D’abord, Bekker fut stupéfait, ensuite, complètement effondré. Lorsqu’il revint à lui, dans la librairie, il regarda l’homme qui se tenait derrière le comptoir et poussa un soupir.
« Vous vous sentez bien ? » Le libraire était plein de sollicitude. Il avait un long cou et un visage étroit aux traits fins, on aurait dit un orteil géant qui sortait de ses épaules. Il penchait la tête de côté, et les lumières du magasin se reflétaient dans le verre droit de ses lunettes, lui donnant un air légèrement menaçant, façon Dr Folamour.
« Ça va, ça va », couina Bekker, dansant d’un pied sur l’autre et détournant le regard vers le fond.
Le magasin mesurait un peu moins de cinq sur une douzaine de mètres. Des panneaux de vinyle se détachaient des murs par endroits, derrière les rayonnages rudimentaires. Le linoléum qui recouvrait le sol était troué et craquelé. Les travées étroites sentaient le papier moisi, les jaquettes de livres en décomposition et les présences accumulées de clients mal lavés. Un homme obèse se tenait derrière une table de soldes au milieu de la salle, sous un miroir convexe destiné à repérer les voleurs, une anthologie de Spiderman appuyée contre son ventre. Il était en train de lécher un cornet de glace constellé de morceaux de noisettes. Bekker ne l’avait même pas vu entrer.
Il baissa les yeux vers le livre qu’il tenait à la main, celui qui avait provoqué son absence. Il l’avait extrait d’une pile d’âneries du département Médecine/Anthropologie…
« Vous êtes resté si longtemps sans bouger, je me suis dit que peut-être… enfin, je ne sais pas… », dit face-d’orteil, sa pomme d’Adam tressautant comme un bateau d’enfant dans la baignoire.
Il essaie de me draguer, pensa Bekker. La perspective était flatteuse, mais mal venue. Personne n’avait le droit d’approcher de lui. Avant que les flics de Minneapolis ne le défigurent avec leurs pistolets, Bekker était très beau, mais désormais, Beauté n’existait plus. Et même s’il avait dissimulé ses cicatrices sous une épaisse couche de maquillage de scène, elles demeuraient visibles sous un éclairage puissant. Le Post avait diffusé les photos, et tout le monde avait eu le loisir de voir en détail les sillons et les cicatrices.
Bekker hocha la tête poliment, sans dire un mot, consulta sa montre. Son « absence » avait duré cinq minutes. Il avait dû offrir un étrange spectacle, lecteur pétrifié sans un mouvement ni un battement de cil, pendant cinq minutes ou plus.
Mieux vaut partir. Bekker s’approcha du comptoir sans relever la tête et poussa le livre devant lui. Il s’était entraîné à dire le moins de choses possible. Sa façon de parler pouvait le trahir.
« Seize dollars quinze, T.V.A. comprise », dit le vendeur. Puis, jetant un coup d’œil à la couverture : « C’est du sérieux. »
Bekker acquiesça de la tête, fit glisser dix-sept dollars vers l’homme, récupéra la monnaie.
« Revenez nous voir », cria face-d’orteil au moment où Bekker franchissait le seuil. La clochette de la porte sonna joyeusement quand il sortit.
Bekker rentra chez lui en hâte. En voyant son nom à la première page d’un journal, il ralentit l’allure. Une photo, un visage familier. Quoi ?
Il souleva le morceau de brique qui maintenait la pile de journaux. Davenport ? Nom de Dieu, c’était bien lui ! Il arracha le journal, jeta un dollar au marchand et s’éloigna vivement.
« Et votre monnaie ? » demanda le marchand en se penchant par la fenêtre de son kiosque.
Non. Il n’avait pas le temps pour la monnaie. Bekker descendit la rue à petites foulées, ses talons raclant le trottoir, essayant en même temps de lire le journal à la lumière pâlotte du jour. Finalement, il s’arrêta devant l’entrée brillamment éclairée d’un magasin de matériel électronique dont la vitrine regorgeait d’appareils photo, de télécopieurs, de magnétophones, de calculettes, de lecteurs de C.D., de téléphones portables, de télévisions miniatures et de télescopes japonais. Il tint le journal sous son nez.
