Chapitre 11

De retour au Lakota, Lucas examina sa joue enflée dans le miroir. L’hématome avait pris une teinte plus foncée, grosse tache pourpre qui recouvrait le côté de son visage, brillante au milieu, plus irrégulière sur les bords. Il toucha la chair à vif et fit la grimace. Ce n’était pas la première fois qu’il se faisait casser la figure, et il savait ce qui l’attendait : la peau arrachée cicatriserait en formant une croûte, le pourtour virerait au jaune-verdâtre, et d’ici une semaine son aspect serait encore pire. Il ressemblerait à la monstrueuse créature de Frankenstein. Il secoua la tête en se regardant, risqua une tentative de sourire, avala une demi-douzaine d’aspirines. Après quoi, il dormit deux heures. À son réveil, il n’avait plus mal à la tête, mais un vague flottement du côté de l’estomac. Il goba quatre aspirines supplémentaires, prit une douche, se brossa les dents, alla pêcher sous le lit un bloc de papier à dessin grand format et sortit de sa mallette un marqueur à pointe épaisse. Il écrivit :

 

Bekker

A besoin d’argent.

A besoin de drogues.

Habite le centre de Manhattan

(chez un ami ?).

A un véhicule

N’a pas été vu.

Déguisé ?

Calé en chimie.

Calé en médecine.

Contact à Bellevue.

Nuit.

 

Il arracha la page et l’épingla au mur, alla s’allonger sur le lit et entreprit de l’étudier. Bekker avait besoin d’argent pour acheter des drogues, or il en achetait presque sûrement. Quand il était enfermé à la prison de Hennepin County, il avait supplié qu’on lui en donne, imploré la délivrance chimique.

Par conséquent : il devait être en contact avec les dealers, un du moins. Se pouvait-il qu’il travaille pour l’un d’eux ? Comme revendeur, c’était peu plausible : le plus abruti des abrutis le considérerait comme une bombe à retardement, sachant qui il était. Mais s’il opérait en chimiste – ce n’était pas difficile de synthétiser de la méthédrine, si l’on avait la formation requise et accès à la matière première. S’il fournissait un réseau d’amphétamines, cela pouvait expliquer d’où venaient son argent et les drogues qu’il consommait, voire l’endroit où il se cachait.

La voiture, c’était une autre affaire. Pour se débarrasser des corps, il les transportait nécessairement dans un véhicule. Comment y avait-il accès ? Et les papiers ? Tout désignait un complice.

Lucas se leva, alla d’un pas traînant dans la salle de bains et se regarda dans le miroir. Les chairs arrachées durcissaient. Il souleva une pellicule de peau du bout de l’ongle pour voir où en était la cicatrisation et du sang coula sur sa joue. Merde. Il aurait pu s’y attendre. Il arracha une longueur de papier hygiénique et retourna s’allonger en le maintenant contre sa joue.

Il regarda de nouveau sa liste, mais bientôt son esprit abandonna Bekker pour se fixer sur l’autre affaire. Pourquoi l’avaient-ils agressé ? Voulaient-ils vraiment sa peau, ou s’agissait-il d’autre chose ? Ils auraient pu lui tomber dessus avec des armes ; dans ce cas, il était foutu. Et même s’ils ne voulaient pas le tuer, ils auraient pu l’immobiliser plus rapidement, avec des battes de baseball, par exemple. Pourquoi avaient-ils pris le risque qu’il se défende ? S’il avait eu un revolver à la main, il les aurait tués…

Pourquoi Lily avait-elle regardé par la fenêtre juste à ce moment-là ?

Le puzzle principal était plus complexe. Il n’avançait absolument pas, et Lily devait s’en rendre compte autant que O’Dell. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était examiner des dossiers et écouter des gens parler. Il ne disposait d’aucun renseignement interne, d’aucun élément historique susceptible de lui indiquer la bonne direction. Et pourtant… il était entouré de gens qui pouvaient très bien être dans le coup : Fell, Kennett, O’Dell en personne, et même Lily. Et ce n’était pas une coïncidence.

