Chapitre 4

Allongé sur le toit de sa maison, Lucas, les yeux clos, somnolait. Il sentait la chaleur des tuiles contre ses omoplates. Il venait de poser une rangée complète de tuiles en fibre de verre couleur prairie et ne se sentait aucunement le courage d’en commencer une autre. Une brise légère hérissa les poils bruns très fins qui recouvraient ses avant-bras ; l’air humide annonçait un orage d’après-midi et des cumulo-nimbus teintés de rose et gris filaient vers l’ouest.

En fermant les yeux, Lucas pouvait entendre en bas dans la rue les pas des joggers marteler le trottoir après la sortie de bureau, le cliquetis des rollers et les radios des voitures. En les ouvrant et regardant droit au-dessus de lui, il verrait peut-être un aigle monter en flèche avec le courant ascendant pour survoler les falaises qui descendaient à pic sur la rivière. En les baissant, il trouvait le Mississippi qui se déroulait sous le soleil tel un gros serpent brun, de l’autre côté de la rue, au pied de la falaise. Une bouée couleur de sauce au ketchup ballottait dans l’eau boueuse, indiquant aux bateaux l’entrée de l’écluse Ford.

On se sentait bien là-haut sur le toit, comme si cela pouvait durer éternellement.

Lorsque le taxi s’arrêta dans l’allée, il se demanda qui ça pouvait être au lieu de regarder. Personne de sa connaissance n’était susceptible de débarquer chez lui à l’improviste. Sa vie était maintenant réduite à cela : pas de surprises.

La portière de la voiture claqua, et des talons hauts résonnèrent sur le trottoir.

Lily.

Son nom surgit dans la tête de Lucas tel un bouchon de champagne qui saute.

C’était lié à sa démarche. Celle d’un flic, peut-être, ou tout simplement d’une New-Yorkaise. Quelqu’un ayant l’habitude des crottes de chien et des trottoirs fissurés, qui regardait où elle posait ses pieds. Il resta allongé immobile, les yeux fermés.

« Qu’est-ce que tu fous là-haut ? » Sa voix était exactement telle qu’il se la rappelait, grave pour une femme, avec une pointe d’accent de Brooklyn soigneusement dissimulée.

« J’entretiens ma propriété », répondit Lucas, esquissant un sourire.

« C’est donc ça ! J’ai failli m’y laisser prendre, dit-elle. On aurait vraiment cru que tu dormais.

– Je me reposais juste un peu entre deux accès d’activité fébrile. »

Il s’assit, ouvrit les yeux et la regarda en contrebas. Elle avait minci. Son visage était plus allongé, l’ossature plus apparente. Et elle s’était coupé les cheveux. Avant, ils descendaient sur ses épaules, maintenant, ils étaient courts. Pas à la mode punk, mais asymétriques tout de même, pour ainsi dire rasés au-dessus des oreilles. Curieusement, c’était sexy.

Si ses cheveux avaient changé, son sourire demeurait intact : des dents blanches comme des perles dans un visage bronzé.

« Tu es absolument superbe, dit-il.

– Ne commence pas avec ton baratin, Lucas, j’ai déjà assez d’emmerdes comme ça. » Elle sourit cependant, et l’une de ses incisives supérieures accrocha sa lèvre inférieure. Le cœur de Lucas se serra. « Je suis venue pour affaires.

– Mummm. »

Bekker. Les journaux ne parlaient que de ça. Six cadavres, déjà. Des visages sans paupières. Découpées de plusieurs manières, mais pas saccagées. Bekker faisait cela très professionnellement, en bon médecin diplômé. Et il rédigeait des articles au sujet de ses meurtres : d’étranges divagations, tordues et prétendument scientifiques, sur les sujets en train de mourir et ce qui s’était passé juste avant leur mort. Il envoyait tout ça à des revues médicales.

« Tu es chargée de l’affaire ?

– Non, mais je suis… impliquée », répondit-elle. Elle levait les yeux vers lui de cet air comiquement impuissant que l’on a, au sol, lorsqu’on regarde quelqu’un sur un toit.

