Les reporters entraient et sortaient, les plus naïfs gobant la version selon laquelle Lucas se serait fait agresser par des voyous, les autres plus circonspects. Un journaliste de Newsday lança mollement qu’il y avait autre chose derrière tout ça : que Bekker était à la tête d’un gang, ou alors que quelqu’un d’autre essayait de faire obstacle à l’enquête de Lucas.
« J’ignore comment cela se passe à Minneapolis, mais à New York, les voyous qui détroussent les gens dans la rue n’opèrent pas comme ça, en équipe impeccablement rodée. Soit vous mentez, soit vous vous êtes fait avoir par des pros. »
Après leur départ, Lucas reprit quelques analgésiques, alla sans se presser à la salle de bains et revint juste au moment où Lily traversait le couloir.
« Tu as l’air… plutôt secoué, dit-elle.
– C’est ma joue. Elle me fait un mal de chien. » Il effleura du doigt un gros hématome pourpre. « Au moins, la migraine commence à se tasser, c’est déjà ça. Ils me laissent sortir après le déjeuner.
– J’ai entendu ça.
– Merci de m’avoir envoyé le jean. Mon autre pantalon…
– Est foutu, dit Lily.
– Eh oui.
– O’Dell a organisé la conférence sur Mengele – ça sera annoncé dans tous les journaux du soir et dans le Times de demain matin. Nous avons demandé à tout le monde d’en dire un mot, y compris la télévision. Nous avons trouvé un type tout à fait réglo qui connaît bien le sujet.
– Formidable. C’est pour quand ?
– Lundi.
– Seigneur, déjà ?
– Il faut agir vite. On va peut-être arriver à le coincer avant qu’il ne recommence… » Lily s’assit sur une chaise et posa son sac à ses pieds. « Écoute, au sujet d’hier soir. Tu es vraiment sûr que c’était des flics ?
– À peu près certain. Ç’aurait pu être des hommes de main professionnels, mais ce n’est pas l’impression que j’ai eue. Ils se comportaient comme des flics. Pourquoi ?
– Je pensais à une autre possibilité.
– Smith ?
– Oui. Après ce que tu as fait à son green… »
Lucas fit la moue. « Peut-être, mais ça m’étonnerait. Il y a un truc qu’on apprend vite, quand on est dans des affaires louches, c’est à encaisser les coups.
– Tu as parlé à Fell, ce matin ?
– Elle va arriver d’une minute à l’autre. Nous avons une piste, deux ou trois contacts qui pourraient savoir des choses sur Bellevue. Elle a parlé à Kennett, pour être sûrs qu’on ne va marcher sur les brisées de personne.
– Parfait. J’attends Bobby Rich. C’est lui qui avait noté le tuyau au sujet du témoin.
– Le témoin que Petty avait déniché…
– Oui, le jour où il a été tué. Et il reste encore des dossiers à éplucher…
– Je crains que ça ne serve à rien, dit Lucas. Tous ces types qui ont été tués, on ne trouvera rien dans leur vie qui nous mène aux assassins. L’explication, elle est dans les bureaux : qui a sorti leur dossier, et quand…
– C’est impossible.
– Eh oui, je sais.
– Alors, on est coincés ?
– Pas tout à fait, mais il y a peu de marge. Rich aura peut-être quelque chose. Et il nous reste Fell. J’aimerais jeter un coup d’œil chez Petty, examiner ses affaires personnelles. Et ça serait bien si je pouvais voir l’endroit où il a été descendu.
– C’est à moins d’un kilomètre de chez moi. On peut y aller à pied. Ils ont apposé les scellés sur son appartement. Je vais m’en procurer des neufs et, après, je t’emmène. Quand veux-tu ?
– Ce soir, ça te va ? Quand on aura parlé à Rich.
– Parfait.
– Qu’est-ce que tu as dit à Kennett ?
– Concernant ta présence chez moi ? J’ai dit que tu venais juste me rendre visite. Que cela n’avait rien à voir avec le sexe, ni hier soir ni jamais. Je lui ai assuré que ni toi ni moi n’avions essayé de séduire l’autre. Que nous avions simplement des choses à nous dire.
– Ça n’a pas l’air follement convaincant, dit Lucas en souriant.
– Effectivement, et pourtant c’est passé. Je lui ai aussi dit que O’Dell était resté avec nous un moment. John confirmera l’information. »
Quelques minutes plus tard, Kennett et Fell arrivèrent ensemble. Lily explosa : « Pour l’amour du Ciel, Dick, qu’est-ce que tu fous ici ? Tu as fait tout le trajet à pied ? » Furieuse, elle se tourna vers Fell, les mains sur les hanches. « Barbara, pourquoi l’as-tu laissé…
– Tais-toi, Lily », dit Kennett, lui effleurant la joue de l’index. Puis il s’adressa à Lucas : « Eh bien, vous avez vraiment une sale tête.
