Chapitre 2

Lucas fonçait sur les petites routes asphaltées du Wisconsin, une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, le pied droit dansant avec virtuosité entre les pédales de frein et d’accélérateur, sous un soleil éclatant qui se reflétait sur le pare-brise poussiéreux de la Porsche. À Taylor’s Falls, il leva le pied pour traverser le pont St. Croix qui débouche dans le Minnesota, regarda s’il y avait des flics et écrasa à nouveau l’accélérateur, droit vers le sud, le soleil et les Cités jumelles.

Il s’engagea sur la Nationale 36 à l’ouest de Stillwater et se fondit dans une circulation de milieu de journée clairsemée et léthargique, camionnettes pick-up et breaks qui passaient en cliquetant devant les pâturages, les granges et les fossés marécageux où poussaient les fléoles. À douze kilomètres à l’est de l’Interstate 694, il frôla d’un cheveu les portes d’une Taurus rouge. Personne sur la route, hormis quelques corbeaux en train de picorer la dépouille d’un animal victime de la circulation.

Il baissa les yeux vers le compteur. Cent soixante-dix à l’heure.

Mais qu’est-ce que tu fous ?

Il ne le savait pas au juste. La veille en fin d’après-midi, il avait quitté sa cabane en bordure de lac et conduit jusqu’à Duluth, à cent vingt kilomètres au nord. Pour acheter des livres, prétendait-il : il n’y avait pas de librairie digne de ce nom dans son coin du Wisconsin. Il avait donc acheté de vrais livres, d’accord, mais il s’était aussi retrouvé vers les huit heures du soir à boire de la bière dans un rade appelé le Wee Blue Inn. Il était vêtu d’une chemise de soirée bleu nuit, d’une veste de soie et d’un pantalon kaki, et chaussé de mocassins marron, sans chaussettes. Un marin débarqué, ivre, avait repéré ses pieds nus et pendant une fraction de seconde bénie, juste avant l’arrivée du barman, il avait eu l’impression que le type allait lui balancer un coup de poing.

Lucas sentait qu’il avait besoin d’une bonne bagarre de bar. En revanche, il n’avait pas besoin de la suite naturelle, les flics. Il rapporta ses livres à la cabane, essaya de pêcher le lendemain mais laissa vite tomber et repartit pour les Cités jumelles en conduisant aussi vite qu’il s’en savait capable.

Quelques kilomètres après avoir frôlé la Taurus, il dépassa les premières baraques de la périphérie, avant-postes des banlieues résidentielles. Il tendit la main vers la boîte à gants, dénicha le détecteur de radar, l’accrocha au pare-soleil et le brancha sur l’allume-cigarettes tout en continuant de mener la Porsche à un train démentiel sur le macadam craquelé. Il appuya un peu plus sur la pédale d’accélérateur, enfonça la touche sélection de gamme de la radio, tomba sur Cités-97. Little Feat était en train de jouer un boogie d’enfer, « Shake Me Up », exactement ce qu’il fallait pour accompagner une infraction carabinée à la limitation de vitesse.

La bretelle de l’autoroute défila comme une flèche et la circulation s’épaissit. Cent quatre-vingt-cinq. Cent quatre-vingt dix. Soudain, un feu de circulation dont il avait complètement oublié l’existence se profila au loin, flou et menaçant, ainsi qu’une berline bleue qui tournait précautionneusement à droite comme l’y autorisait la flèche orange. Lucas alla à gauche, à droite, à gauche, sautant d’une pédale à l’autre, frein, accélérateur, frein, accélérateur, laissant la berline sur place ainsi qu’un break. Et capta du coin de l’œil, en une fraction de seconde, le visage surpris et affolé d’une mère de famille blonde dans une voiture pleine de petites têtes également blondes.

L’image se fixa dans son esprit. Terrifiée. Il soupira et releva le pied, se laissant porter par la vitesse acquise. Le compteur descendit à cent soixante, cent quarante-cinq, cent trente. Il traversa les banlieues nord de St. Paul, prit la sortie menant à la Nationale 280. Lorsqu’il était flic, il prenait toujours la tangente vers le lac. Maintenant qu’il ne l’était plus, que le temps s’étalait devant lui comme un ruban infini de sorties d’imprimante, il était moins attiré par la solitude du lac…

Il faisait chaud, le soleil laissait des traces mouchetées sur la route, jouant avec les nuages pour dessiner des motifs sur les tours de verre de Minneapolis, à l’ouest. Puis, soudain, la voiture de police.