« Je commence à avoir des crampes dans le cou. Descends.

– Qui va entretenir ma propriété ? demanda-t-il, narquois.

– On s’en fout, de ta propriété. »

Il prit son temps pour descendre l’échelle, conscient de sa lenteur. Il y a cinq ans, j’aurais dévalé les échelons… Bon Dieu, même il y a trois ans. Je vieillis. Bientôt quarante-cinq ans. La cinquantaine est encore derrière l’horizon, mais l’on peut déjà percevoir son ombre…

Il faisait de l’élongation musculaire, courait au bord de la route, cognait dans un sac de sable jusqu’à en avoir mal. Il s’escrimait sur les machines Nautilus trois fois par semaine à l’Athletic Club et s’efforçait de nager les soirs où il n’était pas en musculation. Quarante-quatre ans, bientôt quarante-cinq. Les cheveux parsemés de gris, et des rides verticales entre les yeux qui étaient toujours là au réveil.

Les deux années supplémentaires se voyaient aussi sur Lily. Elle paraissait plus dure, comme si elle avait traversé des tempêtes. Et elle avait l’air blessé, un regard méfiant.

« Allons à l’intérieur », dit-il en se penchant pour qu’elle puisse l’embrasser sur la joue. Il n’avait pas besoin de beaucoup se baisser, elle était presque aussi grande que lui. Le N° 5 de Chanel, comme une bouffée de fleurs des champs dans le lointain. Il lui prit le bras.

« Seigneur, que tu es belle et que tu sens bon. Pourquoi ne m’appelles-tu jamais ?

– Et toi, alors ?

– C’est vrai, c’est vrai… »

Il la précéda dans la maison, direction la cuisine. La pièce avait été dévastée deux ans plus tôt lors d’une fusillade suivie d’un incendie, une affaire sur laquelle il avait travaillé avec Lily. Il l’avait repeinte et avait remplacé le carrelage.

« Tu as maigri », dit-il en avançant dans le couloir, essayant de donner un tour personnel à la conversation.

« De six kilos, disait la balance ce matin. » Elle laissa tomber son sac sur le comptoir réservé au petit déjeuner, regarda alentour et dit : « C’est joli », tira un tabouret à elle et s’assit. « J’ai une faim de loup.

– Il y a deux bières au frais, dit Lucas, plongeant la tête dans le réfrigérateur. Et je suis disposé à partager un sandwich au roastbeef de chez le traiteur, beaucoup de salade, pas de mayonnaise.

« Attends une seconde », dit-elle en l’arrêtant d’un geste. Il referma le frigo et s’adossa contre la porte pendant qu’elle sortait de son sac un petit carnet marron à spirale. Elle effectua rapidement quelques calculs, comptant à voix basse. « La nourriture de l’avion de doit pas chiffrer lourd, marmonna-t-elle, plus pour elle-même qu’à l’intention de Lucas.

– Pas vraiment, confirma-t-il.

– C’est de la bière allégée ?

– Non… mais que diable, nous célébrons nos retrouvailles.

– C’est vrai. »

Elle inscrivait les calories dans son calepin marron avec le plus grand sérieux. Lucas s’efforçait de ne pas rire.

« Tu te retiens de rire », dit-elle en levant brusquement les yeux vers lui, le prenant sur le fait. Elle portait des anneaux dorés aux oreilles, et l’or effleura sa peau bronzée comme une aile de papillon lorsqu’elle inclina la tête de côté.

« Avec succès », répondit-il. Il essaya de sourire mais sa respiration s’était bloquée. Le mouvement de pendule de la boucle d’oreille exerçait sur lui un effet hypnotique, comme dans un numéro de magicien.

« Mon Dieu, je déteste les gens qui ont un métabolisme rapide », dit-elle. Elle se replongea dans son carnet sans remarquer les difficultés respiratoires de Lucas. À moins que…

« C’est un tissu de conneries, ces histoires de métabolisme rapide, déclara-t-il. Je l’ai lu dans le Times.

