Chapitre 32

O’Dell était assis dans la pénombre de son bureau, l’air content de lui, tel un crapaud qui aurait attrapé une mouche particulièrement savoureuse.

« En vérité, je me contrefous de ce que vous pensez, dit-il à Lucas.

– Ce qui me donne follement envie de contourner ce bureau et de vous flanquer une bonne raclée, rugit Lucas.

– Les prisons de New York n’ont rien d’exquis, dit O’Dell d’un ton patelin. Je pourrais vous garantir…

– Non, dit Lucas en secouant la tête. Vous ne pouvez pas faire ça. J’ai passé trop de temps avec Red Reed, et devant témoins. Par conséquent, si je vous file une super-dérouillée et que vous me faites jeter en prison, je raconte l’histoire de Reed aux journaux et leur explique que vous avez occulté un témoin clé dans le meurtre d’un important politicien noir. Vous vous retrouverez au trou avec moi. »

O’Dell parut considérer la question un instant et finit par soupirer en fermant à moitié ses lourdes paupières.

« Très bien. Mais écoutez, si vous devez me flanquer une raclée, est-ce qu’on peut en terminer rapidement ? J’ai besoin de dormir un peu. »

Ils restèrent assis sans parler pendant une minute, puis Lucas dit : « Vous savez très bien que je ne le ferai pas. Mais vous m’êtes redevable, nom d’un chien. Vous m’avez fait tabasser par les sbires de Kennett. Ce que je veux savoir, c’est dans quelle mesure le coup était monté. Saviez-vous que tout ça, c’était Kennett ? Lily était-elle impliquée dans l’affaire ? Et Fell ? Qui d’autre ?

– Lily est nickel. Elle n’a jamais rien eu à voir avec ça. Et elle dit qu’à votre avis, Fell était un signal d’alarme. Je ne suis pas sûr d’en être convaincu, mais ce n’est pas impossible.

– Kennett ?

– Oui, j’étais au courant pour Kennett et deux ou trois autres. Honnêtement, vous auriez pu vous en douter, Lily et vous. L’enquête de Petty n’était pas une émission de télévision. Il ne faisait pas son travail en douce en gardant jalousement ses conclusions pour lui. Il venait s’asseoir ici tous les jours et me racontait ce qu’il avait en tête. Nous avions épinglé Kennett et deux ou trois autres – pas Copland, malheureusement. Nous ignorions que Kennett avait des informaticiens dans son camp. Nous croyions pouvoir entrer dans l’ordinateur quand ça nous chantait, qu’il nous suffisait de faire une sortie de nos preuves sur imprimante. Ensuite, Petty a été tué et ses sorties sur papier ont disparu. Et quand je suis retourné voir l’ordinateur, les dossiers étaient partis à la corbeille. Il ne me restait qu’une poignée de noms et zéro moyen de pression.

– C’est alors que vous nous avez utilisés comme appâts. »

O’Dell sourit, toujours enchanté de lui.

« Oui. Lily m’avait parlé de vous. Elle disait que vous étiez très fort. Et j’ai vu un de vos jeux de simulation. J’ai donc mis Kennett sur Bekker, je vous ai mis sur Kennett, je vous ai donné Fell comme équipière et j’ai demandé à Lily de vous contrôler parallèlement. Avec une telle pression, ça allait forcément finir par exploser. De toute manière, je n’avais rien à perdre. »

Lucas y réfléchit un instant, se leva et s’étira, bâilla, s’avança d’un pas nonchalant vers la fenêtre de O’Dell, écarta les somptueux rideaux en tissu épais, et regarda au-dehors les lumières scintillantes de la ville.

« Vous savez que ce putain d’endroit est un gigantesque nid de serpents ? Est-ce que je vous ai déjà dit ce que je pensais à ce sujet ?

– Oui.

– Et moi aussi, j’étais un serpent. »

Lucas s’étira une deuxième fois et se dirigea tranquillement vers la porte. « C’était marrant, comme jeu », dit-il.

O’Dell le regarda et se mit à rire longuement, ravi. « Oui, je trouve aussi. »

 

Lucas s’installa derrière une table ronde en simili-bois de la taille d’une plaque d’égout, dans un bar en plastique rempli de reproductions en plastique de vieux avions. De l’autre côté des cloisons en plexiglas transparentes, il voyait des flots de passagers se déverser vers les portes d’embarquement. Il consulta sa montre : quinze heures vingt-sept, plus ou moins. Avec une Rolex, avait-il constaté, il fallait se satisfaire de plus ou moins. Il but machinalement une gorgée de Budweiser, ça ne l’intéressait pas, il occupait simplement sa place.

