se coucher. Il était brûlant comme ne peut l’être que celui qui a froid. Le lendemain, puisqu’on ne pouvait les voir ensemble, ils feraient leur promenade dominicale à l’intérieur de la maison. Ils marcheraient en rond, l’un autour de l’autre, mangeraient encore, resteraient assis en silence. Matilda s’enfuirait à la moindre occasion et ne reparaîtrait vraiment qu’après son départ. Il faudrait attendre lundi pour que la vie revienne à la normale.

 

Lorsqu’il fut endormi et que sa respiration devint calme et régulière, elle se leva lentement. Elle avait appris l’art de se mouvoir sans aucun bruit. Elle alla à la cuisine en laissant la porte ouverte, pour pouvoir s’assurer sans cesse qu’il dormait toujours. Un verre d’eau préparé à l’avance servirait de prétexte si jamais il se réveillait et lui demandait pourquoi elle était debout à cette heure.

Comme d’habitude, elle avait disposé les vêtements de l’homme sur une chaise de la cuisine. Cette chaise était placée de manière à ne pas être vue de la chambre à coucher. Il lui avait demandé une ou deux fois pourquoi elle suspendait toujours ses vêtements dans la cuisine et pas dans la chambre. Elle avait répondu qu’elle tenait à les brosser au matin avant qu’il ne s’habille.

Elle tâta ses poches. Elle savait que le portefeuille se trouvait dans la poche intérieure gauche du veston et le trousseau de clés dans la poche droite du pantalon. Le pistolet qu’il portait toujours sur lui était posé sur la table de chevet.

D’habitude, il n’y avait rien d’autre dans ses poches. Mais cette nuit-là, elle trouva un papier. Elle reconnut son écriture. Sans quitter la chambre des yeux, elle mémorisa rapidement ce qui était écrit.

Le Cap. 12 juin. Distance au lieu ? Direction du vent ? Voies d’accès ?

Elle rangea le papier à sa place après l’avoir soigneusement replié.

Elle ignorait le sens de ce griffonnage. Mais elle ferait comme d’habitude. Elle le restituerait textuellement à l’homme qu’elle rencontrait au lendemain des visites de Jan Kleyn.

Elle but le verre d’eau et retourna dans le lit.

Il arrivait à Kleyn de parler dans son sommeil, presque toujours dans l’heure suivant l’endormissement. Ces mots qu’il marmonnait, criait parfois, étaient eux aussi scrupuleusement répétés, comme tous les autres détails de la visite. Parfois il lui disait d’où il venait, et où il comptait aller ensuite. Mais en général il ne lui apprenait rien. Et il n’avait jamais révélé quoi que ce soit, consciemment ou non, concernant son travail pour les services de renseignement.

Autrefois, il lui avait dit qu’il était chef de bureau au ministère de la Justice à Pretoria. Lorsqu’elle avait été contactée par l’intermédiaire et que celui-ci lui avait appris que Jan Kleyn travaillait pour la police secrète, elle avait reçu l’ordre de ne jamais révéler qu’elle connaissait ses activités.

Jan Kleyn quitta la maison le dimanche soir. Sa dernière réplique fut qu’il reviendrait le vendredi suivant en fin d’après-midi. Miranda, de la fenêtre, lui fit un signe de la main.

Dans la voiture, il pensa à la semaine à venir. Le plan commençait à prendre forme. Tout ce qui devait se produire était sous son contrôle.

Il ignorait cependant que Victor Mabasha vivait encore.

 

Le soir du 12 mai, un mois exactement l’avant l’attentat prévu contre le chef de l’ANC, Sikosi Tsiki décolla de Johannesburg par le vol régulier de la KLM à destination d’Amsterdam. Tout comme Victor Mabasha, Sikosi Tsiki s’était longtemps demandé quelle serait sa cible. Contrairement à Mabasha, il n’était pas arrivé à la conclusion que ce devait être le président De Klerk. La question restait ouverte.

L’idée qu’il puisse s’agir de Nelson Mandela ne l’avait même pas effleuré.

Le mercredi 13 mai, peu après dix-huit heures, un bateau de pêche accosta à Limhamn.

Sikosi Tsiki sauta à terre. Le bateau repartit immédiatement vers le Danemark.

Sur le quai, il fut accueilli par un homme d’une corpulence inhabituelle.

Cet après-midi-là, une tempête du sud-ouest arriva sur la Scanie. Le vent ne faiblit que le lendemain soir. Ensuite, vint la chaleur.