Chapitre 15

Quand Fell appela, Lucas somnolait, allongé sur le dos. La pièce était plongée dans la pénombre car il avait éteint toutes les lumières sauf celle de la salle de bains, dont il n’avait pas tout à fait refermé la porte.

« Je suis en bas, dit-elle. Si tu es réveillé, on pourrait aller manger un morceau.

– Du nouveau à Bellevue ?

– Je te raconterai.

– Donne-moi dix minutes. »

Ce fut quinze. Il se rasa, y allant doucement sur les blessures, se brossa les dents et prit une douche rapide, enfila une chemise propre, tamponna un peu de lotion après-rasage. Quand il descendit dans le hall, Fell le dévisagea des pieds à la tête et dit : « Super. J’ai l’impression d’être une serpillière à côté de toi.

– Tu es très bien. »

Ce n’était pas vrai. Elle avait l’air épuisée, pas nette autour des yeux. Sa robe, si pimpante le matin même, pendait informe.

« Il y a un Italien sympa à deux rues d’ici, proposa-t-il.

– Parfait. Je ne suis pas en état d’affronter quelque chose de trop sophistiqué. »

Comme ils franchissaient la porte du hall, elle dit : « Je suis désolée de t’avoir plaqué pour rester avec Kennett, mais cette affaire pourrait compter beaucoup pour moi. Et Mme Bedrick, elle était à moi… à nous… je voulais être là pour recueillir les bénéfices. »

Lucas acquiesça de la tête : « Pas de problème. » Sur le trottoir, il ajouta : « Tu n’as pas l’air contente.

– En effet. Bellevue est un vrai foutoir. Avec leur système, les médecins sont appelés par haut-parleur dès qu’ils reçoivent une communication sur une ligne directe, donc nous essayons de voir si nous pouvons retracer les appels. Et nous recherchons des gens susceptibles d’avoir appelé des médecins alors qu’ils n’auraient pas dû, et qui auraient été repérés par quelqu’un d’autre. Cela fait dans les deux mille suspects.

– On ne peut pas écrémer ?

– Peut-être. Nous essayons l’intimidation. Kennett a mis un numéro au point avec un adjoint du procureur. Nous répétons la même chose à tous les gens que nous voyons : si nous découvrons celle qui contactait Whitechurch au téléphone avant qu’elle ne vienne nous trouver, nous la bouclerons comme complice des meurtres de Bekker. Si elle vient à nous et coopère, nous lui proposerons l’immunité contre toutes poursuites ultérieures dans l’affaire Bekker. Et elle peut aussi appeler un avocat et refuser de coopérer sur le reste. On a donc une chance. À condition qu’elle ait suffisamment la trouille.

– Comment savez-vous que c’est une femme ?

– Ça, c’est un coup de Kennett, dit Fell en souriant. Il a demandé : Avez-vous jamais entendu une voix masculine dans un haut-parleur d’hôpital ? Nous avons tous réfléchi et sommes parvenus à la même conclusion : rarement. Si une voix masculine appelait régulièrement des noms de médecins inexistants – c’est ce qu’elle devait faire, à notre avis, appeler des noms de code – on l’aurait vite repérée. Par conséquent, nous sommes presque sûrs que c’est une femme.

– Et si c’était tout simplement passé par le standard ?

– Là, on est foutus… quoique, selon Carter, ce soit peu probable. Une standardiste finirait par reconnaître les noms et les voix, au bout d’un certain temps… »

 

Le décor du Whetstone consistait en une pierre à affûter à l’ancienne disposée dans une embrasure de fenêtre, une douzaine de tables à l’avant et quelques box dans le fond. Entre les box, un parquet lisse qui devait sa patine à un siècle de frottements de pieds. Un couple tournait doucement au milieu de l’espace, dansant lentement sur un air de jazz assoupi qui sortait d’un jukebox délabré.

« Vous avez un box ? demanda Lucas.

– Certainement, dit le serveur. À gauche, dans la section non-fumeurs. » Fell sourit d’un air dépité à Lucas et déclara : « Ça ira. »

Ils mangèrent des spaghetti et du pain frotté à l’ail en buvant du rosé, et ils parlèrent de Bekker. Lucas lui narra les meurtres de Minneapolis :

 « … ont commencé par les tuer pour se constituer un alibi. Apparemment, la femme du centre commercial avait été choisie complètement au hasard. Elle a été liquidée pour brouiller les pistes.