Il se leva à vingt heures trente. S’habilla, sortit dans la rue, héla un taxi et arriva chez Lily en dix minutes. Elle l’attendait.

« Tu es encore mal en point », dit-elle en ouvrant la porte. Elle lui effleura la joue. « C’est brûlant. Tu es sûr de vouloir faire ça ? Il va falloir pas mal trotter à droite et à gauche.

– Oui, répondit-il. Rich est prévu pour neuf heures ?

– Oui. Il est inquiet, mais il viendra.

– Je ne veux pas qu’il me voie.

– D’accord. Tu peux lui parler depuis la cuisine, lumières éteintes, pendant qu’il restera dans le couloir.

– Parfait. » Lucas, mains dans les poches, prit tranquillement le chemin de la cuisine.

« Il y a du nouveau pour Bekker ? demanda Lily en lui emboîtant le pas.

– Non. Toutefois, je me disais qu’il ne devait sortir que la nuit. » Lucas se percha sur un haut tabouret en chêne et s’accouda au comptoir du petit déjeuner. Il choisit une pomme dans une coupe de céramique artisanale et la fit tourner entre ses doigts. « Même avec un bon maquillage de scène, son visage est trop facilement repérable à la lumière du jour.

– Eh bien ?

– Serait-il possible d’arrêter au hasard des hommes seuls, conduisant une voiture ordinaire, après minuit, au centre de Manhattan ?

– Seigneur, Lucas ! Il n’y a à peu près aucune chance de tomber sur lui de cette façon mais en revanche, on aura trois flics qui se feront tirer dessus par des voyous.

– J’essaie de trouver des moyens de faire pression sur lui, dit Lucas en laissant tomber la pomme dans la coupe.

– Tu tiens vraiment à le faire sortir de son trou ? Il ira ailleurs, tout simplement, et il recommencera…

– Je ne suis pas sûr qu’il le puisse. D’une certaine façon – laquelle, je l’ignore –, il bénéficie d’une position unique. Il a trouvé un moyen de se cacher. S’il bouge, il perd cet avantage. Écoute, en ce moment précis, Bekker est un des hommes les plus célèbres du pays. Il ne peut aller ni dans un motel ni dans une station-service, il ne peut utiliser aucun transport en commun. Même conduire une voiture présente un risque – il suffit qu’il se fasse interpeller par un flic et il est foutu. Et pour avoir sa drogue, il lui faut de l’argent. Si nous le sortons de là et qu’il essaie de prendre le large, il est cuit. »

Elle réfléchit un instant et hocha la tête.

« Je pense que nous pourrions essayer quelque chose. Je n’aimerais pas trop que l’on procède à des interpellations mais nous pourrions annoncer qu’on va le faire, et demander la coopération du public. Peut-être en mettre une ou deux en scène pour la télévision.

– Ça serait bien…

– Je vais en parler demain à Kennett », dit-elle. Elle se percha sur le tabouret en face de lui, croisa les jambes et joignit les mains sur son genou.

« Comment Kennett s’est-il retrouvé sur cette affaire ?

– O’Dell a fait jouer ses relations. Kennett est un des meilleurs éléments dont nous disposions pour organiser et mener ce genre de choses.

– Ils ne s’aiment pas beaucoup, O’Dell et lui.

