7
À l’aube, Kurt Wallander fit un rêve.
Sa main était devenue noire. Il ne portait pas de gant ; c’était bien sa peau. Sa main ressemblait à celle d’un Africain.
Dans le rêve, il balançait entre horreur et satisfaction, Rydberg était là lui aussi, l’air réprobateur, et lui demandait pourquoi seule l’une des deux était noire.
— Parce qu’il faut bien garder quelque chose pour demain.
Au réveil, il s’était interrogé sur cette réponse faite à Rydberg. Qu’avait-il voulu dire ?
Il se leva et vit par la fenêtre que le 1er mai de cette année serait en Scanie un jour limpide et ensoleillé, mais très venteux. Il était six heures.
Deux heures de sommeil seulement, mais il n’était pas fatigué. Ce matin, avec un peu de chance, ils sauraient si Stig Gustafson avait un alibi valable pour le vendredi précédent.
Si l’on résout l’affaire aujourd’hui, pensa-t-il, l’enquête aura été vraiment facile. D’abord, c’était le calme plat. Puis tout est arrivé d’un coup. Une enquête criminelle a sa propre vie, son propre rythme, qui est rarement celui du quotidien. Ses horloges tordent le temps, l’immobilisent, ou le déchaînent. Personne ne peut savoir à l’avance.
À huit heures, ils étaient rassemblés. Wallander prit la parole.
— Il n’y a aucune raison d’impliquer la police danoise. Si l’on en croit sa demi-sœur, Stig Gustafson va atterrir à dix heures à Copenhague sur un vol de la Scanair. Svedberg, tu vas contrôler le vol et l’horaire. Ensuite, il a trois possibilités pour se rendre à Malmö : le ferry de Limhamn, les hydroglisseurs ou l’hovercraft de la SAS. On installe un dispositif aux trois terminaux.
— Un ancien machiniste choisirait le ferry, non ? dit Martinsson.
— Il en a peut-être sa claque. On devra être deux à chaque poste. Il faudra l’intercepter fermement et lui expliquer nos raisons. Une certaine prudence est de mise. Après, on le ramène ici. Je compte lui parler le premier.
— Deux personnes, ça me semble peu, dit Björk. Je propose au moins une patrouille en réserve.
— D’accord.
— J’ai parlé aux collègues de Malmö, poursuivit Björk. Nous aurons besoin d’aide. Je vous laisse discuter avec eux de la manière dont la police des frontières va vous signaler son arrivée.
Wallander regarda sa montre.
— Si c’est tout, je propose qu’on abrège. On a intérêt à être en avance à Malmö.
— Le vol peut être retardé de vingt-quatre heures, dit Svedberg. Je vais vérifier tout de suite.
Quinze minutes plus tard, il annonça que le vol de Las Palmas était attendu à Kastrup dès neuf heures vingt.
— Il a déjà décollé. Et les vents sont favorables.
Ils partirent immédiatement pour Malmö, conférèrent avec les collègues et se répartirent les postes. Wallander se chargea du terminal de la SAS avec un assistant du nom d’Engman qui venait d’arriver à Ystad en remplacement d’un certain Näslund, avec lequel Wallander avait collaboré pendant de nombreuses années. Näslund était originaire de Gotland et, lorsqu’un poste s’était libéré à Visby, il n’avait pas hésité un instant à retourner sur son île ; Wallander le regrettait parfois, en raison surtout de sa bonne humeur. Martinsson se chargea du port de Limhamn avec un collègue ; Svedberg s’occuperait des hydroglisseurs. Ils étaient en contact par talkie-walkie. À neuf heures trente, le dispositif était en place. Wallander persuada les collègues de leur apporter du café.
— C’est la première fois que je participe à l’arrestation d’un tueur, dit Engman.
— On ne sait pas si c’est lui. Dans ce pays, on est innocent jusqu’à preuve du contraire. Ne l’oublie pas.
Son propre ton professoral lui déplut et il voulut le corriger en ajoutant une phrase aimable. Mais aucune ne lui vint à l’esprit.
À dix heures trente, Svedberg et son collègue procédèrent à une interpellation sans histoires. Stig Gustafson était un homme de petite taille, maigre, le cheveu rare, bronzé après ses vacances.
Svedberg lui expliqua qu’il était soupçonné de meurtre, lui passa les menottes et l’informa qu’il serait interrogé à Ystad.
— Que me voulez-vous ? protesta Gustafson. Pourquoi des menottes ? Pourquoi dois-je alla : à Ystad ? Qui est-ce que j’aurais tué ?
