Chapitre 14

La sonnerie du téléphone retentit vraiment tôt. Lucas s’arracha aux couvertures, et, posant les pieds par terre, resta assis deux secondes avant de décrocher.

« Oui ?

– Comment va la tête ? » Kennett avait l’air parfaitement réveillé et presque joyeux.

« Mieux », répondit Lucas. Il avait du mal à se concentrer. Remarquant que le soleil tapait dans le bas du store, il demanda : « Quelle heure est-il ?

– Sept heures du matin.

– Nom d’un chien, mon vieux, je ne me lève jamais à sept heures. » Son visage le faisait de nouveau souffrir et en se retournant vers le lit il aperçut une tache de sang sur l’oreiller.

« Allons, c’est une magnifique journée mais il va faire chaud, annonça Kennett d’un ton enjoué.

– Merci bien. Si vous n’aviez pas appelé, j’aurais été obligé de regarder par la fenêtre… » Que se passe-t-il donc ?

« Je crois savoir qu’hier à Bellevue, Fell et vous avez parlé à un dénommé Whitechurch ?

– Oui, alors ?

– Bekker l’a liquidé hier soir.

– Quoi ? » Lucas se leva d’un bond, cherchant à comprendre.

 « Il lui a tiré dessus, dans un couloir. Et il a découpé les yeux. Les gars de la morgue ont dit que ça devait être Bekker, parce que c’était trop bien fait pour être l’œuvre d’un émule. Et comme vous lui aviez parlé de Bekker, ça ne peut vraiment pas être une coïncidence. Quand ils m’ont appelé il y a deux ou trois heures, j’ai envoyé Carter à l’hôpital. Quelqu’un a fini par se rappeler que des flics étaient venus parler à Whitechurch hier…

– Bon Dieu, dit Lucas. Il y avait quelque chose qui clochait chez Whitechurch, nous le sentions. Nous savions qu’il nous racontait des craques.

– Comment étiez-vous remontés jusqu’à lui ?

– Par un fourgue, dit Lucas. Du côté de Lower East Side.

– Smith ?

– Non, moins important que ça. Une femme nommée Arnold. On va retourner lui parler. Cela dit, je ne crois pas qu’elle ait eu grand-chose à voir avec Whitechurch en dehors de réceptionner quelques-uns de ses colis de temps à autre. Mais qu’est-ce que Bekker était allé faire avec Whitechurch, cette fois ? Encore du matériel ?

– Whitechurch vendait de la drogue, dit Kennett.

– Ah. Vraiment ?

– Oui, nous en avons eu confirmation dans plusieurs endroits. Et je parierais que c’est de là aussi que venait l’halothane.

– Les téléphones ?

– On a obtenu un référé, et les gens de la compagnie du téléphone sont à cette heure en train de passer leurs ordinateurs au crible. Ils vont retracer tous les appels reçus par Whitechurch depuis deux mois, chez lui et à son bureau, et vérifier leur provenance.

– Ça devrait faire l’affaire, dit Lucas. Fell a un beeper. Si vous le trouvez, appelez-nous. J’aimerais bien assister au dénouement de cette histoire.

– Hum, ça ne va pas être si facile, dit Kennett.

– D’accord. Eh bien, je vais aller chercher Fell et nous retournerons voir cette receleuse. Mais bon Dieu, pourquoi est-ce que Whitechurch l’aurait protégé ? C’est quelque chose qui mérite réflexion. »

 

Lucas appela Fell et lui raconta ce qui s’était passé.

« On a fait une bourde ? demanda-t-elle d’un ton inquiet.

– Non. Nous avons à peine touché ce type – il n’y avait aucun moyen de savoir. Mais les gars de Kennett recherchent tout ce qu’ils peuvent sur lui, maintenant. Ils vont retrouver tous les gens qui le connaissaient. Il faut que nous retournions voir cette femme, comment s’appelait-elle, déjà, la fourgue ?

– Arnold. Rose.

