La rivière, sur les derniers kilomètres qui précèdent la mer, était d’un noir d’encre, mais huileuse, épaisse, agitée. À l’est était apparue une énorme lune, pleine et écarlate, que le brouillard voilait au-dessus de la ville. Lily attendit que le vieux gardien de nuit et son chien se fussent éloignés pour ouvrir avec sa propre clé la grille d’accès réservée aux membres du port de plaisance.
Les quais étaient encombrés d’objets divers, comme d’habitude, et chichement éclairés par des globes jaunâtres postés de loin en loin. Sur l’eau, des fanaux éclairaient les mâts d’une demi-douzaine de bateaux à l’ancre. De-ci, de-là, des lumières brillaient aux hublots, et une brise légère poussait les drisses contre les mâts d’aluminium, produisant un cliquetis plaisant, sorte de carillon éolien. Une forte odeur de marijuana planait au-dessus d’un petit voilier Capri, et l’on entendait une voix masculine glousser à l’intérieur de la cabine exiguë. Lily s’éloigna de la puanteur que dégageait l’herbe pour se fondre dans les senteurs non moins puissantes de la rivière, mélange de boue et de poisson en putréfaction.
« Lily ! » La voix de Kennett émergea de l’obscurité quand elle s’approcha du Lestrade. Assis à la barre, il fumait une cigarette. « Je me demandais si tu viendrais.
– Tu es au courant, pour Bekker ?
– Oui. Et je sais aussi que l’on m’a mis en dehors du coup. »
Lily descendit dans le cockpit, s’assit et le regarda fixement. Le visage impassible, solennel, il lui rendit son regard sans ciller.
« Tu es Robin des bois, dit-elle.
– Robin des bois, foutaises ! dit-il d’un ton circonspect, expédiant d’une chiquenaude sa cigarette dans l’eau.
– Je n’ai pas de micro sur moi.
– Lève-toi et retourne-toi. » Elle se leva et Kennett la palpa de haut en bas, y compris entre les jambes. « Passe-moi ton sac. »
Il ouvrit le sac et, ayant allumé une lampe-torche qui était accrochée au hauban, en inspecta et fouilla l’intérieur. Il sortit le 45 de son étui, dégagea le chargeur et jeta les cartouches dans l’eau. Puis il souleva la culasse afin d’éjecter celle qui était engagée dans la chambre. Or la chambre était vide. Kennett secoua la tête d’un air désapprobateur. « Tu devrais toujours avoir une balle sous le percuteur.
– Je ne suis pas venue pour parler de flingues, dit-elle, mais du fait que tu es Robin des bois. Que tu m’as utilisée comme une marionnette pour espionner O’Dell. Que tu as tué Walt Petty.
– Je ne t’ai pas utilisée comme une marionnette, dit-il calmement. Si je suis avec toi, c’est parce que tu me plais et que je suis en train de tomber amoureux de toi. Tu es belle et intelligente, et tu es flic. Il n’y a pas tant de femmes que ça à qui je puisse parler.
– Je ne doute pas que tu m’aimes bien, dit-elle d’un ton agressif. Mais cela ne t’a pas empêché de m’utiliser. En venant ici, je me suis rappelé le soir où nous étions allongés sur cette couchette, quand tu avais élucubré sur le genre de nanas que pouvait bien se taper O’Dell. Tu te souviens ? Tu avais sûrement tout prémédité, pour m’inciter à parler de lui. Et avant ça, pour me faire parler de Walt. Quand je pense à tout ce que je t’ai dit parce que je me sentais en sécurité ! Parce que tu étais mon amant et mon frère policier. Merde, chaque fois que nous couchions ensemble, tu m’extorquais des renseignements.
– Mon Dieu, Lily, Lily, si tu me disais quelque chose sur O’Dell ou Petty, c’était un plus. Je ne couchais pas avec toi pour t’extorquer des renseignements. Mon Dieu, Lily…
– La ferme », dit Lily. Elle leva la main et tira sur la corde du plafonnier. Ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité. « Il y a certains trucs que je voudrais savoir. Nous tenons Jeese et Clemson, Davenport les a arrêtés, et nous sommes au courant pour Copland…
– Je savais que Davenport était un type dangereux, dit calmement Kennett. Je ne l’ai pas sous-estimé. J’ai su qu’il était vraiment dangereux quand il est allé vérifier le nom de Gauguin, au sujet de cette cravate. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir de la sympathie pour lui.
– C’est pour ça que tes gars ont voulu le passer à tabac, au lieu de simplement lui flanquer une raclée ? »
Kennett sourit. Elle vit ses dents étinceler dans la pénombre. Son sourire n’avait rien de joyeux, il était triste, au contraire.
« Encore une erreur. Ici, on a tendance à croire que New York, c’est le top. Qu’un mec débarqué de sa province ne pourra pas tenir à distance deux vrais pros new-yorkais. On avait tout au plus l’intention de lui casser quelques côtes. De quoi le clouer au lit pendant deux ou trois mois. Mais ils ont dit qu’il était aussi rapide qu’un combattant professionnel. Ça les a vexés. Selon eux, s’ils s’étaient approchés d’un demi-centimètre de plus, il leur aurait fait sauter la cervelle, il aurait sorti son 45…
– Ils ont eu de la chance, en effet. Pourquoi n’avez-vous pas essayé une deuxième fois ? »
Kennett haussa les épaules.