– Qu’en penses-tu, Barb ? » demanda Lucas.
Fell s’était réfugiée derrière Kennett. Elle pointa le nez et dit : « Il a raison. Tu as une sale tête.
– C’est donc unanime, dit Lucas. Lily a fait la même réflexion en arrivant. La seule qui ne soit pas d’accord, c’est une journaliste du Times, vingt-quatre ans et un gros cul, qui m’a trouvé superbe et aimerait certainement en entendre davantage sur cette aventure de la bouche même de son héros…
– Ce doit être ce coup qu’il a reçu sur la tête, dit Fell à Lily.
– Il a toujours été comme ça, répondit Lily. Je crois que c’est de l’imbécillité congénitale.
– Ah, les femmes, dit Kennett en secouant la tête. Rien ne les bluffe plus qu’un type qui s’est fait passer à tabac. Dans le temps, je me faisais casser la figure chaque fois que j’avais envie de m’envoyer une fille. Ça marchait comme un sortilège… » Il s’interrompit, regarda Lucas en fronçant les sourcils : « Est-ce que vous essaieriez de vous envoyer quelqu’un ? », et ses yeux se posèrent aussitôt après sur Lily. Fell intervint : « Il n’essaie pas très fort. »
Lucas et Kennett éclatèrent de rire. Lily resta de marbre. Kennett poursuivit : « Écoutez, je voulais vous dire quelque chose. Continuez avec les noms que vous avez. Barb les a entrés dans l’ordinateur…
– Une des adresses est bonne, l’autre possible, dit Fell.
– Des drogués ?
– Non, ni l’un ni l’autre. Pas à ce qu’on disait récemment, en tout cas.
– Très bien. » Lucas se glissa hors du lit d’hôpital. « Descendons au poste des infirmières. Je vais peut-être les convaincre de me laisser sortir avant le déjeuner. »
L’infirmière responsable des sorties déclara que l’interne de service voulait l’examiner une dernière fois. Elle lui demanderait de venir le voir dès qu’il arriverait, ce qui ne devait pas tarder. « On s’occupera de vous en priorité, dit-elle.
– D’accord, mais au plus vite.
– Dès qu’il arrive.
– Il faut que je parte, maintenant, dit Lily. Vas-y doucement aujourd’hui.
– Promis. »
Il regagna sa chambre avec Fell, à pas précautionneux, en prenant garde à ne pas bouger la tête trop vite. Arrivé à sa porte, il se retourna vers les ascenseurs. Kennett et Lily attendaient, les yeux fixés sur la rangée de chiffres qui s’allumaient au-dessus de la porte. Kennett se pencha vers Lily qui se hissa sur la pointe des pieds, et ils échangèrent un baiser qu’ils semblèrent prendre très au sérieux. Lucas se détourna et surprit Fell qui l’observait en train de les regarder.
« C’est ça, l’amour », dit-il, désabusé.
Le soleil chaud, à peine voilé, lui donna une légère nausée et il sentit la migraine revenir sournoisement dans sa nuque.
« Tu es pâle et tu as l’air fatigué, dit Fell.
– Je vais très bien. » Il leva les yeux vers la devanture du magasin : Télévision et Appareils ménagers, pièces de rechange et réparations. « Allons-y, faisons celle-ci. »
Une cloche sonna quand ils franchirent la porte. Une femme trapue leva les yeux de son livre de comptes, le referma et s’approcha du comptoir d’un pas imposant. « J’peux vous aider ? » Elle leur adressa un large sourire jauni, et son accent des montagnes de Virginie occidentale leur parut tout à fait improbable. Puis à Lucas : « Whou ! On dirait qu’il y a eu de la bagarre.
– Nous sommes des officiers de police, dit Fell, soulevant le rabat de son sac et brandissant son insigne. Etes-vous Rose Arnold ? »
Le sourire de la femme s’éteignit aussitôt.
« Oui. Qu’est-ce que vous me voulez ?
– Nous cherchons quelqu’un, dit Lucas. On se disait que vous pourriez nous aider.
– Je suis pas là depuis bien longtemps… »
Lucas fouilla dans sa poche, sortit le clip qui retenait ses billets de banque, trouva son permis de conduire qu’il tendit à Arnold. « Barbara, ici présente, dit-il en inclinant la tête vers Fell, est flic à New York. Pas moi. Je suis de Minneapolis. Ils m’ont fait venir ici pour les aider à coincer ce type, Bekker, qui découpe les gens en morceaux.
– Ah, oui ? » Arnold restait impassible, l’observant de ses petits yeux agiles comme un jeune poulet qui redoute la hache.