– Bon. Où en es-tu, toi ? Tu es prête ?

– Ouais, je suis assise dans mon lit, le cul à l’air, à moitié endormie.

– Bon Dieu, si tu avais un croissant chaud et une tasse de café, je rappliquerais tout de suite », dit Lucas. La photo de Fell nue en compagnie de l’autre flic lui jaillit à l’esprit.

« Va te faire foutre, Davenport, dit Fell en riant. Si tu es prêt, pourquoi tu ne prends pas un taxi ? Je serai à la porte de mon immeuble quand tu arriveras.

– Non, c’est toi qui viens me chercher, dit Lucas. Je suis à peine réveillé et il faut que je me rase. » Il effleura sa joue râpeuse.

« Alors, tiens-toi prêt. »

Fell arriva vêtue d’une robe de coton noir imprimé de petites fleurs comme en portaient les femmes de Moline, dans l’Illinois, escarpins noirs et collant.

« Nom d’un chien, tu es superbe », dit Lucas en montant derrière elle dans la voiture.

Elle rougit et demanda : « On va juste débarquer chez Arnold ?

– Je n’ai pas le droit de te dire que tu es superbe ?

– Écoute, laisse tomber, veux-tu, Davenport ?

– Comme tu voudras… » Mais entre ses dents, il ajouta : « Poulette.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?

– Rien », répondit Lucas d’un air innocent.

Elle ferma un œil et conclut : « Tu dépasses les bornes, mon vieux. »

 

Arnold n’en menait pas large. « Peut-être qu’il s’est fait descendre parce qu’il vous avait parlé, dit-elle en mordillant ses grosses lèvres.

– Non. Il est mort parce qu’il a appelé cet enfoiré de Bekker, qu’il protégeait, pour lui dire que nous étions venus l’interroger. Bekker me connaît, expliqua Lucas, il n’a voulu prendre aucun risque.

– Alors, qu’est-ce que vous me voulez ? Je vous ai déjà tout dit.

– Comment entriez-vous en contact avec Whitechurch quand vous en aviez besoin ? demanda Lucas.

– J’en avais jamais besoin. Quand il avait quelque chose de bien, il me l’apportait. Sinon – merde, je donne pas dans le matériel d’hôpital. Je prends des trucs faciles à revendre, pas chers. Costumes, cravates, téléphones. Je saurais pas quoi en faire, du matériel d’hôpital. »

Fell lui braqua un index sous le nez : « Vous avez réceptionné Simpson-McCall, quoi, il y a deux mois ? »

Arnold détourna les yeux. « Je sais pas de quoi vous parlez. »

Fell l’observa un instant, puis se tourna vers Lucas. « Un grossiste qui s’installait dans un nouveau local, un de ces déménagements qu’on boucle en un week-end. Des allées et venues de camions pendant toute la nuit, chargés de classeurs, d’ordinateurs, de téléphones, de meubles. Le seul problème, c’est que certains des camions n’avaient pas été loués par le courtier mais par des salauds qui les ont amenés aux docks de chargement. Ensuite, ils se sont évaporés dans la nature… l’un d’entre eux a emballé six cents téléphones beiges à touches, flambant neufs. Un autre, cinquante compatibles I.B.M. Northgate, encore dans leurs cartons d’origine.

– Vraiment ? dit Arnold, plutôt mal à l’aise. Des ordinateurs ? »

Fell hocha la tête et Lucas se tourna vers Arnold.

« Si vous aviez absolument eu besoin de contacter Whitechurch, qu’est-ce que vous auriez fait ? »

Arnold haussa les épaules. « Je l’aurais appelé à l’hôpital. Ce n’était pas un mystère qu’il travaillait là. Mais seulement la nuit.

– Il avait un numéro spécial ?

– Je sais pas, je lui ai jamais téléphoné.