– Non, effectivement, ils ne s’aiment pas. J’ignore au juste pourquoi O’Dell est allé le chercher, mais je peux te dire une chose : il ne l’aurait pas fait s’il n’avait été convaincu que Kennett est capable de trouver Bekker. Là-haut, à Minneapolis, tu peux contrôler les retombées bureaucratiques parce que le département de police n’est pas grand et que tout le monde se connaît. Mais ici… Il faut absolument que nous trouvions Bekker, sinon les têtes vont tomber. Les gens commencent à en avoir marre. »

Lucas hocha la tête, réfléchit une seconde et dit : « Kennett travaille pour les Renseignements. Tu es sûre qu’il n’a rien à voir avec notre Robin des bois ? »

Lily regarda ses mains. « Au fond de moi-même, j’en suis convaincue, mais je ne pourrais pas le prouver. La personne qui dirige cette opération, quelle qu’elle soit, doit avoir une sacrée dose de charisme pour que ça marche comme ça, et un vrai talent d’organisateur, plus certaines opinions politiques. Cela correspond tout à fait à Kennett.

– Mais… ?

– Il est trop raisonnable pour ça. Il croit à… comment dire ? Au bien, peut-être. C’est l’idée que je me fais de lui, en tout cas. Nous avons certaines conversations…

– D’accord.

– Ce n’est pas à proprement parler une preuve », dit-elle, un peu crispée. La question ne lui plaisait apparemment pas, elle la remâchait pensivement.

« Je ne te demandais pas une preuve mais une opinion, dit Lucas. Et que penses-tu de O’Dell ? On a l’impression qu’il contrôle tout le monde, toi, Kennett. Moi, ou du moins le croit-il. Il a sorti Fell comme un lapin d’un chapeau.

– Je ne sais pas. Franchement, je n’en sais rien. Même la façon dont il a sorti Fell du lot, cela ressemble plus à de la magie qu’à autre chose. Si ça se trouve, nous sommes embarqués dans une quête impossible. » Elle allait poursuivre, mais la sonnette de l’entrée retentit. Elle sauta à bas de son tabouret, traversa le couloir et appuya sur le bouton de l’interphone. Une voix masculine annonça : « Bobby Rich, lieutenant.

– Je vous ouvre », dit Lily. Puis, à Lucas : « Occupe-toi de la lumière. »

Lucas éteignit les lampes et s’assit par terre en tailleur. Dans l’obscurité, il regarda Lily qui attendait près de la porte, une grande femme, plus mince qu’autrefois, avec un long cou aristocratique. Du charisme, un vrai talent d’organisateur. Certaines opinions politiques.

« Comment as-tu décidé O’Dell à me faire venir ? lui demanda-t-il brusquement. Était-il réticent ? Est-ce que tu as dû beaucoup insister ?

– L’idée de te faire venir ici était davantage la sienne que la mienne, répondit-elle. Je lui avais parlé de toi et, selon lui, tu avais l’air idéal. »

Rich frappa à la porte au moment où Lucas se demandait : Ah ! Vraiment ?

Rich était un grand Noir athlétique, guetté par la calvitie. Ses cheveux étaient coupés si court qu’il donnait l’impression de s’être rasé le crâne. Il portait un blouson de sport à manches de cuir et un jean. Il dit « Bonjour » et se glissa dans l’appartement. Lily lui désigna un fauteuil où Lucas pourrait voir son visage et lui expliqua : « Il y a quelqu’un d’autre dans l’appartement, à la cuisine.

– Quoi ? » Rich, à peine assis, se releva à moitié et regarda dans le couloir.

« Restez assis », dit Lily d’un ton sec, en lui montrant le fauteuil du doigt.

« Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Rich, les yeux toujours dirigés vers la cuisine.

– Nous avons un type qui est en train de se rapprocher de Robin des bois. Enfin, peut-être. Il ne veut pas que vous voyiez son visage. Il ne sait pas à qui il peut faire confiance. Si vous ne voulez pas parler en sa présence, nous pouvons nous en tenir là. Vous irez dans la chambre pendant qu’il s’en va. Et la conversation se déroulera entre vous et moi. Je voulais que vous le sachiez. »

Rich passa la langue sur sa lèvre inférieure, les mains serrées sur les bras du fauteuil. Au bout de quelques secondes, il se détendit. « Je ne vois pas comment il pourrait me faire du mal.