– Si le Times imprime des erreurs manifestes, cela prouve une fois de plus qu’il est sur son déclin », affirma-t-elle. Elle rangea le carnet dans son sac et croisa les jambes, les mains serrées sur ses genoux. « Allons-y, une bière et un demi-sandwich. »

 

Ils mangèrent au comptoir, face à face, et firent le point en bavardant de choses et d’autres. Lucas avait quitté la police et l’action lui manquait. Lily avait eu une promotion, elle n’allait plus sur le terrain mais opérait au niveau politique avec un fonctionnaire du gouvernement. « Comment vont Jennifer et Sarah ? » demanda-t-elle.

Lucas secoua la tête et mordit dans son sandwich.

« Jen et moi, c’est fini. Nous avons essayé, mais cela n’a pas marché. Trop de sales souvenirs derrière nous. Nous sommes restés bons amis. Elle sort avec un type du commissariat. Ils vont probablement se marier.

– Il est bien ?

– Je suppose que oui », dit Lucas, secouant la tête sans même s’en rendre compte.

Lily réagit au ton de sa voix.

« Donc, tu penses que c’est un connard ?

– Merde… Non, pas vraiment. »

Ayant terminé sa moitié de sandwich, Lucas s’avança vers l’évier, fit jaillir du savon liquide Ivory dans sa paume, tourna le robinet et lava les traces d’huile d’olive sur sa main droite. Il avait des grandes mains carrées, des mains de boxeur.

« Et il est gentil avec Sarah. Il a un gamin de son côté, qui a sept mois de plus qu’elle. Les deux gosses s’entendent bien…

– Comme une famille… », dit Lily.

Lucas se détourna et agita les mains pour les sécher. Lily ajouta aussitôt : « Pardon.

– Eh oui, que veux-tu… et puis merde. » Il retourna prendre une bouteille de Leinenkugel dans le réfrigérateur et dévissa le bouchon. « En fait, je me sens plutôt en forme depuis que c’est fini entre nous. Je gagne pas mal d’argent et je me suis baladé un peu partout. Je suis allé à Little Bighorn il y a quelques semaines. Tu peux te poster à côté de la tombe de Custer et voir toute cette putain de bataille…

– Vraiment ? »

Il gagnait du temps, attendant qu’elle lui dise pourquoi elle était venue jusqu’aux Cités jumelles. Mais elle était meilleure que lui à ce jeu-là, et ce fut lui qui finit par demander : « Tu es ici pour quoi ? »

Elle rattrapa du bout de la langue un morceau de rôti égaré à la commissure de sa bouche et finit par lâcher :

« Je voudrais que tu viennes à New York.

– Pour Bekker ? demanda-t-il d’un ton sceptique. Foutaises. Vous êtes parfaitement capables de vous débrouiller avec lui. Et puis, moi, si j’étais un flic de New York, je n’aimerais pas trop voir rappliquer un type de l’extérieur. Un provincial. »

Elle acquiesça de la tête.

« C’est vrai, on peut s’en sortir tout seuls, pour Bekker. Chez nous, il y a des gars qui n’arrêtent pas de répéter : nous l’aurons dans une semaine, dans dix jours… mais cela fait maintenant six semaines, Lucas. Nous finirons par l’avoir, d’accord, seulement les politiciens commencent à s’énerver, ils font pression sur nous.

– Pourtant…

– Nous avons besoin de toi pour amadouer les médias. Tu excelles dans ce genre d’exercice, parler aux journalistes. Nous voulons leur dire que nous faisons tout notre possible, que nous allons même jusqu’à appeler le type qui l’a coffré la première fois. Nous voulons souligner que nous mettons le paquet. Nos gars le comprendront très bien, ils en seront même contents. Ils sauront que nous essayons de faire retomber la pression.

– C’est donc ça ? Une opération de pub ? » Il grimaça, hocha la tête. Il ne voulait pas parler aux journalistes. Il voulait prendre quelqu’un à la gorge…

« Non, pas du tout. Tu seras sur l’affaire, pas de problème. » Elle termina son demi-sandwich et tendit les mains en avant, doigts écartés, cherchant une serviette des yeux. Il lui passa du papier absorbant. « Les deux pieds sur le terrain, avec les autres. Et tu auras aussi la priorité absolue. Je sais ce dont tu es capable. »

Lucas perçut quelque chose dans son ton.

