Chapitre 19

Lucas occupait seul la rangée la plus épouvantable de tout l’avion, en classe touriste, derrière la cloison, aucun endroit convenable pour mettre ses pieds, sinon le couloir. L’hôtesse se mit à l’observer avant les chutes du Niagara.

« Vous vous sentez bien ? » finit-elle par demander en lui effleurant l’épaule. Crispé, les yeux fermés, il était allongé autant que le siège le permettait, tel un patient attendant que le dentiste commence le traitement de racines.

« Est-ce que le train est sorti ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Oh, oh ! s’exclama-t-elle, dissimulant un sourire. Que diriez-vous d’un whisky ? Un double, même.

– Ça ne sert à rien, déclara Lucas. Sauf si on met une dizaine de phénobarbital dedans.

– Je suis désolée. » Son visage affichait un sérieux tout professionnel, mais en réalité, ça l’amusait. « Vous savez, il n’y en a plus que pour deux heures…

– Génial. »

Il visualisait si bien la chose : des morceaux de tôle d’aluminium et des éclats de la nacelle du moteur éparpillés aux quatre coins d’un champ de maïs canadien ; des têtes, des bras et des doigts disséminés comme des détritus ; des flammes d’incendie vacillant à perte de vue, des nuages de fumée noire huileuse ; des femmes en collant traînant parmi les débris d’épave, ramassant de l’argent ; une poupée Barbie coupée en deux, souriant d’un air niais ; que des images sorties d’un film, évidemment. Il n’avait jamais vu un avion s’écraser au sol, mais il fallait vraiment être complètement imbécile pour être incapable d’imaginer ce que ça donnait.

Il resta assis et transpira, transpira jusqu’à ce que l’hôtesse revienne lui annoncer : « On y est presque…

– Encore combien ? croassa-t-il.

– Moins d’une heure.

– Oh, petit Jésus sur la croix… » Il avait prié pour qu’il ne reste plus qu’une ou deux minutes, il s’en était convaincu.

L’avion pénétra dans la zone des lueurs orangées de vapeur de sodium et bleues de mercure, et vira sur l’aile tandis que Lucas se cramponnait à son siège. Le hublot fut envahi par les flots de voitures et les trous noirs des lacs qui s’étendaient à l’ouest de la Boucle de Minneapolis. Lucas baissa les yeux vers le tapis. Sursauta lorsqu’on sortit le train d’atterrissage. Commit l’erreur fatale de laisser son regard glisser au-dessus du siège voisin inoccupé, jusqu’au hublot, et vit le sol venir à lui. Referma illico les yeux et s’arma de courage en prévision de l’impact.

L’atterrissage ne fut qu’une formalité. Le pilote blasé proféra les adieux d’usage d’une voix de coupeur de foin du Tennessee, ce qu’il était très probablement, à peine qualifié pour piloter une Chevrolet 1952 et encore moins un jet sur une ligne commerciale.

En sortant comme une flèche de l’avion, son bagage léger à la main, Lucas se dit qu’il dégageait une fétide odeur de trouille. Mon Dieu, ce vol était l’enfer. Il avait lu quelque part que l’aéroport de La Guardia était complètement saturé, qu’à bord d’un avion encore au sol, on pouvait être coupé en deux sans avoir le temps de dire ouf. Et il allait devoir remettre ça d’ici un jour ou deux.

Il monta dans un taxi, donna quelques indications, s’effondra sur la banquette. Le chauffeur prit son temps, traînassant le long de la rivière, dépassant l’usine Ford, remontant vers le nord. Chez Lucas, il y avait une fenêtre éclairée. Allumage automatique branché sur horloge.

« C’est bon de se retrouver chez soi, hein ? demanda le chauffeur tout en notant quelque chose dans son registre.

– Vous n’avez pas idée. » Lucas lui tendit un billet de dix dollars et bondit dehors. Un couple se promenait le long de la rivière, de l’autre côté de la rue. L’homme le héla :

« Salut, Lucas.

– Salut, Rick, bonjour Stéphanie. » Des voisins. Il reconnaissait les cheveux blonds de la femme, les lunettes à monture chromée du mari.