Svedberg pensa malgré lui que le machiniste était peut-être innocent.
À midi moins dix, Wallander prenait place face à Gustafson dans une salle d’interrogatoire du commissariat, après avoir informé le procureur de la réussite de l’interpellation. Il commença par lui proposer un café, Gustafson refusa.
— Je veux rentrer chez moi. Et je veux savoir pourquoi je suis ici.
— Pour répondre à quelques questions. Ensuite, je déciderai si vous pouvez ou non rentrer chez vous.
Il procéda par ordre. Deuxième prénom : Emil. Né à Landskrona. L’homme était nerveux, il transpirait. En soi, cela ne signifiait rien. La peur de la police existait au même titre que la peur des serpents.
L’interrogatoire débuta. Wallander alla droit au but, tendu, à l’affût des réactions du suspect.
— Vous êtes ici pour répondre du meurtre de Louise Åkerblom.
L’homme se figea. Avait-il cru que le corps ne serait pas découvert si vite ? Ou était-il sincèrement surpris ?
— Louise Åkerblom a disparu vendredi dernier, poursuivit Wallander. Son corps a été retrouvé il y a quelques jours. Elle a vraisemblablement été tuée dès vendredi, en fin de journée. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
— S’agit-il de la Louise Åkerblom que je connais ?
Wallander nota qu’il avait peur maintenant.
— Oui. Celle que vous avez connue chez les méthodistes.
— Elle a été tuée ?
— Oui.
— Mais c’est épouvantable !
Wallander sentit aussitôt l’appréhension lui vriller l’estomac. Ils s’étaient trompés du tout au tout. L’émotion de Gustafson semblait absolument sincère. Il avait beau savoir par expérience que certains tueurs, parmi les pires, avaient la faculté de jouer l’innocence avec un art consommé…
— Je veux savoir ce que vous avez fait vendredi dernier, Commençons par l’après-midi.
La réponse le prit complètement au dépourvu.
— J’étais au commissariat.
— Pardon ?
— Oui. À Malmö. Je devais partir pour Las Palmas le lendemain, et j’ai découvert que mon passeport était périmé. J’y suis allé. Les bureaux venaient de fermer, mais ils ont été serviables. À seize heures, j’avais mon nouveau passeport.
Au fond de lui, Wallander comprit en cet instant que Stig Gustafson était hors de cause. Mais c’était comme s’il refusait de l’admettre. Ils avaient désespérément besoin de résoudre ce meurtre au plus vite. Et ce serait carrément une faute professionnelle de laisser son intuition dominer l’interrogatoire.
— J’avais laissé ma voiture devant la gare centrale, ajouta Gustafson. En sortant du commissariat, je suis allé au pub boire une bière.
— Quelqu’un peut-il confirmer votre présence dans ce pub ?
Stig Gustafson réfléchit.
— Je ne sais pas. J’étais seul. Peut-être l’un des serveurs se souviendrait-il de moi ? Mais je vais très rarement au pub. Je ne suis pas franchement un habitué.
— Combien de temps y êtes-vous resté ?
— Peut-être une heure. Pas davantage.
— Jusqu’à dix-sept heures trente à peu près. C’est bien cela ?
— Sans doute. Je voulais passer par Systemet{1} avant la fermeture.
— Quel dépôt ?
— Celui qui se trouve derrière le grand magasin NK. Je ne connais pas le nom de la rue.
— Vous y êtes allé ?
— Oui. J’ai acheté quelques bières.
— Quelqu’un peut-il le confirmer ?
Gustafson réfléchit.
— Je me rappelle juste que le vendeur avait une barbe rousse. Mais j’ai peut-être gardé le reçu. La date est inscrite dessus, n’est-ce pas ?
— Continuez.
— J’ai repris ma voiture. Je voulais acheter une valise au centre commercial de Jägersro.
— Quelqu’un là-bas pourrait-il vous reconnaître ?
— Je n’ai rien acheté, en définitive. Elles étaient trop chères. J’ai pensé qu’il faudrait me contenter de ma vieille valise. J’étais déçu.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai mangé un hamburger au McDonald’s de là-bas. Mais les employés sont tous des gamins. Ça m’étonnerait qu’ils se souviennent de quoi que ce soit.
— Les jeunes ont souvent bonne mémoire, dit Wallander en pensant à une employée de banque qui leur avait été d’une aide précieuse au cours d’une enquête, quelques années plus tôt.