« Mais ?

– Mais… tout cela mis à part, il y a autre chose. »

Il éclata de rire.

« Un troisième niveau ? Le niveau Lily Rothenburg ? Que veux-tu ?

– En vérité, nous avons un problème grave. Plus grave encore que Bekker, si tu vois ce que je veux dire. » Elle hésita, cherchant à croiser son regard, tendue. Puis elle roula sa serviette en boule et, sans quitter son siège, réussit un lancer franc dans la poubelle. « Cela doit rester strictement entre nous. »

Agacé, il ne dit rien mais balaya sa dernière phrase d’un revers de la main, comme un moustique importun. Elle hocha la tête, se laissa glisser du haut de son tabouret, fit quelques pas autour de la cuisine, ramassa une tasse à café en émail, la tourna entre ses mains et la reposa.

« Nous sommes confrontés à treize meurtres, finit-elle par dire. Et ce n’est pas Bekker, c’est quelqu’un d’autre. Tous des contrats. Enfin, peut-être. Sur les treize – ceux-là, nous en sommes sûrs, mais nous pensons qu’il y en a plus, une quarantaine sans doute – il y avait dix victimes qui étaient des salauds finis. Dont deux gros calibres : un revendeur qui travaillait pour le compte du cartel de Cali et un type de la Mafia plein d’avenir. Les huit autres n’étaient que des deuxièmes couteaux.

– Le onzième ?

– Un avocat. Un pénaliste qui a assuré la défense d’un tas de drogués, et pas des débutants. Il était excellent. Il a fait remettre en liberté un tas de types qui n’auraient pas dû y être. Mais la plupart des gens le trouvaient réglo.

– Pas facile d’être réglo, dans cette spécialité.

– Nous pensons cependant qu’il l’était. L’enquête n’a rien révélé qui nous autorise à changer d’avis. Nous avons passé ses relevés bancaires au peigne fin, et les gars des fraudes fiscales et de la direction des impôts avec nous. Il n’y a absolument rien qui cloche. D’ailleurs, il n’avait aucun intérêt à agir malhonnêtement, il gagnait tellement d’argent qu’il ne pouvait pas en vouloir plus. Pour lui, trois millions de dollars, c’était une année de vaches maigres.

– D’accord. Et le numéro douze ?

– Le douze était un porte-parole professionnel des Noirs. Un leader de minorités, une grande gueule, un agitateur, appelle ça comme tu voudras. Mais ce n’était pas un escroc. Plutôt un politicien de quartier qui essayait de prendre du galon. Il a été abattu dans la rue par plusieurs types qui passaient en voiture. N’empêche, c’était du bien joli travail pour une simple bande de voyous qui s’amusent à faire des cartons – de bonnes armes, une bagnole volée.

– Et le numéro treize ?

– Le treize était un flic.

– Pourri ?

– Réglo. Il enquêtait sur l’existence d’un groupe de factieux à l’intérieur même du département de police criminelle, au sein du service de renseignements, qui appliqueraient leur propre loi, tuant systématiquement des gens. »

Il y eut un moment de silence, le temps que Lucas digère la nouvelle.

« Bordel, dit-il enfin. Ils ont tué treize personnes à coup sûr, et peut-être quarante ?

– Le flic qui a été tué, Walter Petty, affirmait qu’il y en avait douze à coup sûr. Il a été le treizième. Du moins nous le croyons. Selon lui, il pourrait y en avoir eu trente ou quarante, sinon plus.