« Vous aviez laissé votre arroseur branché dans le jardin du fond. On a fermé l’eau et rangé le tuyau derrière le garage.

– Merci beaucoup. »

Il ramassa le courrier derrière la porte, tria les catalogues et publicités qu’il jeta à la corbeille, prit une douche pour éliminer l’odeur de trouille qui lui collait au corps, et sauta dans son lit. Trente secondes plus tard, il dormait.

 

« Lucas ? » Quentin Daniel passa la tête par l’embrasure de la porte de son bureau. Ses yeux étaient cernés et il avait maigri. Il avait occupé le poste de chef de la police de Minneapolis pendant deux mandats de suite, mais ce n’était pas cela qui le rongeait. Des innocents étaient morts à cause de Quentin Daniel. C’était un criminel, mais à part lui-même et Lucas, tout le monde l’ignorait. Lucas s’était fait à cette idée, il lui avait pardonné. Daniel, lui, ne pouvait s’y résoudre.

« Entrez. Qu’est-ce qui vous est arrivé au visage ?

– Je me suis fait agresser dans la rue, genre… Mais avant tout, j’ai besoin d’un coup de main, dit Lucas, n’y allant pas par quatre chemins, en s’installant dans le fauteuil réservé aux visiteurs. VOUS savez que je travaille à New York en ce moment.

– Oui, ils m’ont appelé. Je leur ai dit que vous étiez un magicien.

– Il faut que je retrouve les types qui occupaient les cellules voisines de celle de Bekker en prison, ou quiconque lui a parlé quand il était là-bas.

– On dirait que vous êtes en train de racler le fond de la casserole, dit Daniel en tripotant l’humidificateur posé sur son bureau.

– Je suis revenu pour ça. Ce fils de pute s’est planqué quelque part et nous n’arrivons pas à le faire sortir de son trou.

– D’accord. » Daniel décrocha le téléphone et enfonça une touche. « Est-ce que Sloan est dans le coin ? Dites-lui que je l’attends dans mon bureau, voulez-vous ? Merci. »

Un silence embarrassant s’installa, que Lucas rompit :

« Vous avez une mine de chien.

– Je me sens comme un chien », dit Daniel. Il fit tourner l’humidificateur entre ses doigts, l’aligna avec le rebord de la table.

« Votre femme ?

– Partie. Je croyais que ce serait un soulagement de ne plus l’avoir là, eh bien, non. Avant, je me réveillais tous les matins et regardais à côté de moi en me disant, ah, si elle pouvait foutre le camp, et maintenant, je me réveille, je regarde le lit et je vois un trou dedans.

– Vous voudriez qu’elle revienne ?

– Non. Je sais ce que je veux, et je ne peux pas l’avoir. Je vais vous dire une chose, entre vous, moi et ces quatre murs – je me tire d’ici. Encore deux mois et j’aurai assez d’ancienneté pour prendre ma retraite dans de bonnes conditions. J’irai peut-être m’installer dans le Nord, quelque part au bord du lac. J’ai assez de fric pour ça. »

On frappa à la porte. La secrétaire de Daniel passa la tête dans l’embrasure et annonça : « Sloan… »

Lucas se leva. « Je vous souhaite bonne chance. Sérieusement.

– Merci, mais j’ai la poisse », dit Daniel.

 

Sloan attendait dans le bureau de la secrétaire, vêtu d’une veste sport en coton sur une chemisette de tennis et d’un pantalon de toile, des chaussures de marche aux pieds. À la vue de Lucas, un large sourire illumina son visage étroit.

« Tu es de retour ? » demanda-t-il en tendant la main. Lucas rit. « Juste pour la journée. Il faut que je retrouve quelques individus et j’ai besoin de l’assistance d’un type avec un insigne.

– Tu travailles à New York ?

– Oui, je te raconterai tout ça, mais d’abord il faut qu’on parle au shérif. »

Il y a trois noms, leur dit un gendarme du bureau du shérif. Il avait consulté les registres, échangé quelques mots avec des collègues. Ils étaient tous d’accord.

