Chapitre 29

Scalpel en main, figé, Bekker se pencha sur Bridget Land en fredonnant…

Quand on enfonça la porte d’entrée, il sursauta en arrière, baissa les yeux comme pour s’assurer qu’il était encore là, puis regarda la femme ligotée sur la table, le scalpel, les moniteurs de contrôle. Il entendit les pas, les cris.

Trop tôt. Ils étaient arrivés trop tôt, alors qu’il était si près du but… Une larme coula le long de sa joue. Sa vie avait été ainsi, mal comprise, tourmentée, mal jugée. Bridget Land, encore en vie mais grièvement blessée, cherchait silencieusement à lui échapper.

En faire encore une, c’était l’affaire de quelques minutes seulement. S’il pouvait se reprendre en main, s’ils n’arrivaient pas trop vite.

Mais Davenport allait venir. Le revolver. Il se retourna, tenant le scalpel devant son visage. Le revolver était dans l’autre pièce.

Deux impulsions contradictoires l’envahirent. L’une le poussa vers le revolver, vers Davenport ; l’autre lui souffla d’en finir avec Land. Ce serait peut-être celle qui réussirait à transcender…

« Et ne me tire pas dans les fesses », dit Lucas.

Il commença à monter l’escalier à pas de loup, Fell le suivant deux marches derrière. Extrêmement pâle, l’air déterminé, elle tenait son pistolet à hauteur de la taille de Lucas, orienté vers la gauche.

« D’accord, si tu ne te déportes pas à gauche.

– Ah. »

L’odeur de marijuana suintait des murs. Mais il y avait autre chose. Lucas renifla et fronça les sourcils. Pipi de chat ? Et puis l’odeur de marijuana était incrustée là depuis longtemps, ce n’était pas Bekker. D’ailleurs, Bekker ne s’était jamais beaucoup intéressé à l’herbe.

Arrivé au palier intermédiaire, Lucas aperçut du coin de la cage d’escalier la porte du premier étage, entrebâillée, sentit Fell haleter derrière lui, puis à son côté, décela son léger parfum qui affleurait sous les odeurs d’herbe et de pisse de chat…

Il continua de monter tout doucement, traversa le palier du premier, dos au mur. De la pointe du canon de son 45, il poussa la porte. Un couloir menait au salon ; au passage, une porte de placard. Il entrevit l’angle gauche d’un téléviseur. Pas un mouvement, pas un bruit. Et la pièce ne dégageait pas cette vibration dans l’espace, cette tension particulière que l’on perçoit lorsque quelqu’un est caché là. On sentait qu’il n’y avait personne.

« On continue », chuchota-t-il.

Il dépassa la porte ouverte, gravit une autre volée de marches où s’empilaient des cartons de déménagement encrassés par des années de poussière et d’écailles de peinture tombées du plafond.

« Vas-y », chuchota-t-il à Fell. Elle acquiesça de la tête, se glissa devant lui, braqua son arme dans l’embrasure.

« À toi », chuchota-t-elle à son tour. Lucas s’accroupit, inspira à fond et s’élança en avançant sur les mains et les genoux, poussant d’une main, braquant de l’autre son arme vers l’arche du salon, guettant un mouvement, une anomalie… Rien.

Il se redressa, leva la main pour inciter Fell à la prudence, tourna vivement la tête pour balayer encore une fois le salon du regard. Et entra. S’étant assuré que la voie était libre, il lui fit signe d’avancer. Ils visitèrent un petit salon et une salle à manger, trouvèrent des lunettes à côté du canapé. Verres épais, double foyer. Des lunettes de vieille dame. Vérifièrent les placards, passant la main à l’intérieur. Toujours rien.

La cuisine, toute petite, dégageait une affreuse odeur de betteraves bouillies, de chou bouilli, de carottes bouillies et de porridge. Une petite flaque d’eau s’étalait au pied du réfrigérateur. Fell s’accroupit et regarda l’appareil de plus près. La porte n’était pas complètement refermée et l’eau dégouttait par le bas. Elle pointa le doigt, puis le posa sur ses lèvres.

Debout près d’elle, Lucas posa la main sur la poignée de la porte. Fit un signe de tête. Tira brusquement.

« Ah, merde », dit Fell, s’écartant en titubant.