Il la repéra dans son rétroviseur au moment où elle pointait le nez à la sortie de Broadway. Pas de sirène. Son regard se posa sur le compteur. Quatre-vingt-quinze. La limite autorisée étant quatre-vingt-dix, ça devait pouvoir aller. Cela dit, les flics aimaient agrafer les Porsche. Il leva légèrement le pied. La voiture de police se rapprocha au point de coller à son pare-chocs et il vit le flic parler dans son micro : il lisait le numéro d’immatriculation de la Porsche. Puis la barre lumineuse s’alluma et le flic brancha sa sirène.

Lucas grogna et obliqua vers le côté, le flic à moins de cinquante centimètres de son pare-chocs. Il le reconnut. Il avait travaillé avec l’équipe du secteur sud-ouest de St. Paul. Il fréquentait volontiers le traiteur-delicatessen voisin de la maison de Lucas. Comment s’appelait-il, déjà ? Lucas fouilla dans sa mémoire. Kelly… Larsen ? Larsen était sorti de sa voiture, visage épais, lunettes de soleil, mais rien dans les mains. Pas de P.V., par conséquent. Mieux, il arrivait vers lui en courant.

Lucas se mit au point mort, enclencha le frein, ouvrit la porte et, pivotant sur son siège, posa les deux pieds sur le bas-côté de la route.

« Bon Dieu, Davenport ! Je pensais bien que c’était votre saloperie de bagnole, dit Larsen en frappant le toit de la Porsche. Tout le monde vous cherche…

– Pourquoi ?

– Ce salaud de Bekker s’est taillé du palais de justice. Jusqu’ici, il a attaqué deux personnes.

– Quoi ? »

Lucas Davenport : beau bronzage d’été, une cicatrice blanche traversant son sourcil en zigzag, chemise kaki à manches courtes, jean, chaussures de tennis. La bouffée d’adrénaline faillit lui couper la respiration.

« Deux de vos potes sont planqués devant votre maison. Selon eux, il risque fort de venir s’en prendre à vous », dit Larsen. C’était un gros type qui n’arrêtait pas de remonter sa ceinture et de jeter des coups d’œil à droite et à gauche, comme s’il avait une chance d’apercevoir Bekker en train de crapahuter dans le fossé.

« Je ferais mieux de me magner le train, dit Lucas.

– Allez-y. » Et vlan, encore un grand coup sur le toit de la Porsche.

De nouveau sur la route, Lucas décrocha le téléphone et composa le numéro de la ligne directe des flics de Minneapolis. Il était assez content de lui : il n’avait pas besoin de ce téléphone, il s’en servait rarement. Il l’avait fait installer une semaine après s’être offert la Rolex en or et acier qui rutilait à son poignet – deux symboles inutiles de sa rupture avec la Police de Minneapolis. Pour montrer qu’il avait accompli ce dont tout flic est censé rêver, se débrouiller tout seul, réussir. Et voilà que ses affaires rebondissaient dans de nouvelles directions, loin des jeux, dans des simulations informatiques des problèmes tactiques de police. Jeux et Simulations Davenport. Avec les ventes qui augmentaient constamment, il allait peut-être falloir louer un bureau.

La fille du standard répondit : « Minneapolis.

– Passez-moi Harmon Anderson.

– C’est vous, Lucas ? » demanda la standardiste. Melissa l’Ours Blond.

« Oui. » Cela le fit sourire. En voilà une qui ne lavait pas oublié.

« Harmon vous attendait. Vous êtes chez vous ?

– Non, dans ma voiture.

– Vous savez ce qui est arrivé ? dit-elle d’une voix haletante.

– Oui.

– Faites gaffe, mon chou. Je vous le passe… »

Quelques secondes plus tard, il avait Anderson au bout du fil. Celui-ci attaqua sans préambule.

