Chapitre 22

Lucas appela Darius Pike à Charleston et lui communiqua son heure d’arrivée, puis alla retrouver Sloan et Del dans le centre-ville. Ils se rendirent dans un bar sportif, bavardèrent, évoquèrent de vieux souvenirs. Cela faisait longtemps que Lucas n’avait plus accès aux ragots de la Criminelle – qui léchait les bottes de qui, qui baisait qui. Sloan rentra chez lui vers une heure du matin tandis que Lucas et Del poursuivaient dans un diner de la 7e Rue Ouest à St. Paul qui restait ouvert toute la nuit.

« … Merde, j’ai dit, se marier, passe encore, mais voilà qu’elle s’est mise à parler d’avoir un gosse. Elle ne doit pas avoir loin de quarante ans…

– Ce n’est pas le bout du monde, dit Lucas.

– À ton avis, j’ai une tête de bon père de famille ? » demanda Del en écartant les bras : il portait un blouson en jean et un débardeur noir. Sur la manche du blouson, un écusson noir et orange disait : « Harley-Davidson – vivre pour piloter, piloter pour vivre. » Il ne s’était pas rasé depuis cinq jours mais ses yeux étaient d’un calme et d’une clarté que Lucas ne lui avait jamais vus.

« En fait, tu as l’air drôlement en forme, dit Lucas. Alors qu’il y a un an, mon vieux, je n’aurais pas donné cher de ta peau.

– Ouais, ouais…

– Dans ce cas, un gosse, pourquoi pas ?

– Nom de Dieu, dit Del. C’est un peu ce que je me demandais. »

Del partit à trois heures et Lucas rentra chez lui. Il ouvrit toutes les fenêtres de la maison, et se mit à rédiger des chèques pour honorer les factures accumulées en son absence. À cinq heures, fatigué, en ayant terminé avec les factures, il referma les fenêtres, les verrouilla, retourna dans sa chambre et boucla son sac de voyage. Il appela un taxi, demanda au chauffeur de s’arrêter en chemin devant un drugstore ouvert la nuit, s’acheta deux beignets à la confiture et un gobelet de café, et fila à l’aéroport.

Quand l’avion commença à rouler vers la piste d’envol, il était six heures trente. L’hôtesse de l’air lui demanda s’il voulait du jus d’orange et des œufs.

« Je vais plutôt essayer de dormir, lui répondit-il. Surtout, par pitié, ne me réveillez pas… ».

La peur s’empara de lui lorsqu’ils commencèrent à décoller, un sentiment de totale impuissance, l’impossibilité de contrôler les événements. Il ferma les yeux et serra les poings. Grâce à un ultime effort de volonté, quitta le sol avec dignité. Retint sa respiration jusqu’à ce que le moteur ronronne régulièrement et que l’avion ne monte plus à la verticale. Fit basculer son siège en arrière. Essaya de s’endormir. Un moment plus tard, il n’aurait su dire combien de temps au juste, il sentit dans sa bouche un goût de plumes de poulet et, dans son cou, une douleur. L’hôtesse était en train de lui secouer l’épaule. « Pouvez-vous redresser votre siège, s’il vous plaît ? »

Il ouvrit les yeux, désorienté. « Je dormais, marmonna-t-il.

– Oui, répondit-elle d’une voix aussi neutre que possible. Nous arrivons à Atlanta et votre siège…

– Atlanta ? » Il n’en croyait pas ses oreilles. Jamais il ne dormait en avion. L’aile gauche de l’appareil plongea et le reste suivit. En regardant en bas, il put voir la ville pareille à une couverture grise râpeuse. Dix minutes plus tard, ils se posaient.

L’aéroport d’Atlanta sortait directement de Robocop, avec des voix féminines irréelles qui susurraient diverses annonces tout juste capables d’atteindre votre subconscient et des escaliers mécaniques en acier qui débouchaient dans des halls carrelés complètement stériles. Il fut content de le quitter, même si la perspective de remonter dans l’avion pour aller à Charleston n’avait rien d’alléchant. Là-haut, il combattit sa peur et, le temps d’atterrir, il était redevenu lui-même.

Pike l’attendait à l’intérieur de la petite aérogare de Charleston. C’était un Noir costaud, vêtu d’une veste de coton vert, d’une chemise blanche et d’un pantalon kaki. Un pan de sa veste s’écarta et Lucas entrevit une demi-douzaine de stylos-bille agrafés à la poche-poitrine de sa chemise, et un petit revolver glissé dans sa ceinture.