« À ce stade, nous nous sommes dit qu’il n’y avait que deux solutions, le tuer ou laisser tomber. Il ne semblait pas suffisamment… près du but… pour qu’on le tue. Et de toute manière, je ne suis pas sûr que les gars auraient accepté de le faire. Petty était déjà dur à avaler. Au fait, le message de Davenport à O’Dell, celui que Copland a intercepté… c’était du chiqué ?
– Pas entièrement. C’est vrai que Davenport a trouvé la cachette de Bekker. Il a passé le message à O’Dell pour voir si des tueurs allaient se pointer aussitôt. Ils sont venus, en effet, mais je n’ai pas quitté O’Dell d’une semelle. Et il n’a pas donné un seul coup de fil. Alors, ça m’a fait réfléchir.
– Nom d’un chien. Moi qui avais envisagé de laisser tomber Bekker…
– Tu aurais dû.
– Je ne pouvais pas. J’ignorais ce qu’il allait dire au sujet de… » Là, Kennett s’interrompit, se rappelant soudain…
« Au sujet des types qui ont descendu Walt. Jeese et Clemson, Gros Gabarit et Petit Format.
– Non, ce n’était pas eux.
– Arrête tes conneries, s’exclama-t-elle, folle de rage. Ils correspondent parfaitement.
– Non.
– Qui, alors ?
– Je ne te le dirai pas. En tout cas, ce n’était pas Jeese et Clemson. » Il tira sur sa lèvre. « Ce vieux Copland, un type bien. Qu’est-ce qui va lui arriver ?
– O’Dell trouvera quelque chose… Combien êtes-vous, au juste ? Et combien de gens avez-vous tués ? »
Kennett secoua la tête.
« Nous sommes… plusieurs. Certains opèrent en solo, d’autres en duettistes. Ils ne se connaissent pas entre eux, et je ne te donnerai pas leurs noms.
– On peut envoyer Jeese et Clemson au trou, si ça nous chante – agression à main armée sur la personne d’un officier de police. Et si O’Dell veut faire le méchant, je suis sûre qu’on peut sucrer la retraite de Copland. Il passera les vingt prochaines années assis sur un banc public. Ou couché sur un trottoir, enroulé dans une couverture de l’armée.
– Ne vous avisez pas de faire ça, dit Kennett d’une voix sourde.
– Voilà ce qui arrive aux perdants, répondit-elle, glaciale.
– Nous avons bien agi, dit Kennett, mais je vais y mettre fin. S’il n’y a pas de représailles, j’annulerai tout. Je donnerai ma démission, si tu veux.
– Quoi ? Pour que tu écrives des articles dans le Times ? Tu serais encore plus dangereux là-bas qu’ici.
– Alors, qu’est-ce que tu attends de moi ?
– Que tu me donnes ces putains de noms. »
Kennett secoua la tête.
« Non. En aucun cas. Si je te les donnais, il n’y a que deux choses qui pourraient arriver : un tas de types de valeur seraient mis sur le carreau, ou bien c’est O’Dell qui constituerait sa petite section d’assaut personnelle. Et je ne laisserai pas un gros cochon d’alcoolique geignard faire ça, pas question… » Sa voix s’était durcie en prononçant ces derniers mots. Il sourit et ajouta : « Je t’aime vraiment beaucoup. Mais ce que tu as fait de pire, ce qu’il y a de pire chez toi, c’est que tu sois associée à ce… cette pute de O’Dell.
– La pute, c’est moi, rétorqua-t-elle. Je suis celle que tu as baisée pour obtenir des renseignements.
– Eh bien, va te faire foutre, alors, dit Kennett en se détournant. Si vous voulez que cette histoire sorte au grand jour, portez-la devant le tribunal. Je vous anéantirai. Maintenant, dégage ton cul de mon bateau.
– J’ai une autre question à te poser avant de partir.
– Quoi ?
– Pourquoi Walt ? »
Kennett la dévisagea un instant, plongea la main dans sa poche de chemise et en sortit un paquet de cigarettes. Il en alluma une et jeta l’allumette par-dessus bord. Ils l’entendirent toucher l’eau et le grésillement de la flamme resta en suspens dans l’air humide.
« Il le fallait, dit Kennett. Celui-là, avec ses saloperies d’ordinateurs. Quand j’ai démarré cette opération, personne ne savait vraiment ce qu’on pouvait faire avec des ordinateurs. Pour nous, c’était des classeurs de dossiers qui marchaient à l’électricité. Regarder à l’intérieur d’un ordinateur, c’était comme lire en douce les papiers empilés sur le bureau du voisin. Nous ignorions que nous laissions des traces chaque fois que nous entrions dans un dossier. Petty nous avait tous épinglés. Il nous fallait un peu de temps pour accéder aux appareils et remettre les choses en ordre. Nous l’avons fait. Tous les renseignements sont effacés, maintenant. » Il regarda la rivière, Manhattan qui brillait de tous ses feux le long de sa rive, les arcs que dessinaient les ponts. « Écoute, Lily. Si l’on pouvait éliminer cinq cents ou mille personnes dans Manhattan, la ville serait sûre à quatre-vingts pour cent. On pourrait en faire un vrai paradis.