Bekker avait été bouclé à côté de Clyde Payton, qui faisait maintenant vingt-quatre mois à Stillwater pour l’attaque à main armée d’une pharmacie. Il en était à sa deuxième récidive. Un drogué.

« Cet enfoiré va sortir de tôle et se mettre à tuer des gens, dit le gendarme. Il prenait Bekker pour une sorte de star du rock ou quelque chose de ce genre. On voyait très bien Payton en train de se dire : Tuer des gens, super. »

Tommy Krey, vol de voitures, l’encadrait de l’autre côté. Il était encore en liberté, sous caution. Son avocat faisait traîner le procès en longueur. « J’ai entendu dire que le propriétaire de la voiture devait partir en Californie. L’avocat de Tommy aimerait bien négocier avec le procureur », expliqua le gendarme.

Burrell Thomas, qui s’était trouvé en face, de l’autre côté du couloir, avait plaidé l’agression simple, payé une amende et était sorti.

« Je connais Tommy, mais pas les deux autres, dit Lucas, qui avait perdu le contact.

– Payton est de St. Paul – Rice Street. En gros, son truc, c’est la drogue. Quand il est réglo, il fait dans l’immobilier, dit Sloan. Moi non plus, je ne connais pas Thomas.

– Burrell est cinglé, dit le gendarme. On l’appelle Rayonne. Vous connaissez tous Becky Ann, la joueuse de cartes professionnelle qui a de gros seins et qu’on voit de temps en temps dans Lake St. ?

– Bien sûr, dit Lucas en hochant la tête.

– Elle sortait avec ce Noir gigantesque…

– Manny », dit Sloan, et Lucas précisa. « Manfred Johnson.

– Ouais, c’est ça. Eh bien, c’est un copain de Burrell. Depuis le lycée ou même avant, quand ils étaient gosses. »

 

« Alors, c’est comment, New York ? » demanda Sloan. Ils se trouvaient dans sa voiture banalisée, fonçant vers la partie sud de Minneapolis.

« Il fait chaud. Comme en Alabama.

– Hum. Je n’y suis jamais allé. À New York, je veux dire. Il paraît que c’est un vrai merdier.

– C’est différent », dit Lucas en regardant les maisons délabrées défiler sous ses yeux. Les gamins à bicyclette, roulant dans l’été. Ils avaient appelé l’avocat de Krey, un type qui occupait, en guise de bureau, une boutique du quartier. Il affirmait pouvoir faire venir Krey dans la demi-heure.

« Différent comment ? Comme Fort Apache, par exemple ?

– Mais non, ce n’est pas ça. D’abord, il y a une quantité incroyable de délinquants. On ne sait jamais d’où la merde va sortir. On ne peut pas avoir la moindre idée sur quoi que ce soit, on ne sait jamais où on en est. Ici, si quelqu’un arrête un putain de camion qui transporte des trucs commandés sur catalogue et qu’il emballe cinquante Sony, on a une idée de l’endroit où elles vont échouer. Tandis que là-bas… merde. Tu peux dresser une liste de suspects longue comme tu queue, il ne s’agira que des mecs dont tu sais personnellement qu’ils sont capables de l’avoir fait. Eh bien, il y a probablement cent fois plus de mecs possibles, et tu ne sais même pas qu’il » existent. Je veux dire, une liste plus longue que ma queue.

– Eh bien, voilà des listes drôlement longues, dis donc.

– C’est curieux, expliqua Lucas, c’est un peu comme se trouver tout en haut de la tour I.D.S. : on regarde par une fenêtre et on ne peut plus voir le sol. On est tout désorienté et on a l’impression d’être en train de tomber.

– Et ce Bekker, c’est quelque chose, hein ? demanda Sloan avec enthousiasme. Une sacrée vedette. Quand je pense qu’on l’a connu à ses débuts ! »

 

Tommy Krey était assis sur une chaise en bois dans le bureau de son avocat. Celui-ci portait un costume en lainage d’un marron jaunâtre, et ses cheveux abondamment brillantinés étaient exactement de la même nuance. Il serra la main de Sloan et de Lucas. Il avait la paume moite et Lucas étouffa un ricanement en voyant Sloan s’essuyer subrepticement sur la jambe de son pantalon.