– Il ne peut pas, dit Lily. Pour l’essentiel, il va écouter, peut-être poser deux ou trois questions. Pourquoi ne me racontez-vous pas tout simplement ce que vous aviez dit à Walt ? Si nous avons l’un ou l’autre une question à vous poser, nous vous interromprons. »

Rich réfléchit de nouveau, scruta l’obscurité, essayant de la déchiffrer, finit par hocher la tête. « D’accord. »

 

Il se trouvait chez lui quand il avait reçu un coup de fil d’un ancien voleur qu’il avait arrêté deux ou trois fois, un gars nommé Lowell Jackson. Jackson essayait de rentrer dans le droit chemin en travaillant comme peintre de pancartes, et il s’en tirait bien.

« Il m’a dit qu’une de ses connaissances l’avait appelé, un gamin nommé Cornell, plus connu sous le surnom de Red. Cornell lui avait confié qu’il avait vu Jimmy King se faire descendre et que ce n’était pas le boulot d’une bande des rues. L’un des tueurs qui se trouvaient dans la voiture était un Blanc d’un certain âge, et Cornell a eu l’impression qu’il s’agissait d’un flic. Jackson m’a laissé une adresse. »

Un Blanc d’un certain âge ?

« Vous avez cherché à voir Cornell ? demanda Lily.

– Oui, et je n’ai pas pu le trouver. Alors je suis allé parler à Jackson.

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit que juste après m’avoir parlé, le même jour, il a vu Cornell sur ce terrain de jeux de la 118e – j’ai tout mis dans mon rapport…

– Continuez, dit Lily.

– Cornell s’est rendu au terrain de jeux de la 118e et a annoncé qu’il rentrait au pays. Il quittait la ville. Personne ne sait où il est allé. Son nom de famille, c’est Reed. Cornell Reed. Il est fiché. Il se drogue, au crack. Mais il a fait quelques études. Ce n’est pas un bon à rien intégral.

– Quel âge ? demanda Lily.

– Dans les vingt-quatre, vingt-cinq.

– Originaire de New York ?

– Non. À ce qu’on dit, il serait monté du Sud, genre Atlanta. Mais ça faisait quelques années qu’il était ici. D’après Jackson, il ne parlait jamais de l’endroit d’où il venait. Il y avait quelque chose qui… clochait. Il n’en parlait pas, c’est tout. Mais quand il avait trop bu, il marmonnait des trucs à ce sujet, en geignant.

– Combien de fois a-t-il été coffré ?

– Une demi-douzaine, rien de très grave. Pour vol, des trucs piqués dans les magasins, possession de drogue, mais en petite quantité. Nous avons regardé au fichier, pour voir s’il y avait des choses sur lui, dans le passé, mais rien. Ses premières arrestations, c’était à New York, des adresses à Harlem.

– Et il a disparu.

– Pas moyen de le retrouver. On a vérifié à Atlanta, mais ils ne le connaissent pas.

– Mort ? »

Rich fronça les sourcils. « Je ne pense pas. Quand il a quitté le terrain de jeux, il portait des chaussures neuves et une grosse valise en nylon. C’est ce que disent les types de là-bas. Il s’est pointé à la 118e pour leur dire au revoir, ils étaient assis en rond. Puis il a sauté dans un taxi et ils ne l’ont plus jamais revu.

– Vous avez mentionné tout ça dans un rapport ?

– Oui. Et on continue à le chercher. Pour parler franchement, il est à peu près tout ce que nous avons dans cette affaire.

– Qu’est-ce que vous faisiez pour Petty ? demanda alors Lucas.

– Je surveillais des gens, essentiellement. À dire vrai, ça me gênait un peu. J’essayais d’y couper. Ça ne me plaît pas trop, de surveiller des gars à nous.

– Comment avez-vous été affecté à cette affaire ? demanda Lucas.