– Est-ce que… »

Le beeper de Fell se mit à sonner. Elle le sortit de son sac, jeta un coup d’œil à l’écran. « Où est le téléphone ? » demanda-t-elle à Arnold, puis, s’adressant à Lucas : « Je parie qu’ils le tiennent.

– Là, au bout du comptoir, en dessous… », dit Arnold, tendant le doigt.

Pendant que Fell enfonçait les touches, Lucas revint à l’attaque.

« Est-ce qu’il travaillait avec quelqu’un ?

– Écoute, mec, je lui achetais des téléphones, quatre dollars pièce, dit Arnold, à bout de patience. Des boîtes de crayons et de stylos. Des blocs-notes. Des rames de papier à photocopie. Des produits de nettoyage. Un jour, il s’est pointé avec deux cents flacons de ERA, vous savez, le savon pour faire la lessive. Je sais pas où il s’était procuré ça, je lui ai pas demandé. Voilà ce que je sais de lui. »

– Oui ? C’est Fell. Vous avez appelé ? » dit Fell au téléphone. Puis, baissant le ton : « Bon Dieu. C’est quoi, l’adresse ? Hein ? D’accord. » Elle raccrocha et regarda Lucas. « Bekker a encore frappé, une femme. C’est à dix minutes d’ici à pied.

– Vous avez entendu ? dit Lucas à Arnold en agitant l’index. Réfléchissez à Whitechurch. Si quoi que ce soit vous passe par la tête, appelez-nous. N’importe quoi.

– Mec, y a rien… »

Mais Fell et Lucas étaient déjà dans la rue.

 

Le corps se trouvait dans une ruelle en cul-de-sac qui débouchait sur Prince Street. Des policiers en tenue bloquaient l’entrée de l’impasse, refoulant les badauds. Fell et Lucas produisirent leur insigne et passèrent le barrage. Kennett était déjà là avec deux autres policiers en civil, penchés au-dessus d’un puits de lumière. Il se cramponnait tellement fort à la rambarde qui encerclait le trou que les jointures de ses mains étaient blanches.

« Quel putain de maniaque », dit-il en voyant Lucas et Fell approcher. Les techniciens des premières constatations avaient fait glisser une échelle au fond du puits. Lucas se pencha pardessus la rambarde et vit tout en bas le corps d’une petite femme, nue, ratatinée comme une poupée, sur lequel les techniciens s’affairaient.

« Aucun doute, c’est Bekker ? demanda Lucas.

– Non, aucun. Mais cette fois, c’est différent. Ça n’a pas l’air scientifique. Elle a été drôlement lacérée, comme si… Je me demande. On dirait qu’il s’est amusé.

– Les yeux ?

– Oui, les yeux ont été découpés, et le toubib dit que c’est bien sa manière. Les paupières ont été détachées avec une précision chirurgicale. Ce fils de pute a un style bien à lui.

– Ça fait combien de temps qu’elle est là ? demanda Fell.

– Pas bien longtemps. Quelques heures à tout casser. Ça a dû se passer tôt ce matin, avant l’aube.

– On l’a identifiée ? demanda Lucas.

– Non. » Kennett regarda Fell qui était en train d’allumer une Lucky. « Je pourrais en piquer une, je… ?

– Non. » Fell secoua la tête en évitant de croiser son regard.

« Merde », dit Kennett. Il plongea une main dans la poche de sa veste, inséra deux doigts de l’autre entre les boutons de sa chemise à la hauteur du cœur. Se ressaisissant, il les retira, regarda sa main et la plongea dans son autre poche. « J’en ai marre des gens qui me veulent du bien.

– On a trouvé quelque chose à Bellevue, côté téléphones ? » demanda Lucas tout en regardant les techniciens qui s’apprêtaient à emballer le corps de la femme. Kennett plissa le front. « Écoutez-moi ça, Davenport. On a affaire à un type qui vendait de la drogue et pourtant, il ne recevait pas d’appels. Je veux dire, presque rien. Le mois dernier, il n’a reçu que six coups de téléphone à son appartement. Il y avait un appareil, à l’entretien. Il aurait pu s’en servir, mais il ne le faisait presque jamais. C’est du moins ce que raconte son chef.

