Chapitre 24

Lily écouta Lucas téléphoner à Fell. Elle observa son visage, le regarda sourire, se détourner, fixer un rendez-vous. Lucas la quitta rapidement et elle resta à sa fenêtre, son sac à la main continuant à le regarder. Il héla un taxi et, juste avant d’y monter, leva les yeux, la vit, désigna le sac du doigt et agita la main.

Puis il disparut.

Elle erra dans l’appartement, effleurant des objets au passage, avec l’impression que quelque chose touchait à sa fin, gagnée par une sorte de peur.

Kennett ? Sûrement pas. Mais O’Dell était également impensable. O’Dell aurait-il été capable d’exécuter froidement un de ses hommes ?

Elle finit par décrocher le téléphone et composa le numéro du bateau de Kennett. Il répondit en disant simplement : « Lily. »

Cela lui fit plaisir : « Comment as-tu deviné que c’était moi ?

– Ça doit être l’amour. Tu te sentais seule ?

– Tu lis dans mes pensées.

– La rivière est magma que ce soir… »

La rivière était calme, dégageant une odeur de boue, d’huile et de sel. Les drisses tintaient contre les mâts d’aluminium. Une tempête nocturne s’éloignait de la côte, là-bas vers le nord-est, et l’on voyait les éclairs déchirer le ciel bien au-delà des lumières de Manhattan.

En faisant l’amour avec Kennett, Lily eut un moment de lucidité absolue. Elle entendit la chanson « Superman » par les Crash Test Dummies qui s’élevait lugubrement du bateau voisin, assourdie par les milliers de heurts et de gémissements inidentifiables de la marina.

Et puis, plus tard, dans le cockpit…

« Bon Dieu, je suis là à raconter des conneries et toi, tu pleures, dit Kennett avec douceur, essuyant du pouce une larme qui descendait le long de la joue de Lily. Allons, qu’est-ce qui se passe ?

– Rien, je regardais simplement la rivière en me disant que c’était si beau, que l’on était si bien. Et puis je me suis mise à penser à Walt, au fait qu’il ne la reverrait jamais.

– Petty ?

– Oui. Bon sang !

– Tu étais étrangement attachée à ce garçon, ma chérie, dit Kennett, d’un ton qu’il voulait détaché – une invitation à se confier.

– Tu sais pourquoi ? demanda-t-elle, saisissant la perche qu’il lui tendait.

– Non…

– Parce que nous étions tellement méchantes avec lui, voilà pourquoi. Nous, les filles, à l’école. Lucas m’y a fait repenser…

– Je t’imagine mal étant méchante.

– Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment. Ce qu’il y avait, avec Walt, c’est qu’il était prêt à n’importe quoi pour vous. Il avait tellement envie de bien faire. Lorsque nous étions au lycée, et même après, dans la police, nous l’avons remercié en nous moquant de sa façon de s’habiller, de se comporter, en riant de tous ces stylos qu’il trimbalait. Nous l’avons traité comme un clown alors qu’il n’en était pas un. Chaque fois qu’il essayait d’être sérieux, nous l’en empêchions. Nous lui faisions mal. C’est à cela que je pensais, aux fois où je sais que nous lui avons fait mal, nous, les filles, à son expression peinée lorsqu’il essayait d’entreprendre quelque chose et que nous lui riions au nez. Il n’a jamais vraiment compris… Oh, mon Dieu ! »

Et elle éclata en sanglots. Kennett lui tapota le dos, désemparé.

« Allons, Lily… »

Quelques instants plus tard, elle reprit d’une voix plus claire : « Toi qui es catholique, tu crois aux visions ? Tu sais, comme la Vierge Marie qui parlait aux bergères, et tout ça ?

– Seulement si je le vois de mes yeux, dit-il, désabusé.

– Parce que, le truc, c’est que je n’arrête pas de voir Petty… » Elle rit, un rire bref et sans joie, et lui donna une bourrade. « Mais non, non, je ne le vois pas en train de flotter dans ma chambre, je le vois dans ma tête.

– Diable… 

– Le plus étrange, c’est que je le vois clairement. Walt descendant la rue avec ses cheveux plaqués et ses oreilles décollées… Oh, mon Dieu !

Walt est le seul homme qui m’ait jamais aimée sans rien me demander. Ni sexe, ni enfants, ni faveurs. Il avait juste besoin de ma présence pour être heureux. »

Kennett ne trouva rien à répondre. Ils restèrent assis là, les pieds en l’air, à contempler les eaux sombres de la rivière. Un peu plus tard, Lily se remit à pleurer.