« Qu’est-ce que Tommy peut pour vous ? » demanda l’avocat en croisant les mains sur son bureau, essayant de prendre l’air malin et professionnel. Krey, apparemment peu concerné, se curait les dents.

« Il peut nous raconter de quoi il parlait avec Michael Bekker lorsqu’ils étaient en prison ensemble, suggéra Lucas.

– Quelles sont nos chances de voir sauter l’accusation de vol de voiture ?

– Ça, c’est un problème que vous devrez régler vous-mêmes, dit Lucas, regardant Krey et son avocat l’un après l’autre. Sloan ira peut-être glisser au juge que Krey l’a aidé dans une affaire importante, mais je ne peux rien vous promettre. »

L’avocat regarda Krey et haussa les sourcils.

« Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Ben, j’en ai rien à cirer, moi », dit Krey. Il balança son cure-dents vers la corbeille à papier. Le cure-dents atterrit sur le bord et retomba par terre. L’avocat fronça les sourcils. « On a parlé d’un tas de putains de trucs, poursuivit Krey. Et puis je vais vous dire une chose, c’est que depuis qu’il est parti à New York, je me suis creusé la cervelle pour essayer de retrouver ce qu’il avait pu me laisser comme indices. Que dalle. Tout ce qu’on s’est dit, c’était du pipeau.

– Et rien sur des amis à New York, sur des déguisements possibles ?

– Rien de rien. Parce que, j’veux dire, si j’avais su quelque chose, j’aurais filé au tribunal pour essayer de passer un marché. Je sais que son pote, le mec qui a fait les autres meurtres, était acteur… alors c’est peut-être une histoire de déguisements…

– Comment était-il, en prison ? Je veux dire, il était défoncé ?

– Il arrêtait pas de pleurer. Il pouvait pas vivre sans sa dope, vous savez ça ? Ça le rendait malade. J’ai cru que c’était des blagues, au début, mais c’en était pas. Il était capable de pleurer pendant plusieurs heures d’affilée, quelquefois. Il est complètement dingo, j’vous dis.

– Et ce Clyde Payton ? On l’avait bouclé pour une histoire de trafic de drogue. Il était à côté de Bekker.

– Ouais, il est entré la veille du jour où on m’a libéré sous caution. J’sais pas, j’crois que c’était un tordu comme Bekker. Normal mais tordu, vous voyez ce que je veux dire ? Du genre à vous filer la chair de poule. Il était plus ou moins dans les affaires, et puis voilà qu’il se branche sur la dope. Et le coup d’après, il fait irruption dans une pharmacie et essaie de piquer des saletés qu’on ne peut avoir que sur ordonnance. Tant que j’étais là, il a passé un max de temps assis à insulter les gens, mais il y avait des moments où il était comme une bûche. Il pensait qu’il allait finir à Stillwater.

– Effectivement, dit Sloan.

– Pauvre con, dit Krey.

– Et Burrell Thomas ?

– Ah, nous y voilà ! dit Krey, le visage radieux.

Bekker et Burrell, ils parlaient tout le temps. Ça, c’est un nègre drôlement futé, Rayonne. »

 

À l’adresse de Burrell, il y avait une maison inhabitée, portes arrachées, sol constellé de sachets d’emballage sous vide en plastique. Ils gravirent un escalier à ciel ouvert en sentant crisser des morceaux de verre sous leurs pieds, trouvèrent un matelas brûlé dans une chambre, rien dans la suivante, et une baignoire qu’on avait utilisée comme cuvette de toilettes. Des mouches s’engouffrèrent par la fenêtre ouverte au moment où Sloan battait en retraite de la salle de bains.

« Il faut qu’on trouve Manny Johnson, dit Sloan.

– Avant, il travaillait chez Dos Auto Glass, dit Lucas. Ce n’est pas un mauvais gars. Je ne pense pas qu’il soit fiché, mais sa nana…

– Ouais… » La copine de Manny se faisait appeler Rock Hudson. « Le mois dernier, au Loin, elle a ramassé quinze briques au cours d’une partie… Ça commence à se savoir.