– Nom de Dieu ! » Lucas lui tourna le dos en se grattant la lèvre, regardant le four à microondes sans le voir. Quarante… ? « Vous vous en seriez rendu compte…

– Pas nécessairement », dit Lily en secouant la tête. Ses cheveux courts balayèrent ses oreilles comme dans une publicité télévisée et il dut réprimer un sourire. C’était une discussion d’affaires, avait-elle dit. « D’abord, ils ont été tués sur une longue durée. Cinq ans en tout cas. Et beaucoup d’entre eux ont eu une mort à laquelle on pouvait s’attendre, vu leur pedigree. Sinon que c’était beaucoup plus efficace. C’est ce que l’on remarque en premier, une fois admise l’hypothèse d’un schéma : l’efficacité. Bang, bang, ils sont morts. Jamais un seul policier à proximité – à une ou deux occasions, les flics ont même été éloignés par une manœuvre de diversion. Jamais un seul témoin valable. Les détails de leur fuite, une fois le crime commis, organisés à l’avance. Aucun dégât par ailleurs, pas de passants descendus par accident.

– Vous avez donc un schéma, des petits malfrats tués par des vrais professionnels, dit Lucas.

– Exactement. Comme ce type que j’ai personnellement rencontré il y a plusieurs années, à l’époque où j’ai arrêté de faire les patrouilles. Arvin Davies. » Elle leva les yeux au plafond et s’humecta les lèvres, récupérant le dossier dans sa mémoire. « Il avait quarante-deux ans quand on l’a tué. Alcoolique et drogué. Et qui parlait trop. Il s’était payé une vingtaine de gardes à vue depuis l’âge de douze ans, sans compter vingt arrestations pour une raison ou une autre. Des bricoles dans l’ensemble. Agressions dans la rue, cambriolages, vol de voiture, vol à la tire, recel. Il avait le nez cramé par la coke et tabassait ses victimes. Il en a tué une, il y a cinq ou six ans, mais nous n’avons jamais pu le prouver. Il a passé vingt années de sa vie en prison, généralement des peines de courte durée. Après sa dernière sortie, il a commis deux ou trois agressions puis quelqu’un l’a aligné contre un mur. Deux balles dans le cœur et une dans la tête. Celle-ci, il était déjà par terre quand il l’a prise, un coup de grâce, quoi. Et le tueur est reparti tranquillement », conclut-elle en remontant d’un bond sur le tabouret en face de Lucas.

« Un pro, dit-il.

– Oh, oui. Or il n’y avait pas une seule bonne raison pour qu’un pro s’intéresse à Arvin Davies. C’était juste un petit voyou merdeux qui bricolait des coups minables. Mais celui qui l’a tué a débarrassé les rues d’un vrai salaud. Peut-être quarante ou cinquante vilains crimes par an.

– Et tous les contrats sont comme ça ?

– Oui. Enfin, les techniques diffèrent selon les cas, mais ils sont tous exécutés froidement, efficacement et avec préméditation. »

Lucas hocha la tête en regardant attentivement Lily.

« Voilà qui est fort intéressant, mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? »

Elle le fixa droit dans les yeux.

« Il y a deux types de notre service de renseignements qui ont identifié le schéma. Cela les inquiète pas mal. Toutes les victimes, enfin, appelle-les comme tu veux, avaient un dossier plutôt chargé au fichier. Comme si l’on avait consulté ces dossiers pour les sélectionner. Après qu’ils ont rendu leur rapport, on a formé avec six officiers supérieurs un groupe de travail secret chargé de l’exploiter. Finalement, Petty y a été incorporé pour infiltrer le département. »

Lucas l’interrompit.

« Est-ce que c’était une taupe, quelqu’un de la police des polices, je ne sais pas comment on appelle ça chez vous ? »

Elle secoua la tête.

« Pendant la plus grande partie de sa carrière, il a effectué les premières constatations sur des scènes de crime et, ensuite, il est devenu un spécialiste en informatique. Officiellement, il était détective assistant. Dans l’affaire qui nous occupe, il faisait ses rapports au groupe sous le contrôle direct de mon patron, John O’Dell. John préside le groupe de travail.

« Donc, il ne s’agit pas d’une vieille histoire d’affaires internes qui aurait pu provoquer le ressentiment de quelqu’un ? demanda Lucas.