… l’ex-détective de Minneapolis, extrêmement controversé, à qui revient le mérite d’avoir résolu la première série de meurtres de Bekker et d’avoir identifié le meurtrier. Lors de l’arrestation, le visage de Bekker a été gravement endommagé à l’occasion d’une lutte…
… aurions pu l’abattre, a déclaré Davenport, mais nous voulions le prendre vivant. Nous savions qu’il avait un complice, et nous pensions que ce complice était mort – mais nous ne pouvions en être sûrs qu’en prenant Bekker vivant…
Menteur. Bekker leva les yeux du journal et eut envie de hurler : Menteur. Il palpa son visage recouvert de plusieurs couches de maquillage professionnel. Davenport l’avait lacéré. Davenport avait détruit Beauté. Bekker se figea, se mit à dériver…
Un clochard s’approcha, le vit dans l’embrasure de la porte.
« Hé ! » dit le clochard, bloquant le trottoir. Bekker revint sur terre. Le clochard n’était pas particulièrement costaud, mais il donnait l’impression d’avoir encaissé pas mal de coups et d’être prêt à recommencer. Bekker n’était pas d’accord.
« Foutez le camp », aboya-t-il en montrant les dents. Le vagabond fit un pas de côté, soudain effrayé, et Bekker passa devant lui comme une bourrasque d’air arctique. Jurant entre ses dents, Bekker tourna au premier coin de rue, attendit un instant et revint sur ses pas pour voir si le type le suivait. Non. Il poursuivit son chemin jusqu’à la maison de la vieille Lacey en marmonnant, gémissant et pleurant. Il entra par la porte principale, se précipita au sous-sol, se laissa tomber dans son fauteuil de lecture.
Davenport en ville. La peur l’étreignit un instant et le souvenir du procès lui revint comme un film. Le témoignage de Davenport qui ne cessait de le fixer des yeux, le défiant… Bekker revécut toute la déposition de Davenport, l’esprit captif de méandres qui lançaient des étincelles. Puis il revint à lui en soupirant.
Quoi ? Il y avait un paquet sur ses genoux. Il le regarda avec stupeur, le défit. Ah, le livre ! Il avait oublié. La Torture à travers les âges. L’ouvrage était rempli d’illustrations de chevalets et de bûchers, de gibets et de pals. Cela n’intéressait pas Bekker. La torture, c’était pour les esprits dérangés, les pervers et les bouffons. Toutefois, à la fin du processus…
Oui. Une photo datant des années 1880. La légende précisait : un Chinois, ayant assassiné un prince, avait été condamné à mourir des suites d’un millier de coupures. Les bourreaux étaient en train de le débiter en morceaux lorsque la photo avait été prise.
Le visage du mourant était radieux.
Voilà justement ce qu’il recherchait dans ses travaux, c’était là, sous ses yeux, une photo vieille d’un siècle. La lumière, la luminosité de la mort irradiait du visage de ce Chinois. Ce n’était pas de la douleur – la douleur défigure. Il en savait quelque chose. Il avait pris des photos lui-même, quoique sans jamais atteindre un tel résultat. Peut-être cela tenait-il à la vieille pellicule en noir et blanc, il y avait là quelque chose de spécial.
Bekker, toujours assis, se mâchonnait le pouce. Davenport était complètement oublié, oblitéré par l’importance de cette découverte. D’où venait cette lumière ? De la connaissance de la mort ? De son imminence ? Était-ce pour cela que l’on disait souvent des vieillards moribonds qu’ils étaient radieux ? Parce qu’ils savaient que la fin était imminente, qu’ils pouvaient la voir et savaient qu’on ne lui échappe pas ? Savoir que la mort allait surgir d’un moment à l’autre, était-ce là le point critique ? Était-ce possible ? Une construction de l’intellect, en quelque sorte, ou un relâchement émotionnel plutôt que mécanique ?