— Quelque chose me revient, dit brusquement Stig Gustafson. Quand j’étais au pub.
— Quoi donc ?
— Je suis allé pisser. Et là, j’ai parlé à un type, qui se plaignait parce qu’il n’y avait pas de serviettes en papier pour s’essuyer les mains. Il était un peu ivre, mais pas trop. Il m’a dit qu’il s’appelait Forsgård et qu’il était fleuriste à Höör.
Wallander prit note.
— On va vérifier ce point. Revenons au McDonald’s de Jägersro. Il devait être… dix-huit heures trente, par là ?
— Sans doute, oui.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Je suis allé chez Nisse pour jouer aux cartes.
— Qui est Nisse ?
— Un vieux charpentier que j’ai connu en mer il y a longtemps. Nisse Strömgren. Il habite dans Föreningsgatan. On joue aux cartes de temps à autre, un jeu qu’on a appris en Asie, très compliqué, mais très amusant. Il s’agit de collectionner des valets.
— Combien de temps avez-vous passé chez lui ?
— Il ne devait pas être loin de minuit quand je suis rentré. Un peu tard, vu que je devais me lever tôt. Le bus partait à six heures de la gare centrale. Le bus de l’aéroport de Copenhague, je veux dire.
Wallander hocha la tête. Stig Gustafson avait un alibi. S’il disait la vérité. Et si Louise Åkerblom avait vraiment été tuée le vendredi.
Il n’y avait pas pour l’instant de motif suffisant pour le retenir en garde à vue. Le procureur ne donnerait jamais son accord.
Ce n’est pas lui, pensa Wallander. Si je commence à lui mettre la pression pour le harcèlement de Louise Åkerblom, ça ne nous mènera à rien.
Il se leva.
— Attendez ici.
Le groupe d’enquête rassemblé dans la salle de réunion écouta avec abattement le résumé de Wallander.
— On va vérifier son alibi. Mais sincèrement, je ne pense plus que ce soit lui.
— Je trouve que tu vas trop vite en besogne, protesta Björk. Nous ne savons pas encore si elle a été tuée le vendredi après-midi. Stig Gustafson peut très bien avoir fait la route de Lomma à Krageholm après la partie de cartes.
— Ça paraît peu probable. Qu’est-ce qui aurait retenu Louise Åkerblom là-bas pendant tout ce temps ? N’oublie pas qu’elle avait laissé un message sur le répondeur disant qu’elle serait rentrée pour dix-sept heures. Ça, c’est une certitude. Il s’est passé quelque chose avant.
Silence. Wallander jeta un regard circulaire.
— Je dois parler au procureur, dit-il. Si vous n’avez rien à ajouter, je propose qu’on relâche Stig Gustafson.
Personne ne fit d’objection.
Kurt Wallander se rendit dans l’aile réservée aux procureurs et donna à Per Åkeson un compte rendu de l’interrogatoire. Comme à chaque visite, il était surpris par le désordre ambiant. Tables et chaises encombrées de dossiers, corbeille à papier débordante… Mais Per Åkeson était compétent. Personne n’avait jamais pu lui reprocher d’avoir égaré le moindre document de valeur.
— Une garde à vue serait injustifiable, dit-il quand Wallander eut fini. Je suppose qu’on peut confirmer son alibi rapidement ?
— Oui. Ce n’est pas lui.
— Quelles sont vos autres pistes ?
— Pas grand-chose. On s’est demandé s’il avait pu la faire tuer par quelqu’un d’autre. On va faire une synthèse approfondie cet après-midi. Nous n’avons pas d’autre suspect. Il va falloir continuer à ratisser large. Je te tiens au courant.
Per Åkeson plissa les yeux.
— Est-ce qu’il t’arrive de dormir, Kurt ? Tu devrais te regarder dans une glace. Tu as une tête épouvantable.
— Ce n’est rien comparé à ce que je ressens à l’intérieur.
Wallander longea les couloirs dans l’autre sens jusqu’à la salle d’interrogatoire.
— Nous allons vous raccompagner à Lomma, dit-il. Mais il est probable qu’on vous recontacte.
— Je suis libre ?
— Vous n’avez jamais cessé de l’être.
— Je ne l’ai pas tuée. Je ne comprends pas comment vous avez pu croire une chose pareille.
— Ah bon ? Vous lui avez pourtant collé aux basques.
Une ombre d’inquiétude passa sur le visage de Gustafson.
Très bien. Qu’il sache au moins qu’on est au courant.