« Del et Sloan sont chez toi. Sloan a eu la clé par ta voisine, mais ils perdent leur temps. Il ne va pas se pointer maintenant. Cela fait trois heures qu’il a filé.

– Et chez Del ? Ils sont vaguement parents, Bekker et lui.

– Nous y avons aussi posté des gars, mais il doit se planquer quelque part. Il ne va pas sortir, du moins pas tout de suite.

– Comment est-ce qu’il a…

– Rentre chez toi. Sloan te racontera, interrompit Anderson. Il faut que j’y aille. C’est une vraie maison de fous, ici. »

Il avait raccroché. Mon devoir de policier m’appelle, pas de temps à perdre avec le public. Lucas prit la sortie de University Avenue qu’il longea jusqu’à Vandalia, traversa la I-94, descendit Cretin Avenue, puis la route ombragée d’arbres qui longe la rivière. Ressassant sa déconvenue, s’apitoyant sur lui-même, et conscient du fait. Pas de temps pour Davenport.

Arrivé à deux blocs de chez lui, il ralentit, aux aguets, puis s’engagea dans la rue parallèle à la sienne. Le voisinage n’offrait pas beaucoup de cachettes, sinon à l’intérieur des maisons. Les jardins n’avaient pas de clôtures ; pleins d’arbres, ils éclataient de cent couleurs : des pommiers en fleur, des rangées de tulipes, des massifs d’iris, de pivoines roses et d’éclatantes jonquilles jaunes, et de temps en temps, une touffe de fleurs de pissenlit crémeuses qui avait échappé à la vigilance des jardiniers. Comme il faisait beau, les gens soignaient leur jardin ou bricolaient sur leur maison : quelques gamins en short s’entraînaient avec des paniers de basket accrochés au mur du garage. Bekker ne pouvait pas se cacher dans ces jardins ouverts aux yeux de tous, et se dissimuler à l’intérieur d’une des maisons paraissait improbable. Trop de gens partout. Lucas tourna au coin de rue suivant et s’approcha doucement de chez lui.

Lucas habitait ce qu’une spécialiste du marché immobilier avait un jour appelé une maison de caractère : construction de pierre et de planches avec une cheminée, de grands arbres, un garage pour deux voitures. Il ralentit au bout de l’allée asphaltée, appuya sur le bouton d’ouverture du garage et attendit que la porte fût entièrement relevée. Un rideau bougea à la fenêtre du salon.

Quand Lucas gara la voiture à l’intérieur, Sloan apparut à la porte de communication entre la maison et le garage, une main dans la poche de sa veste. C’était un homme mince, avec des pommettes saillantes et des yeux très enfoncés. Quand Lucas descendit de voiture, Del se glissa derrière Sloan, la crosse d’un 9 mm compact dépassant de sa ceinture. Del était plus âgé, il avait une tête de papier mâché, le boulot de flic sur le terrain l’avait épuisé.

« Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? demanda Lucas au moment où la porte du garage se refermait en basculant.

« Un vieux con de gendarme lui a enlevé les menottes pour qu’il puisse aller tranquillement aux chiottes, dit Sloan. Bekker avait parlé de ses hémorroïdes à tout le monde, et il fonçait régulièrement aux gogues à la pause de midi.

– Il leur a monté le coup », dit Lucas.

Del hocha la tête. « Ça m’en a tout l’air.

– Toujours est-il que les jurés sont sortis et que le flic l’a emmené aux toilettes avant de le descendre à la cellule de détention, poursuivit Sloan. Bekker a dévissé un porte-rouleau en acier du mur de la cabine. Quand il en est ressorti, il a méchamment tabassé le vieux mec.

– Il est mort ?

– Pas encore, mais il a le cerveau en compote. Il doit être paralysé.

– J’ai entendu dire qu’il avait attaqué deux types ?

– Ouais, mais l’autre, c’était plus tard… »

Del donna des précisions : des témoins qui attendaient à la porte d’une chambre de tribunal avaient vu Bekker partir sans savoir qui c’était. Ils ne l’avaient appris qu’ensuite. D’autres l’avaient vu traverser la place du palais de justice en courant parmi les pique-niqueurs de midi et les bandes de pigeons, et remonter la rue en short.

