Chapitre 26

Bekker se réveilla à midi. Il traîna dans l’appartement, se rendit à la salle de bains, se regarda dans le miroir. Jolie. Une jolie blonde. Adieu, jolie blonde.

Il s’assit sur le rebord de la baignoire et pleura, mais il fallait le faire… Il se rasa le crâne. Il commença par tailler en brosse ses beaux cheveux soyeux avec des ciseaux à poignée orange découverts dans la boîte à couture de Mme Lacey, les fit mousser avec du shampooing et rasa ce qui restait avec un rasoir de sécurité. Il se coupa deux fois et le sang devint rose dans la mousse.

Soupir.

Il se retrouva devant le miroir, du savon sec autour des oreilles et les cheveux …  volatilisés. Les larmes jaillirent de nouveau. Sa tête était beaucoup trop petite et d’une blancheur écœurante. On aurait dit une bille. Où était donc Beauté ?

Il s’examina avec le regard suspicieux d’un maton. Chauve. Pâle. Ça n’allait pas. Même en plein Village, la pâleur de son crâne risquait d’attirer l’attention, et puis son maquillage serait trop évident.

Les cicatrices… les cicatrices allaient le trahir. Il se toucha le visage, palpa la chair creusée de sillons, grumeleuse. Un nouveau rôle, voilà ce dont il avait besoin. Il avait envisagé de se couper les cheveux et de revenir à un personnage masculin, mais cela ne marcherait pas. D’ailleurs, les femmes disposent d’une plus grande latitude de déguisement. Il allait réutiliser la perruque qu’il portait avant que ses propres cheveux n’aient repoussé.

Bekker traversa l’appartement d’un pas décidé, se dirigea vers l’escalier, s’arrêta pour toucher le nuage de toiles d’araignée qui surplombait son bureau dans le vestibule. Tellement ravissant…

Il faut y aller. Va chercher la perruque, habille-toi – il n’avait pas encore pris la peine de se vêtir. Il trouvait les vêtements inconfortables et encombrants. Il se mit à marcher d’un pas scandé, digne, la tête haute, entraîné par le P.C.P. Soudain, il prit conscience de son pénis qui ballottait comme un nez importun, mou et trop grand, portant un coup fatal à sa dignité. Bekker le pressa contre sa cuisse mais c’était fini, la cadence était rompue.

Une boule de gomme tomba dans sa tête. Cela remontait à quand ? Les années cinquante ? Un comique de l’Ed. Sullivan Show ? C’était ça. Un petit homme qui regardait dans une boîte à cigares et parlait à une voix qui se trouvait à l’intérieur. D’accord ? D’accord. C’était ça, la réplique ? Oui, oui.

Bekker allait passer devant la cuisine mais, se ravisant, il franchit le seuil. Ouvrit le réfrigérateur, jeta un coup d’œil : Prenez donc un Coca, monsieur Bekker. Merci. Avec plaisir. D’accord ? D’accord. Il claqua la porte comme le comique et hurla de rire. D’accord ? D’accord.

Vraiment très drôle. Un énorme rire.

Le Coca en main, il revint en titubant vers la télévision, mit CNN, regarda quelques minutes. On avait parlé de lui aux infos du matin en montrant les photos de la Carson. Ils lavaient ridiculisé, racontant que les auréoles qui apparaissaient autour de la morte étaient des marques de doigts sur le papier de la photo. Qu’est-ce que ça signifiait ? Était-ce de la méthodologie ? Il avait du mal à se souvenir…

Il regarda, espérant qu’ils allaient remontrer le reportage, mais ils l’avaient éliminé du cycle d’actualités.

Il descendit au rez-de-chaussée, entièrement nu, se fraya un chemin avec précaution dans le désordre de la boutique, gagna le sous-sol. Trouva la perruque brune à cheveux courts, coupe à la Louise Brooks. La remonta dans la salle de bains de Mme Lacey, l’ajusta. Ça chauffait la tête comme un bonnet de fourrure, et ça grattait. Mais l’effet était excellent. Il allait devoir modifier ses sourcils, les foncer un peu, ainsi que ses cils. Et peut-être aussi rehausser son teint.