Le réfrigérateur n’était pas tout à fait assez grand pour Mme Lacey mais Bekker avait réussi tant bien que mal à la faire tenir à l’intérieur. Il lui avait rentré le menton dans la poitrine et la lumière, au fond, luisait comme dans une publicité perverse. Ses yeux n’étaient plus que deux trous sanguinolents. Une douzaine de boîtes de Coca avaient été calées avec soin autour de son corps, l’une d’elles plantée entre ses bras tordus et sa poitrine. Deux cadavres de chats étaient tassés dans un bac à viande en plastique, d’où leurs queues ressortaient.

« Nom de Dieu, dit Lucas en reculant. Grimpons au dernier étage, mais il faut se grouiller.

– Tu crois qu’il est là-haut ? demanda Fell d’un ton sceptique, les yeux rivés sur le réfrigérateur, une boule dans la gorge.

– Non, s’il est quelque part, c’est en bas. Je ne sens rien par ici.

– L’atmosphère est trop tranquille, dit Fell. Allez, tu me couvres… »

Elle ouvrit la marche vers le dernier étage, crapahutant par-dessus les cartons poussiéreux. En haut, ils trouvèrent trois chambres et une salle de bains vieillotte. Ils inspectèrent les placards, la douche, vérifièrent sous les lits. Personne au bercail.

« En bas, dit Lucas.

– Et le toit ?

– On y enverra deux gars. Mais Bekker est du genre à chercher un terrier, pas un perchoir. »

Six agents postés au rez-de-chaussée levèrent les yeux d’un air inquiet en voyant Fell et Lucas redescendre en hâte.

« Il a tué une vieille dame et l’a fourrée dans le frigidaire », dit Lucas au sergent en levant le pouce vers le haut de la cage d’escalier. Les deux Robins des bois assistaient silencieusement à la scène. Ils avaient toujours les menottes aux mains.

« Nous avons couvert les deux étages. Personne. Envoyez deux gars solides en haut pour voir s’ils peuvent trouver la sortie par les toits. Nous n’avons pas vérifié par là. Et dites-leur de faire très attention. Bekker est armé.

– J’irai moi-même.

– Non. Vous restez ici. Vous êtes assez gradé pour surveiller ces deux salopards enchaînés, dit Lucas en désignant Clemson et Jeese du menton. Il va bientôt y avoir du renfort. Vous n’avez qu’à attendre. Nous, on descend au sous-sol.

– Allez-y doucement, alors », dit le sergent, toujours mal à l’aise, en regardant les deux flics maussades enchaînés au radiateur.

 

Dans l’escalier, la voie était libre. Les marches avaient un aspect usé. Lucas descendit en douceur, avec précaution, son 45 en main, tandis que d’en haut Fell accroupie fixait attentivement l’angle du mur, au bas des marches. Si Bekker surgissait, elle le verrait avant Lucas. Mais il coupa sa ligne de tir en atteignant le coin et leva la main pour qu’elle fasse attention.

Tapi sur la dernière marche, il risqua furtivement la tête et jeta un coup d’œil éclair derrière l’angle, à hauteur de taille d’homme. Une petite entrée au sol cimenté était barrée par une porte de bois peinte en vert. Une ampoule nue pendait au-dessus de la porte. Lucas tâtonna, trouva l’interrupteur, alluma.

Il se releva et fit signe à Fell d’approcher. Elle dévala l’escalier. « Va chercher le marteau de forgeron et ramène quelqu’un qui sache le lancer. »

Elle acquiesça de la tête et murmura : « Je reviens tout de suite. »

Lucas attendit près de la porte, l’arme pointée sur la poignée. Si Bekker était dans le sous-sol, et vivant, il devait savoir que la police était arrivée. Et s’il attendait avec son revolver, il était crucial qu’il ignore à quel moment la porte allait voler en éclats.

Fell redescendit l’escalier avec le sergent et le marteau de forgeron.

« Il y a une équipe spéciale d’intervention qui arrive, murmura le sergent d’un ton pressant. Ils ont de quoi faire sauter la porte. »

Lucas secoua la tête.

« Pas question. Je m’en charge moi-même.

– Écoutez, ces types sont capables de le prendre, pas de problème.

– J’y vais », insista Lucas. Regardant Fell, il ajouta : « Et toi ?

– Je te couvre, ou j’y vais, comme tu veux.

– Bordel, vous allez vous faire massacrer, chuchota le sergent.

– Passez-moi le marteau…

– Écoutez…

– Passez-moi ce putain de marteau…

– Ah, et merde… » Le sergent secoua la tête et souleva le marteau. « Je vais le lancer, mais vous me couvrez, bande d’enfoirés. Je le balance une fois, et après, je vous préviens, je me couche par terre.