– Il portait peut-être un beeper ? Ou un portable ? demanda Fell.

– En tout cas, on ne l’a pas trouvé.

– Écoutez, ça ne tient pas debout, dit calmement Lucas. Il dealait, d’accord ? On en est bien sûrs ?

– Ouais.

– Donc il se servait d’un téléphone. Il nous reste juste à le trouver…

– Les gars de Carter sont en train d’interroger tout le monde à Bellevue en ce moment. Vous pouvez peut-être y assister un moment ? » proposa Kennett. Il regarda Fell. « Vous êtes les seuls qui aient mis la main sur quelque chose. »

Au fond du puits, les techniciens des premières constatations roulaient le corps. La tête de la femme bascula et les grandes cavités blanches qui avaient abrité ses yeux se levèrent vers eux.

« Ah, merde », dit Fell, prise d’une nausée. Elle se détourna, se pencha sur les graviers de la ruelle. Un filet de salive s’écoula de sa bouche.

« Ça va ? » lui demanda Lucas en lui posant la main sur le dos.

« Oui, dit-elle, se redressant. Excusez-moi, mais ça m’a prise tout à coup, ces yeux… »

Cinq minutes plus tard, le corps était sorti du trou. L’équipe chargée de l’enlèvement l’avait enveloppé dans une couverture mais Kennett demanda qu’on l’écarte. « Je veux regarder, dit-il posément. Bon sang, j’aurais bien aimé pouvoir descendre là-dedans… »

Kennett et Lucas s’accroupirent près du brancard pliable alors qu’on soulevait la couverture. Le visage de la femme était de marbre, d’un blanc opaque, et la souffrance, la peur qui avaient accompagné sa mort y étaient encore gravées. Le bâillon était semblable aux précédents, découpé dans du caoutchouc dur, maintenu en place par du fil de fer serré autour de l’oreille.

« Une clé anglaise, dit Kennett, l’esprit ailleurs.

– Il les traite comme… du bois de coupe, dit Lucas, cherchant l’image adéquate.

– Ou des cobayes de laboratoire, dit Kennett.

– Quelle ordure. » Lucas se pencha sur le côté, faillit tomber, se rattrapa de la main et s’agenouilla tout près du corps, le visage à quelques centimètres de l’oreille gauche. Il regarda un des techniciens et demanda : « Vous pouvez la rouler un peu sur la gauche, s’il vous plaît ? » Il sortit un stylo de sa poche de poitrine et dit à Kennett : « Regardez ici. »

Kennet s’agenouilla près de lui et Fell vint s’accroupir derrière eux. Les autres détectives se rapprochèrent. De la pointe du stylo, Lucas désigna deux marques ovales sur le cou de la morte.

« Vous avez déjà vu quelque chose de ce genre ? » demanda Lucas.

Kennett secoua la tête. « Ça ressemble à une brûlure, dit-il. On dirait une vilaine morsure de serpent.

– Pas tout à fait. Cela ressemble à la brûlure de ces gadgets d’autodéfense qui produisent comme un électrochoc, les pistolets Cap-Stun. La police de St. Paul en est équipée. J’ai assisté à une démonstration. En maintenant l’orifice de l’arme sur la peau nue pendant plus d’une ou deux secondes, on obtient ce genre de blessure.

– C’est donc pour ça qu’elles ne se débattent pas », dit Fell en le regardant. Lucas hocha la tête. « D’abord, il les immobilise en leur envoyant une décharge. Dans ce cas, on s’affaisse, comme ça. Et puis il envoie le gaz.

– Il ne doit pas exister des masses d’endroits où l’on vend ces trucs-là, dit Kennett.

– Dans les magasins de fournitures pour la police, normalement, mais j’en ai également vu dans les catalogues de ventes d’armes par correspondance », dit Lucas.