Mme Lacey avait passé l’âge des maquillages sophistiqués. Elle se contentait de fard rose pour appliquer deux petites taches de bonne mine sur ses pommettes, comme Ronald Reagan. Mais elle possédait un crayon à sourcils. Il mit la main dessus, l’humecta et commença à l’appliquer par petites touches entre les poils. Un nouveau visage commença à se dessiner dans le miroir.

Il se risqua dehors à cinq heures et demie, sur ses gardes car il faisait encore jour, et prit la direction de Washington Square. Peu habitué à l’éclat du soleil, il clignait des yeux, la couleur et la luminosité éblouissant ses sens exacerbés par la drogue. Il tenait son sac à main et un vieux bloc de papier à dessin déniché dans un des placards de Mme Lacey.

Peu de piétons, dans le sens nord-sud. Il resta du côté ombragé des rues les plus étroites, gardant la tête baissée. Cheveux bruns, sourcils bruns, chemisier foncé, jean, chaussures de sport. Un peu gouine. Un peu trop robuste pour une femme. Un genre.

Lors de ses premières promenades de reconnaissance à travers la ville, il avait repéré pas mal d’activité du côté de cette place. Des dealers qui passaient en hâte. Des sachets et de l’argent liquide. Il toucha la boîte en plastique dans la poche de son jean, sentit les tablettes qui s’entrechoquaient à l’intérieur. Plus que six, six entre… Il ne voulait pas y penser. D’ailleurs, il avait cinq mille dollars en billets dans son sac, et le pistolet, au cas où…

Ce qu’il lui fallait, c’était un peu de chance.

 

Oliveo Diaz avait dix doses d’ecstasy et dix autres d’amphètes, et seulement quelques heures devant lui pour les vendre. Il y avait une fête le soir même. Avec l’argent, il pourrait s’acheter un peu de coke pour son usage personnel. La coke vous défonçait plus en douceur que les amphètes. Avec suffisamment d’amphètes, Oliveo se sentait capable d’aller n’importe où. Avec la cocaïne, il était déjà arrivé à destination.

Oliveo traversa la partie sud de la place et vit Bekker qui dessinait, assis sur un mur de soutènement en ciment. C’était une jolie femme, vue de loin, avec ces cheveux noir de jais, portoricaine peut-être. Non, moins exotique, plutôt irlandaise, se dit-il, une Irlandaise très brune au teint pâle.

Bekker ne lui prêta aucune attention, le nez baissé sur son bloc, dessinant d’une main active. Quoique aux aguets…

« Hé, Oliveo, mec… »

Oliveo se retourna, affichant un sourire automatique. C’était un dénommé Shell. Un jeune Blanc au front meurtri et au regard bleu brumeux, qui avait coiffé sa casquette des Mets à l’envers. Oliveo avait une théorie : on pouvait déterminer l’intelligence d’un type à sa façon de retourner sa casquette – à 90°, 180°… La visière sur la nuque indiquait un imbécile complet, sauf si dans l’équipe de baseball, c’était lui qui attrapait la balle. Celle de Shell était justement dans cette position-là. Il répéta : « Hé, mec » et leva mollement la main en guise de salut.

« Shell, mon vieux, ça roule ? » demanda Oliveo. Shell travaillait dans un garage où l’on réchappait des pneus. Il lui arrivait d’avoir un peu de monnaie.

« Tu vends ? » Un regard furtif à droite et à gauche.

« Qu’est-ce que tu veux, mec ? » Oliveo afficha en même temps son sourire de service. Il se prenait pour un vrai pro, un Mike Jagger des rues, sourire automatique toutes les dix secondes, ça faisait partie du rôle.

« Il faut que je me paye un trip, mec.