Trop excité pour rester assis, il laissa tomber le livre et se mit à faire les cent pas dans la pièce. La boîte d’allumettes était bien là, au fond de sa poche. Trois comprimés. Il les avala d’un coup, puis se rendit compte que la boîte était vide, maintenant. C’était la crise. Il allait devoir ressortir. Il avait retardé ce moment le plus longtemps possible, mais maintenant…
Il consulta sa montre. Oui. Whitechurch devait être au travail. Il s’arrêta dans la salle de bains, se dégagea maladroitement de son slip, urina, tira la chasse, se rhabilla et se dirigea vers le téléphone. Il connaissait le numéro par cœur. Une voix féminine répondit.
« Le Dr West, s’il vous plaît, demanda Bekker.
– Un instant, je vous prie, je vous le cherche. »
Un moment plus tard : « West. » Une voix froide, New Jersey, usée. La voix d’un trafiquant.
« Il me faut de la poudre d’ange{6} », chuchota Bekker. Avec Whitechurch, il susurrait toujours.
« Ah, ça va être difficile, je suis à court. En revanche, j’ai plein de blanche, et des croix{7}, aussi. Mais presque pas de l’autre. » Whitechurch avait l’air ennuyé. Bekker, c’était de la clientèle de choix. De race blanche, agissant avec prudence, qui réglait en espèces. Un prof du Connecticut, peut-être, qui revendait aux gamins.
« C’est embêtant, dit Bekker. Combien de blanche ?
– Je peux vous en donner trois.
– Trois, ce serait bien. Et des croix ?
– Une trentaine ? Oui, trente, je peux.
– Bien. Quand ? Je ne peux pas attendre.
– Disons, une demi-heure.
– Une demi-heure, parfait », murmura Bekker, qui raccrocha.
Lorsqu’il avait nettoyé le sous-sol, il avait découvert du matériel de sport usagé – des gants de baseball en cuir racorni avec des toiles d’araignée dans les trous, une demi-douzaine de battes – toutes méchamment cabossées et l’une fendue ; un ballon de basket dégonflé ; des chaussures de baseball couvertes de boue et de poussière, avec des crampons rouillés ; deux paires de chaussures de tennis complètement rétamées ; et même un short, un maillot et un protège-sexe. Il avait tout balancé dans une longue boîte en même temps qu’un frisbee, un jeu de croquet et quelques raquettes de badminton cassées. Et la boîte, il l’avait poussée dans un coin, hors de vue. Il suffisait de jeter un coup d’œil pour constater qu’il n’y avait rien d’intéressant là-dedans, que du rebut.
Bekker avait découpé une trappe en forme de C dans le ballon de basket et caché son argent à l’intérieur. Il prit le ballon, y préleva trois mille dollars et le remit soigneusement en place.
Il se regarda brièvement dans le miroir pour s’assurer que tout allait bien, grimpa au rez-de-chaussée et repartit sur la pointe des pieds vers la porte du fond. Il était à peine arrivé que la voix de la vieille flotta dans l’escalier : « Alex… ? »
Bekker s’arrêta, réfléchit un instant, poussa un soupir exaspéré et retourna à la cage d’escalier. « Oui ?
– Il me faut les comprimés spéciaux. » Elle parlait d’une voix feutrée, incertaine.
« Je m’en occupe », dit Bekker.
Il redescendit chez lui, trouva le flacon brun qui abritait la morphine, fit tomber deux comprimés dans le creux de sa main et remonta l’escalier en marmonnant entre ses dents. Des images radieuses de mort se bousculaient dans son esprit. Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il faillit percuter Bridget Land. Elle se tenait au pied de l’escalier qui conduisait à l’appartement d’Edith Lacey.
« Ah, dit-elle, j’allais justement partir. Alex… vous avez le médicament d’Edith ?
– Oui, oui… » Il détourna le visage, tête baissée, et essaya de passer devant elle.
« Est-ce que ces comprimés sont interdits à la vente ? S’agit-il de drogues illégales ? » demanda-t-elle avec insistance. Elle s’était plantée devant lui, le menton relevé, tendue, et l’avait attrapé par la manche au passage. Elle avait des yeux sombres, intelligents, inquisiteurs.