– Je ne sais pas. Par un supérieur, j’imagine », dit Rich, plissant le front à cette idée. « Mon lieutenant m’a simplement dit de me présenter à l’hôtel de ville pour une affectation spéciale. Il n’en savait pas plus que moi.

– Très bien », dit Lucas. Puis : « Comment Cornell a-t-il su que le type blanc n’était plus tout jeune ?

– Je ne sais pas. Si je le trouve, je lui demanderai. C’est peut-être juste parce qu’il le connaissait d’ailleurs… »

Ils parlèrent encore une demi-heure, mais Rich n’avait presque rien à dire qui ne fut déjà dans son rapport. Lily le remercia et le laissa repartir.

« Une perte de temps, dit-elle à Lucas.

– Il fallait bien essayer. Qu’est-ce que tu sais de lui, Rich ?

– Pas grand-chose, en fait.

– Il est bon détective ?

– Convenable. Compétent. Rien de spectaculaire.

– Hum. » Lucas baissa la tête et toucha sa joue blessée, songeur.

« Pourquoi ?

– C’était juste comme ça…, dit-il en relevant la tête. Tu es prête, on y va ?

– Tu veux marcher jusqu’au restaurant ?

– C’est loin ? demanda Lucas.

– Dix à quinze minutes en prenant son temps.

– On ne va pas nous tirer dessus dès qu’on franchira la porte ?

– Non. O’Dell a envoyé des gars parler aux gardiens des immeubles de la rue. Ils auront à l’œil tous les types louches qui rôdent dans le coin. »

La rue était vide, mais avant de franchir la porte de l’immeuble, Lucas jeta un coup d’œil dehors par la baie vitrée.

« Nerveux ?

– Non, j’essaie seulement de comprendre… »

Elle le regarda attentivement.

« Quoi ?

– Rien. » Il secoua la tête. Rich lui avait paru plutôt réglo.

« Allons…

– Non, vraiment, rien.

– Très bien », dit Lily, insatisfaite, le regardant du coin de l’œil.

 

Le Village était charmant, tranquille, bien tenu avec ses petites maisons de brique aux fenêtres garnies de jardinières fleuries, une touche de fer forgé de-ci, de-là, l’image d’ensemble déchirée de temps à autre par une vrille de concertina, une touche de fil de fer barbelé. Lucas trouva que les gens étaient différents de ceux des rues chic de Manhattan : un parfum de bohème délibérée, sandales et shorts de toile, barbes et cheveux descendant jusqu’à la taille, vieux vélos et colliers de perles de bois.

Le Manhattan Caballero était enfoui au fond d’une rue de maisons de pierre rouge, un petit établissement dont le nom et le logo étaient peints sur une vitrine, une marque de bière sur l’autre.

« Ils ont tiré de là, troisième fenêtre du deuxième étage, dit Lily, qui s’était arrêtée sur le trottoir devant la porte du Caballero, le doigt tendu.

– Pas moyen de le rater avec un viseur au laser, dit Lucas en levant les yeux vers la fenêtre et les baissant ensuite vers le trottoir. Il devait se tenir exactement ici, on peut voir les encoches. »

Accaparé par l’aspect technique et géométrique du meurtre, Lucas n’avait prêté aucune attention à Lily. En tournant les yeux vers elle, il la surprit une main sur la vitre du restaurant, comme si elle avait besoin d’un appui, et le visage blanc de cire.

« Mon Dieu, je suis désolé…

– Ça va aller, dit-elle.

– J’ai cru que tu allais t’évanouir.

– Ce que j’éprouve maintenant, c’est de la colère. Lorsque je pense à Walt, j’ai envie de tuer quelqu’un.

– À ce point-là ?

– À un tel point que je n’arrive pas à y croire. C’est comme si j’avais perdu un enfant. »

Ils hélèrent un taxi pour se rendre à l’appartement de Petty. Comme ils traversaient le pont de Brooklyn, Lily demanda : « Tu es déjà allé à Brooklyn Heights ?