« Lucas Davenport, annonça Lucas en lui serrant la main.

– J’ai une voiture, dit Pike en ouvrant la marche. Comment c’est à New York ?

– Plus chaud qu’ici.

– En ce moment, ce n’est rien. Vous devriez venir en août.

– Ils disent la même chose là-bas. »

Ils quittèrent l’aéroport sur les chapeaux de roue. Désorienté, Lucas demanda : « Où est l’océan ?

– Juste devant, mais la ville ne donne pas vraiment dessus. En fait, c’est un peu comme Manhattan. Il y a une rivière qui arrive de deux côtés, et les deux bras se rencontrent ici : c’est le port. Après, il faut continuer au-delà du Fort pour tomber sur l’océan.

– Fort Sumter{10} ?

– Exactement.

– J’aimerais bien le voir, à l’occasion. J’ai visité pas mal de champs de bataille, ces derniers temps. Parlez-moi de Reed. »

Pike doubla une Maxima grise en la laissant littéralement sur place, emprunta une bretelle de sortie et tourna à gauche en arrivant au bout. La chaussée était pleine de fissures, les bords envahis de mauvaises herbes et de broussailles. « Reed est vraiment un imbécile, dit-il calmement. Rien que d’en parler, ça me rend malade. Son vieux a vécu toute sa vie ici. Il tient un garage-station-service. C’est le meilleur carrossier de la ville et il gagne des masses de fric. Red travaillait bien au lycée. Il avait réussi les examens d’entrée à Columbia University et été accepté avec une bourse. Et voilà que cet enfoiré monte à New York et commence à renifler cette saloperie de coke. Il se met à traîner dans Harlem, et quand il revient ici, c’est pour dire des conneries. Et puis un jour, il n’est plus revenu. Le bruit a couru qu’il passait ses journées à sniffer.

– Oh, oh ! Et ça fait longtemps qu’il est de retour ?

– Quelques semaines. Ça me fait de la peine pour ses parents.

– Il va rester ?

– Je n’en sais rien. La première fois qu’il est revenu, on a raconté, des gars des Stups, qu’il ne fréquentait pas du très joli monde. Mais je n’ai rien entendu de tel récemment. Peut-être que la situation a changé. »

Lucas n’avait pas une idée très précise de ce à quoi Charleston pouvait ressembler, mais en roulant à côté de Pike, il décida que c’était tout simplement ça : le Vieux Sud. Des maisons de planches ajustées dont la peinture s’écaillait, de drôles d’arbres, des buissons d’arbustes aux feuilles ressemblant à du cuir, et des lavandes. Quelques palmiers. Beaucoup de poussière. Et une chaleur de bête.

Le garage Reed était un bloc de ciment gris jouxtant une station-service Mobil et un bazar. Il y avait une voiture à l’arrêt devant toutes les pompes à essence sauf une, et des employés en uniforme s’affairaient de l’une à l’autre, nettoyant les pare-brise et vérifiant les niveaux.

« Quand on arrive ici, expliqua Pike, ils lavent votre pare-brise, vérifient votre huile et la pression de vos pneus. C’est le seul endroit où vous trouverez pareil service, et c’est pour ça que Don Reed gagne autant d’argent. »

Il coupa le contact dans l’aire de stationnement attenante à l’atelier de carrosserie et Lucas le suivit jusqu’au bureau d’accueil. L’endroit sentait l’huile de vidange mais était tenu avec soin, et on avait disposé à l’intention des visiteurs des chaises recouvertes de plastique devant une table ronde remplie de magazines. Derrière le comptoir, un grand type penché sur un écran jaune d’ordinateur enfonçait les touches de la console avec un seul doigt. Il leva les yeux en les entendant entrer et dit : « Salut, Darius.

– Salut, Don. Red est dans le coin ? »

Don se redressa, son sourire disparaissant instantanément.

« Pourquoi ? Il a fait quelque chose ? »

Pike secoua la tête et Lucas intervint :

« Non. Je viens de New York. Votre fils a été témoin d’un meurtre. Il ne faisait que passer par là. J’aurais besoin de lui parler quelques minutes.

– Vous êtes sûr ? demanda Don, l’hostilité à fleur de voix. Parce que j’ai un avocat…

– Écoutez, vous ne me connaissez pas, alors… Mais je vous dis la vérité, et il y a un témoin avec nous. Tout ce que je veux, c’est parler. Il n’y a pas de mandat, rien du tout. Il n’est pas suspect. »

Reed examina Lucas d’un air glacial et finit pal hocher la tête. « Bon d’accord, venez. Il est dans le fond. »

Ils tombèrent sur Red Reed au moment où il sortait de l’atelier de peinture, la tête recouverte d’un chapeau et d’un masque en plastique. Voyant son père en compagnie de deux policiers, il arracha son équipement et resta planté d’un air incertain à côté de la porte. Il était grand, trop maigre, avec des dents blanches qui avançaient.