« Il a parcouru ainsi une dizaine de pâtés de maisons jusqu’à un entrepôt près de la voie ferrée, et là, il a ramassé un morceau de ces tiges métalliques qui servent à armer le béton, il est entré à l’intérieur de l’entrepôt et il a assailli un mec qui travaillait au bureau des expéditions. Un employé. Il lui a piqué ses vêtements et son portefeuille. C’est là que nous perdons sa trace.

– L’employé ?

– Complètement dans le cirage.

– Je m’étonne que Bekker ne l’ait pas tué.

– Je crois qu’il n’a pas eu le temps, dit Del. Il est terriblement pressé, comme s’il savait où il voulait aller. C’est pourquoi nous avons rappliqué ici. Mais maintenant, plus j’y réfléchis, moins je m’y retrouve. Tu lui fiches une peur bleue. Je ne pense pas qu’il ira jusqu’à s’attaquer à toi.

– Il est complètement cinglé, dit Lucas. Il en serait peut-être capable.

– Bon, de toute façon, tu as un permis de port d’arme ? demanda Sloan.

– Non.

– Il va falloir qu’on t’en procure un, si on ne le rattrape pas… »

Ils ne l’attrapèrent pas.

 

Lucas passa les quarante-huit heures suivantes à interroger de vieux contacts mais personne n’avait l’air très enclin à bavarder avec lui. Même pas les flics. Trop occupés.

Il remonta un colt Gold Cup 45 du sous-sol, où il gardait ses armes dans un coffre-fort, le nettoya, le chargea et le glissa sous son lit, sur un livre. Pendant la journée, il le cachait dans la Porsche. Le poids de l’arme dans sa main lui était agréable, ainsi que l’odeur, à vous coller la migraine, de l’essence avec laquelle il la nettoyait. Il passa une heure dans une carrière du Wisconsin à décharger deux boîtes de balles « semi-wadcutters » dans des cibles en forme de silhouette humaine.

Deux jours après l’évasion de Bekker, des voisins découvrirent le corps de Katherine McCain. C’était une antiquaire et une ancienne amie de la femme de Bekker. Elle avait invité les Bekker à dîner chez elle six ou sept semaines avant que la femme soit assassinée. Bekker connaissait la maison et savait qu’elle y vivait seule. Il avait attendu qu’elle rentre chez elle et l’avait tuée avec un marteau. Avant de partir avec la voiture de sa victime, il l’avait énucléée afin que son fantôme ne risque pas de le regarder depuis l’au-delà.

Après quoi, il avait disparu.

La voiture de Katherine McCain fut retrouvée dans un parking de l’aéroport de Cleveland. Bekker n’était plus dans le secteur. Ce jour-là, Lucas alla remettre le revolver dans le coffre. Il n’obtint jamais son permis de port d’arme. Sloan avait oublié. Au bout d’un certain temps, cela ne paraissait plus important.

Lucas avait momentanément cessé de fréquenter des femmes. La perspective de sortir avec une fille lui semblait trop compliquée. Il se mit à la pêche, alla jouer au golf tous les jours de la semaine. En vain. Sa vie, il en convenait avec amertume, ressemblait à son réfrigérateur, lequel contenait un paquet de six bières sans alcool, trois boîtes de Coca-Cola sans caféine et un pot de moutarde qui se fossilisait lentement, mais sûrement.

La nuit, il n’arrivait pas à dormir. Bekker le hantait. Il ne pouvait pas oublier le goût de la traque, du moment où il avait approché du but, de celui où il l’avait enfin tenu…

Cela lui manquait. Pas le Département de police, avec ses réunions et ses méthodes brutales. Seulement la traque. Et la pression.

Sloan appela deux fois de Minneapolis pour dire qu’apparemment Bekker s’était volatilisé. Del appela une fois, pour dire qu’ils devraient prendre une bière ensemble, un de ces quatre.

Ouais, dit Lucas.

Il attendit.

Bekker était de la mauvaise graine.

Comme la fausse monnaie, il finirait par réapparaître dans le circuit.