– Non.

– Un endroit génial pour vivre. J’y ai songé à un moment, ça m’aurait bien plu… Seulement, tu vois, une fois que l’on a goûté au Village, on ne veut plus en sortir.

– Ça a l’air bien…, dit Lucas en regardant par la vitre au moment où ils quittaient le pont. Cette femme, dans l’immeuble de Petty…

– Logan.

– Elle dit qu’il y avait quelqu’un dans son appartement après sa mort, avant l’arrivée des flics ?

– Oui. Absolument. Elle se rappelle que, sur le moment, elle a pensé qu’il était rentré chez lui et reparti aussitôt. Elle était en train de regarder la télévision. Elle se souvient très bien de l’émission, et quelle partie de l’émission c’était. Nous avons vérifié – à cette heure-là, il était déjà mort depuis dix minutes.

– Il y en a un qui a réagi drôlement vite.

– Extrêmement vite. Qui savait nécessairement quand Walt allait tomber, à la minute près. Qui devait attendre le moment. La question, c’est comment il s’est introduit chez lui. Forcément avec la clé.

– Ce n’est pas bien compliqué, s’il s’agit d’une opération clandestine.

– C’est toi qui le dis. »

 

L’appartement de Petty se trouvait dans un immeuble de brique marron accroché au flanc d’une colline peu élevée, au fond d’un cul-de-sac. Un quartier pas très animé mais agréable. La porte de Marcy Logan était la première à gauche dans le hall minuscule.

« Vous êtes en retard », dit Logan retranchée derrière la chaîne de sécurité, examinant l’insigne de Lily. C’était une femme âgée, une bonne soixantaine d’années, cheveux gris et yeux assortis. « Vous m’aviez annoncé dix heures.

– Je suis désolée, mais il s’est produit quelque chose entre-temps, dit Lily. Nous avons juste besoin de vous parler une minute.

– Bon, entrez, alors. » Le ton était sec, mais Lucas eut l’impression qu’elle n’était pas fâchée d’avoir de la compagnie. « Il faut que je réchauffe le café. »

Elle avait préparé du café et des biscuits, disposés sur un plat d’argent. Elle plaça la cafetière dans le micro-ondes, s’affaira avec les tasses et les soucoupes.

« Quel joli appartement, dit Lily.

– Merci. Ils ont filmé Moonstruck juste en bas, vous savez. Cher était là, sur la Promenade. Je l’ai vue. »

Lorsque le café fut chaud, Logan passa le plat de biscuits sous le nez de Lucas. Il en goûta un : de l’avoine. En prit un deuxième avec une tasse de café.

« Ce n’était pas une femme, déclara Logan d’un ton définitif quand Lily lui posa la question. Les pas étaient trop lourds. Je ne l’ai pas vu, mais c’était un homme.

– Vous en êtes sûre ?

– J’entends des gens aller et venir à longueur de journée. Je sais ce genre de choses. J’ai même cru que c’était Walter qui rentrait – ça ne me serait pas venu à l’esprit si ç’avait été une femme.

– Il est monté, resté un moment et redescendu aussitôt ? demanda Lily.

– Exactement. Ça ne peut pas avoir duré plus d’une demi-heure parce que c’est la durée de mon émission, et qu’il est arrivé après le début et reparti avant la fin.

– Vous avez confié aux enquêteurs que vous aviez pensé alors qu’il ne s’agissait pas de Petty, dit Lily. Mais pas assez sérieusement pour vérifier. Qu’est-ce qui vous a fait penser que ce n’était peut-être pas lui ?