– Allons-y », dit Fell.

Bekker errait dans l’obscurité du sous-sol, essayant de se rappeler ce qu’il allait faire du côté du canapé. Un chant lui traversa l’esprit :

Le Seigneur m’aime, j’en suis sûr ; car c’est écrit dans la Bible

Il avait entendu chanter ça lors d’un enterrement, un jour, il y avait longtemps de cela. Il se souvenait d’un cercueil de bronze posé en hauteur, plus haut que sa tête, et d’un chœur qui chantait. Tout lui revint avec une extrême précision, comme s’il venait juste d’entrer dans la scène.

Une araignée lui effleura la joue et le chatouilla. Il quitta aussitôt l’enterrement. Un bruit sourd retentit au-dessus de sa tête. C’était ça. Le bruit. Il devait aller au canapé à cause du bruit au-dessus de sa tête.

Le canapé avait été poussé à l’écart du mur. Il passa derrière et s’assit sur le tapis. Le revolver l’attendait, de l’acier chromé, de la camelote. Chargé. Deux coups. Il le ramassa. Lui dit « Bonjour » et le mit dans sa bouche. Resta un instant ainsi, comme un homme qui fume sa pipe. Le ressortit et contempla le canon.

Bonjour…

Son doigt se raidit sur la détente, il perçut la résistance, commença à appuyer… et soudain, tout redevint clair. Clair comme l’eau d’un lac. Il se vit recroquevillé dans l’encoignure d’un sous-sol. Vit Davenport entrer. Se vit les mains croisées sur sa poitrine, tête baissée.

Vit Davenport s’approcher de lui, lui hurler quelque chose. Se vit osciller sur ses talons, accroupi. Sentit l’arme cachée au creux de sa main, celle du dessous. Vit Davenport, bras tendu, lui ordonner de se retourner. Davenport qui ne se rendait compte de rien, ne savait, ne soupçonnait rien. Se vit sortir le derringer, l’appuyer sur le cœur de Davenport, puis l’explosion, et le visage de Davenport…

 

Le sergent lança à Lucas un regard interrogateur. Prêt ? Lucas acquiesça d’un signe de tête. Le sergent inspira, leva le marteau au-dessus de sa tête, marqua une pause, l’abattit avec force. La porte vola en morceaux et le sergent se plaqua au sol. Aucun coup de feu ne riposta depuis la pièce obscure. Le sergent repartit maladroitement vers l’escalier en passant devant Fell, cherchant son arme à tâtons.

 « Je suis vraiment trop vieux pour ce genre de conneries », dit-il.

Lucas, dont toute l’attention était concentrée sur la pièce, dit : « Des torches électriques.

– Quoi ?

– Trouvez-moi des torches électriques. »

Quelques coups d’œil rapides de l’autre côté leur permirent de constater que l’intérieur du sous-sol n’était pas dans l’obscurité totale. Une lampe était allumée quelque part mais elle semblait partiellement occultée, comme si le mince rai de lumière filtrait par une fissure de la porte ou provenait d’une veilleuse posée à côté d’un lit d’enfant. En regardant par la mire de leur arme, Lucas et Fell virent des silhouettes compactes de meubles, un rectangle qui pouvait fort bien être une bibliothèque.

« Ça y est, je les ai, dit le sergent.

– Pointez-les derrière l’angle du mur, éclairez l’intérieur de la pièce à hauteur de tête. Essayez de ne pas exposer votre main, si vous pouvez. Dites-moi quand vous démarrez. Je tirerai si je vois le canon de son arme cracher une flamme », dit Lucas. Ayant repéré que Fell était en sueur, il lui sourit et lança : « C’est gai, hein, la vie dans la grande ville ? »

Le flic hocha la tête.

« Prêt ?

– Quand vous voulez.

– Maintenant. »

Le flic dirigea sa torche électrique sur la pièce, à hauteur de tête d’homme. Lucas suivit le faisceau de lumière de la pointe de son arme, du bras, de son œil ouvert. Pas un mouvement. Le sergent se pencha légèrement vers le vestibule, promena la lumière autour de la pièce.

« J’y vais, dit Lucas.

– On y va », dit Fell.

Lucas se précipita en avant, genoux pliés, jusqu’à la porte de l’appartement, puis s’aplatit au sol. Passa la tête et les épaules dans l’embrasure, tendit la main, actionna un interrupteur. Une ampoule solitaire s’alluma. Toujours pas un mouvement. Il s’accroupit. Fell se faufila jusqu’à lui.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » murmura-t-elle.