Bekker hocha la tête et dit avec difficulté : « Je crois… C’est un de ses amis qui me les procure. Je n’ose pas demander ce que c’est.
– Qu’est-ce que vous… », commença Bridget Land, mais Bekker s’élançait déjà dans l’escalier. Arrivé en haut, il regarda derrière lui. Bridget Land faisait demi-tour, repartait vers la porte.
« S’il vous plaît, n’en dites rien, supplia-t-il. Elle souffre tellement… »
« Vous avez vu Bridget ? demanda Mme Lacey.
– Oui, au rez-de-chaussée. » Il alla chercher un verre d’eau et l’apporta à la vieille avec les comprimés. Elle les avala goulûment, les mains tremblantes, ses lèvres clapotant au contact de l’eau.
« Bridget m’a demandé si c’étaient des drogues illégales. J’ai peur qu’elle ne prévienne la police. »
Mme Lacey était horrifiée.
« Vous voulez dire…
– Elles sont en effet illégales, dit Bekker. Vous ne pourriez jamais vous les procurer dans une maison de retraite.
– Oh, non, non, non. » La vieille femme se balança en tordant ses mains noueuses aux doigts déformés par l’arthrite.
« Vous devriez lui téléphoner, suggéra Bekker. Donnez-lui le temps de rentrer chez elle et appelez-la.
– Oui, oui, je vais lui parler.
– Son numéro est sur le carnet des urgences, à côté de l’appareil.
– Oui, oui… » Elle leva les yeux vers lui. Sous l’éclairage médiocre, sa peau ressemblait à du parchemin froissé.
« Surtout, n’oubliez pas, insista-t-il.
– Non… » Puis : « Je ne sais pas où sont mes lunettes. »
Il les trouva près de levier de la cuisine et les lui tendit sans dire un mot. Elle hocha la tête pour le remercier et dit : « Mes lunettes, mes lunettes », en traînant des pieds vers la télévision. « Vous avez vu… ? Non, c’est vrai, vous ne la regardez pas. J’ai vu Arnold aux informations. »
Arnold Schwarzenegger. Elle s’attendait qu’il élimine d’un jour à l’autre tous les bandits de New York.
« Il faut que j’y aille.
– Oui, oui… » Elle lui fit signe de partir en agitant la main.
« Appelez Bridget.
– Oui… » Vu latéralement, éclairé par l’écran de télévision, son visage avait des reflets bleus, comme une peinture de clair-obscur. Pareil au visage du Chinois mourant.
L’ultraviolet.
L’idée surgit de nulle part, mais elle lui vint avec une force telle qu’il s’en arrêta en haut de l’escalier. Était-il possible que l’illumination du mourant eût un lien avec une variation du spectre ? Un phénomène de lumière se produisant dans l’infrarouge ou l’ultraviolet, qui se perdrait accidentellement dans la lumière visible ? Était-ce donc pour cela que certaines personnes dégageaient une luminescence, et d’autres pas ? Était-ce ainsi qu’un vieil appareil photographique avait pu le saisir, avec une pauvre pellicule du XIXe siècle ? Il avait vu des photos à l’ultraviolet et à l’infrarouge, au cours de ses études de médecine.
L’ultraviolet pouvait effectivement augmenter la définition d’un microscope et les tons les plus clairs d’un sujet qui n’étaient pas visibles à la lumière normale. Et l’infrarouge pouvait saisir des variations de température, même sur des sujets foncés.
Mais c’est là tout ce qu’il savait. Pouvait-il utiliser ses appareils traditionnels ? Comment vérifier ?
Au comble de l’excitation, le problème scientifique lui martelant le cerveau, il s’élança en toute hâte dans l’escalier, quand brutalement Bridget Land lui revint à l’esprit. Il ralentit alors, regardant devant lui avec appréhension, mais elle était partie.
Il se dépêcha de sortir par la porte de service, monta dans la Volkswagen, roula jusqu’à la clôture, sauta dehors, poussa le verrou, avança la voiture, regarda alentour s’il n’y avait personne, ressortit de la Volkswagen, referma la grille derrière lui. Il était très agité, fébrile, impatient de poursuivre, de défendre les idées géniales qui lui étaient venues dans la soirée.