« La police veut te parler. Y en a un qui vient de New York, lui dit son père. Je vais rester pour écouter. » Red Reed avait l’air un peu inquiet, mais il acquiesça de la tête.

« Il y a un endroit où on peut s’installer ? demanda Lucas.

– La salle d’attente est vide », dit le père.

 

Lucas sortit de sa poche le rapport de Bobby Rich, le déplia et le lut point par point à Red Reed, lui faisant préciser certains détails.

« Un type à cheveux blancs, dit Lucas. Maigre, gros ?

– Ouais, maigre, la peau sur les os, je dirais.

– La peau… foncée, claire, quoi ?

– Bronzé, je dirais. Il était bronzé.

– Comment se présentait le décor lorsque Fred Waites a été abattu ?

– Eh ben, c’est que j’y étais pas exactement. J’ai vu une voiture passer et j’ai cru voir un revolver, et j’allais dans l’autre direction. J’ai entendu le coup de feu, j’ai vu la voiture.

– Quelle marque de voiture ?

– J’en sais rien, mec. Je faisais pas attention à ce genre de choses », dit Reed. Il regarda ses mains. Pike eut un geste d’impatience et le père regarda par la porte, mais sans rien dire. Les yeux de Red se posèrent sur son père, puis revinrent vers Lucas.

« Quelle heure était-il ? demanda celui-ci.

– J’avais pas de montre…

– Je veux dire, c’était le matin, l’après-midi, le soir ? »

Red se lécha nerveusement les lèvres, parut soudain se décider : « Le soir.

– Il était trois heures de l’après-midi, Red. En pleine lumière du jour.

– Mec, j’étais dans les vapes…

– Red, tu ne sais pas quelle marque de voiture c’était, mais tu as pu voir que le type à l’intérieur avait les cheveux blancs et qu’il était maigre et bronzé. Mais tu n’as pas vu les autres… Écoute-moi, Red… » Lucas regarda le père. « Red, tu es en train de nous mentir. C’est une affaire importante. Nous pensons que ces types ont aussi tué un flic, et avant ça, un avocat.

– Je ne suis pas au courant de cette affaire, dit Red évitant maintenant le regard des trois hommes.

– Là, je veux bien te croire. Mais tu m’as menti…

– Je ne mens pas. »

Don Reed se tourna vers son fils et dit, d’une voix dure et coupante : « Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Pas d’histoires, pas de mensonges, pas de drogue, pas de vol, et nous essaierons de te garder en vie. Or tu mens, mon garçon. Ça n’est jamais arrivé, depuis que tu es tout petit, que tu ne sois pas capable de reconnaître une marque de voiture. Et maintenant, tu vois un homme qui a les cheveux blancs et le teint bronzé mais tu ne sais plus ce qu’il a comme voiture ? C’est se foutre du monde. Tu mens. Et ça suffit.

– Je veux savoir le rôle que John O’Dell a joué dans tout ça. »

Jusque-là, Red contemplait ses pieds d’un air penaud, mais à cette question, il releva brusquement la tête.

« Vous connaissez M. O’Dell ?

– Et merde », dit Lucas. Il se leva, fit une fois le tour de la petite salle d’attente, frappa violemment de la paume la sphère du Lions Club qui distribuait des boules de gomme, se pinça l’arête du nez et ferma les yeux. « C’est donc ça, bordel, tu travailles pour O’Dell.

– Eh, mec…, dit Red.

– O’Dell deale de la drogue ? demanda Don Reed d’une voix assombrie par la colère.

– Non, dit Lucas. Dans la hiérarchie des flics de New York, il doit arriver en cinquième position. »

Les Reed père et fils échangèrent un regard et Pike demanda : « Qu’est-ce qui se passe, au juste ?