Fell se pointa à quinze heures trente, mince, gauche, dure. Et peut-être en colère, ou autre chose. Elle s’arrêta près d’une file d’attente qui s’allongeait à proximité du contrôle de sécurité, regarda à droite et à gauche, repéra le bar. Elle s’arrêta de nouveau à l’entrée et Lucas leva la main. L’ayant aperçu, elle se fraya un chemin entre les tables. Voyant la valise qu’il avait posée à ses pieds, elle leva les yeux vers lui et dit : « Alors, comme ça, j’étais juste un coup pour trois nuits, ou quelque chose dans ce genre.

– Pas exactement, dit Lucas. Assieds-toi. »

Elle resta debout et dit :

« Je croyais que nous allions faire un petit bout de chemin ensemble. »

Les larmes au bord des yeux.

« Assieds-toi, répéta Lucas.

– Espèce de salaud. » Mais elle obtempéra, se laissant lourdement tomber sur la chaise en face de lui, les mains pendant tristement entre les jambes. « Tu avais dit que nous…

– J’avais pensé te demander de m’accompagner dans les îles. J’ai même téléphoné à l’aéroport et à United Airlines pour savoir dans quelles îles on pourrait aller. »

Elle baissa les yeux vers la table.

« Explique, dit-elle.

– Eh bien, je n’ai pas pu. » Il fouilla dans sa poche et en sortit une boîte d’allumettes rouge qu’il lança devant elle sur la table. Une tête de cheval était dessinée sur le rabat. Elle la ramassa et la glissa dans son sac.

« Ainsi, tu étais déjà allée dans le restaurant où Walter Petty a été tué, dit-il. Tu m’avais pourtant affirmé le contraire.

– Et alors ?

– Alors, tu as menti. J’ai vu la boîte d’allumettes dans ton appartement.

– Quand ça ?

– Eh bien, quand nous y étions ensemble.

– Pas possible, je m’en étais débarrassée. En les voyant, au moment où je pensais que tu allais peut-être venir, je me suis dit Il faut que je vire ça”. Je les ai jetées. Comment tu as pu les voir ? »

Il la regarda calmement de l’autre côté de la table.

« Le premier jour où nous avons travaillé ensemble, j’ai fouillé dans ton sac et pris une empreinte de tes clés. Je suis allé chez toi le lendemain.

– Espèce de fils de pute », s’exclama-t-elle. Puis, le regard traversé par un soupçon : « Tu as un micro sur toi ?

– Non, je t’aime trop pour ça. En revanche, je sais que je ne peux pas te faire confiance. Pas entièrement. J’ai vraiment eu envie d’aller dans les îles avec toi, mais j’ai jugé que ce n’était pas possible. J’aurais fini par te parler de tout ça et alors… » Il laissa le non-dit flotter entre eux, et poursuivit : « J’ai essayé d’inventer une excuse pour rentrer précipitamment dans le Minnesota, mais je n’ai rien trouvé. Et je voulais te dire pourquoi.

– Eh bien, j’apprécie ta franchise. Cela dit, tu ne risquais pas grand-chose. Une boîte d’allumettes, ce n’est pas énorme, quand même.

– Il n’y avait pas que ça. Toute l’opération était une gigantesque mise en scène conçue par O’Dell. C’était tellement bien ficelé que j’en ris encore. Il s’est servi de chacun d’entre nous. Toujours est-il qu’il a vérifié toutes les victimes sur son ordinateur et que ton nom est apparu beaucoup trop souvent. Ça, c’était solide.

– Tu crois qu’ils vont me coincer ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

– À mon avis, non. Ils pensent que tu n’étais qu’un signal d’alarme. » Il lui expliqua et elle l’écouta sans mot dire, les yeux fixés sur le sol.

« Et tu ne leur diras pas le contraire ? demanda-t-elle lorsqu’il eut terminé.

– Non. C’est moi qui leur ai soufflé l’idée du signal d’alarme.

– Pourquoi ? »

Il haussa les épaules.

« Tu es mon amie. »

Elle le dévisagea un long moment et hocha la tête.

« D’accord.

– En revanche, si Lily venait à découvrir la vérité, elle serait capable de te tuer. C’est l’autre raison pour laquelle je voulais te parler.

– Est-ce qu’elle a tué Kennett ? lâcha Fell étourdiment.

– Kennett ? Oh, non, pas possible. Elle est restée toute la soirée avec O’Dell.

– Nom d’une pipe, dit Fell en mâchonnant son pouce. Quand j’ai tiré sur Bekker…

– Bekker t’avait reconnue. Et c’est pour ça, dans sa lettre, qu’il n’a rien voulu dire sur Petit Gabarit. Pour se protéger. Il ne voulait pas que les gens se mettent dans l’idée que des tueuses couraient en liberté dans les rues…

– Oui, mais ce n’est pas pour ça que je l’ai descendu. J’ai tiré à cause des cils, et de cette femme… et de tout le reste.