Vers le nord en traversant Prince Street, puis l’est en traversant Broadway, en se limitant aux petites rues, coincé entre les gratte-ciel, s’acheminant par crochets, nord, est, nord, est. Nous y sommes. Première Avenue. Et l’hôpital Bellevue, ce vieux tas de briques.
Bekker consulta sa montre. Une minute ou deux d’avance, pas de problème. Il avança lentement, lentement. Tiens, le voilà, marchant vers l’arrêt de bus. Bekker se pencha vers la droite, descendit la fenêtre côté passager à mi-hauteur, s’arrêta le long du trottoir.
Whitechurch le vit, jeta un regard alentour, s’approcha de la fenêtre. « Trois de blanche, trente croix, que de la marchandise en gros. Et deux de poudre d’ange, excellente qualité…
– Seulement deux ? » Bekker sentit qu’il perdait tout contrôle de lui, lutta pour se ressaisir. « Bon, mais je vous rappellerai dans deux ou trois jours.
– J’en aurai davantage à ce moment-là. Vous pouvez m’en prendre jusqu’à combien ?
– Trente ? Vous pourriez m’en avoir trente ? Et encore trente croix ?
– Je pense que oui, dit Whitechurch. Mon fournisseur sort de nouveaux produits. Appelez-moi… Et pour ce soir, ça fera deux mille cent dollars. »
Bekker acquiesça d’un signe de tête, sortit vingt et un billets de cent dollars du rouleau qui se trouvait dans sa poche et les tendit à Whitechurch. Celui-ci savait qu’il portait une arme. En fait, c’est lui qui la lui avait vendue. Bekker ne craignait donc pas de se faire agresser. Whitechurch fourra les billets dans sa poche et jeta un sac sur le siège du passager.
« À votre service », dit-il, et il repartit vers l’hôpital.
Bekker releva la vitre, poussa le sac sous le siège et repartit en sens inverse. Mais il savait qu’il n’y arriverait pas sans un petit échantillon. D’ailleurs, il le méritait. Il avait eu une idée révolutionnaire, ce soir, il avait trouvé comment enregistrer l’aura humaine…
Il s’arrêta à un feu rouge, inspecta la rue autour de lui, alluma le plafonnier et ouvrit le sac. Trois gros képas de coke et deux sachets en plastique fermés par une glissière. Trente petites tablettes dans l’un, deux tablettes plus épaisses dans l’autre. Ses mains se mirent à trembler pendant que, guettant autour de lui, il dépliait l’un des képas. Juste de quoi rentrer à la maison.
La coke l’assaillit et sa tête fut projetée en arrière avec une force qui gronda dans son cerveau comme un train de marchandises. Au bout d’un moment, il émergea, lentement, tout en ayant acquis une clarté surnaturelle. S’il pouvait retenir cette sensation… Sa main tâtonna vers le sac qui contenait le P.C.P., le trouva. Deux comprimés seulement. Mais la coke le tenait, et il avala les deux. La poudre d’ange allait contenir la coke, la compléter. Il voyait à des kilomètres devant lui maintenant, malgré l’obscurité. Aucun problème. Sa bouche s’activa, dégageant une écume de salive. Il y déposa une tablette d’amphétamines qu’il broya entre ses dents. Juste une, un simple échantillon, une petite gâterie en prime.
Un feu rouge. La lumière le mit en colère. Il jura et grilla le feu. Encore un. Sa colère s’accrut mais il la maîtrisa cette fois et s’arrêta. Une petite pincée de blanche, certainement. Il le méritait. Juste une pincée…
Cela faisait plus d’une semaine qu’il n’avait travaillé sur un sujet d’expérience. Au lieu de quoi, il était resté terré dans son sous-sol à taper ses articles à la machine. Il avait accumulé jusqu’ici une grande quantité d’éléments, des données qui devaient être collationnées, rationalisées. Mais ce soir, avec le P.C.P. qui circulait dans son sang…
Et Davenport en ville, lancé à ses trousses.