– J’ai dix doses d’héro vraiment sympa, en provenance directe de Miami… »

 

Bekker s’assit sur le mur et commença à dessiner la bouche d’incendie. Plutôt bien, à son avis. Il avait appris la technique du dessin en fac de médecine, estimant que c’était utile pour un pathologiste. Cela permettait de dégager clairement les structures. Il dut faire un effort pour continuer à dessiner tout en observant le manège d’Oliveo et du jeune Blanc, la façon dont ils tournaient l’un autour de l’autre, regardaient s’il y avait des flics, et pour conclure, l’apparition fugitive d’un sachet de plastique.

Bekker jeta un coup d’œil dans les parages. Il y avait effectivement des flics sur la place, mais ils étaient de l’autre côté, près de l’arc. Trois Plymouth bleues garées côte à côte, les flics en train de bavarder, assis sur le capot ou appuyés contre le pare-chocs. Bekker ramassa son sac et, voyant le jeune Blanc s’éloigner d’Oliveo, s’approcha d’un pas nonchalant.

« Vous vendez ? » glapit-il.

Oliveo sursauta. La femme au carnet à dessin, la tête toujours baissée. Il ne pouvait pas très bien voir son visage mais en tout cas, il savait qu’il n’avait jamais eu affaire à elle. Il y avait quelque chose qui clochait. Un flic ?

« Foutez-moi la paix.

– J’ai beaucoup de liquide sur moi », dit Bekker de la même voix glapissante. Une voix de souris, à ses propres oreilles. « Et je suis à cran. Je ne suis pas un flic… »

Le mot « liquide » retint Oliveo. Il savait pourtant qu’il aurait dû filer en vitesse. Il le savait, il se l’était répété des centaines de fois : ne vends pas à des inconnus. Toutefois, il demanda : « Combien ?

– Beaucoup. Je cherche des amphètes ou du P.C.P. ou les deux…

– Saloperie de flic.

– Non, pas un flic… » Bekker balaya la place du regard, du côté des voitures de police, plongea la main dans son sac et en sortit une enveloppe pleine de billets. « J’ai de quoi payer, là-dedans. »

Oliveo regarda autour de lui, se lécha les lèvres, et demanda : « Montre un peu de quoi tu as l’air, ma vieille. » Il saisit Bekker par le menton et essaya de lui relever la tête. Bekker lui agrippa le bras à la hauteur du poignet et le tordit. Il y avait là du muscle, du muscle activé par la testostérone. Il releva la tête en repoussant Oliveo et révéla ses dents découvertes dans un rictus, ses yeux exorbités.

« Nom de Dieu, bredouilla Oliveo en reculant d’un pas, vous êtes ce cinglé… »

Bekker pivota et fila dans la rue en courant à moitié, l’esprit en déroute, cherchant de l’aide, une réponse, n’importe quoi.

Dans son dos, Oliveo se tourna vers les voitures de flics, de l’autre côté de la place, et cria « Hé ! ». Il regarda alternativement les flics, Bekker, les flics de nouveau, et finit par foncer vers eux à toutes jambes en agitant les bras. « Hé, c’est lui, c’est lui ! »

Bekker se mit à courir. Il pouvait parfaitement courir avec ses chaussures de sport mais il y avait énormément de policiers. S’ils rappliquaient suffisamment vite et demandaient aux gens s’ils avaient vu une femme s’enfuir à toutes jambes…

À l’entrée d’une ruelle, un clodo fouillait dans une poubelle. Il portait un chapeau cabossé et un manteau de l’armée constellé de taches qui lui arrivait aux chevilles.

Une brique coupée en deux traînait sur le trottoir, recouverte d’une giclée de ciment qui faisait penser à du glaçage sur un gâteau aux carottes.

La rue était étroite, les passants les plus proches se trouvaient à un bloc de là et ne regardaient pas dans cette direction.

Bekker ramassa la brique d’un geste vif sans cesser de courir. Le clochard leva les yeux en se redressant et se cambra en arrière, stupéfait, quand Bekker le frappa carrément en pleine poitrine. Le clochard s’effondra sur la poubelle et bascula par terre, sur le dos. « Holà », grogna-t-il.

Bekker abattit la brique entre les deux yeux, encore, encore. Se pencha sur lui en grondant comme un pitbull, sentant sa tension monter…

Une sirène, suivie d’une autre.