Il le raccompagna jusqu’au hall d’accueil et demanda qu’on le ramène chez lui en voiture.
Ce type-là, pensa-t-il, on ne le reverra jamais. On peut tirer un trait dessus.
Après une pause déjeuner d’une heure —Wallander en avait profité pour rentrer chez lui et manger quelques sandwiches dans sa cuisine —, ils se réunirent à nouveau.
— Où sont passés tous nos voleurs ordinaires ? soupira Martinsson quand tout le monde fut assis. C’est une histoire à dormir debout. Une méthodiste enterrée dans un puits. Et un doigt qui traîne dans la nature.
— Ce doigt existe. On n’y peut rien.
— Il y a trop de fils épars qui se baladent, dit Svedberg avec irritation. On doit rassembler les éléments. Tout de suite. Sinon, on ne pourra jamais continuer.
Wallander crut déceler une critique voilée contre sa façon de conduire l’enquête. Ce n’était pas entièrement injustifié. Il y avait toujours un danger à se concentrer trop vite sur une piste unique. Le langage imagé de Svedberg ne reflétait que trop bien sa propre confusion.
— D’accord. Voyons donc de quels éléments nous disposons. Louise Åkerblom a été assassinée. Nous ne savons pas où, ni par qui. Mais nous avons un horaire approximatif. Une maison déserte explose dans les environs. Nyberg découvre sur les lieux des fragments d’un émetteur radio et un barillet brûlé appartenant à un revolver fabriqué sous licence en Afrique du Sud. Nous trouvons aussi dans la cour un doigt noir coupé. Par ailleurs, quelqu’un a essayé de cacher la voiture de Louise Åkerblom dans un étang. C’est un pur coup de chance que nous l’ayons retrouvée si vite. Pareil pour son corps. Nous savons aussi qu’elle a été tuée d’une balle en plein front, ce qui évoque une exécution sommaire. J’ai appelé l’hôpital avant la réunion. Rien n’indique un crime sexuel. Elle a été abattue, point.
— Il faut mettre de l’ordre dans tout ça, dit Martinsson. Il nous faut plus de précisions concernant le doigt, l’émetteur, le revolver. Il faut tout de suite prendre contact avec cet avocat de Värnamo. Il y avait forcément quelqu’un dans cette maison.
— On va se répartir le travail. Pour ma part, j’ai seulement deux questions.
— Vas-y, dit Björk.
— Qui a pu tuer Louise Åkerblom ? Un violeur aurait été envisageable. Mais apparemment, on peut écarter cette piste. Aucune trace non plus de mauvais traitements ou de captivité. Elle n’a pas d’ennemis. Mon hypothèse à moi, c’est qu’il s’agit d’une erreur. Elle a été tuée à la place de quelqu’un d’autre. Deuxième possibilité : elle aurait été un témoin indésirable.
— Ça collerait avec la maison incendiée, dit Martinsson. Elle se trouve à proximité immédiate de la propriété que devait visiter Louise Åkerblom. Et il est évident qu’il se passait des trucs là-bas. Elle a pu voir quelque chose. Peters et Norén ont jeté un coup d’œil à la propriété en question, celle de la veuve Wallin. Tous deux sont d’avis qu’il est très facile de se tromper de chemin.
— Continue.
— C’est tout. On imagine mal que le doigt coupé soit un résultat de l’explosion, qui serait plutôt du genre à pulvériser un être humain. Le doigt était tranché, mais intact.
— Je ne sais pas grand-chose de l’Afrique du Sud, intervint Svedberg, sinon que c’est un pays raciste et violent. On n’a pas de lien diplomatique avec eux. On ne joue pas au tennis avec eux, on ne fait pas d’affaires avec eux, du moins pas officiellement. Alors une piste, ici en Suède, qui aurait une origine en Afrique du Sud, ça me paraît complètement invraisemblable. N’importe où, soit, mais pas ici.
— C’est peut-être précisément pour ça, marmonna Martinsson.
Wallander réagit aussitôt.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je pense juste qu’on devrait changer complètement de point de vue dans cette enquête.
— Je suis d’accord, dit Björk. Je veux que chacun d’entre vous me fasse un commentaire écrit d’ici à demain. Voyons si un peu de réflexion peut nous faire avancer.
Ils se répartirent le travail. Wallander se chargea de l’avocat de Värnamo à la place de Björk, qui veillerait de son côté à obtenir un rapport préliminaire concernant le doigt coupé.