En s’emparant de ses premiers sujets, il avait mis au point une technique : les mettre hors de combat avec un pistolet Cap-Stun, puis administrer l’anesthésiant. Et, plus important, il avait commencé à chercher des terrains de chasse sans risque. Bellevue en faisait partie. Il y avait des femmes en permanence autour de Bellevue, jour et nuit, suffisamment petites pour être manipulées facilement, en bonne santé, des sujets parfaits. Et l’accès à la rampe de parking était quasiment libre. Mais ce soir, Bellevue était hors de question, pas juste après y être allé. En fait, il ne devait même pas songer à enlever un sujet. Il n’avait prévu aucun plan, effectué aucun parcours de reconnaissance lui assurant sa marge de sécurité. D’un autre côté, avec le P.C.P. dans ses veines, tout devenait possible.
Une image lui vint à l’esprit. Une autre rampe de parking, pas celle de Bellevue. Une rampe reliée à un édifice municipal quelque part.
Les rampes de parking étaient propices parce que l’on pouvait s’y cacher facilement ; il y avait des allées et venues à toute heure, un tas de gens seuls. Quant au transport, il était à portée de main…
Et cette rampe-ci était particulièrement propice : il y avait à chaque niveau une entrée directe dans le bâtiment, les portes étaient protégées par une serrure à combinaison chiffrée. Quelqu’un qui entrait en voiture par la rampe n’était pas obligé, pour ressortir du parking, de passer devant la guérite du caissier. Bekker n’avait qu’à entrer et attendre.
La rampe même était desservie par un simple ascenseur qui pouvait déposer les clients dans la rue. Dans son imagination, il se voyait déjà dans la cabine d’ascenseur avec le sujet qu’il avait sélectionné, choisissant le même niveau, l’immobilisant avec le Cap-Stun au moment où ils sortaient de la cabine, utilisant ensuite le gaz, cachant le corps entre deux voitures, puis venant tout simplement le chercher avec sa voiture. Un jeu d’enfant.
Et cette rampe se trouvait tout près, à la lisière de Chinatown.
Bekker le Raisonnable, prisonnier au sous-sol de sa conscience, l’avertit : non, non, non.
Mais Bekker Boule-de-Gomme braqua le volant à fond et repartit vers le sud, les artères brûlant sous l’action de la poudre d’ange.
Chinatown.
Il y avait des gens dans la rue, plus qu’il ne l’aurait cru. Il les ignora, son esprit captif du cocktail P.C.P.-cocaïne mû par une seule obsession : il entra directement dans le parking en étages, voûté sur son volant, prit le ticket et s’engagea dans la spirale infinie des rampes qui montaient. Chaque niveau était éclairé, mais il ne repéra pas de caméra. Le rythme de la montée le tenait, maintenant, il sentait son cœur marteler sa poitrine, son visage s’échauffer…
Il monta jusqu’en haut, se gara, ouvrit le paquet de cocaïne, en versa un peu dans le creux de sa main, renifla, lécha ce qui restait.
Et plana aussitôt…
Quand il retrouva ses esprits, il sortit de la voiture en prenant sa sacoche sur la banquette arrière. Un escalier s’enroulait autour de la cage d’ascenseur, moins éclairé que la rampe. Il descendit doucement les marches, sur la pointe des pieds, le sac en bandoulière sur l’épaule, la main sur le pistolet Cap-Stun.
Il s’arrêta au deuxième étage, vérifia que le flacon d’anesthésique et le masque étaient en état de marche. Parfait. Il répéta mentalement l’enchaînement des mouvements : arriver derrière elle, l’immobiliser avec le Cap-Stun et lui couvrir la bouche pour qu’elle ne crie pas, la maintenir par terre, envoyer le gaz. Il sortit de la cage d’escalier, jeta un coup d’œil sur le minuscule palier. Excellent.
Regagna l’escalier.
Attendit.
Attendit encore.
Vingt minutes, et une tension croissante. Fouilla dans sa poche, trouva une croix, la mâcha, se délectant de la morsure. Il entendit une porte métallique se refermer tout près de lui, au-dessus de sa tête. L’écho se répercuta jusqu’en bas de la rampe. Quelques minutes plus tard, une voiture descendit. Puis, à nouveau le silence. Encore cinq minutes, dix.