– Pas mille, corrigea-t-elle. Plutôt dix mille.
– Non, pas vraiment. Un millier suffirait. Nous ne pourrions sans doute pas en éliminer mille, mais nous pourrions changer les choses. Arvin Davies. Tu as regardé son dossier ? Était-ce l’un de ceux…
– Oui.
– Nous pensons… des estimations reposant sur le service de renseignements… qu’il a commis au moins une centaine de crimes, toutes catégories : agressions, cambriolages, viols, meurtres. Il aurait pu en commettre une centaine de plus. Maintenant, il n’en aura plus l’occasion.
– Ce n’est pas à toi de décider ça.
– Bien sûr que si. Il faut que quelqu’un prenne les décisions, dit Kennett en la regardant. Pour cinquante ou cent vols qu’il commet, le camé lambda se fait prendre une fois. Et pour les petits délits, il a toutes les chances d’être relâché sur-le-champ. Son avocat négocie sa mise en liberté avec le procureur, ou au pire il en prend pour trente jours, six mois. C’est insuffisant. Si nous libérions tous les types qui ont commis un seul crime passionnel et que nous enfermions tous les salopards, Manhattan serait un paradis sur terre. Même ceux que nous avons descendus… Bon Dieu, rien qu’avec ceux-là, nous avons économisé à la ville un millier de crimes violents par an.
– Combien y en a-t-il eu ? »
Il secoua la tête.
« Tu n’as pas besoin de le savoir. En tout cas, voilà pourquoi…
– C’est pour ça que tu as tué Petty ? Pour que nous puissions avoir un paradis sur terre ? »
Kennett se détourna.
« Cela ne nous a pas fait plaisir, mais nous n’avions pas le choix… O’Dell essaie de me coincer, au fait. Il aurait dans sa manche un témoin qui m’a vu au moment où Waites a été descendu.
– Je suis au courant.
– Tu savais ? demanda-t-il, étonné.
– Davenport a retrouvé le gosse qui était censé t’avoir vu. Il est allé le dénicher à Charleston et il lui a tiré les vers du nez. Il a compris que c’était un coup monté. »
Kennett sourit.
« Après être remonté à Minneapolis, le lendemain, Davenport est allé à Charleston. J’ai trouvé ça bizarre qu’il prenne une journée de congé, enfin, bizarre de la part d’un type comme lui.
– Bon, et les autres ? Waites était une grande gueule, mais…
– Ils ont nourri la plaie. Non, mais regarde-moi ça, regarde cette ville, pense à ce qu’elle pourrait être… »
Elle contempla les lumières vacillantes sur l’autre rive, on aurait dit un agrandissement de la Voie lactée.
« Et tu l’as trahie. Et tu m’as utilisée comme un putain de kleenex.
– Arrête tes conneries, dit-il, écarlate.
– Lorsque Walt s’est fait descendre, je suis venue ici et j’ai pleuré sur ton épaule, et tu t’es occupé de l’enterrement, tu m’as réconfortée, tu m’as emmenée en bas et nous avons fait l’amour, tu m’as raisonnée. Comment ai-je pu faire ça ?
– Eh bien…
– Eh bien, quoi ?
– C’est la vie, dit-il, serrant les dents. Et maintenant, Lily, allez, fous le camp d’ici. »
Elle se leva, fit un pas vers le quai. Et un autre vers lui.
« Qu’est-ce que… », commença-t-il.
Elle le frappa, à main plate, de toutes ses forces. Une gifle qui faillit l’envoyer au tapis. Il avança sur elle, se tenant le visage d’une main, et la prit par le bras : « Lily, enfin, merde !
– Lâche-moi », cria-t-elle. Elle essaya de lui échapper mais il tenait bon, et ils luttèrent un moment, Kennett devenant de plus en plus rouge. Soudainement, il se prit l’épaule, laissa retomber sa main.
Tourna sur lui-même, parut s’accroupir, tomba à genoux.
« Oh, mon Dieu, soupira-t-il. Lily… dans mon sac, en bas… »
Ses comprimés. Ses comprimés étaient dans le sac. Elle ébaucha un geste vers la cabine.
Il fut secoué par un spasme et s’effondra de tout son long dans le cockpit, le visage marqué par l’effort, les tendons saillant à son cou.
« Lily… »
Elle s’arrêta. Regarda la cabine, puis de nouveau Kennett. Et alors, très calme, comme dans un ralenti de cinéma, elle descendit du bateau, resta quelques secondes sur le quai, leva les yeux vers la ville, les baissa vers Kennett. Blanc comme cire, bouche ouverte, les yeux hagards, il luttait contre la douleur. Sa main gratta la surface du pont, comme s’il voulait s’y agripper. « Lily…, implora-t-il.
– Tu salueras Bekker de ma part. »