Chapitre 3

Louis Cortese était en train de mourir.

La lumière éclatante d’un plafonnier éclairait son visage de cire et ses joues sanglantes, faisant ressortir une teinte jaune dans ses yeux. Ses lèvres étaient déformées comme celles d’un démon dans une peinture médiévale.

Bekker regardait. Il appuya sur un bouton, entendit s’enclencher l’obturateur de l’appareil photo. Il sentait la mort qui fondait sur eux dans la petite pièce, sous les lumières, au fur et à mesure que la vie de Louis Cortese s’écoulait dans un pichet en plastique.

 

Le cerveau de Bekker était une calculatrice, un vase vide, un nœud d’énergie, un traitement de texte et un expert en anatomie. Mais une seule de ces choses à la fois, jamais plus.

Trois mois de détention au pénitencier de Hennepin County l’avaient changé à jamais. Les matons avaient confisqué ses produits chimiques, fait bouillir son cerveau et brisé pour toujours les fils électrochimiques ténus qui maintenaient ensemble les morceaux de son cerveau.

En prison, allongé dans sa cellule et fonctionnant selon son mode rationnel, il avait visualisé son cerveau comme un distributeur vieillot de boules de gomme du Lions Club. Quand il insérait dix centimes, il recevait une boule, mais il ne savait jamais à l’avance quelle en serait la couleur.

Le souvenir de Ray Shaltie, de l’évasion, était une boule d’une certaine couleur, à son parfum favori, une récompense qui dévalait le toboggan de son psychisme. Quand il y accédait, c’était comme regarder un film sur grand écran avec un système stéréophonique puissant, un film qui le figeait sur place, où qu’il fût. Il se retrouvait là-bas avec Ray Shaltie, armé du gant d’acier, abattant le poing de toutes ses forces…

 

Bekker, de retour à la réalité.

Il était assis dans un fauteuil en acier chromé et suivait les affres de la mort de Cortese en regardant alternativement les écrans de contrôle et le visage du sujet moribond. Un tube de plastique transparent fiché dans le cou de Cortese véhiculait le sang de son artère carotide jusqu’à un énorme pichet à eau posé par terre. Le sang était pourpre, de la même couleur que les betteraves cuites. Bekker le sentait et cette odeur chatouillait ses narines délicates. Sur l’écran de l’électrocardiogramme, le rythme cardiaque de Cortese augmenta. Bekker trembla. La conscience de Cortese s’éloignait, se libérait, rencontrant… quoi ?

Eh bien, rien, si ça se trouve.

L’essence… de Cortese… n’était peut-être rien de plus qu’une bulle remontant à la surface d’un verre d’eau gazeuse cosmique, ne se libérant que pour éclater et se fondre dans l’oubli. Cette pensée lui vint avec une telle intensité que son sourcil se mit à tressauter de manière incontrôlable et il dut appuyer une main contre son front pour y mettre fin.

Il devait y avoir quelque chose au-delà. Que lui-même fût destiné à s’éteindre et disparaître comme ça… Non. Cette perspective était intolérable.

Cortese eut une convulsion, un sursaut de tout le corps qui le projeta contre les bandes de nylon qui l’immobilisaient, la tête basculée vers l’avant, les yeux sortant de leurs orbites. Ses poumons laissèrent échapper un souffle d’air qui traversa le bâillon sophistiqué, grossière émission de bulles. Il avait les yeux fixés sur le néant, le néant absolu. Regarder n’était plus son problème…

La sonnerie d’alarme retentit sur l’écran de contrôle de la pression artérielle et aussitôt après sur celui de l’E.C.G., deux tonalités jumelles vibrant à l’unisson. Sa main gauche toujours appuyée sur son front pour contenir les tressaillements de son sourcil, Bekker se tourna vers les écrans de contrôle. Le cœur de Cortese avait cessé de battre, la pression artérielle descendait en chute libre vers le zéro. Sur le qui-vive, Bekker sentit ses muscles dorsaux et fessiers se contracter.

Il regarda le tracé de l’électrœncéphalogramme, transcription de l’activité du cerveau. La ligne, qui dessinait encore des zigzags quelques secondes plus tôt, commença à s’aplatir, devenant de plus en plus droite.

Il sentait que Cortese était en train de partir ; il sentait son essence partir. Il ne pouvait pas mesurer le phénomène – pas encore – mais il pouvait le sentir. Il s’immergea dans cette sensation, s’y cramponna ; prit une demi-douzaine de photos, le moteur de l’appareil résonnant dans sa tête, bzz-crrr, bzz-crrr. Et puis la magie s’évanouit. Bekker se leva d’un bond, essayant frénétiquement de retenir sa proie. Il se pencha sur Cortese, une dizaine de centimètres séparant leurs yeux. Il existait un lien intime entre la mort et les yeux…

Soudain, Cortese échappa à toute emprise. Son corps, enveloppe de sa personnalité, se relâcha sous les mains de Bekker. La puissance de l’instant fit pivoter celui-ci sur place. Le souffle court, il examina son propre reflet dans une armoire d’acier inox. Il s’y voyait une douzaine de fois par jour, quand il travaillait : le visage à vif, le visage du péché, comme il l’appelait, les sillons racornis de chairs rouges, là où la mire du revolver l’avait entaillé. D’une petite voix perchée, il dit : « Parti. »

Mais pas tout à fait. Bekker sentit la pression dans son dos ; sa colonne vertébrale se raidit et le doigt de la peur le toucha. Il se retourna et les yeux du mort s’emparèrent de lui, le retenant captif. Ils étaient ouverts, évidemment. Bekker s’en était assuré en découpant soigneusement les paupières.

« Arrêtez », dit-il d’une voix sèche. Cortese était muet mais ses yeux regardaient.

« Arrêtez », répéta Bekker, plus fort, d’une voix éraillée. Cortese le regardait toujours.