– C’est une sacrée nana », reconnut Lucas.

Ils trouvèrent Manny et Rock au garage. La femme, assise dans un fauteuil en plastique, tenait une boîte remplie de billets de loterie à gratter. Elle frottait la pellicule argentée avec une lame de canif, laissant tomber par terre ceux qui n’avaient rien rapporté.

« Tiens, des poulets, dit-elle, levant à peine les yeux quand ils entrèrent.

– Comment ça marche ? demanda Lucas. Tu gagnes un peu ?

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Il faut qu’on parle à Manny », dit Lucas. Elle ébaucha un geste pour se lever, mais il l’en empêcha en lui posant la main sur la tête. « Continue à gratter tes billets, on le trouvera tout seuls. »

Sloan s’était rapproché de la porte qui séparait la salle d’attente de l’atelier. « Il est là », dit-il à Lucas.

Ils passèrent tous les deux dans le fond. Les voyant entrer, Johnson saisit un chiffon et s’essuya les mains. Lucas se dit qu’il devait mesurer plus de deux mètres.

« Manny ? Il faut qu’on te parle de Burrell Thomas.

– Qu’est-ce qu’il a fait ? » Johnson avait une voix très basse, qui grondait comme des barils d’essence tombant d’un camion.

« Rien, à ce qu’on sache. Mais en tôle, il occupait la cellule voisine de celle de Bekker, le cinglé.

– Ah, oui, Rayonne m’en a parlé.

– Tu sais où on peut le trouver ?

– Non, j’sais pas où il crèche, mais j’arriverai probablement à le trouver en faisant un tour dans le quartier ce soir. En général, il descend sur Hennepin après neuf heures.

– Bekker découpe les gens en morceaux, expliqua Sloan. Je veux dire, littéralement en morceaux. Je ne sais pas si Burrell a des ennuis avec la police, mais s’il pouvait nous aider d’une manière ou d’une autre…

– Quoi ? »

Sloan haussa les épaules, ramassa une boîte de WD-40, la fit tourner dans sa paume, haussa derechef les épaules. « Nous pourrions atténuer un peu la pression, s’il a un petit différend avec les flics. Ou bien ton amie, là, à côté, si elle… »

Johnson les dévisagea un instant avant de demander : « Vous avez un numéro de téléphone ?

– Oui, dit Sloan en sortant une carte de sa poche. Appelle-moi là.

– Ce soir, par exemple, insista Lucas. Parce que ce type, Bekker…

– Ouais, je suis au courant, dit Johnson en glissant la carte de Sloan dans sa poche de chemise. Je vous appellerai, d’une manière ou d’une autre. »

 

Le trajet jusqu’à Stillwater absorba une heure de plus de leur temps précieux, mais l’interrogatoire ne prit que dix minutes. Payton avait l’air d’un ancien première ligne d’équipe universitaire, baraqué mais commençant à faire de la graisse. Ça ne l’intéressait pas de parler. « Putain, qu’est-ce que les flics ont jamais fait pour moi ? Je suis un homme malade, et me voici bouclé dans cette cage. Vous pouvez aller vous faire foutre, les mecs. »

Ils le laissèrent à bavasser tout seul, marmonnant des insultes à l’intention du sol.

« Comment tu comptes lui faire peur ? demanda Sloan alors qu’ils retournaient au parking. En le menaçant de le jeter en taule ? »

Lucas se retourna et jeta un coup d’œil au pénitencier. On aurait dit un vieux pensionnat catholique, trouvait-il. Dehors comme dedans. Jusqu’au moment où l’on entendait les portes d’acier se refermer. Alors, on savait qu’il ne pouvait pas s’agir d’autre chose que d’une prison.

Johnson appela le numéro de Sloan un peu après six heures. Burrell était disposé à parler. Il retrouverait Lucas au Penn’s Bar, sur Hennepin. Johnson viendrait aussi, pour faire les présentations.

« Hé, j’ai des trucs à régler à la maison, dit Sloan.