– Comme un cafard. On l’écrase avec le talon, dit Fell.

– Ouais. Un jour, j’ai eu affaire à un psychopathe sexuel qui a tué une série de femmes, et d’une certaine façon, je l’ai compris. Il était cinglé. On l’avait rendu cinglé. S’il avait eu le choix, je parierais qu’il aurait préféré ne pas l’être. C’était un peu comme si ce n’était pas sa faute, le circuit électrique était défectueux. Tandis qu’avec Bekker…

– Cinglé pareil, dit Fell. Ils ont peut-être l’air insensibles et rationnels, mais pour être insensible à ce point, il faut quand même être givré. Et regarde ce qu’il fait, maintenant. Si nous le prenons vivant, il y a de fortes chances pour qu’on l’envoie dans un asile plutôt qu’en prison.

– Moi, je préférerais la prison, dit Lucas.

– Moi aussi, mais il y a des gens qui pensent différemment. Les médecins, par exemple. »

Un gros costaud en bleu de travail, affublé d’une moustache grise à la Charlie Chaplin, s’approcha du juke-box et colla son nez dessus. La serveuse vint leur demander : « Vous reprendrez du vin ? »

Lucas regarda Fell, puis la serveuse, et dit : « Mmmm. » La fille emporta leurs verres.

Derrière elle, le costaud en bleu de travail inséra une pièce dans le juke-box, sélectionna soigneusement deux touches et retourna à sa table, où il se pencha vers la femme qui l’accompagnait. Alors qu’elle se levait, la « Blue Skirt Waltz » commença à se déverser par les haut-parleurs comme des bulles de champagne.

« Mon Dieu, Blue Skirt. Et par Frankie Yankovich, en plus, dit Lucas. Allons danser.

– Tu plaisantes…

– Tu ne veux pas ?

– Bien sûr que si, simplement je n’aurais jamais pensé que toi, tu voudrais. »

Ils se mirent à tourner sur la piste. Fell, légère et délicate, était une bonne danseuse. Lucas, plus lourd, manquait de pratique. Ils louvoyèrent autour du costaud et de sa partenaire, les deux couples entraînés par le même rythme dessinant des figures sur le parquet. La serveuse, qui venait d’apporter la carte à une autre table, s’attarda pour les regarder.

À la fin du morceau, le costaud dit à Lucas « Encore une fois », avec un fort accent teuton, salua et désigna le juke-box. Lucas inséra une pièce, appuya sur la touche « Blue Skirt » et ils remirent ça, virevoltant autour de la piste exiguë. Fell était agréablement calée juste à hauteur de sa mâchoire et ses cheveux lui effleuraient la joue. Quand ce fut terminé, ils soupirèrent tous les deux et regagnèrent leur box en se tenant par la main.

« Je crois qu’un de ces jours, je finirai dans ton lit, lui avoua Fell en s’asseyant en face de lui. Mais pas ce soir, je suis vraiment trop crade et minable et crevée, et j’ai trop de mauvais films dans la tête.

– Eh bien…

– Eh bien quoi ? Tu ne veux pas ?

– Je me disais juste, eh bien, il y a une douche dans ma chambre. »

Elle inclina la tête, le regarda calmement, sans sourire.

« Tu crois que cela suffirait pour effacer cette femme que l’on a sortie du trou ce matin, avec ces yeux ? » demanda-t-elle gravement.

Il réfléchit un instant et répondit :

« Non, je ne pense pas. Mais écoute… Tu me plais. Je pensais que tu le savais.

– Pas vraiment, dit-elle avec une certaine timidité. Je n’ai pas très confiance en moi.

– Eh bien. » Il rit.

« Tu n’arrêtes pas de répéter ça, eh bien”.

– Eh bien, reprends un peu de vin. »

 

À la moitié de la deuxième bouteille, Fell demanda à Lucas de remettre le disque et ils recommencèrent, serrés l’un contre l’autre, et cette fois elle leva le visage, respirant dans le creux de son cou, chaude, fumante. Il réagit aussitôt et c’est avec soulagement qu’il la ramena dans le box.

Elle riait, un peu éméchée, et Lucas lui parla du flic avec qui elle sortait avant.