Bekker saisit un scalpel sur un plateau d’acier inox, s’approcha de la table, se pencha sur le corps et fit sauter les yeux. C’était un expert, cela ne dura qu’une seconde. Il les découpa comme l’on ouvre des œufs à la coque et une eau vitreuse s’écoula le long des joues inertes de Cortese, telles des larmes de gélatine.

« Au revoir », dit Bekker d’un ton rêveur. Les yeux, massacrés, ne le menaçaient plus. Une boule de gomme tomba et Bekker s’éloigna.

 

Gros Gabarit s’arrêta au bord du trottoir en freinant des talons et attendit patiemment que le feu passe au vert. Petit Format expédia sa cigarette sur la chaussée où elle explosa dans un feu d’artifice d’étincelles. Les voitures passaient sous leurs yeux comme un torrent, Toyota déglinguées et Ford bringuebalantes, Dodge aux pare-chocs défoncés, fourgonnettes pick-up et camionnettes de livraison qui bloquaient la vue, camions recouverts de graffiti, autobus empestant la rue des gaz polluants échappés de leur moteur diesel. Un mouvement continu, comme un flux de saumons métalliques remontant le courant pour aller frayer. Au cœur de l’action, des taxis slalomaient pour maintenir leur course, annonçant leurs écarts de trajectoire par de brefs coups de klaxon, nœuds ambrés dans le tissu de la rue.

New York n’était que bruit : grondement souterrain des rames de métro et des canalisations, fracas des changements de vitesse, des moteurs et des pots d’échappement au niveau de la rue, un million d’individus parlant en même temps, sans compter les innombrables systèmes de climatisation qui vrombissaient au-dessus de l’ensemble.

Le tout coagulé dans l’air torride.

« Quelle putain de chaleur », dit Gros Gabarit. Et c’était vrai. Il la sentait sur sa nuque, sous ses aisselles, sous la plante de ses pieds. Il jeta un coup d’œil à Petit Format qui s’était arrêté à côté de lui au bord du trottoir. Petit Format acquiesça de la tête sans répondre. Ils portaient tous deux des chemises à manches longues. Petit Format posait un problème et Gros Gabarit ne savait pas très bien quoi faire à ce sujet. En réalité, il y avait presque quarante ans qu’il ne savait pas quoi faire, songea-t-il avec une grimace.

Le signal « Avancez » s’alluma et il traversa la rue avec Petit Format. Un poteau de feu tricolore constellé de fientes de pigeon, noir d’une crasse accumulée depuis des années, se dressait au carrefour. À l’extrémité, aussi haut qu’un bras pouvait l’atteindre, il était recouvert d’affiches sans âge. Juste au-dessus, deux panneaux de signalisation étaient placés à angle droit, le panneau d’arrêt d’autobus tourné vers la rue et un autre annonçant une déviation momentanée de la circulation par une flèche dirigée vers la gauche. Et encore au-dessus, une barre horizontale qui supportait le feu tricolore et une autre, à laquelle était accrochée une lampe d’éclairage public.

Devrait en mettre un dans un putain de musée quelque part. Comme il est. Ce sont nos putains de totems…

« Un dollar… » La femme assise sur le trottoir tendit la main vers lui, tenant une pancarte crasseuse où était inscrit à la main : « Aidez-moi à nourrir mes enfants. » Gros Gabarit poursuivit son chemin en se disant que cette bonne femme n’avait pas d’enfants, c’était impensable. Âgée d’une quarantaine d’années, peut-être, elle était aussi fripée qu’une carotte vieille de huit jours ; ses jambes décharnées étaient repliées sous elle et ses pieds nus couverts de plaies béantes. Un glacis blanchâtre voilait son regard, ce n’était pas la cataracte mais autre chose. Elle n’avait plus de dents, seulement des trous dans des mâchoires grises, comme les alvéoles vides laissées par les grains lorsqu’on fait griller un épi de maïs.

« J’ai lu un livre au sujet de Shanghai un jour, comment c’était avant la Seconde Guerre mondiale », dit Gros Gabarit en traversant. À son côté, le regard fixe, Petit Format ne répondit pas. « Tu savais que mendier était un métier, là-bas ? Un type normal ne pouvait pas recevoir d’aumônes. Pour ça, il fallait avoir quelque chose de spécial. Alors ils brûlaient les yeux des enfants ou ils leur cassaient les bras et les jambes avec des marteaux. Il fallait rendre ses gosses suffisamment pathétiques pour réussir à récolter de l’argent dans une ville entièrement remplie de mendiants. »

Petit Format leva les yeux vers lui sans en dire davantage.

« Nous y arrivons, nous aussi, dit Gros Gabarit en regardant la mendiante du trottoir. Qui va aller donner de l’argent au mendiant lambda, si l’on voit ce genre de spectacle tous les jours ? » Il se retourna à moitié pour jeter un dernier coup d’œil à la femme.

« Un dollar, couinait-elle. Un dollar… »

Gros Gabarit était inquiet, Petit Format parlait de laisser tomber. Il risqua un coup d’œil de son côté. Les yeux de Petit Format brillaient de colère, fixés sur un point, quelque part devant. En pleine réflexion…

Gros Gabarit portait un grand carton plat. Il n’était pas spécialement lourd mais le volume était encombrant, et il dut ralentir pour le caler plus confortablement sous son bras.

« Ça ne me dérangerait pas… », commença Gros Gabarit, sans terminer sa phrase. Il leva la main pour se gratter le visage et suspendit son geste. Cela serait sans grand effet, vu qu’il portait des gants de chirurgien, très fins et de couleur chair. Ils avancèrent d’un pas vif vers le bâtiment qui se trouvait en face du restaurant de grillades. Gros Gabarit ouvrit la porte avec la clé qu’il tenait dans sa main libre.

« Je ne peux pas le faire, dit Petit Format.

– Nous sommes obligés. Bon Dieu, si nous ne le faisons pas, nous sommes tous morts.