« Oui. Il a tué ma petite amie, là-bas. Vous avez peut-être lu ça dans les journaux. Je vais l’attraper et lui faire la peau. »
Arnold hocha la tête et demanda : « Mais qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
– Nous pensons qu’il se procure des trucs – des drogues et du matériel médical – à Bellevue. Nous savons très bien que vous sortez des tas de choses de l’hôpital.
– Foutaises, j’ai jamais touché à rien.
– Il y a quinze jours, vous avez sorti de Bellevue cinq cents rames de papier à photocopie Hammermill Bond. Vous les avez payées un dollar le carton, et les avez revendues trois dollars pièce à un magasin de fournitures informatiques, dit Fell. Nous pourrions vous arrêter si nous le voulions, mais nous ne voulons pas. Ce que nous demandons, c’est un coup de main. »
Elle les regarda de ses yeux calmes où perçait une lueur d’intelligence féroce. Elle calculait son coup. Lucas eut une vision fugitive de la femme sortant brusquement d’un tiroir un antique morceau de ferraille pour arriérés des montagnes, quelque chose comme un 32 Iver Johnson complètement rouillé, et lui tirant une balle en plein ventre. Mais rien ne se produisit, sinon le bruit des mouches se cognant dans la vitrine.
« Il a tué votre petite amie ? » Elle pencha la tête et le regarda en coin.
« Oui, c’est une affaire qui me tient vraiment à cœur. »
Elle rumina l’information pendant quelques secondes et finit par demander :
« Qu’est-ce que vous voulez ?
– J’ai besoin d’avoir le nom d’un type qui sort régulièrement des choses en douce de Bellevue.
– Est-ce que ça risque de me retomber dessus ?
– En aucune façon. »
Elle réfléchit encore, puis marmonna : « Lew Whitechurch.
– Lew ?
– Whitechurch.
– Qui d’autre ?
– C’est le seul, en tout cas à Bellevue.
– Ça se pourrait qu’il revende aussi des médicaments ?
– Je crois que c’est possible. Moi, je n’y touche jamais, tandis que Lew… il a un petit problème. Il renifle pas mal.
– Merci », dit Lucas. Il sortit de sa poche une carte de visite professionnelle, la retourna et inscrivit le numéro de téléphone de son hôtel au verso. « Avez-vous eu entre les mains, ou connaissez-vous quelqu’un qui ait eu entre les mains, un lot d’appareils de mesure utilisés en salle d’urgences ?
– Non. » Le ton était ferme.
« Demandez donc autour de vous. Si vous trouvez quelqu’un, demandez-lui de m’appeler. Cela restera strictement entre nous, je le jure sur la Bible. Je m’occupe de ça uniquement parce que Bekker a tranché la gorge de ma copine.
– Tranché la gorge ? » La grosse femme porta la main à son cou.
« Avec un couteau à pain », dit Lucas. Il laissa l’amertume gagner sa voix. « Écoutez-moi bien : quiconque a affaire à Bekker risque de se retrouver ligoté sur une table d’opération, et ensuite, encore vivant, de se faire découper les paupières et arracher le cœur. Vous lisez les journaux.
– J’regarde la télé, dit-elle en hochant la tête.
– Dans ce cas, vous savez de quoi je parle.
– Un putain de dingo, voilà ce qu’il est, dit Arnold.
– Eh bien, renseignez-vous. Et appelez-moi. »
Dehors, Fell, s’exclama : « Dis donc, tu peux être un beau salaud, parfois. Tu t’es carrément servi de ta petite amie…
– Ma petite amie est morte, elle s’en fout, dit-il en haussant les épaules. En revanche, ces gens des montagnes sont très sensibles aux histoires de vengeance.
– C’était quoi, le nom ?
– Lew Whitechurch. Et elle pense qu’il doit aussi faire le trafic de médicaments.
– Allons l’interroger », dit Fell. Pendant qu’ils guettaient un taxi, elle ajouta : « Si j’arrête Bekker moi-même, je pourrai même être nommée détective avant de quitter la police.
– Ça serait sympa. » Un taxi s’approcha d’eux en coupant le flot de voitures en diagonale.
« J’aurais une plus grosse pension. Ça me permettrait de trouver un job de serveuse normale, je serais pas obligée de danser dans une boîte de strip-tease.
– Ah, dit-il. Moi qui envisageais de revenir pour t’applaudir le premier soir.
– On pourrait peut-être trouver un arrangement », dit-elle en montant dans le taxi avant qu’il ait pu trouver une repartie.