– Une saloperie de jeu, dit Lucas, une véritable farce. Et c’est moi qui en suis le dindon. » Il se tourna vers Reed. « Bien, maintenant, je sais. Mais j’ai besoin de quelques détails supplémentaires. Où tu l’as rencontré, comment tu t’es retrouvé embarqué dans cette histoire… »

Red Reed lâcha tout. Il avait rencontré O’Dell à un séminaire de Columbia. O’Dell avait fait trois exposés, et chaque fois Reed était allé lui parler après le cours. Harlem n’avait rien à voir avec ce qu’un flic irlandais pouvait imaginer, expliqua Reed. Le gros flic et le petit gars du Sud avaient une vision différente de ce qu’était la vie des rues. Ils se joignirent à quelques étudiants et au professeur, allèrent dans un café et discutèrent tard dans la nuit. Il revit O’Dell au printemps, mais il avait déjà plongé dans la drogue à cette époque. Il s’était fait arrêter lors d’une descente chez un revendeur de crack, alors il avait appelé O’Dell. L’inculpation tomba, mais il reçut un avertissement : pas question de recommencer. Il y eut malgré tout une deuxième fois. Il fut arrêté à deux reprises pour détention de drogue et passa devant le juge. La troisième fois, il avait quand même un peu trop de crack sur lui. Les flics parlaient de l’inculper comme dealer, alors il rappela O’Dell. Il fut accusé de simple détention et s’en sortit encore.

Ensuite, O’Dell l’appela. Connaissait-il quelqu’un, un escroc, qui aurait des liens avec un flic ? Un détective ? Eh bien oui, justement…

« Quel fils de pute. C’était trop précis, c’était donc ça, dit Lucas.

– Mais qu’est-ce qui se passe au juste, nom de Dieu ? répéta Pike.

– Je ne sais pas, mon vieux », dit Lucas. Puis, s’adressant à Reed : « N’appelle pas O’Dell. Tu es en dehors du coup et tu dois le rester. J’ignore ce qui se mijote exactement, mais c’est drôlement méchant. Tu n’as rien à voir là-dedans. À ta place, je resterais tranquille dans mon coin.

– Il est sorti de tout ça », dit Don Reed en regardant son fils.

Red Reed secoua énergiquement la tête :

« Je ne veux plus rien avoir à faire avec New York. »

 

Sur le chemin de l’aéroport, Pike déclara : « Je ne crois pas que New York me plairait.

– C’est vrai qu’il y a quelques inconvénients », dit Lucas. Il sortit une carte de son agenda, griffonna son numéro de téléphone personnel au verso. « Merci beaucoup pour votre aide. Écoutez, si un jour vous avez besoin de quelque chose à New York ou à Minneapolis, passez-moi un coup de fil. »

Le trajet jusqu’à Atlanta fut abominable, mais dans l’avion de New York la peur sembla se dissiper. Lucas avait atteint son niveau de tolérance : son cinquième vol en trois jours. Il n’avait jamais autant volé de sa vie. Relativement décontracté, il gribouilla ses conclusions sur un carnet découvert au fond de son sac de voyage.

Bobby Rich n’avait pas été chargé de l’affaire parce qu’il avait les meilleures qualifications – on la lui avait confiée simplement parce qu’il connaissait un type qui connaissait Red Reed. Afin que Red puisse appeler son ami et insister pour que celui-ci communique aux flics les renseignements concernant le meurtre de Fred Waites.

À ce détail près que Reed n’était pas sur les lieux au moment de la fusillade. L’homme aux cheveux blancs et au teint bronzé était une pure invention de O’Dell. Lucas sourit malgré lui. D’une façon tordue, c’était vraiment réussi : beaucoup de strates.

Il ferma les yeux pour échapper à la question suivante : Lily était-elle au courant ?

À La Guardia, il vit un numéro du Times avec la photo de Bekker en blonde. Il acheta un exemplaire, prit place dans la file d’attente des taxis, tomba sur un chauffeur bavard à denture de lapin.

« Bekker, hein ? » demanda Dents-de-lapin en regardant dans le rétroviseur. Il pouvait voir la photo en première page du journal que Lucas était en train de lire. « Celui-là, c’est un vrai malade. Il s’habillait en femme.

– Ouais.

– La dernière, mec, il l’a embarquée en plein parking. Sa copine a raconté que Bekker était là avec elles, qu’il aurait pu les choper toutes les deux. »

Lucas referma le journal et regarda la nuque du chauffeur.

« Il y en a eu une autre ? Aujourd’hui ?

– Ouais, ce matin. Ils l’ont trouvée dans un parking avec le bâillon, le fil de fer, les paupières découpées et tout le toutim. Moi, je vais vous dire ce que je pense, le jour où ils le prendront, ils devraient le pendre par les couilles à un poteau, en pleine rue. Pour l’exemple. »

Lucas hocha la tête et lui dit : « Attendez, laissons tomber l’hôtel. Emmenez-moi plutôt à Midtown South. »