Lucas tendit l’oreille.

Le Seigneur m’aime…

Ce n’était pas une voix d’enfant. Ni d’adulte, d’ailleurs. Elle n’avait rien d’humain, selon lui. Plutôt un son sorti d’un film, quelque effet spécial, étrange, à vous glacer le sang.

Car c’est écrit dans la Bible…

« Bekker, chuchota Lucas. Par là, je crois… »

Il était déjà à l’intérieur, avançant courbé en deux, tenant fermement son 45 à deux mains, scrutant l’appartement du regard. Fell, juste derrière lui, dit : « C’est couvert à droite.

– Je m’occupe de la droite. Surveillez cette porte sombre… » La voix du sergent. Lucas regarda rapidement derrière lui, vit l’homme se glisser dans l’appartement avec son 38 merdique à la main.

« C’est fait, confirma Fell.

– Il est là, dans le coin », dit Lucas. Il se redressa à demi et regarda un canapé de velours que l’on avait écarté du mur. Entre le mur et le canapé, un espace d’où s’élevait la voix surnaturelle. Il appela :

« Bekker. »

Le Seigneur m’aime

« Levez-vous, Bekker. »

J’en suis sûr

Lucas rampa vers le canapé, le bras tendu, l’arme braquée. Arrivé tout près, il vit le sommet du crâne tondu, entièrement lisse de Bekker, sa tête qui montait et descendait en suivant le rythme simplet de la chanson.

« Debout, ordure », hurla-t-il. Puis, s’adressant à Fell et au sergent : « Il est là, je le tiens.

– Faites gaffe au flingue, faites gaffe. »

Lucas contourna le canapé sans cesser de braquer son arme sur le crâne de Bekker et baissa les yeux sur lui. Bekker le regarda et se leva, les mains croisées sur sa poitrine, se balança sur place en fredonnant.

« Tournez-vous », cria Lucas.

Fell vint se poster à côté de lui.

« Complètement givré, murmura-t-elle.

– Surveille-le bien, ne le quitte pas des yeux. »

Elle fit un pas de côté pour se ménager un meilleur angle et, soudain, se frappa le visage, une fois, deux fois, et agita frénétiquement la main au-dessus de sa tête. Jetant un coup d’œil de son côté, Lucas demanda « Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je suis empêtrée… »

Bekker tourna la tête – on aurait dit une bille roulant dans sa rotule – et dit : « Des araignées… »

Le sergent, qui se rapprochait doucement, appuya sur un commutateur près de la porte de la cuisine et Fell émit un gémissement tout en battant des mains pour se débarrasser des choses qui pendaient autour de sa tête.

« Allez-vous-en, dit-elle d’une voix étranglée. Foutez le camp. »

Elles étaient individuellement suspendues à des fils noirs qui sortaient d’un entrelacs de cintres en fil métallique, suivant chacune son orbite autour de la tête de Fell, ratatinées maintenant, commençant à se dessécher, mais les cils multicolores étaient aussi soyeux que le jour où les paupières avaient été détachées au scalpel des yeux de leurs propriétaires…

Fell s’écarta en titubant, horrifiée, bouche bée.

« Prenez cet enfoiré », dit Lucas, tenant son arme à moins d’un mètre du regard absent de Bekker. Le sergent avança d’un pas. Derrière Fell, un mince trait de lumière filtrait par une fissure de la porte. Une lumière dure, aiguë, bleue, professionnelle. Au moment où le sergent avançait, Fell poussa la porte.

Bekker fit un pas vers Lucas, les mains toujours croisées sur la poitrine. « Des arai… »

Une vieille dame était allongée là, ligotée, bâillonnée. Ses yeux, ouverts en permanence désormais… des globes blancs qui vous fixaient. Et sa poitrine, dont la peau avait été arrachée…

Mais encore vivante.

« Oh, merde ! » hurla Fell. Elle pivota sur place, la bouche grande ouverte et crispée, leva son arme, mains cramponnées.

Lucas eut juste le temps de crier : « Non ! » Bekker dit : « … gnées », baissa une main, leva l’autre. Un éclair d’acier. Il leva le derringer, le pointa vers la poitrine de Lucas…

… Et Fell logea dans l’arête du nez de Michael Bekker une seule balle de 357 qui fit voler en éclats l’arrière de son crâne rasé, tout lisse.