– Écoute…

– Pas dans la rue, pas dans la rue… »

De l’autre côté de la porte, l’entrée et le palier étaient faiblement éclairés par une ampoule jaune de soixante watts. L’escalier se trouvait tout de suite à droite. Gros Gabarit commença à monter. Petit Format hésita, jeta un coup d’œil en arrière, vers la rue, et, parce que Gros Gabarit était déjà engagé, se décida à le suivre, mais à contrecœur. Arrivés en haut, ils s’arrêtèrent un instant dans le couloir pour écouter, puis se dirigèrent vers l’appartement du milieu et ouvrirent la porte avec une clé. L’appartement n’était éclairé que par la lumière de la rue qui filtrait à travers les stores jaunis des fenêtres. Il régnait une odeur d’air confiné, de marc de café rance et de plantes insuffisamment arrosées. Les propriétaires étaient partis pour une semaine, voir le pape à Rome. Ensuite, ils devaient se rendre en Terre sainte. Ils allaient se cramer la cervelle, à condition qu’ils en aient une, ce qui était rien moins que sûr, s’ils avaient décidé de visiter la Terre sainte au mois de juillet.

Petit Format referma la porte derrière eux et dit :

« Écoute…

– Si tu ne voulais pas le faire, pourquoi s’embarquer aussi loin ?

– Parce que tu nous as mis dans le coup. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose.

– Seigneur… » Gros Gabarit secoua la tête. Il avança avec précaution dans la pièce obscure et s’approcha de la fenêtre, souleva un store.

« Prends le fusil.

– Je ne veux pas…

– Très bien, c’est moi qui vais le faire. Bon Dieu, si c’est comme ça que tu réagis, fous le camp. Sors d’ici », dit Gros Gabarit, furieux. De vingt-trois ans et deux jours l’aîné de Petit Format, il avait le visage buriné de coupures et de crevasses accumulées au cours d’une vie essentiellement passée dans la rue. Il prit la boîte qu’il avait apportée et répéta : « Fous le camp. »

Petit Format hésita, le regarda. Le carton mesurait un mètre cinquante de long sur quatre-vingt-dix centimètres de large, mais vingt centimètres de haut seulement. Il aurait pu contenir un miroir, ou un tableau, mais ce n’était pas le cas. Il y avait à l’intérieur un colt AR-15 avec un cache-flamme, un chargeur de vingt coups, une lunette d’approche avec sélecteur de lumière à double puissance et un viseur au laser. L’arme, censée fonctionner en tir semi-automatique, avait été bricolée par un mécano de Providence, dans l’État de Rhode Island, pour que l’on puisse choisir entre automatique et semi-automatique.

Gros Gabarit avait passé un après-midi dans les Adirondacks à tirer sur des bouteilles de lait en plastique, juché sur le bord d’un ravin. Sous tous les angles, ces bouteilles d’une contenance de deux litres simulaient à s’y méprendre la zone vitale d’un torse d’homme. Gros Gabarit utilisait des cartouches graillées à la main, et c’était un excellent tireur. Les bouteilles de lait explosaient littéralement quand un des projectiles les touchait.

Gros Gabarit sortit un canif pour couper la ficelle qui entourait le carton, arracha quelques morceaux de bande adhésive, souleva le couvercle et dégagea l’arme de son emballage de caoutchouc-mousse. Les nouveaux supports de lunettes d’approche n’étaient plus aussi fragiles que ceux qu’il avait connus dans le temps, mais ce n’était pas une raison pour prendre des risques. Il n’en prit pas. Un chargeur plein était emballé avec l’arme. Chaque cartouche avait été essuyée avec une peau de chamois pour faire disparaître les empreintes. Gros Gabarit enclencha le chargeur avec ses mains gantées.

« Va au divan, dit-il. Grouille-toi.

– Non. C’est un flic. S’il n’était pas flic…

– Arrête tes conneries. »

Gros Gabarit s’approcha des fenêtres, regarda dans la rue déserte, débloqua le loquet de l’une d’elles et remonta délicatement le panneau jusqu’en haut pour l’ouvrir toute grande. Puis il se retourna, jeta un coup d’œil à Petit Format et prit le fusil.

« Tu n’as jamais eu ce genre de problème jusqu’à aujourd’hui…

– Ce type n’a rien fait. Les autres étaient des ordures. Lui, c’est un policier…

– C’est un bon Dieu de connard de cancrelat d’informaticien, et il va envoyer en taule des types bien parce qu’ils ont fait ce qui devait être fait. Et tu sais ce qui va se passer, si on nous coffre ? Nous serons foutus, voilà quoi. Personnellement, je pense que je ne tiendrai même pas une semaine. S’ils me prennent, je me fourrerai mon putain de revolver dans la bouche, parce que je ne vais pas…

– Seigneur… »

Gros Gabarit, à l’écart de la fenêtre, regarda le restaurant d’en face par la lunette réglée en puissance basse. Une vignette Visa était collée sur la vitre de la porte, sous le nom et le logo du restaurant. Le thème musical d’une vieille émission de télévision lui traversa l’esprit pendant qu’il regardait le logo : « Have gun, will travel » is the card of a man…{1}.

Il localisa la vignette Visa dans sa lunette, effleura du pouce le bouton du laser. Un point rouge clignota sur la vignette. Gros Gabarit avait une tête de la taille d’un jerrycan d’essence, avec de minuscules oreilles qui, dans l’obscurité, ressemblaient à des abricots secs.

« Il est pire que les flics de la police des polices.

– Il… » Petit Format baissa les yeux vers la rue et Gros Gabarit suivit son regard. La porte du restaurant s’ouvrait.

« Ce n’est pas le bon, lâcha étourdiment Petit Format.

– Je sais. »

Sur le trottoir, un homme en chemisette de tennis et chaussures blanches picorait ses mâchoires avec un cure-dents en plastique. Les cure-dents étaient en forme d’épée, Petit Format le savait parce que, la veille, ils avaient fait un tour de reconnaissance au restaurant pour évaluer les durées et les distances. Leur cible venait toujours le vendredi pour le plat du jour, le New York spécial servi avec une pomme de terre au four nappée de crème et une bière à la pression au choix. L’homme en chemisette de tennis descendit la rue d’un pas nonchalant.