Kennett se redressa, se frotta les mains pour se débarrasser du gravier de la ruelle et releva la tête comme s’il regardait le ciel.

« S’il vous plaît, mon Dieu, faites que je trouve un bon de commande qui indique une adresse dans Manhattan. »

 

Lucas et Fell prirent un taxi pour l’hôpital Bellevue. Ils roulèrent vitres ouvertes et l’odeur de popcorn chaud de la cité se déversa à l’intérieur tandis qu’ils se faufilaient entre les autres voitures. Puis ils se retrouvèrent coincés cinq minutes dans une rue étroite à sens unique. Fell grinçait des dents de rage.

« Tu penses à Bekker ?

– Non, au corps, dit-elle. Mon Dieu… J’espère que Robin des bois va le retrouver, je veux dire, Bekker.

– Robin des bois ? Qu’est-ce que c’est ? » Il la regarda avec curiosité.

« Rien, dit-elle en détournant les yeux.

– Allons, insista-t-il. Qui est Robin des bois ?

– Oh, c’est des bêtises, dit-elle en fouillant son sac pour prendre une cigarette. À ce qu’on raconte, ce serait quelqu’un qui élimine les salauds.

– Tu veux dire, un vigile ? »

Elle sourit. « Comment crois-tu tenir un endroit pareil, sinon ? demanda-t-elle en désignant la ville par la fenêtre. On raconte que ce sont des flics, mais je crois que c’est des bêtises. Ce serait trop beau.

– Hum. »

Elle alluma sa cigarette, toussa et regarda par la fenêtre.

 

Whitechurch était surveillant au département entretien. Une douzaine de personnes travaillaient à tour de rôle sous sa supervision, plutôt négligente, effectuant des réparations mineures dans tout l’hôpital pendant la relève de quinze heures à vingt-trois heures.

« Un boulot en or pour quelqu’un qui pique des trucs », dit Fell quand ils rejoignirent Carter dans la salle de repos des employés. Trois détectives étaient occupés à interroger le personnel hospitalier. Carter contrôlait l’opération.

« Ou qui deale », dit Carter. Il consulta sa liste. « Le prochain est Jimmy Beale. Bordel, ça m’étonnerait que tout ceci nous mène quelque part.

– Je vous comprends », dit Lucas en regardant les employés terrifiés qui traversaient la salle.

Beale ne savait rien. Les autres non plus, d’ailleurs. Fell grilla un paquet entier de Lucky, sortit pour aller se ravitailler, revint et s’appuya contre la porte.

« Bon sang, Mark… c’est bien Mark ? disait Carter. Bon sang, Mark, nous n’arrivons à rien et pourtant il me paraît difficile de croire qu’un type pouvait dévaliser tranquillement cet endroit sans que personne ne soit au courant. Ou qu’il revende de la drogue, et que personne ne le sache… »

Mark, un grand maigre couvert de boutons, hocha la tête nerveusement. Sa pomme d’Adam tressautait convulsivement en effectuant des navettes d’ascenseur le long de son cou.

« Écoutez, on ne voyait jamais ce mec, vous comprenez ? Je veux dire, j’arrivais et il m’disait, Mark, montez au 441D pour remplacer la poignée de porte, et puis, allez voir si y a pas une fuite au distributeur d’eau du sixième, et c’est ce que j’faisais. On le rencontrait par hasard, mais j’l’ai jamais fréquenté ni rien. »

Après le départ de Mark, Lucas déclara : « Personne ne sait rien. Vous en croyez combien, sur l’ensemble ?

– La plupart, dit Carter. Je ne pense pas qu’il dealait ici. Et puis, quand on pique des trucs, on ne s’en vante pas. Sinon, il y a toujours quelqu’un qui veut sa part, ou qui va essayer de faire la même chose et finit par vous donner aux flics en échange d’une immunité de poursuites judiciaires.

– Il doit pourtant y avoir quelqu’un qui était au courant, objecta Fell. Celui-là, c’était le dernier ?