– L’homme en question, quel qu’il soit, s’est arrêté dans le hall. Comme s’il regardait la porte de mon appartement, ou écoutait, pour savoir s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Et puis il est monté. Walt ne s’attardait jamais. Il entrait dans le hall et montait directement. Surtout le vendredi. C’était le jour où il prenait deux ou trois bières avant de rentrer, et il était toujours pressé… Quand il arrivait ici, il fallait… enfin, vous voyez, qu’il y aille. On entendait toujours l’eau des toilettes descendre la canalisation quelques instants après son retour. Or ce soir-là, l’homme qui est venu s’est arrêté. Et il a fait pareil en ressortant. Il s’est arrêté dans le hall. Ça me donne la chair de poule. Il avait peut-être dans l’idée d’effacer les témoins.

– Je ne pense pas qu’il y ait vraiment de danger, dit Lily, que le mot effacer fit sourire intérieurement.

– Pourquoi ne dites-vous rien, jeune homme ? » demanda la vieille dame à Lucas, qui en était à son sixième biscuit. Il ne pouvait pas s’arrêter.

« Trop occupé à manger des biscuits, répondit-il. Ils sont sensationnels. Vous feriez fortune si vous les vendiez.

– Oh, c’est gentil, dit-elle en souriant. Qu’est-il arrivé à votre visage ?

– J’ai été assailli dans la rue.

– N’est-ce pas typiquement New York ? Même la police…

– Comment savez-vous que cet homme est allé dans l’appartement de Petty ? demanda Lucas.

– Eh bien, je l’ai entendu entrer, et puis j’ai entendu le ding de l’ascenseur, c’est donc qu’il montait. Et une seconde après, j’ai entendu un autre ding, comme si ça venait de la cuisine. C’était donc le premier, parce que si l’ascenseur va au deuxième, je n’entends pour ainsi dire rien. Et s’il monte jusqu’au troisième, je n’entends rien du tout.

– D’accord, dit Lucas. Donc, vous l’avez entendu faire ding au premier étage.

– Oui, et les Lynn et les Gold étaient déjà rentrés, et les Schumacher étaient partis tout le week-end à Fire Island. Donc, ça ne pouvait être que Walter, et c’était à peu près l’heure à laquelle il rentrait d’habitude. Cependant, je ne l’ai pas entendu tirer la chasse d’eau. Et puis j’ai de nouveau entendu le ding de l’ascenseur au premier, et il est redescendu. Ensuite, l’homme en question a dû marquer un temps d’arrêt devant les portes du hall, parce que la porte d’entrée de l’immeuble ne s’est ouverte qu’une minute plus tard. J’aurais dû regarder, mais j’étais prise par mon émission.

– C’est parfait, dit Lucas en hochant la tête. Et ce n’était pas un visiteur pour un des autres appartements ?

– Non, dit Logan en secouant la tête. Quand les policiers sont venus et que j’ai appris ce qui était arrivé, je leur ai parlé de la personne qui était entrée, et ils ont interrogé tous les locataires là-haut. Personne n’était rentré à cette heure-là et personne n’avait reçu de visiteurs. »

Ayant terminé avec Logan, ils montèrent en ascenseur. Lily brisa les scellés de la porte de Petty. L’appartement avait été bien tenu, mais les enquêteurs avaient tout mis sens dessus dessous. Quelqu’un avait débranché le réfrigérateur, dont la porte était ouverte. Les portes des placards étaient également ouvertes et des piles de papier s’entassaient partout. Lucas s’approcha du bureau de Petty, qui était placé dans une petite alcôve, et feuilleta ses factures. Pas de carnet d’adresses.

« Pas de carnet d’adresses.

– Les gars de la criminelle doivent l’avoir. Je leur demanderai. »

Au bout de dix minutes, Lily dit : « C’est comme l’interrogatoire de Rich. Il n’y a rien ici. »

Quand ils redescendirent, Mme Logan vint à leur rencontre dans le hall et tendit un sac en papier brun à Lucas.

« Voici quelques biscuits.

– Merci beaucoup, dit-il. Quand je les aurai tous mangés, je reviendrai peut-être en chercher d’autres. »

La vieille dame gloussa. Lily et Lucas se mirent en quête d’un taxi.