« Putain de pédé », dit Gros Gabarit. Il effleura le bouton du viseur à laser et le point rouge s’alluma sur la vignette Visa.

 

Bekker soupira.

C’était fini.

Il se détourna du corps de Cortese. Son esprit était affûté, dangereux, tendu comme un ressort. Il palpa sa poche de chemise : elle était vide. Il sortit de sa salle de travail et s’approcha avec une pointe d’anxiété de la vieille commode où il rangeait ses vêtements. Une petite poignée de comprimés étaient dispersés à la surface. Il se détendit. Il y en avait suffisamment. Il en ramassa quelques-uns, se préparant un super cocktail pour un super flash, les laissa tomber dans sa bouche, savoura la morsure acide et avala. Suffisamment pour un jour de plus, pas davantage. Il faudrait qu’il s’en occupe, mais plus tard.

Il retourna dans la salle et éteignit les écrans de contrôle. Le vert se résorba dans le néant. Il n’y avait plus rien à voir, de toute façon, seulement des lignes horizontales. Bekker ignora le corps. Cortese était bon à jeter, du matériau pour la poubelle.

Mais avant la mort… Une autre boule de gomme tomba et Bekker s’immobilisa près de la table, l’esprit fuyant à nouveau.

Louis Cortese avait été un brun de trente-sept ans, mesurant un mètre quatre-vingt et pesant quatre-vingt-treize kilos – tout cela était minutieusement consigné dans les registres de Bekker. Il avait obtenu un diplôme d’ingénierie électrique à Purdue University. Avant que Bekker ne lui découpe les paupières, du temps où il essayait encore de se faire bien voir, Cortese, refusant la perspective de mourir, lui avait confié qu’il était du signe du Poisson. Bekker n’avait qu’une vague idée de ce que cela signifiait et s’en désintéressait complètement.

Le corps de Cortese était allongé sur un dessus de comptoir en acier inox que Bekker avait acheté six cent cinquante dollars dans un magasin de Queens de fournitures pour restaurants. Il avait fixé la plaque de métal sur une vieille table de bibliothèque dont il avait dû couper les pieds pour la mettre à une hauteur praticable. Au-dessus de sa tête, une rampe de trois plafonniers projetait une lumière froide et plate sur le plan de travail.

Dans la mesure où ses sujets d’observation devaient être en vie, Bekker avait fixé des anneaux à la table. Une bande de nylon marron, attachée à l’un d’eux juste en dessous de l’aisselle droite de Cortese, traversait la poitrine de Cortese en diagonale en passant par le mamelon et l’épaule et rejoignait un autre anneau fixé derrière son cou, d’où elle repartait vers un troisième anneau fixé en dessous de l’aisselle gauche. Elle maintenait Cortese aussi solidement qu’une prise de judo. D’autres bandes tenaient son corps à la taille et aux genoux, aux chevilles et aux poignets.

L’une des mains était non seulement attachée mais emmaillotée de sparadrap : Bekker mesurait la pression artérielle par un cathéter fiché dans l’artère radiale, et pour cela le poignet devait être complètement immobilisé. Les mâchoires de Cortese restaient grandes ouvertes grâce à un cône de caoutchouc enfoncé dans la bouche. Le sujet pouvait respirer par le nez, pas par la bouche. Ses cris, lorsqu’il essayait de crier, ressemblaient à une espèce de bourdonnement, quoique pas tout à fait.

Dans l’ensemble, il avait été muet comme une carpe.

À la tête de la table, Bekker avait empilé ses moniteurs de contrôle selon l’ordre qualifié de « centre de loisirs à domicile » par un magasin de matériel stéréo au rabais. L’arrangement offrait un aspect agréablement professionnel. Les moniteurs mesuraient la température du corps, la pression artérielle, les pulsations cardiaques et l’activité cérébrale. Il possédait également un appareil pour mesurer l’hypertension intracrânienne, mais il ne l’avait pas utilisé.

La pièce qui abritait ce matériel était également au point : il lui avait prodigué ses meilleurs soins pendant une semaine avant d’être entièrement satisfait. L’avait récurée au désinfectant. Avait installé un faux plafond de plaques isosoniques et des panneaux de formica sur les murs, recouvrant le tout d’une couche de peinture blanc cassé. Installé la moquette bleu roi. Apporté le matériel. Les instruments de mesure avaient été plus difficiles à obtenir. Finalement, il les avait dénichés auprès de Whitechurch, un dealer de l’hôpital Bellevue. Moyennant deux mille dollars en espèces, Whitechurch les avait volés chez un réparateur, non sans s’être préalablement assuré qu’ils avaient effectivement été réparés.

Soupir.

L’un des écrans de contrôle était en train de lui dire quelque chose.

Qu’était-ce donc ? Difficile de se concentrer.

Température du corps, vingt-huit degrés.

Vingt-huit ?

C’était insuffisant. Il jeta un coup d’œil à l’horloge : 9 h 07.

Il avait encore eu une absence.

Perplexe, Bekker se frotta la nuque. Il lui arrivait de dériver ainsi, parfois pendant une heure. Cela ne semblait jamais se produire à des moments critiques, et pourtant il aurait dû identifier ce soupir. Il revenait toujours à lui en poussant un soupir, quand il avait eu une absence.

Il s’approcha des magnétophones, regarda les compteurs. Ils étaient légèrement désynchronisés, l’un marquait 504 et l’autre, 509. Il les rembobina et écouta le premier.

« … une stimulation directe n’entraîne qu’une infime réaction, pas plus d’un millimètre… »

Sa voix, rendue rauque par l’excitation. Il éteignit le premier magnétophone et alluma le deuxième. « … pas plus d’un millimètre de réflexe dans l’iris, immédiatement suivi d’une émission de… »

Il éteignit le deuxième. Les magnétos marchaient impeccablement. Des Sony jumeaux, avec une batterie de secours en cas de panne d’électricité. Meilleurs que ceux qu’il utilisait à l’université du Minnesota.