– Vas-y donc, dit Lucas. Et merci. »

Ils se serrèrent la main et Sloan lui lança : « Surtout, ne te laisse pas draguer par n’importe qui. »

 

Le Penn’s Bar avait un plancher défoncé et un barman à petite moustache qui versait à boire, rinçait les verres, actionnait le tiroir-caisse et gardait un œil sur la porte. Une pute noire solitaire, accoudée au comptoir, fumait en lisant une bande dessinée, dédaignant son daiquiri vert pâle à moitié consommé. Elle croisa une seconde le regard de Lucas, y vit quelque chose qui ne lui plaisait pas et se replongea dans sa lecture.

Plus loin, vers le fond, quatre hommes et deux femmes entouraient un billard automatique. Des strates de fumée de cigarette flottaient autour d’eux comme des fantômes de feuilles mortes. Lucas passa devant le comptoir, devant la table de billard, devant un téléphone accroché au mur dans une alcôve à côté d’un distributeur de cigarettes. Il jeta un coup d’œil dans les chiottes des hommes, revint sur ses pas, fit un crochet pour éviter les joueurs agglutinés autour de la table de billard. Les hommes étaient en jean et blouson, avec de gros portefeuilles retenus à leur ceinture par une chaîne. Ils le toisèrent d’un air torve lorsqu’il passa à côté d’eux. Johnson n’était pas là. Ni personne qui aurait pu être Burrell.

« Qu’est-ce que vous prenez ? demanda le barman en s’essuyant les mains sur un torchon taché de moutarde.

– Une bouteille de Leime », répondit Lucas.

Le barman alla la pêcher dans la glacière et la lâcha sur le comptoir : « Deux dollars. » Puis, penchant la tête en direction du fond, il ajouta : « Vous cherchez quelqu’un ?

– Oui. » Lucas paya et s’installa sur un tabouret. Le miroir accroché derrière le comptoir ne couvrait pas la totalité du mur, et en buvant sa bière Lucas se perdit dans la contemplation du panneau de simili-noyer qui faisait face à son tabouret, tout en essayant d’organiser son emploi du temps immédiat.

S’il ne mettait pas rapidement la main sur Burrell, il allait devoir rester plus d’un jour. Du coup, il raterait le premier vol pour Atlanta. Au lieu d’arriver à Charleston dans la matinée, il n’y serait pas avant l’après-midi, et n’en repartirait probablement que le lendemain. Et là, il faudrait trouver une excuse pour les gens de New York.

La pute toqua sur le comptoir avec ses jointures, inclina la tête vers son daiquiri et en reçut un autre. Elle portait une robe du soir vert pâle, quasiment de la même couleur que sa boisson. Elle croisa de nouveau le regard de Lucas, s’attarda plus longuement cette fois. Lucas n’avait aucun souvenir d’elle. Il connaissait la plupart des régulières, du temps où il travaillait dans la police, mais cela faisait maintenant plusieurs mois qu’il avait quitté le terrain. Dans la rue, une semaine, c’est l’éternité. Toute une nouvelle génération de gamines de treize ans avait débarqué, taillant des pipes dans les embrasures de portes à des courtiers d’assurances des banlieues résidentielles que les minutes du tribunal qualifieraient plus tard de bons pères de famille.

Lucas avait bu la moitié de sa bière lorsque Johnson fit son entrée, hors d’haleine comme s’il venait de courir.

« Bon Dieu, Davenport, siffla-t-il. J’ai raté le car. » Il jeta un coup d’œil à la pute, au bout du comptoir, pendant que Lucas pivotait sur son tabouret.

« Où est-il ? » demanda Lucas.

Le visage de Johnson s’illumina. « Qu’est-ce que vous voulez dire, où est-il ? Il est sous votre nez. »

Le regard de Lucas dépassa la pute noire pour s’attarder dans le fond de la salle : tous les joueurs de billard étaient blancs.

« Où ça ? »

Johnson se mit à rire et se tapa la cuisse.

