Chapitre 9

La voiture ralentit et la vitre qui séparait lavant de l’arrière descendit de quelques centimètres. La circulation était fluide au petit matin et ils avançaient rapidement, mais O’Dell manifestait sa mauvaise humeur d’être levé si tôt. Lily, elle, n’avait pas du tout dormi.

« Vous voulez le Times ? demanda Copland sans se retourner.

– Oui. » O’Dell hocha la tête et Copland se rapprocha du trottoir où un vendeur ambulant agitait des journaux à l’intention des voitures. À l’avant, les invités d’une table ronde bavassaient dans la radio : Bekker, Bekker et encore Bekker. Lorsque Copland baissa sa vitre, ils entendirent que la radio du marchand de journaux diffusait la même émission. Il tendit un exemplaire à Copland, prit le billet de cinq dollars et chercha la monnaie dans sa poche.

« Je suis inquiète, dit Lily. Ils pourraient recommencer.

– Mais non. Ils ne voulaient pas le tuer, et l’attaquer à nouveau de cette façon-là serait trop risqué. Surtout s’il est aussi coriace que vous me le dites…

– On croyait qu’ils ne s’en prendraient pas à lui tout de suite…

– En tout cas, on ne pensait pas qu’ils allaient l’agresser dans la rue. »

Copland leur passa le Times. Juste en dessous du pli, un titre annonçait : « L’armée soupçonne Bekker d’avoir commis des meurtres au Vietnam. »

« Ça doit être des conneries, grommela O’Dell en parcourant rapidement l’article. Des nouvelles de Minneapolis ?

– Non.

– Merde. Pourquoi est-ce que ces imbéciles ne vérifient pas ? Pour autant qu’on sache, ce qui s’est passé à Minneapolis pourrait très bien avoir servi à couvrir un salaud des Affaires internes.

– Jusqu’ici, on n’a rien. Mais les gens de Minneapolis poursuivent les recherches. »

Silence. La voiture continua à glisser dans Manhattan comme un fantôme en armure. Puis :

« Ce doit être Fell. C’est forcément elle. »

Lily secoua la tête.

« Il n’y a rien eu sur sa ligne. Elle a reçu un seul appel, d’un endroit qui vend des ordinateurs, disant qu’elle avait gagné un prix et qu’elle devait se rendre dans un immeuble du New Jersey pour le récupérer. Rien non plus sur le téléphone du bureau.

– Merde. Elle doit passer ses appels d’une cabine publique. Il va peut-être falloir établir une surveillance.

– J’attendrais un peu pour ça. Elle a été sur le terrain un bout de temps. Tôt ou tard, elle recommencera.

– N’empêche, ce devait être Fell. À moins qu’il n’ait eu affaire à de vrais voyous.

– Ce n’était pas des voyous. Lucas pense que c’était des flics. Il dit que l’un d’eux portait une matraque nunchaku gainée de cuir. Il n’y a pas trente-six endroits où se les procurer, en dehors d’un magasin de fournitures pour la police. Et il dit qu’ils ne se sont pas intéressés une minute à son portefeuille.

– Oui, mais ils ne cherchaient pas à le tuer.

– C’est vrai. Il pense qu’ils voulaient le mettre hors circuit. En lui cassant quelques os, par exemple.

– Oh ! » O’Dell grogna en esquissant un sourire. « Vous savez, il y avait un gang dans Lower East Side, autrefois, ils prenaient dix dollars pour arracher l’oreille d’un type d’un coup de dents.

– Je l’ignorais.

– C’est pourtant vrai. Enfin. Bon. Pour Davenport… continuez à le mener en bateau.

– J’ai toujours l’impression de le trahir », dit Lily en se détournant de O’Dell pour regarder par la fenêtre. Un gamin poussait sur le trottoir sa bicyclette qui avait un pneu crevé. Il se retourna au passage de la grosse voiture noire et regarda Lily bien en face, avec les yeux gris, inexpressifs, d’un serpent, d’un psychopathe de dix ans.

« Il savait où il mettait les pieds.

– Pas exactement », dit-elle en tournant le dos au regard insistant du gamin pour regarder O’Dell. « Il pensait le savoir, mais il vient d’une petite ville. Il n’est pas d’ici. En réalité, il n’est pas au courant, il ne sait pas comment nous…

– Qu’est-ce que vous avez dit à Kennett, concernant la présence de Davenport chez vous ?

– J’ai été… plutôt évasive. Ça ne me ferait pas de mal d’avoir votre soutien.

– Ah. »

 

Les blessures de Lucas n’étant pas trop graves, Lily avait hélé un taxi et l’avait emmené au centre médical Beth Israël, puis elle avait rédigé son rapport. Comme elle avait fait usage de son arme, il lui fallait remplir des formulaires. Elle s’y était mise tard dans la nuit, puis elle avait appelé Kennett pour tout lui raconter.

« Puis-je demander ce qu’il faisait chez toi à deux heures du matin ? » avait-il dit d’un ton amusé – en fait, ça ne l’amusait pas du tout.

« Hum, ça ne t’intéresserait pas, avait répondu Lily. Mais c’était strictement pour affaires, pas pour le plaisir.

– Je ne veux pas le savoir.

– Exactement. » Une pause, puis il reprit : « Bon. Ça va ? Je veux dire, ça va vraiment bien ?

– Mais oui. J’ai juste une fenêtre en morceaux qu’il va falloir remplacer.

– Parfait. Va dormir un peu. Je te parlerai ce soir.

– C’est tout ? Je veux dire…

– Si je te fais confiance ? Évidemment. Je te verrai ce soir. »

 

Lily regarda la ville défiler sous ses yeux par la vitre de la voiture. Peut-être était-elle en train de trahir Lucas. À moins qu’elle ne trahît Kennett. Elle ne savait plus très bien.

O’Dell marmonna « Quels crétins » et agita son journal avec colère.