Bekker soupira, se ressaisit, regarda aussitôt l’horloge, craignant d’être reparti à nouveau. Non : 9 h 09. Il fallait qu’il nettoie, qu’il se débarrasse du corps de Cortese, qu’il développe les pellicules couleurs des appareils photo. Et puis, il envisageait de prélever quelques échantillons, et il devait noter certaines idées. Beaucoup de pain sur la planche. Mais il ne pouvait pas s’y mettre pour l’instant. Le P.C.P. n’avait pas encore produit son effet, et il se sentait… serein. La séance avait vraiment été bonne.

Soupir.

Il regarda l’horloge, sentit un pincement de peur. Neuf heures vingt-cinq. Il était donc reparti, figé sur place. Ses genoux le faisaient souffrir, d’être restés ainsi dans la même position. Cela lui arrivait trop souvent. Il lui fallait des médicaments. La cocaïne que l’on achetait dans la rue était de bonne qualité, mais pas assez précise…

Puis, soudain : Ding.

Bekker tourna la tête. Le bruit insolite venait d’un coin de son appartement en sous-sol.

Presque une sonnerie mais pas tout à fait. Au lieu de sonner, cela faisait contact chaque fois que la vieille appuyait sur le bouton.

Ding.

Bekker fronça les sourcils, alla à l’interphone, s’éclaircit la gorge et appuya sur le bouton du micro.

« Qui, madame Lacey ?

– J’ai mal aux mains. »

Sa voix était chevrotante et stridente. Vieille. Elle avait quatre-vingt-trois ans, entendait mal, était quasiment aveugle d’un œil. Son arthrite empirait de jour en jour. « J’ai tellement mal aux mains, gémit-elle.

– Je vous apporte un comprimé… dans un instant, dit Bekker. Mais il n’en reste plus que trois. Il va falloir que j’y retourne demain.

– Combien ?

– Trois cents dollars.

– Mon Dieu ! »

Apparemment, ça l’avait secouée.

« C’est très difficile à trouver, ces temps-ci, madame Lacey », dit Bekker. Et ça l’avait toujours été. Depuis des décennies. Elle le savait très bien. La morphine n’avait jamais été en vente libre de son vivant. Pas plus que sa chère marijuana.

 

Quelques jours après avoir commencé son travail d’aide à domicile – selon l’expression de la vieille, elle n’avait pas besoin qu’on la conduise aux toilettes – il lui avait montré un article du Wall Street Journal où il était question de faillites bancaires. Elle l’avait lu, gémissant presque. Elle avait sa retraite d’assurée sociale, ses économies – trois cent soixante-dix mille dollars environ – et sa maison. Si l’une des trois la lâchait…

Édith Lacey observait souvent les vieilles clochardes qui poussaient leur caddy sur les trottoirs défoncés, gardant jalousement leurs ballots de hardes. Elle affirmait les connaître mais Bekker ne la croyait pas. Elle les regardait et inventait des histoires sur leur compte. « Celle-là, vous voyez, elle possédait autrefois une épicerie dans Greenwich St… »

Bekker lui conseilla de répartir son argent entre trois ou quatre banques n’ayant aucun lien entre elles, pour qu’un montant plus important soit couvert par la Caisse d’assurance fédérale.

« Les temps ne sont pas sûrs… », lui dit-il de sa voix mesurée.

Elle en avait parlé à son unique amie ingambe. Bridget Land, qui pourtant n’aimait pas Bekker, avait trouvé que l’idée de répartir l’argent entre plusieurs banques était bonne. Elle avait proposé de les accompagner : « Pour être sûrs que tout sera réglo », avait-elle dit, dirigeant malgré elle son regard vers Bekker et ajoutant aussitôt : « Du côté des banques, je veux dire. »

Ils avaient transféré l’argent en une seule journée, les deux vieilles femmes berçant les chèques du caissier comme des mères poules. Édith Lacey en avait un sous son chemisier, Bridget Land gardait l’autre dans une poche boutonnée, sait-on jamais. Elles étaient tellement obnubilées par les chèques qu’elles n’avaient pas prêté grande attention à Bekker pendant qu’il révisait les formulaires de demande de compte remplis par Édith.

Bekker avait simplement coché la case « oui » qui demandait si le client souhaitait une carte de retrait automatique. Comme c’était lui qui ramassait le courrier l’après-midi, il avait intercepté les codes des cartes une semaine après le transfert de l’argent dans les banques, et les cartes de crédit une semaine plus tard. Chacune permettait un retrait de cinq cents dollars par jour. Au cours du premier mois, Bekker tira de l’argent presque tous les jours sur les différents comptes, jusqu’au jour où il eut vingt mille dollars en espèces.

« Prenez des fruits, commanda la vieille.

– Je m’arrêterai chez MacGuire, répondit-il dans l’intercom.

– Des abricots.

– D’accord. »

Au moment où il se détournait :

« Surtout, n’oubliez pas les abricots.

– Oui, glapit-il, impatienté.

– Vous n’en avez pas rapporté, la dernière fois. »

Il fut saisi d’un impérieux besoin de monter à l’étage pour l’étrangler. Pas la même pulsion que celle qui le portait vers ses sujets d’étude, mais un besoin quasiment humain de tordre le cou à une vieille emmerdeuse.

« Je suis désolé, dit-il veulement, dissimulant son accès de fureur. Et j’essaierai aussi de vous trouver des pilules. »

Ça lui fermerait le clapet…

 

Bekker se détourna de l’interphone et vit, en deçà de son appartement plongé dans l’obscurité, le corps de Cortese se détacher sous la lumière crue de la salle de travail. Autant le faire tout de suite.

Il rapporta de la cuisine un grand rouleau de polyéthylène noir vendu comme protection de sol pour les peintres. Il le déroula près de la table de dissection, utilisa le scalpel pour le couper à la longueur adéquate et l’étala par terre. Dégagea le corps des bandes qui l’emprisonnaient. Arracha le cathéter du poignet et le contrôle de température. Elle était descendue à vingt-six degrés. Il refroidissait vite.