« Vous êtes assis juste à côté, mon vieux. »

La pute regarda Lucas et lui dit, d’une voix d’une octave trop basse : « Salut, toi. »

Lucas la dévisagea une seconde, analysant ses traits, ferma les yeux. Un travelo. En une fraction de seconde, tout se mit en place. Bon Dieu de Bekker. C’était donc ainsi qu’il réussissait à s’approcher des femmes et des touristes mâles. Parce qu’il était en femme. Avec un maquillage adéquat, la nuit, et son corps maigrichon, ses épaules étroites… Voilà comment il avait pu sortir de la New School…

Bon Dieu de bon Dieu !

« Est-ce que vous avez expliqué à Bekker comment… faire ça ? demanda Lucas en désignant la tenue de la pute. Le maquillage, la robe ?

– On en a parlé, dit Thomas. Mais c’était une ordure et un tordu, et je n’aimais pas discuter avec lui.

– Mais quand vous en parliez, est-ce qu’il avait l’air vraiment intéressé ou est-ce que c’était simplement du bavardage ? »

Thomas rejeta la tête en arrière, fixa le plafond, se remémorant. « Eh bien, il a essayé. Deux ou trois trucs. » Il se laissa glisser de son tabouret et s’éloigna de Lucas et Johnson en ondulant des hanches, pivota sur place et prit la pause. « Ce n’est pas si facile de trouver la démarche juste. Si on oublie comment l’on doit faire en plein milieu de la rue, tout le travail de préparation est foutu. »

Le barman, qui les regardait, demanda : « Vous êtes pédés, les mecs ?

– Non, flics, dit Lucas. C’est officiel.

– Pardon, oubliez ce que j’ai dit…

– Moi, je n’oublierai pas, mon chou, dit Thomas en se pourléchant la lèvre inférieure.

– Espèce d’enfoiré…

– La ferme », dit sèchement Lucas, enfonçant l’index dans la poitrine du barman. Puis, revenant à Thomas : « Mais est-ce qu’il a essayé ? La démarche ?

– Trois ou quatre fois, je dirais. Vous savez, maintenant que j’y repense, on a beaucoup parlé de ça. Mais autant du plaisir que ça donne que de la manière de le faire. Comment se procurer des soutiens-gorge de prothèse, ce genre de choses. Il devrait faire une assez jolie fille, remarquez, à part les cicatrices.

– Vous croyez vraiment ? demanda Lucas. C’est une opinion professionnelle ?

– Vous me cherchez ou quoi ? dit Johnson, prenant la mouche.

– Ce n’est pas mon intention. Ma question est sérieuse. Est-ce qu’il pourrait faire une femme convaincante ? »

Thomas le considéra d’un air soupçonneux pendant une seconde et décida que la question était sérieuse.

« Oui, tout à fait. Il est vraiment doué pour ça. À part les cicatrices. »

Lucas sauta de son tabouret de bar, dit merci et salua Johnson d’un signe de tête : « Je vous revaudrai ça. Si vous avez besoin de quelque chose, adressez-vous à Sloan.

– C’est tout ? demanda Thomas.

– C’est tout. »

 

Lucas utilisa l’appareil du fond de la salle pour appeler Fell. Quand elle décrocha, il entendit la télévision allumée à l’arrière-plan, un match de baseball.

« Tu peux joindre Kennett ? Immédiatement ?

– Bien sûr.

– Dis-lui que nous avons trouvé comment Bekker s’y prend, annonça Lucas. Comment il se promène dans les rues sans se faire repérer, comment il est sorti de la New School.

– Nous avons trouvé ? Vraiment ?

– Oui. Je viens de parler à son ex-voisin de cellule de la prison du Comté de Hennepin, un dénommé Rayonne Thomas. Un joli garçon. Bien maquillé. Des jambes superbes. Il porte une robe du soir vert daiquiri. Il a donné quelques conseils à Bekker… »

Quelques secondes plus tard, elle laissa échapper un soupir bruyant.

« Le fils de pute ! Bekker est une bonne femme ! On a été drôlement cons !

– Appelle Kennett.

– Tu n’en as parlé à personne ?

– Je pensais que tu aimerais annoncer personnellement la nouvelle.

– Merci, mon vieux… Merci, vraiment. »