Une voiture entra, s’arrêta au deuxième niveau, des talons hauts retentirent sur le ciment. Bekker fut aussitôt sur le qui-vive, approchant sa main du flacon d’anesthésique, posant le doigt sur la détente du pistolet Cap-Stun.
Et puis… rien. Le son des talons hauts se dissipa. La femme avait préféré sortir par la rampe plutôt que d’emprunter l’escalier ou l’ascenseur.
Merde. Ça ne marchait pas. Il consulta sa montre : encore dix minutes, pas une de plus. Son esprit s’envola vers les Cités jumelles, une actrice. Il lavait bernée en se déguisant en employé de la Compagnie du Gaz, avait prétendu chercher une fuite, lavait tuée avec un marteau. Il se rappela l’impact et le flux… Il se remit à planer.
Et reprit conscience, plus tard, avec le soupir révélateur. En entendant un bruit de pas en dessous de lui, et une voix de femme.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent un étage plus bas.
Il ramassa sa sacoche dare-dare, fonça vers le palier, appuya sur le bouton, et pendant ce temps le Bekker de son subconscient répétait non, non, non, tandis que le Bekker au premier plan brûlait d’impatience à la perspective de…
L’ascenseur monta et s’arrêta avec un soubresaut, les portes s’ouvrirent. Une femme brune se tenait dans la cabine, les yeux écarquillés, une main plongée dans son immense sac. L’arrêt au deuxième niveau l’avait surprise. Elle vit Bekker, se détendit. Bekker fit un signe de tête et entra, attendit que les portes se referment. La femme avait appuyé sur le six. Bekker tendit la main et suspendit son geste comme s’il allait également au sixième. Il recula, s’adossa à la paroi de la cabine, regarda les chiffres s’allumer au-dessus de leurs têtes.
Elle avait une arme dans son sac, pensa Bekker. Un pistolet ou une bombe lacrymogène. Il se mit à y songer, y songer, se laissa entraîner dans cette pensée, par le fait d’y penser… et quand il revint à lui, plongeant la main dans son sac pour attraper le Cap-Stun, ils étaient déjà arrivés au sixième niveau.
Il jeta un regard en coin à la femme, la surprit en train de le dévisager, détourna les yeux. Si leurs regards se rencontraient, elle risquait de deviner trop de choses. Il la regarda de nouveau et eut l’impression qu’elle se recroquevillait dans son coin, qu’elle avait la main dans son sac. Une tonalité retentit, un bing métallique, et les portes s’écartèrent. L’espace d’une seconde, ils ne bougèrent ni l’un ni l’autre, puis la femme sortit. Bekker la suivit à quelques pas. Il se tourna vers elle en ôtant ses chaussures, espérant la rejoindre sans bruit, la rattraper par surprise…
Mais soudain, la femme se débarrassa elle aussi de ses souliers, se mit à courir tout en le regardant par-dessus son épaule, et poussa un long cri aigu et perçant.
Elle savait…
Bekker, figé une fraction de seconde par la stridence du cri, se lança à sa poursuite. Elle continua à crier. Son sac atterrit en vol plané par terre, répandant son contenu – bâtons de rouge à lèvres, carnet et agenda, un flacon de quelque chose roulant sur le sol de ciment… Elle se faufila entre deux voitures, fonçant vers le mur donnant sur l’extérieur, continuant de hurler, une cartouche à la main.
Du gaz lacrymogène.
Bekker était sur ses talons. Perdant son sac dans la poursuite, il fonça mains nues, tenaillé par l’urgence, par le besoin de la faire taire : Elle sait sait sait.
Prenant appui sur les voitures, la femme tendit la main devant elle, bouche ouverte, narines fébriles. La seule façon de l’atteindre, c’était de foncer tout droit…
Bekker chargea et esquiva à la dernière seconde, levant la main pour bloquer le gaz lacrymogène. Elle appuya sur le bouton, visa dans sa direction, mais rien ne se produisit, juste un sifflement et un léger parfum de pommiers en fleur.