Les cadavres sont difficiles à manipuler et, fort de son expérience, Bekker ne s’y risqua pas. Il contourna simplement la table et poussa. Le corps roula sur le plateau et tomba sur le plastique comme une masse de viande. Sploch. Il refit le tour de la table, enroula le tout et attacha le paquet avec de la corde pour séchoir à linge. Il ménagea deux boucles supplémentaires à la hauteur de la ceinture pour s’en servir comme poignée. Puis il hala le corps ainsi empaqueté à travers la pièce où il vivait, lui fit monter, non sans mal, les marches qui accédaient à la porte de service blindée de la maison. Même si on se moquait complètement de les endommager, les cadavres étaient d’une manipulation malaisée. Et Cortese était un costaud. Bekker se dit qu’il ferait mieux désormais de s’attaquer à des modèles poids plume.

 

La porte de service de la maison de Mme Lacey était dissimulée aux regards des passants par un appentis conçu pour abriter une voiture. Il poussa la porte sans défaire la chaîne, et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Dans le temps, des clochards venaient s’abriter là. Mais il n’y avait que la Volkswagen, intacte. Il traîna le corps jusqu’à la voiture et réussit péniblement à le hisser sur le siège du passager. Puis il alla jeter un coup d’œil dans la rue. Personne. Il rentra dans l’immeuble, referma la porte et dévala l’escalier.

Bekker se doucha, se rasa soigneusement, s’habilla et appliqua son maquillage. L’opération était délicate : le fond de teint épais recouvrait son visage ravagé mais il fallait l’estomper soigneusement à la hauteur des tempes, là où la peau n’était pas abîmée, pour éviter de laisser une ligne de démarcation trop visible. Cela lui prit une demi-heure. Il venait juste de terminer quand Mme Lacey sonna de nouveau.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » Vieille toupie

« Mes mains, couina-t-elle.

– J’arrive tout de suite », dit-il. Il devrait peut-être la tuer, après tout. Il se complut à envisager cette idée. Mais il faudrait alors expliquer son absence à Bridget Land. Quoique… il suffisait d’éliminer Land. Mais cela entraînerait une série de questions sans réponse et de dangers potentiels : Land avait-elle d’autres amies, savaient-elles quelle venait souvent voir Édith Lacey ? Si Land disparaissait, d’autres personnes essaieraient-elles de la retrouver ?

Ce serait dangereux de la tuer. Non, il ne les tuerait ni l’une ni l’autre. Pas tout de suite, du moins. Lacey était la couverture idéale et Land, jusqu’ici, un dérangement mineur. Tout en pensant aux deux femmes, Bekker prit un flacon de comprimés dans sa commode et le secoua pour en faire tomber un dans le creux de sa main. Alla au pied de l’escalier, actionna un interrupteur et monta.

L’escalier débouchait à l’arrière du palier du rez-de-chaussée, dessinait une boucle et repartait vers le premier et le deuxième étage. Le rez-de-chaussée avait jadis abrité une entreprise de fournitures de plomberie mais il n’y avait plus personne depuis plusieurs années. Pendant la journée, il était chichement éclairé par une lumière verdâtre venue de la rue. La nuit, les fenêtres grillagées ressemblaient simplement à des panneaux sombres flanquant la porte d’entrée.

La vieille nichait au premier, elle vivait là depuis la mort de son mari avec ses deux chats pour toute compagnie. La puanteur du trio envahissait tout l’étage : carottes à l’eau, marijuana et pipi de chat. Bekker haïssait les deux bestioles. Ils savaient très bien qui il était et l’observaient, perchés sur des étagères, de leurs yeux brillants dans la pénombre, tandis que la vieille regardait la télévision, recroquevillée sous son châle aux couleurs délavées.

Le deuxième étage avait autrefois fait partie de la surface occupée, du temps où M. Lacey vivait encore. Aujourd’hui, il était comme le rez-de-chaussée, vide.

Bekker grimpa au premier, cerné par l’odeur de carottes et de marijuana.

« Madame Lacey ?

– Je suis là. »

C’était une petite bonne femme dont les yeux bleus rendus vitreux par la cataracte paraissaient immenses derrière les verres épais de ses lunettes. Ses cheveux grisâtres et filocheux collaient à son crâne. Elle avait un petit nez en trompette et une minuscule bouche en cul-de-poule. Elle était emmitouflée dans une robe de chambre. Elle en possédait quatre, toutes matelassées mais de différentes couleurs pastel. Elle attendait dans le grand fauteuil du salon, devant le téléviseur. Bekker alla à la cuisine, remplit un verre d’eau et lui apporta le comprimé. Un chat sortit en courant de sa cachette sous le fauteuil et fila dans la pièce voisine en jetant un regard cruel à Bekker.

« Cela va vous soulager. Je m’en procurerai d’autres demain.

– Merci. » Elle avala le comprimé et but l’eau avidement.

« Vous avez votre pipe et votre briquet ?

– Oui.

– Vous avez assez de thé{2} ?

– Oui, merci beaucoup. » Elle gloussa. Elle ne menait plus la vie de bohème des années quarante mais elle continuait à fumer de l’herbe.

« Je vais sortir un moment, annonça-t-il.

– Faites bien attention, c’est dangereux à pareille heure. »

Bekker la laissa dans son fauteuil, redescendit l’escalier et alla s’assurer que tout allait bien du côté de l’appentis. Personne.

La maison de Mme Lacey donnait sur Greene Street. De chaque côté de la rue, les maisons s’étendaient jusqu’à Mercer, sauf celle de Mme Lacey qui ne remplissait que la moitié du terrain. L’arrière, mauvaises herbes galopantes et sumac spontané, était fermé par une clôture de grillage de trois mètres de haut. Avant l’arrivée de Bekker, des vandales et des vagabonds lavaient escaladée et enfoncée, puis avaient brisé la serrure de la grille. Après avoir acheté la Volkswagen, Bekker avait fait réparer la clôture et poser au sommet une longueur de fil de fer barbelé formant une torsade.