« Oh, mon Dieu, dit-elle en regardant le plafond où un grand ventilateur en bois dessinait lentement d’interminables cercles. Il était tellement beau, et tellement faux cul. Il ressemblait à ce type dans The Pope of Greenwich Village{9} avec ses chaussures et ses costumes super, et il était vraiment relax, tu sais ? Je veux dire, sympa. Il y avait des petites montres marrantes imprimées sur ses chaussettes.

– Comment un type qui s’occupe de la circulation peut-il être sympa ? » plaisanta Lucas. Elle fronça les sourcils.

« On a déjà parlé de lui ? Je ne me…

– Bien sûr, chez toi », dit-il en se morigénant intérieurement. En réalité, ce n’est pas toi qui en as parlé, c’est Lily… Davenport, tu es un vrai con… « Je me souviens, mmm, de détails importants…

– Pourquoi est-ce si important ? » demanda-t-elle, mais en fait, elle savait, et cela la flattait.

« C’est toi la détective, pas moi, dit Lucas en lui souriant. Reprends un peu de vin.

– Tu essaies de me soûler ?

– Peut-être. »

Fell avança son verre sur la table et pointa l’index vers lui.

« Qu’est-ce que tu es en train de trafiquer, Davenport ? Tu travailles pour les Affaires internes, ou quoi ?

– Bon Dieu, je t’ai déjà dit que non. Écoute, si ça te tracasse vraiment, mon éditeur ne crèche pas loin d’ici, et ma photo est sur les emballages des jeux. Il y a même une notice biographique et tout et tout, nous pourrions y faire un tour…

– D’accord. Mais pourquoi est-ce que tu me questionnes sans arrêt ?

– Je ne te questionne pas sans arrêt…

– Tu parles ! » Sa voix monta d’un ton. « Tu es un putain de sale dragueur, exactement comme lui et comme Kennett. Je l’ai su dès que tu m’as demandé de danser. Je veux dire, je me suis sentie fondre. Et maintenant, qu’est-ce que tu essayes de faire, bordel ? »

Lucas se pencha vers elle, essayant de la calmer tout en retenant son rire : « Je n’essaie rien…

– Et merde… » dit-elle en s’écartant de lui. Elle regagna la table et ramassa son sac. « Je suis vraiment bourrée.

– Où vas-tu ?

– Dans ta chambre. J’ai changé d’avis.

– Barbara… » Lucas posa en hâte trois billets de vingt dollars sur la table et lui emboîta le pas. « Tu as un petit peu bu…

– Putain de dragueur », dit-elle en gagnant la sortie devant lui.

Il se réveilla dans la chambre à moitié éclairée : un mince filet de lumière provenant de la salle de bains traversait le lit en diagonale. Il avait l’esprit confus, et l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Fell ne venait-elle pas d’appeler, n’avait-elle pas dit… ? Il s’arrêta, prenant conscience du poids. Elle s’était endormie, nichée sous son bras, la tête sur sa poitrine, une jambe en travers de la sienne. Quand il entreprit de se dégager, elle s’éveilla et marmonna : « Hummm. »

« J’essayais seulement de m’installer plus confortablement », dit-il à mi-voix, retrouvant le ton de la nuit. Elle s’était révélée presque timide. Pas vraiment passive, mais sur ses gardes.

Elle se redressa dans le lit, ses petits seins pointés vers lui au-dessus de la couverture. « Quelle heure est-il ? »

Lucas trouva son réveil de voyage. « Trois heures moins dix.

– Oh, mon Dieu ! »

Elle se leva en lui tournant le dos. Le drap tomba. Lucas trouva qu’elle avait un dos superbe, lisse, mince, mais joliment musclé. Il fit glisser son index le long de sa colonne vertébrale et elle se cambra pour lui échapper. « Oh, oh. Arrête ça ! » dit-elle par-dessus son épaule.

« Viens t’allonger près de moi, lui proposa-t-il.

– Faut que j’y aille.

– Quoi ? »

Elle se retourna pour le regarder, mais comme ses yeux étaient dans l’ombre, il ne pouvait pas les voir.

« Vraiment, je…

– Foutaises. Allons, viens dormir avec moi.

– J’ai effectivement grand besoin de dormir.

– Moi aussi. Cette ordure de Bekker…

– Oublions Bekker pendant quelques heures, dit-elle.