– C’était le dernier », confirma Carter.

Une femme cogna au cadre de la porte et passa la tête dans l’embrasure. Elle avait des cheveux blancs frisés et se tenait les mains croisées sur le ventre, comme si elle tricotait.

« Vous êtes de la police ? demanda-t-elle d’un air intimidé.

– Oui, entrez donc », dit Lucas. Il bâilla et s’étira. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? »

Elle avança d’un pas dans la pièce et regarda anxieusement autour d’elle. « Les autres disaient que vous avez demandé si Lew portait un beeper ou un walkie-talkie ?

– C’est exact. Qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Dottie, hum, Bedrick. Je travaille à l’intendance ? » Elle transformait ses phrases en questions. « La semaine dernière, Lew a déchiré son pantalon, alors il est descendu à l’intendance ? Il était en train de réparer un tuyau ou je ne sais quoi et en se baissant, crac, son pantalon s’est déchiré en deux dans le dos ?

– Hum, hum, dit Lucas.

– Bon, en tout cas, j’étais là ? Et comme tout le monde sait que je couds bien, il est venu me demander de l’aide. Il a enlevé son pantalon – il avait un caleçon en dessous, évidemment – il l’a enlevé comme ça, et je l’ai recousu. Il portait seulement son T-shirt et son caleçon, et moi, je tenais le pantalon. Il y avait rien dedans, juste son portefeuille, ses clés et un peu de monnaie. Y avait pas de beeper ni rien de ce genre.

– Parfait. Merci beaucoup, dit Lucas avec un signe de tête. Ça nous posait un problème.

– Pourquoi vous vouliez le savoir ? » demanda Bedrick. Miss Marple, songea Lucas.

« Eh bien, nous pensons – je suis sûr que vous avez dû entendre les autres en parler –, nous pensons qu’il vendait de la drogue. Si c’est vrai, il devait avoir accès à un téléphone.

– C’est-à-dire… il y avait quelque chose de bizarre chez cet homme-là… »

Elle avait envie d’en dire plus, mais il fallait l’aider. Lucas posa les mains de part et d’autre de sa taille en repoussant les basques de sa veste de tweed, comme les flics de la télé, se déhancha légèrement et la relança : « Ouais ? »

Cela parut convenir à la vieille.

« Il y a des fois, quand des appels arrivaient dans les haut-parleurs pour des médecins, où je l’ai vu tendre l’oreille. Et dans la seconde suivante, il était au téléphone. Je l’ai vu faire ça à deux ou trois reprises. Comme s’il était lui-même médecin.

– Nom d’une pipe ! s’exclama Carter. Quand il y avait un appel pour un médecin ?

– Exactement.

– Ça alors, dit-il, abasourdi, se tournant vers Lucas et Fell. En plein dans le mille.

– En plein dans le mille ? demanda Bedrick d’une voix pointue.

– En plein dans le mille », confirma Carter. Il sourit à la vieille dame. « C’est la première fois que j’obtiens ça d’un témoin. »

 

Fell déclara qu’elle restait à Bellevue pour suivre la piste. Lucas secoua la tête et décida de rentrer à Midtown South.

« Tu crois que ça ne va rien donner ? demanda Fell.

– On ne sait jamais, mais maintenant que Whitechurch est mort, je ne vois pas très bien comment tu vas trouver.

– Je veux rester quand même. C’est tout ce que nous avons. »

Tout ce que nous avons, pensa Lucas. Oui. Nous découvrons le fournisseur de Bekker, la meilleure piste de la semaine, et Bekker vient le tuer sous notre nez. Une belle paire de génies, voilà ce qu’ils étaient. Il devait tout de même exister un autre moyen d’aborder la situation, de trouver une ouverture…

En arrivant à Midtown South, Lucas entendit Kennett dès le bureau d’accueil.