– Je sais. Enfin, je te crois. Mais pourquoi Petty ?

– Je ne voulais pas tuer Petty, dit-elle d’une voix rauque, exténuée. J’étais là, mais j’ai essayé de m’interposer.

– Tu n’étais pas obligée d’y être.

– Eh bien… j’y étais. Si j’avais disposé de quelques minutes de plus, je pense que j’aurais réussi à convaincre… l’autre type de ne pas le faire. Mais Petty est sorti du restaurant une minute trop tôt. Une minute plus tard, il ne serait rien arrivé. Du moins, pas ce jour-là. Petty avait des trucs très lourds contre nous… Je rôtirai en enfer à cause de Petty.

– Je ne crois pas, dit-il ironiquement.

– Moi, si. Enfin, j’aurais bien aimé aller dans les îles avec toi.

– Oui, ç’aurait été sympa. Mais je suis le seul à savoir la vérité à ton sujet. Tu tires drôlement vite, et tu aurais pu commencer à nourrir certaines idées, à me voir là, allongé au soleil…

– Mais non, dit-elle, incapable de dissimuler un petit sourire en coin. N’empêche, c’est intéressant de savoir que je te fais peur.

– C’est que… »

Elle soupira.

– Ah, les flics. Que des putains de dragueurs. Tous des faux culs.

– Et puis je voulais te prévenir, pour Lily.

– De quoi ?

– Elle a des soupçons sur une demi-douzaine de tueurs qui travaillaient pour Kennett. Elle va être impitoyable, quoi qu’il arrive. Mais il y a deux choses que tu dois savoir. Primo, ils n’ont aucune preuve, ils veulent seulement que cela cesse.

– Et la deuxième ?

– La deuxième, c’est que si quelqu’un s’en prend à Lily, je rapplique ici dans la minute. » Il avait parlé sans la quitter du regard, et ses yeux étaient devenus durs comme du granit.

« Tu devrais être des nôtres.

– Fais passer le message.

– Je ne connais personne en dehors de mon… pote et un autre type. Mais je leur dirai. Ils en savent peut-être plus. Nous ne parlons jamais de rien. C’était une des règles imposées par Kennett. Pas un mot à quiconque, c’était sa consigne.

– Une règle d’or, dit Lucas. Lily va bientôt arriver, ajouta-t-il après avoir regardé sa montre.

– Ici ?

– Oui. Il faut que je lui parle aussi.

– Dans ce cas, je ferais mieux de filer », dit Fell en ramassant aussitôt son sac. Elle se leva, s’éloigna, se retourna soudain. « Tu te souviens, le premier jour où on a travaillé ensemble ? Tu avais dit quelque chose comme Cet endroit est la fosse septique de l’univers ?

– Et alors ?

– Nous… l’équipe de Kennett… on essayait simplement d’en faire quelque chose de mieux.

– Je comprends.

– On avait tort ? »

Il y réfléchit un instant. « Je ne sais pas », dit-il enfin.

 

Fell partit et Lucas se plongea dans la contemplation de sa bouteille de bière, imprimant des O humides sur la table. Après la fusillade dans le sous-sol de la maison Lacey, quand les déclarations, les interrogatoires et la conférence de presse furent terminés, il était retourné au bureau de l’équipe de Kennett. La plupart des employés étaient partis, mais il avait trouvé un type calé en informatique et lui avait dit qu’il cherchait à obtenir des renseignements sur deux agents, Jeese et Clemson.

L’informaticien l’avait installé devant un terminal libre et lui avait montré comment accéder aux dossiers. Il les avait rapidement parcourus, puis avait tapé le nom de Fell. Une fois son dossier ouvert, il l’avait fait défiler jusqu’à la fin, où était noté le nom de son plus proche parent : Roy Fell, avec une adresse à Brooklyn. Il avait tapé le nom de Roy Fell. Un dossier était apparu. La mention Retraité était suivie de : Rechercher Dossier Retraité ? (OUI/NON).

Lucas avait appuyé sur la touche O. Pour obtenir un portrait, il suffisait de sélectionner l’option adéquate sur le menu simplifié. Le visage du père de Fell était apparu. Un visage lourd, des cheveux gris, une moustache grise, un sourire quasi douloureux. Né en 1930. Le dessin de Bekker était étonnamment ressemblant.

« Gros Gabarit ! s’exclama Lucas.

– Pardon ? demanda l’informaticien.

– Rien », répondit Lucas en éteignant l’ordinateur.