Il sortit la Volkswagen de l’appentis, roula jusqu’à la clôture, sortit d’un bond, ouvrit la grille, la franchit avec la voiture, s’arrêta à nouveau, referma la grille à clé.

New York, pensa-t-il.

Bagels et saumon fumé/ Cadenas et fil de fer barbelé

Bekker gloussa de rire.

 

« La porte », dit Gros Gabarit. Debout près de la fenêtre, il avait épaulé le fusil d’assaut.

Dans la rue en contrebas, une antique Volkswagen Coccinelle passa à toute allure. Gros Gabarit, qui regardait dans la lunette, l’ignora. Un homme venait de sortir dans la rue et marquait un temps d’arrêt. Il avait des cheveux blonds légèrement décoiffés et des lunettes à monture dorée. Les épaules étroites. Il souriait et ses lèvres bougeaient : il parlait tout seul. Il portait une chemise bleue à manches courtes et un jean trop long. De l’index, il redressa ses lunettes sur l’arête de son nez.

« Oui », grogna Gros Gabarit, le doigt serré sur la détente.

« Non », dit Petit Format, faisant deux pas vers la fenêtre. Mais une tache rouge fleurit sur la poitrine de la cible. Il avait peut-être eu un instant pour y penser, peut-être pas. La détonation fut assourdissante et un éclair jaillit du canon, plus fort que Petit Format ne l’aurait cru. La cible parut reculer et se mit aussitôt à danser d’une façon désordonnée. Autrefois, Petit Format avait vu un film où l’on montrait Hitler en train de danser la gigue après l’effondrement de la France. L’homme qui se trouvait dans la rue lui fit la même impression pendant une ou deux secondes. Comme s’il dansait une gigue. Le tonnerre se prolongea, six, huit, douze coups de feu, rapides, à intervalles réguliers, les éclairs illuminant leurs visages.

Quand un peu plus de la moitié du chargeur fut vidée, Gros Gabarit appuya sur le sélecteur de tir et déchargea les cartouches restantes en une seule rafale. La cible était maintenant étendue à plat ventre sur le trottoir. L’explosion de balles retombait autour de sa tête comme une pluie de gouttes cuivrées.

Petit Format resta près de la fenêtre sans dire un mot.

« Allons-y », dit Gros Gabarit. Il laissa tomber le fusil par terre. « Les mains. »

Ils longèrent le couloir qui menait vers l’arrière de l’immeuble en appuyant leurs mains gantées contre leur visage, descendirent un étage en courant, empruntèrent un autre couloir et sortirent par une porte latérale qui donnait sur une ruelle. La ruelle les éloignait du théâtre de la fusillade.

« Ne cours pas, ordonna Gros Gabarit quand ils émergèrent dans la rue.

– Attention », dit Petit Format.

Une Volkswagen passa devant eux en tanguant, une Coccinelle qui les cueillit dans la lumière de ses phares, donnant à leurs visages fantomatiques l’apparence de réverbères dans la nuit. C’était la voiture qui était passée devant le restaurant juste avant que le génie de l’informatique n’apparaisse sur le trottoir.

 

La présence du corps à ses côtés rendait Bekker nerveux. Il était sur le qui-vive, guettant les voitures de police, surveillant tout ce qui se passait. Il avait un petit pistolet à portée de main, un Spécial 38 à double canon, mais s’il venait à s’en servir, cela serait probablement sa fin.

Jusqu’ici, toutefois, pas de problème.

Les rues de SoHo étaient tranquilles la nuit. Mais une fois sorti du quartier, les choses allaient se compliquer. Il ne voulait rien avoir d’assez haut devant lui pour lui boucher la vue, camionnette ou camion. Car il ne fallait pas qu’un conducteur puisse baisser les yeux vers la Volkswagen, même s’il ne risquait pas de voir grand-chose. Le corps, enveloppé dans le plastique foncé, ressemblait essentiellement à une chrysalide de papillon, une sorte de cocon. Ce à quoi l’on pouvait s’attendre, de la part d’une coccinelle.

Bekker faillit rire. Mais pas vraiment, car il était trop frappé pour avoir réellement le sens de l’humour. Au lieu de quoi, il dit : « Putain ! »

Il avait besoin d’un mur, ou d’un immeuble non gardé avec un renfoncement dans le mur. Un endroit où il n’y aurait personne en train de fureter dans le coin, susceptible de le voir décharger le corps. Il n’avait pas beaucoup réfléchi à la façon de s’en débarrasser. Il allait devoir se pencher sur la question. Ce qu’il lui fallait, c’était un schéma qui dépende entièrement du hasard, rien que les flics puissent utiliser pour retracer le bloc de rues où il habitait. Il faudrait choisir la distance maximum – suffisamment loin pour ne pas désigner SoHo, mais pas trop tout de même, afin que la balade en voiture ne lui fasse pas courir trop de risques.

Il roula devant le Manhattan Caballero, un bistro de grillades du Village, avec ses affiches vantant des bières et ses petites fenêtres munies de grilles. La porte s’ouvrit au moment où il passait et il vit sortir un homme mince qui se détacha dans l’embrasure pendant une seconde, éclairé par la lumière de la salle. Derrière lui, un distributeur de cigarettes.

Les coups de feu éclatèrent comme du popcorn. Ou comme une femme déchirant une longueur de tissu. Bekker regarda dans le rétroviseur et vit les éclairs. Il avait été au Vietnam. Il avait entendu ce genre de bruit dans le lointain, le crépitement feutré du popcorn. Il avait vu les flammes de lumière vacillante. L’homme qu’il avait aperçu dans l’embrasure de la porte s’effondra sur le trottoir tandis que les balles le transperçaient.