Elle recula jusqu’au mur de la rampe d’accès, avec les lumières de la ville à l’arrière-plan, le mur qui lui arrivait à hauteur de la taille, et son cri perçant vrilla les oreilles de Bekker.
Il attaqua de front, la frappant à la gorge d’une main, l’attrapant entre les jambes de l’autre, souleva, balança…
Et la femme passa par-dessus le bord du muret.
Par-dessus bord, tout simplement, comme s’il avait juste lancé un sac d’engrais de l’autre côté.
Elle tomba sans un bruit.
Bekker, médusé par ce qu’il venait de faire, haletant comme un chien, se pencha pour la regarder. Elle amorça sa chute le visage levé vers lui, les bras tendus, et atterrit sur la nuque.
Et c’est ainsi qu’elle mourut. Comme une allumette s’éteint. De là-haut, au sixième étage, Bekker savait bien qu’elle était morte. Il se retourna, s’attendant que quelqu’un se porte à son secours, réponde à ses cris.
Mais n’entendit qu’une sirène de police dans le lointain. Pris de panique, il courut jusqu’à l’escalier, monta deux étages, sauta dans la Volkswagen, mit le contact et descendit la rampe. Où étaient-ils ? Dans l’escalier ?
Personne.
Personne à la caisse : la préposée était sortie sur le trottoir et regardait vers le coin de la rue. Elle revint et réintégra son cagibi. Elle mâchonnait du chewing-gum, le sourcil froncé.
« Un dollar cinquante », dit-elle.
Il paya.
« Que se passe-t-il ?
– Une bagarre, peut-être, répondit-elle, laconique. Il y avait des types qui couraient… »
Douze heures plus tard, Bekker était penché sur une machine à écrire I.B.M., sombre silhouette concentrée sur sa tâche. Il fredonnait « You Light Up My Life » en enfonçant les touches de ses doigts raides. Au-dessus de sa tête, un groupe d’araignées flottaient en l’air, pendant à un fil noir attaché à un grillage. Un mobile d’araignées…
Le P.C.P. rendait le monde parfaitement clair et il s’émerveillait de la qualité cristalline de la prose qui s’écoulait de la machine pour se déverser sur le papier blanc.
… réfutait les affirmations selon lesquelles la pression cérébro-spinale faisait obstacle à des mesures intracrâniennes fiables au cours de l’ultime activité du cerveau, comme chez Delano dans les Notes TRS [sept. 86] ; Delano a laissé passer la preuve manifeste et irréfutable de…
C’était de la musique, tout simplement – et ce morpion de Delano perdrait sans aucun doute son poste à Stanford quand la communauté scientifique prendrait conscience de sa négligence professionnelle…
Bekker s’appuya contre son dossier, leva les yeux vers ses araignées et gloussa à cette idée. Une boule de gomme tomba et il se pencha en avant, tout à coup pensif, Bekker le Penseur. Il avait commis une erreur ce soir, la pire jusqu’à ce jour. Il n’avait probablement plus beaucoup de temps devant lui : il avait besoin de travailler davantage, il lui fallait un nouvel échantillon, mais il devait se montrer très, très prudent.
Mmmm. Il éteignit la machine à écrire et rangea son manuscrit, alignant méticuleusement les pages. Alla dans la salle de bains, se lava le visage, examina ses cicatrices. Les drogues l’accompagnaient toujours mais il se sentait en train de redescendre. Il allait peut-être prendre un peu de sommeil. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi ? Il ne savait plus.
Il laissa tomber ses vêtements par terre, regarda le réveil. Le milieu de la matinée. Une ou deux heures, tout de même…
Il s’allongea, écouta battre son cœur.
Ferma les yeux.
S’endormit presque.
Puis, à la porte de l’oubli, quelque chose le titilla. Bekker savait ce que c’était. Il sentit son cœur s’emballer, l’adrénaline jaillir en force dans son sang.
Il n’avait pas fait les yeux. Cela aurait été impossible, évidemment, mais cela n’y changeait rien. Il la voyait, la femme brune.
Elle arrivait.
Bekker se fourra une poignée de drap dans la bouche et hurla.