 

Cornell Reed. Cornell Reed avait vu le meurtrier, un Blanc d’un certain âge, et avait reconnu en lui un policier.

Allongé sur son lit d’hôtel, Lucas repensait à tout ça. Il soupira, descendit du lit, prit son carnet d’adresses et releva le numéro de téléphone personnel de Harmon Anderson. En composant le numéro, il consulta sa montre. Il devait être minuit à Minneapolis.

Anderson était déjà couché.

« Bon Dieu, Lucas, que se passe-t-il ?

– Je suis à New York.

– Je sais, je l’ai entendu dire. J’aimerais bien y être aussi… » Lucas l’entendit se retourner dans son lit et parler à quelqu’un dans le fond : « Lucas. » Puis il revint au téléphone : « Ma femme est là, elle te dit bonjour.

– Écoute, je suis désolé de vous avoir réveillés.

– Mais non, mais non.

– Et je ne veux pas te créer d’ennuis. Seulement, est-ce que tu pourrais faire une petite recherche pour moi sur ton ordinateur ? Je te verserai des honoraires de consultant.

– Oh, laisse tomber. De quoi as-tu besoin ?

– Je suis dans le tunnel, mon vieux. Peux-tu vérifier quelles sont les compagnies aériennes qui ont des vols au départ de New York, tous les grands aéroports y compris Newark. Et voir à partir du début du mois s’il y a eu un billet émis au nom de Cornell Reed. Ou n’importe qui ayant pour prénom Cornell, si c’est possible. Ou Red Reed. Je ne pense pas qu’il ait traversé les mers. À moins qu’il n’ait choisi les Caraïbes. Vérifie les vols internes pour commencer, genre Atlanta, Los Angeles ou Chicago. J’ai besoin de savoir où il est allé, et qui a payé le billet, s’il est possible de retrouver ce genre de choses.

– Ça risque de prendre deux ou trois jours.

– Rappelle-moi. Et je parle sérieusement, pour les honoraires. Quelques dollars de plus…

– On verra ça plus tard.

– Rappelle-moi, mon vieux. »

Ayant raccroché, Lucas se laissa retomber sur le lit et repensa à l’entretien avec Rich. Celui-ci ignorait pourquoi il avait été intégré dans l’équipe de Petty. Lily l’ignorait également. À première vue, la seule qualification de Rich était qu’il recevrait par la suite un appel d’un voleur de sa connaissance, fournissant la seule piste de toute l’affaire. Une chance exceptionnelle, d’une espèce fort rare.

Rich disait que Cornell Reed était très accro au crack. Si c’était vrai, Reed n’aurait pas eu l’idée de prendre l’avion pour quitter New York. S’il avait eu suffisamment d’argent pour ça, il aurait plutôt dépensé l’argent en drogue et pris le car. Ou fait du stop. Ou même, il ne serait pas du tout parti. Quand on a assez de crack, on n’a besoin d’aller nulle part… Il n’aurait certainement pas été poser plusieurs centaines de dollars en espèces sur le comptoir d’une compagnie aérienne à La Guardia.

D’un autre côté, un drogué ne prendra pas un taxi pour se rendre au terminus des cars, pas quand la ligne A du métro peut l’y emmener beaucoup plus vite, et en lui laissant suffisamment de monnaie pour s’offrir un rocher ou deux. La Guardia, c’était une autre histoire. En dehors du taxi, il n’y avait pas moyen de s’y rendre facilement.

Donc, il avait peut-être pris l’avion. Et peut-être avec un billet non remboursable. Ce qui ressemblait fort à un billet émis par le gouvernement.

Ou la police.

Et puis il y avait l’histoire de Mme Logan.

Tout cela était extrêmement intéressant. Intéressant et troublant. Lily ne s’en était-elle pas rendu compte ? Ou bien espérait-elle que Lucas n’y verrait que du feu ?