– D’accord, mais allonge-toi. »

Elle se laissa retomber à côté de lui sur le lit.

« Tu n’es plus avec Rothenburg ?

– Non.

– C’est fini ?

– C’est bizarre, voilà ce que c’est.

– Ce n’est pas la bonne réponse », dit Fell. Elle se redressa sur les coudes et Lucas effleura des doigts la peau douce de son sein.

« C’est parce que Lily et moi avons des relations extrêmement complexes. Tu sais qu’elle couche avec Kennett.

– Je m’en doutais. La première fois que je les ai vus ensemble, elle le déposait à Midtown South. Ils se sont quittés en s’embrassant et j’ai dû filer à l’intérieur me passer un linge froid sur le front. Je veux dire, ça dégageait. Mais quand je vous ai vus parler ensemble, Rothenburg et toi, j’ai eu l’impression que ce n’était pas terminé entre vous.

– Si. Mais j’étais à côté d’elle lorsque son mariage s’est effondré et elle m’a aidé à couper les derniers liens qui me retenaient à une femme avec qui j’avais eu un enfant. Chacun a joué un rôle déterminant dans la vie de l’autre, en quelque sorte.

– Je comprends, dit Fell.

– Lily était au volant ?

– Quoi ?

– Tu disais qu’elle avait déposé Kennett.

– Euh, eh bien, oui. Kennett ne peut pas conduire. Ça le tuerait, enfin, la circulation dans Manhattan le tuerait. » Elle se redressa encore, à demi tournée vers lui, et cette fois il vit ses yeux. « Putain, Davenport, qu’est-ce que tu mijotes ?

– Allons… » Il rit et l’attrapa par le poignet. Elle se laissa attirer en arrière.

« Il y a un truc que je veux savoir – si tu as une idée derrière la tête, ce n’est pas pour parvenir à tes fins que tu me baises, hein ?

– Barbara… » Lucas roula les yeux.

« Parfait. Enfin, comme tu me mentirais de toute manière, à quoi ça me sert de poser la question ? » Brusquement, elle fronça les sourcils et y répondit elle-même : « Je vais te dire pourquoi. Parce que je suis une conne et que je pose toujours la question. Alors, les types me mentent à chaque fois. Seigneur, j’ai vraiment besoin d’un psy. D’un psy et d’une cigarette.

– Fume si tu veux, ça ne me dérange pas, dit Lucas. Seulement, ne fais pas tomber tes cendres sur ma poitrine.

– Vraiment ? » Elle lui gratta le sternum.

 « Je veux dire, ça te tue, lentement bien que sûrement, mais si tu as vraiment envie d’en griller une…

– Merci. » Elle sortit du lit – un dos superbe –, trouva son sac, attrapa ses cigarettes, un cendrier et la télécommande du téléviseur. « J’ai besoin d’introduire un peu de nicotine dans mon système sanguin », dit-elle. Puis, ingénument, tout naturellement, elle ajouta : « Je me suis retenue de fumer parce que je craignais que ma bouche ait un goût de cendrier.

– Je croyais que tu avais décidé de ne pas coucher avec moi, et que tu avais changé d’avis.

– Idiot », dit-elle en secouant la tête. Elle alluma la cigarette et dirigea la télécommande vers l’écran, fit surgir l’image et appuya sur le bouton plusieurs fois, naviguant entre les chaînes jusqu’à ce qu’elle obtienne la météo. « Chaud, encore plus chaud, annonça-t-elle une minute plus tard.

– C’est comme Los Angeles, mais en plus humide encore, dit Lucas.

– Qu’est-ce que tu aurais dit l’an dernier… »

Ils bavardèrent pendant qu’elle finissait sa cigarette. Puis elle en alluma une autre, fit le tour de la chambre et piqua toutes les pochettes d’allumettes offertes par l’hôtel. « Je n’en ai jamais assez, dit-elle. Je n’arrête pas d’en voler. Lorsque je travaille, j’applique deux règles : faire pipi dès que c’est possible et voler des allumettes. Non, trois règles.

– Ne jamais manger dans un bistrot qui s’appelle Comme chez soi ?

– Non, mais elle est bonne, celle-là. La troisième règle, c’est : ne jamais coucher avec un putain de flic. Les flics sont tellement perfides… »