Wallander composa le numéro du cabinet et demanda à parler d’urgence à maître Holmgren. Celui-ci se fit attendre, ce qui exaspéra Wallander.
— Il s’agit de la propriété dont vous vous occupez en Scanie. La maison qui a brûlé.
— C’est incompréhensible. J’ai vérifié que l’incendie était bien couvert par l’assurance. C’est le cas. La police a-t-elle une explication ?
— Non. Mais on y travaille. J’ai un certain nombre de questions à vous poser.
— J’espère que ça ne prendra pas trop de temps. Je suis très occupé.
— Si on ne peut pas le faire au téléphone, les collègues de Värnamo vous conduiront au commissariat.
Silence.
— Allez-y, dit l’avocat. Je vous écoute.
— Nous attendons toujours le fax précisant le nom et l’adresse des héritiers.
— Je vais demander qu’on vous l’envoie.
— D’autre part, je voudrais savoir qui est concrètement responsable de la propriété.
— C’est moi. J’ai peur de ne pas comprendre le sens de votre question.
— Une maison, ça s’entretient. Il faut remplacer des tuiles, chasser les souris, etc. Vous vous occupez aussi de ça ?
— L’un des héritiers habite Vollsjö. C’est lui qui se charge de l’intendance. Il s’appelle Alfred Hanson.
Wallander nota l’adresse et le téléphone.
— La maison est donc inhabitée depuis un an ?
— Davantage. Les héritiers n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une vente éventuelle.
— Personne n’habitait la maison pendant ce temps-là ?
— Bien sûr que non.
— Vous en êtes certain ?
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir. La maison était inhabitée. Alfred Hanson m’appelait de temps à autre pour me dire que tout était en ordre.
— Quand vous a-t-il appelé pour la dernière fois ?
— Comment voulez-vous que je m’en souvienne ?
— J’aimerais une réponse.
— Vers le Nouvel An, il me semble. Mais je ne pourrais pas en jurer. En quoi cela a-t-il une importance ?
— Jusqu’à nouvel ordre, tout est important. Je vous remercie pour ces renseignements.
Wallander vérifia l’adresse d’Alfred Hanson sur la carte, prit sa veste et sortit.
— Je vais à Vollsjö, dit-il en passant la tête par la porte du bureau de Martinsson. C’est bizarre, cette histoire de maison qui a explosé.
— Tout me paraît bizarre. Je viens de parler à Nyberg. Il affirme que l’émetteur radio pourrait être fabriqué en Russie.
— Quoi ?
— C’est lui qui l’a dit. Si tu veux en savoir plus, appelle-le.
— La Suède, l’Afrique du Sud, la Russie. Et puis quoi encore ?
Une bonne demi-heure plus tard, il s’engageait dans la cour d’une maison relativement moderne qui tranchait vivement sur celles du voisinage. Quelques bergers allemands aboyaient derrière une clôture grillagée. Seize heures trente déjà. Wallander sentit qu’il avait faim.
Un homme d’une quarantaine d’années apparut sur le perron. Hirsute, en chaussettes. En approchant, Wallander constata qu’il sentait l’alcool.
— Alfred Hanson ?
Hochement de tête.
— Je suis de la police d’Ystad.
— Et merde, dit l’homme avant même que Wallander ait pu dire son nom.
— Pardon ?
— Qui a cafté ? Ce salaud de Bengtson, je parie.
Wallander réfléchit avant de répondre.
— La police protège tous ses informateurs.
— Ça doit être Bengtson. Vous venez m’arrêter ?
— On peut en discuter.
L’homme le laissa entrer dans la cuisine. Forte odeur de gnôle. C’était donc ça.
Entre-temps, Hanson s’était laissé tomber sur une chaise et se grattait la tête.
— Toujours la même déveine, soupira-t-il.
— On parlera de ça plus tard. Je viens aussi pour autre chose.
— Quoi donc ?
— La maison qui a brûlé.
— Je ne sais rien.
Inquiétude visible.
— Vous ne savez rien à quel sujet ?
L’homme alluma une cigarette froissée. Ses mains tremblaient.
— En fait, je suis laqueur. Mais je n’ai pas la force de me lever tous les matins à sept heures. Alors je me suis dit que je pouvais bien louer la baraque si ça intéressait quelqu’un. Je veux vendre. Mais la famille fait un tas d’histoires.
— À qui l’avez-vous louée ?
— Un type de Stockholm. Il avait fait le tour du coin pour chercher une maison, et celle-là lui a plu. Je me demande encore comment il a eu mon adresse.