Et maintenant, assis dans le bar de l’aéroport, Lucas dessinait des cercles avec le fond de son verre. « On n’échappe pas à sa famille… » se dit-il.

 

Lily arriva avec dix minutes de retard. Comme Fell, elle s’arrêta près de la file d’attente devant le contrôle de sécurité et chercha le bar des yeux. Elle le repéra dès l’entrée. Elle avait les traits tirés et le teint blafard, mais elle se dominait.

« Tu as parlé à O’Dell, dit-elle en s’asseyant.

– Oui.

– C’est lui qui a tout combiné.

– Exact.

– Quand l’as-tu su ?

– À Charleston. J’avais déjà des soupçons avant – tout le monde se tenait de trop près, tout tombait trop juste. Mais je n’étais pas encore sûr que ce n’était pas lui, Robin des bois.

– Tu penses toujours que Fell était un signal d’alarme ?

– Oui, j’en suis presque sûr. Pas certain à cent pour cent, mais je crois qu’elle a simplement été piégée par Kennett. Je veux dire, elle a arrêté les deux Robins des bois qui ont débarqué chez Bekker. Rien ne l’y obligeait : son revolver était pointé à hauteur de mon oreille.

– Le bruit court que c’est Robin des bois qui a pris Bekker.

– À quoi t’attendais-tu ? Il a été descendu. »

Lily resta plongée un instant dans la contemplation de la surface de la table.

« Quand est-ce que tu as su, pour Dick ?

– O’Dell a essayé de le faire tomber – cette histoire du type à cheveux blancs qui aurait abattu le politicien. Je ne savais pas que c’était un coup monté, mais à l’époque je pensais déjà que c’était lui.

– Alors, quand ?

– Quand nous sommes allés visiter l’appartement de Petty, cette Mme Logan nous a dit que la personne qui était venue le jour du meurtre lui avait donné l’impression de marquer une pause avant de prendre l’ascenseur pour monter, et pareil en redescendant, et de mettre un certain temps pour atteindre la porte…

– Bien sûr, dit-elle en détournant les yeux. Dick…

– Oui, mais ça ne tenait pas debout parce que je pensais qu’il ne pouvait pas conduire – c’est ce que tout le monde pensait. Je l’avais vu se faire déposer par un chauffeur devant Midtown South. S’il ne conduisait pas, ça ne pouvait pas être lui. Et s’il s’était fait conduire par Copland ou un autre de ses comparses, il n’aurait pas eu besoin de monter toutes ces marches. Il n’avait qu’à envoyer le chauffeur récupérer ce dont il avait besoin. Alors j’ai cessé de le soupçonner quelque temps. Jusqu’à notre virée en bateau, quand tu m’as dit qu’il pouvait conduire. Qu’il partait quelquefois faire un tour en 4x4 et que cela te mettait en rage.

– Ainsi, je n’ai pas seulement trahi Petty, j’ai également trahi Dick.

– Allons, Lily, assez de jérémiades. Tu as fait du mieux que tu as pu au sein d’un nid de serpents.

– Et en fin de compte, tout le monde est mort.

– Eh oui. » Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Lucas consulta sa Rolex. « Il faut que j’y aille. Ils ont dû commencer rembarquement. »

 

Quand ce fut son tour de passer le contrôle de sécurité, Lucas se tourna vers elle, mains dans les poches, et lui dit : « Si c’était un film, nous échangerions un long baiser passionné et tout irait pour le mieux. »

Elle avait des yeux dignes d’un portrait de Rembrandt.

« Oui, mais il ne se passe jamais rien après la fin d’un film, dit-elle. Ça se termine sur un baiser torride et on ne voit jamais la suite, quand tout le monde repart travailler.

– Quand tout devient important…

– Oui. Et à mon avis, s’il devait y avoir un baiser torride, il serait plutôt pour Fell. Je croyais que tu allais partir dans les îles avec elle ?

– Non. Elle, c’est New York, moi pas. D’ailleurs…

– Quoi ?

– Ces fameuses îles, elles n’existent pas, hein ? »

Lily détourna les yeux, pensant à Petty et à Kennett. « Non, finit-elle par dire. Peut-être pas. »

Il y eut encore un silence, puis elle tendit la main.

« Arrête ton char, Rothenburg », dit Lucas en se penchant vers elle et lui effleurant à peine les lèvres, chastement. Il tourna les talons, s’avança vers le contrôle de sécurité. « Et si un autre Bekker rapplique, tu n’as qu’à me siffler. Tu sais… ?

– Oh, ça, oui », dit-elle, sans le croire tout à fait. Un léger sourire apparut au coin de ses lèvres. « Ça, je sais le faire. »