« … Je sais que c’est emmerdant et qu’il fait chaud mais je m’en fous complètement, disait-il. Je ne veux pas voir traîner ici un seul type en train de lire un putain de rapport, je veux tout le monde dans la rue. Je veux que ces putains de camés sachent que c’est l’état de guerre. Ce n’est pas ici mais dans la rue que je veux vous voir, avec vos hommes, en train de secouer ces connards. Quelqu’un, quelque part, sait où il se trouve… »

Lucas passa la tête dans l’embrasure. Sept ou huit détectives étaient assis autour de la table de conférences, apparemment dans leurs petits souliers, et Kennett, devant eux, la main à la hauteur du cœur et le visage cramoisi de colère, occupait un fauteuil pliant. Son regard dépassa les flics et s’arrêta sur Lucas. Il lança sèchement : « Dites-moi quelque chose de positif.

– Vous avez eu Carter ?

– Je suis supposé le rappeler, dit Kennett en baissant les yeux vers un message. Que s’est-il passé ?

– Une vieille dame nous a dit comment Whitechurch recevait ses appels, ou du moins ça pourrait être ça.

– Merde alors », dit quelqu’un.

Lucas secoua la tête : « Ce n’est pas forcément bon. Il peut très bien avoir utilisé un nom de médecin comme code pour communiquer avec ses clients. Quand un client avait besoin de lui parler, le standard – ou quelqu’un d’autre – appelait le toubib par haut-parleur Whitechurch n’avait qu’à décrocher et prendre la communication. Il y a des milliers de toubibs là-dedans chaque jour de la semaine, des milliers de coups de téléphone et des centaines d’appels au haut-parleur.

– Fils de pute », dit Kennett. Il se passa la main dans les cheveux et une mèche resta dressée vers le haut, comme une crête. « Carter travaille là-dessus ?

– Ouais. Six hommes et Fell sont restés pour aider. »

Kennett y réfléchit un instant, poussa un soupir exaspéré et demanda :

« Rien d’autre ?

– Non. Je continue à éplucher la littérature qu’on a sur lui, mais je pense… Écoutez, j’ai eu une idée en venant. Une approche radicalement opposée. Carter couvre l’aspect téléphone, vous avez mis vos gars sur le reste. Je pensais une fois de plus à Bekker, combien il est difficile à trouver, où il se procure son argent, toutes les choses que nous ignorons de lui. Alors, je me suis dit que je devrais peut-être parler à des types qui le connaissaient.

– Comme qui, par exemple ?

– Comme ceux qui étaient en taule avec lui. Je devrais peut-être retourner dans les Cités jumelles. Je pourrais cuisiner des gars qui occupaient des cellules voisines de la sienne. Il se peut qu’il ait dit quelque chose à l’un d’eux, ou bien quelqu’un lui a expliqué comment il pouvait se planquer…

– Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Kennett en se grattant le sternum. Mais c’est une opération à long terme et ça vous écarte de l’action, ici. » Il y réfléchit quelques instants. « Je vais vous dire un truc. Lisez encore un peu de paperasse jusqu’à la fin de la journée, pensez à cette histoire de téléphone. La conférence est prévue pour après-demain. Si d’ici là on n’a toujours rien, nous en reparlerons… Vous avez vu l’artiste ?

– L’artiste ?

– Jim… »

L’un des détectives tendit à Lucas une enveloppe marron. À l’intérieur, Lucas trouva une liasse de photos couleurs en 24x36. Kennett resta près de lui pendant qu’il les feuilletait. Whitechurch, mort dans le couloir, étendu sur le dos. Du sang sur le carrelage, derrière sa tête et sur le mur. Un billet de vingt dollars à moitié coincé sous le corps.

« C’est quoi, ce billet ? demanda Lucas.

– Ils devaient être en train de se disputer l’argent quand Bekker lui a tiré dessus, dit le flic nommé Jim. L’un des gardiens a entendu les coups de feu. N’étant pas complètement idiot, il a crié avant d’aller voir. Puis il a entrebâillé une porte coupe-feu et passé précautionneusement la tête. Et il a vu Whitechurch par terre. La porte donnant à l’extérieur se refermait juste. Bekker a dû ramasser l’argent qu’il a pu et filer dare-dare.