– Non. Et juste avant qu’on le descende, il y a eu un drôle de tuyau qui est sorti, concernant cette affaire… » Lily se frotta la tête, un geste qui soulignait qu’elle réfléchissait intensément. « Le Noir qui a été tué, celui qui ouvrait trop sa grande gueule, il s’appelait Waites. Son dossier n’a pas été refermé, nous avons des gens qui continuent à l’éplucher. Traditionnellement, Walt recevait tous les rapports concernant les affaires en cours. Dans l’un d’eux, il a appris qu’un témoin supposé du meurtre de Waites avait identifié l’un des tueurs comme étant un policier. Le témoin s’appelait Cornell, nom de famille Reed, probablement. L’ennui, c’est que Cornell Reed avait disparu quand Walt s’est lancé à sa recherche. Peut-être avait-il quitté la ville. Et puis, Walt a dû le retrouver d’une manière ou d’une autre parce qu’il a essayé de nous contacter cet après-midi-là. Il est venu au bureau où, ne pouvant nous joindre, il nous a laissé quelque chose sur la messagerie vocale. Disant qu’il savait où était passé Reed.

– Où ça ?

– Nous l’ignorons. Et Walt a été tué le soir même.

– Bon Dieu ! Quelqu’un a intercepté son message !

– Impossible, ils sont codés. Par ailleurs, la fusillade était trop bien organisée. Ils avaient tout préparé à l’avance. Si le fait d’avoir retrouvé le témoin a joué un rôle là-dedans, c’est juste celui de détonateur, qui les a convaincus de la nécessité d’agir.

– Hum. Et dans les affaires de Petty ? Il n’avait pas laissé de notes ?

– Il n’y avait rien dans son bureau, mais il est vrai qu’il n’y gardait pas grand-chose concernant l’affaire, vu le contexte. En fait, il opérait surtout à partir de chez lui. Et là, il y a encore un drôle de truc : quelqu’un y était passé avant nous. Toutes ses disquettes informatiques avaient disparu et le disque interne de l’ordinateur – le disque dur, c’est ça ? – avait été vidé d’une manière ou d’une autre. J’ignore comment l’on procède, mais il n’y avait absolument rien à récupérer.

– Un autre génie de l’informatique ?

– Pas nécessairement. Ce n’était pas une opération très sophistiquée. Deux ou trois manipulations simples ont fait l’affaire. Quelque chose comme un reformatage effaçant toutes les données ? Ça serait possible ?

– Oui, oui. Petty avait dû parler à quelqu’un. Je peux difficilement croire qu’il ait tenu une piste et se soit fait descendre le soir même par pure coïncidence… À qui aurait-il pu parler de la découverte du témoin ? demanda Lucas.

– Nous l’ignorons. Ce que nous savons, c’est qu’il est venu tard à notre bureau et qu’il nous cherchait. O’Dell et moi, nous passons pas mal de temps en voiture, à tourner un peu partout pour éteindre les foyers d’agitation politique. Nous étions en train de parler à des gens dans une cité, ce soir-là. Walt n’a pas essayé de joindre la voiture – notre chauffeur est resté tout le temps derrière son volant et personne n’a appelé. Mais en fait, quand il est venu au bureau, Walt peut très bien avoir rencontré un membre du groupe de travail dans le hall. En dehors du groupe, il ne se serait confié à personne sur un sujet pareil.

– Donc, il tombe par hasard sur un membre de votre groupe de travail, et c’est ce type qui vend la mèche ? »

Lily fronça les sourcils.

« C’est-à-dire qu’il a été abattu tellement vite, après ça, que ce ne peut pas avoir été une fuite accidentelle. Celui qui a renseigné l’équipe de tueurs l’a fait directement. Par téléphone. En d’autre termes, le type qui a parlé connaît les tueurs et si ça se trouve, c’est lui qui les dirige.

– Quel salaud ! Mais si tu es sûre qu’il s’agit d’un des six membres du groupe de travail… »

Lily hocha la tête en souriant.

« Malheureusement les choses ne sont jamais si simples. D’abord, chacun des six doit faire son rapport à quelqu’un, ce qui fut le cas. Ensuite, chacun a des assistants, et certains d’entre eux savent ce que le groupe est en train de faire.