« Putain ! » Bekker hurla le mot, sa bouche grande ouverte découvrant ses dents. Il était innocent, il n’avait rien à voir avec ça et voilà qu’il risquait de se faire prendre, juste là. À demi paniqué, craignant que les voisins ne relèvent le numéro de toutes les voitures qu’ils voyaient, il appuya à fond sur l’accélérateur et s’élança vers le bout de la rue interminable. La fusillade ne dura que deux ou trois secondes. Il en fallut encore cinq avant qu’il puisse tourner à gauche, hors de vue, dans une rue à sens unique. L’adrénaline l’envahit brusquement, la panique du P.C.P. Et juste devant lui, des lumières jaunes jaillirent dans la rue.

Quoi ?

La panique s’empara complètement de lui. Il enfonça la pédale de frein en oubliant de passer au point mort et la Volkswagen cala. Le cadavre couina dans son enveloppe de plastique en oscillant sur le siège voisin. Bekker le repoussa d’une main tout en luttant contre la boule qui lui obstruait la gorge, essayant de respirer, de trouver un peu d’air, et appuya sur l’accélérateur. Là, comprenant enfin ce qui venait d’arriver, il lâcha le levier de vitesses, remit le contact, démarra et passa la seconde.

Encore tout étourdi, il tourna brutalement à gauche, identifiant au même moment les lumières jaunes : il y avait des travaux sur la chaussée. Ce n’était pas la peine de tourner, mais il s’était déjà engagé, aussi accéléra-t-il. Presque au bout de la rue, deux silhouettes émergèrent d’une ruelle. Ses phares les balayèrent et il les vit lever les mains pour se cacher le visage, mais il avait eu le temps de les entrevoir aussi clairement que la face de la lune.

Bekker fit une embardée mais ne ralentit pas.

Avaient-ils eu le temps de repérer ses plaques ? Pas moyen de savoir. Il scruta le rétroviseur. Ils avaient déjà disparu dans l’obscurité. Tout allait bien. Il essaya de ravaler sa peur. À l’arrière de la VW, les plaques étaient vieilles et sales.

Mais la fusillade…

Il devait réfléchir. Bon Dieu, il avait besoin d’aide. Il tendit la main vers la marijuana. Non, ça ne ferait pas l’affaire. Il lui fallait des amphètes. De quoi le stimuler, l’aider à réfléchir.

Des sirènes retentirent.

Quelque part dans son dos. Ne sachant plus très bien où il était, il prit à gauche pour s’éloigner davantage et arriva à un grand carrefour. Il leva les yeux vers les panneaux. Broadway. Et l’autre, c’était quoi ? Il recula d’un ou deux mètres. Bleecker. D’accord. Parfait. Tout droit, dans Bleecker. Il fallait qu’il sorte le corps de là. Un bloc de rues plus sombre, un bâtiment rouge foncé avec des renfoncements, mais aucun endroit où s’arrêter. Encore vingt mètres… là.

Il se gara le long du trottoir, descendit de voiture d’un bond et regarda autour de lui. Il entendait bien quelqu’un parler à voix haute, mais ça avait l’air d’être seulement un ivrogne. Il contourna la voiture dare-dare, sortit le corps et le lâcha dans une embrasure de porte. Leva les yeux : le plafond de l’embrasure, qui était profonde, avait un décor de stuc blanc aux motifs compliqués. Les motifs sollicitèrent son esprit, l’entraînèrent dans un dédale de courbes…

Une autre sirène le ramena sur terre. C’était quelque part en bas de Bleecker, mais il ne pouvait pas voir les phares. Il se précipita vers la voiture et monta dedans en transpirant, jetant un regard à la dépouille de Louis Cortese par la portière ouverte. Vu de là, le corps offrait l’apparence d’un clochard endormi sur le trottoir. Et des clochards, il y en avait des centaines dans ce quartier.

Il risqua un dernier coup d’œil vers le décor de stuc, se sentit à nouveau attiré, s’arracha à sa contemplation et claqua la porte. Couché sur le volant, il repartit chez lui.

 

Gros Gabarit décrocha le récepteur du téléphone public et composa le numéro griffonné sur un morceau de papier. Il laissa la sonnerie retentir deux fois, raccrocha, attendit quelques secondes, recomposa le numéro, laissa sonner deux fois et raccrocha.

Petit Format, qui l’attendait dans la voiture, ne prononça pas un mot.

« Ça va très bien se passer », dit Gros Gabarit.

Un long moment après, Petit Format répondit :

« Non, ça ne se passera pas bien.

– Tout est O.K., dit son compagnon. Tu as été impec. »

 

En arrivant à la maison de Mme Lacey, Bekker gara la voiture et descendit au sous-sol. Là, il se déshabilla, se débarbouilla et enfila un survêtement. Et repensa au meurtre dont il avait été témoin. New York était vraiment une ville dangereuse – décidément, quelqu’un devrait songer à intervenir… Il y avait un peu de ménage à faire dans la salle de travail. Il s’y employa pendant une dizaine de minutes, armé d’une éponge, de serviettes en papier et de détergent à usage multiple. Quand ce fut terminé, il roula en boule le papier usagé et le jeta à la poubelle. Il allait éteindre les lumières quand le sang lui revint en mémoire. Il ramassa le pichet à eau et le vida dans l’évier. Le sang était pourpre, épais comme de l’antigel.

Il ralluma et vit les quatre petits lambeaux de peau posés sur le dessus d’un bac d’anesthésiant. Bien sûr, c’est là qu’il les avait mis, c’était un endroit pratique sur le moment.

Il les prit. Ratatinés comme ils l’étaient, avec ces longs cils brillants, ils ressemblaient à une espèce d’arachnéide inconnue, une nouvelle araignée unilatérale. Évidemment, c’était quelque chose de beaucoup plus ordinaire : les paupières de Cortese. Il les observa dans le creux de sa main. Il ne les avait jamais vues ainsi, isolées, désincarnées.

Ha, ha ! Encore une bonne plaisanterie. Il se regarda dans la surface de l’armoire d’acier inox, rit en se tenant l’estomac et pointa l’index vers son reflet. Désincarnées…

Reporta son attention sur les paupières. Fascinant, vraiment.