– Il n’a pas découpé les paupières », dit Lucas. S’il n’y avait pas eu de sang, on aurait aussi bien pris Whitechurch pour un ivrogne endormi.

« Non. Il lui a seulement donné un coup dans les yeux avant de s’emparer de la came, s’il y en avait. Ils ont relevé une empreinte, au fait. Sur le billet. Il s’agissait bien de Bekker.

– Très bien, on sort d’ici », dit Kennett aux policiers. Un silence réticent s’installa. Ils se levèrent et gagnèrent la porte en secouant la tête. « Hé, tout le monde. Dites à vos gars d’enfiler leurs gilets, d’accord ? Ils vont parler à des gens qui seront vraiment de mauvaise humeur. »

Huerta bouscula Kennett en passant et s’arrêta pour lui tapoter la tête, ramenant ses cheveux en avant.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Kennett, et Huerta répondit en souriant : « Je rabattais juste ta crinière. Avec tous ces cheveux blancs dressés sur la tête, tu ressembles à Steve Martin dans The Jerk, mais en maigre et vieux.

– Quoi, vieux ? Tu es vraiment nul, Huerta », dit Kennett en riant et se passant la main dans les cheveux.

Médusé, Lucas regarda Huerta s’éloigner, puis se retourna vers Kennett.

« Qu’y a-t-il ? s’étonna Kennett, refaisant le même geste.

– Steve Martin ? demanda Lucas.

– C’est un enfoiré, marmonna Kennett.

– Ils disent probablement la même chose de vous, maintenant que vous les avez envoyés sur le terrain », dit Lucas, essayant de dévier la conversation. S’éloigner de Steve Martin, loin, loin…

« Je sais, dit Kennett plus calmement, suivant les détectives du regard. Bon sang, malmener des camés par cette chaleur… cela va puer affreusement, les camés vont être furieux et les flics aussi, et quelqu’un va se faire blesser.

– Vous n’avez pas tellement le choix, dit Lucas. Il faut appliquer la pression partout. Maintenant que Whitechurch est mort, Bekker va devoir trouver une autre source. »

 

Une heure plus tard, allongé sur son lit d’hôtel, Lucas repensa à ce qu’avait dit Huerta. Que Kennett ressemblait à Steve Martin, avec tous ces cheveux blancs…

Très bien. Vous êtes dans la rue. Quelqu’un vient de se faire descendre. Une voiture passe à vive allure. À l’intérieur, un Blanc, plus tout jeune. C’est ce que Cornell Reed avait raconté à l’indic de Bobby Rich. Un vieux Blanc. Comment pouvait-il savoir qu’il était vieux, alors qu’il était à l’intérieur d’une voiture qui roulait ? Parce qu’il avait des cheveux blancs…

Et puis il y avait ce qu’avait dit Mme Logan, dans son appartement en dessous de celui de Petty…

Kennett cadrait parfaitement. Il travaillait depuis longtemps dans le renseignement. Il était haut placé dans la hiérarchie, avait facilement accès aux renseignements internes. Il était dur, mais plutôt aimé. Il avait du charisme. Et des cheveux blancs.

Kennett couchait avec Lily. Comment cela pouvait-il coller dans le tableau ? Comment s’était-elle retrouvée au lit avec un suspect possible ? Et restait la question plus délicate : comment, alors qu’il y avait des centaines de suspects possibles, Kennett se retrouvait-il sur les bras de Lucas, à portée de main pour une surveillance quotidienne ?

L’une des réponses était O’Dell. L’autre, c’était Lily. Ou encore, les deux ensemble.

Lucas, allongé sur son lit avec son marqueur et son bloc de papier à dessin, essayait de dresser une liste. Finalement, il réussit à produire ceci :

 

1. Cornell Reed.