— Comment s’appelait-il ?
— Il a dit qu’il s’appelait Nordström. Mais j’ai mes doutes.
— Pourquoi ?
— L’accent. Les étrangers ne s’appellent quand même pas Nordström.
— Il a voulu louer cette maison ?
— Oui. Il m’a proposé dix mille couronnes par mois. Ce n’est pas une somme qui se refuse. Et puis ça ne faisait de tort à personne. On me donne un peu d’argent pour m’occuper de la maison. La famille n’était pas obligée d’être au courant. Holmgren de Värnamo non plus.
— Combien de temps comptait-il la louer ?
— Il est venu au début du mois d’avril. Il voulait la maison jusqu’à fin mai.
— Vous a-t-il dit dans quel but ?
— Pour des gens qui voulaient peindre en paix.
Wallander pensa à son père.
— Comment ça, peindre ?
— Des artistes, quoi. Et il a posé les billets sur la table. C’est clair, j’ai pas hésité.
— Quand l’avez-vous revu ?
— Jamais.
— Pardon ?
— Ça faisait partie du marché. Je ne devais pas y aller. Je n’y suis pas allé. Je lui ai donné les clés, et c’est tout.
— Vous a-t-il rendu les clés ?
— Non. Il a dit qu’il me les enverrait par la poste.
— Et vous n’avez pas d’adresse ?
— Non.
— Pouvez-vous décrire cet homme ?
— Il était énorme.
— À part ça ?
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il était gros. Presque plus de cheveux, la figure cramoisie, et énorme. Je ne plaisante pas. Gros comme une barrique.
— Avez-vous gardé une partie de cet argent ? demanda Wallander, qui pensait aux empreintes.
— Pas un centime. C’est pour ça que je me suis remis à distiller.
— Si vous arrêtez tout de suite, je ne vous ramène pas à Ystad.
Alfred Hanson n’en crut pas ses oreilles.
— C’est la vérité. Mais je vais vérifier que vous avez tenu parole. Et débarrassez-vous de ce que vous avez déjà.
Wallander sortit, laissant l’homme bouche bée à la table de la cuisine.
Faute professionnelle. Mais là tout de suite, je n’ai pas le temps de m’occuper des bouilleurs de cru.
Il reprit la route d’Ystad. Sans savoir pourquoi, il s’arrêta sur un parking près du lac de Krageholm et descendit jusqu’au rivage.
Quelque chose dans cette enquête autour de la mort de Louise Åkerblom l’effrayait. Comme si l’histoire venait à peine de commencer.
J’ai peur. J’ai l’impression que ce doigt est pointé vers moi. Je suis tombé sur un truc que je n’ai pas les moyens de comprendre.
Il s’assit sur un rocher. La pierre était humide. Mais soudain, la fatigue et le découragement étaient trop forts.
Il regarda le lac en pensant qu’il y avait une ressemblance fondamentale entre cette enquête et le sentiment intérieur qui était le sien. Le contrôle lui échappait. Il poussa un soupir qui lui parut sur-le-champ pathétique. Il était aussi perdu dans sa vie qu’il l’était dans la chasse au meurtrier de Louise.
Et maintenant ? demanda-t-il à haute voix. Je ne veux pas avoir affaire à des tueurs. Je ne veux pas être mêlé à une violence qui me sera incompréhensible jusqu’à ma mort. La prochaine génération de flics aura peut-être une autre expérience et un autre regard sur le métier. Mais pour moi, c’est trop tard. Je ne serai jamais autre chose que ce que je suis. Un policier à peu près compétent dans un district moyen de la province suédoise.
Il se leva et contempla une pie qui s’envolait d’un arbre.
Je n’ai aucune réponse. Je consacre ma vie à essayer de capturer des criminels. Parfois je réussis, la plupart du temps non. Mais le jour où je mourrai, j’aurai échoué à résoudre l’essentiel. La vie reste pour moi une énigme étrange.
Je veux voir ma fille. Parfois elle me manque si fort que ça me fait mal. Je dois retrouver un homme noir qui a perdu un doigt. Si c’est lui qui a tué Louise Åkerblom, j’aurai une question à lui poser, et je ne le lâcherai pas avant d’avoir la réponse. Pourquoi as-tu fait ça ?
Je dois suivre Stig Gustafson, ne pas l’oublier trop tôt, même si je suis convaincu de son innocence.
Il retourna à la voiture.
La peur et la répulsion ne le quittaient pas. Le doigt était toujours pointé vers lui.