Il arracha son chapeau et son manteau au clochard, mit le manteau par-dessus son sac, ôta sa perruque, coiffa le chapeau en l’enfonçant le plus profond possible. Le clodo crachouilla une bulle de sang. Encore vivant. Bekker regagna furtivement l’entrée de la ruelle, se coulant dans son nouveau personnage, endossant le masque de la mendicité…

Derrière lui, un bruit de gargouille. Il se retourna à moitié. Le clochard le fixait de son unique œil valide qui brillait dans un visage entièrement détruit. Il était en train de mourir. Bekker connaissait bien ce gargouillis. Une voix froide, distanciée, scientifique s’éleva dans son esprit : hémorragie cérébrale, fracture pariétale massive. Et cet œil qui le fixait… Le clochard allait mourir, il fallait qu’il revienne sur ses pas et observe le phénomène. Bekker regarda à droite, à gauche, se rapprocha en hâte du mourant. Sortit son canif de poche, quelques coups vifs et précis. Partis, les yeux. Le clochard gémit, mais il allait crever, de toute façon.

Bekker ramassa la brique près de la tête du clochard et la fourra dans sa poche. Une bonne arme. Le pistolet ferait trop de bruit. Il le sortit cependant du sac à main et le transféra dans sa poche.

Retour dans la rue. Six pâtés de maisons à franchir. Il vit passer une voiture de police qui s’arrêta au carrefour dans un grincement de freins – les flics inspectèrent les alentours par la fenêtre – et redémarra. Le manteau puait : de l’urine séchée. L’odeur le prit à la gorge et il pensa aussitôt aux puces qui l’assaillaient. D’autres sirènes, des flics envahissant le quartier. Il pressa le pas.

Tourna dans Greene, titubant comme un ivrogne, les pans de son manteau traînant sur le trottoir. Une femme venait à sa rencontre, se rapprochait. Il changea de trottoir. Sa vue se brouilla, il perdit ses repères : bientôt, la maison de Mme Lacey ; des sirènes dans le lointain, mais le bruit s’estompait ; une femme franchit le seuil de la maison…

Qu’est-ce que… ?

La panique le saisit un instant. Confusion totale. Que voulait-elle ? Les façades vides des maisons le toisaient. Une boule de gomme tomba. Rouge, chargée de colère. Ils lui faisaient ça à lui, un homme si talentueux. La femme était à moitié tournée vers lui, tête inclinée.

Une voix lointaine retentit quelque part dans son cerveau : Bridget. Bridget Land. Venue rendre visite à…

Il se redressa, traversa en revenant sur ses pas pour s’éloigner d’elle. Elle inséra une clé dans la serrure, la tourna, poussa la porte d’entrée. Bridget Land, il l’avait complètement oubliée… Il ne fallait pas qu’elle sache.

Elle dut pousser la porte pour l’ouvrir, les épaules courbées sous l’effort, affaiblie par l’âge, puis elle franchit le seuil. Bekker, stimulé par la colère et l’occasion qui se présentait, se mit en branle. Peu d’espace, le temps limité : il se jeta contre la porte, la repoussa brutalement pour entrer, frappa la femme.

Il agit avec l’extrême rapidité que procure le P.C.P., plus rapide encore qu’un arrière de football. Lui écrasa la brique en plein visage. Elle s’effondra en émettant un curieux croassement rauque, tel un corbeau touché à l’aile.

Ayant perdu tout sens de la prudence, Bekker claqua la porte sans précaution, agrippa la femme par les cheveux et la traîna jusqu’à l’escalier, en bas des marches.

Il oublia qu’il portait les vêtements du clochard, ne prêta aucune attention à la femme qui couinait comme un chihuahua avec un os en travers du gosier. Il la traîna jusqu’à la salle de travail, la ligota. Elle se mit à agiter furieusement les jambes. Il ajusta le bâillon sur sa bouche avec le fil de fer, opérant avec la frénésie d’un derviche, se pencha au-dessus d’elle…