Ils tombèrent sur Lewis Whitechurch alors qu’il poussait un chariot d’instruments dans un couloir du sous-sol de Bellevue. Son chef d’équipe le désigna du doigt, tandis que la directrice adjointe de l’hôpital attendait nerveusement à quelques pas. Les gens de Kennett étaient déjà venus plus tôt dans la journée, expliqua-t-elle. Ils avaient parlé à deux employés, mais pas à Whitechurch.
« C’est pour quoi ? » demanda Whitechurch.
Fell brandit son insigne pendant que Lucas bloquait le couloir. « Nous avons besoin de vous parler, en privé. »
Whitechurch secoua la tête. « J’veux parler à personne.
– Nous pouvons parler ici, ou bien j’appelle une patrouille et nous descendons à Midtown South.
– Parler de quoi ? » Whitechurch lança un regard nerveux du côté de sa chef.
« Trouvons un endroit », proposa Lucas.
Ils en trouvèrent un dans l’atelier de l’hôpital et s’assirent sur de vieilles chaises de bureau défoncées. Whitechurch n’arrêtait pas de pivoter sur place, un quart de tour à droite, un quart de tour à gauche, en prenant appui sur le talon.
« Je jure devant Dieu que je ne sais pas… »
Cinq cents rames de papier, expliquèrent-ils.
« J’refuse de parler de choses comme ça », dit-il avec un accent du Jersey à couper au couteau. Si vous voulez parler de cet autre type, Bekker, je vous aiderai comme je peux. Mais j’sais rien sur ce mec, ni sur des histoires de matériel médical. Moi, je touche pas à ces trucs-là… » Il se reprit aussitôt. « Je ne sors jamais rien d’ici, mais si je le faisais, je m’attaquerais pas à ce genre de choses. Je veux dire, y a des gens qui peuvent mourir, si on fait ça.
– Si jamais nous mettons la main sur le type qui aide Bekker, ce type, on le coince comme complice. Et je vais vous dire une chose, mon vieux, pas question d’obtenir une putain de libération sur parole, pas pour un mec qui a aidé cette ordure…
– Bon Dieu, je vais vous dire…, commença Whitechurch, qui transpirait abondamment. Écoutez, je connais un ou deux mecs qui savent peut-être quelque chose là-dessus… »
« Qu’en penses-tu ? demanda Fell.
– Il s’est super bien couvert. Je ne sais pas. Enfin, nous avons des noms. On reviendra le voir. Laissons-le mariner… »
Whitechurch leur avait donné deux noms. L’un et l’autre étaient au travail.
« Jakes est garçon de salle, il devrait se trouver dans le coin », leur dit la directrice adjointe. Elle participait à la chasse, maintenant, adoptant le langage haché de Fell. « Williams… va falloir que je le cherche. »
Ils trouvèrent Harvey Jakes au moment où il sortait des draps de la lingerie.
« J’suis absolument pas au courant de cette histoire, dit-il, l’air vraiment inquiet. Écoutez, j’sais vraiment pas pourquoi vous m’en voulez à moi. J’ai jamais rien fait, jamais rien pris, comment est-ce que vous avez eu mon nom… ? »
Williams était encore pire. Il travaillait à la lingerie et était complètement stupide. « Z’avez dit quoi ?
– J’ai dit que vous avez piqué et sorti des trucs d’ici…
– Z’avez dit quoi ? »
Lucas l’observa attentivement, puis regarda Fell.
« Il ne fait pas semblant.
– Quoi ? » Williams les regarda lentement l’un et l’autre. Ils le renvoyèrent dans sa lingerie.
« Nous sommes tombés sur un marché noir – au jour le jour, difficile à repérer, ça fonctionne selon les occasions qui se présentent », dit Fell alors qu’ils longeaient le couloir. Comme le reste de New York, l’intérieur de l’hôpital Bellevue était complètement rafistolé, de la peinture blanche avec une bordure noire. « Ça ne me donne pas l’impression d’être vraiment une bande organisée. Whitechurch pourrait bien être quelqu’un de plus important, s’il a vraiment monté un transport par camion pour sortir tout ce papier d’ici, mais Jakes et Williams sont des petits bricoleurs, à condition d’ailleurs qu’ils volent quoi que ce soit.
– Tu as raison, dit Lucas. Whitechurch pourrait bien être une piste intéressante.
– On retourne le voir ?
– On devrait, dit-il en plongeant les mains dans ses poches. Mais j’ai drôlement mal…
– Tu n’arrêtes pas de te tripoter la joue. » Elle effleura l’hématome et sa main légère ne le fit aucunement souffrir. « Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ?
– Moi, je rentre à l’hôtel, il faut que je dorme un peu. Je me sens comme un chien.
– On est dans l’impasse ?
– En dehors de Whitechurch, je ne vois pas où nous en sommes, dit Lucas. Réfléchissons un peu. Je t’appellerai demain. »