– Ce n’est pas très secret, tout ça…

– Il y a peut-être quinze personnes qui connaissent les détails, et vingt-cinq, la nature du problème, expliqua Lily. Ce qui reste extrêmement secret, pour un département comme le nôtre. Mais tu vois où cela nous mène… Si c’est un des membres de ce groupe qui a renseigné les tueurs, il est en excellente position pour tout savoir. Nous sommes donc paralysés. Le groupe a nommé un nouvel enquêteur principal, un capitaine sans mission, mais il ne fait rien. Il est seulement là pour couvrir nos arrières, au cas où quelque chose filtrerait. De façon à pouvoir dire, nous avons une affaire sur laquelle enquête un officier supérieur, tu vois le genre.

– Et tu veux que moi, je mette mon nez là-dedans, c’est ça ? »

Lily acquiesça de la tête.

« Oui, nous en avons parlé avec mon patron. Il faut que le travail soit effectué dans les coulisses. Personne ne sera au courant en dehors de lui et moi. C’est la seule solution. Et grâce à Bekker, tu es le candidat idéal. Ces foutus médias sont dans tous leurs états à cause de lui, la télé, le Post, le News, Dr Décès et tout et tout. Tu ne peux pas monter dans un taxi sans entendre un débat le concernant à la radio. C’est pourquoi on te fait intervenir, toi, le type qui la déjà arrêté une fois. Un consultant. Mais en même temps, on va te mettre sur le dos de deux ou trois personnes que Walt avait à l’œil.

– Hum. »

Lucas s’assit et réfléchit un bon moment avant de lever les yeux.

« Ce type qui s’est fait descendre, tu l’appelais Walt comme si… comme si ce n’était pas n’importe qui. Il ya quelque chose que je devrais savoir ? »

Elle fixa son visage, mais sans croiser son regard. Le sien parut soudain vide, comme s’il se posait sur quelqu’un d’autre. « Walt était mon plus vieil ami… » Et elle lui raconta son rêve.

 

Le rêve avait commencé la nuit où Petty avait été tué. Non par une vision mais par une odeur, l’odeur de l’ozone, comme si des circuits électriques cramaient quelque part. Ensuite, elle se vit, d’abord à travers une brume puis de plus en plus nettement, assise sur un simple banc de marbre comme on en trouve dans les cimetières, avec le corps sanglant et déchiqueté de Petty couché en travers de set genoux. Une pietà. Elle ne faisait rien de spécial elle était juste assise là et contemplait son visage. Dans son rêve, l’objectif se rapprochait du visage comme un appareil photographique qui ramperait vers l’avant, et cadrait au dernier moment non sur une image paisible à la façon du Christ mais sur un visage lacéré par des balles ultra-rapides, sur des molaires jaunes maculées de sang séché…

Une image morbide, mais qui revenait nuit après nuit.

Pourtant, cela ne s’était pas passé ainsi, la nuit où Petty avait été descendu.

Sa mère, soixante et onze ans, avait téléphoné, perturbée, incohérente. Son fils unique venait d’être tué, avait-elle annoncé d’une voix lugubre comme une plainte antique. Walt était mort, mort… Lily imaginait parfaitement la vieille dame, son visage gris penché sur le téléphone noir ; son corps tremblant, secoué de convulsions, sa main flétrie serrant un mouchoir, le napperon recouvrant le téléviseur, dans son dos, le Sacré-Cœur au mur. Lily pouvait même sentir l’odeur, mélange de choux et de levure…

La vieille dame dit à Lily qu’elle devait venir identifier Walter à Bellevue. Est-ce qu’il y avait un policier là-bas ? demanda Lily. Oui, juste à côté d’elle, ainsi que le père Gomez. Et l’on attendait le maire.

Lily dit un mot au policier. Prenez bien soin de Gloria Petty, insista-t-elle, c’est une mère et une femme de policier. La seule survivante de la famille. Ensuite, tremblant de peur et de chagrin, elle était allée à Bellevue.

Là, pas de pietà.

Juste un corps cireux, mort, étendu sur une civière imbibée de sang, dans l’état où on l’avait ramassé. Il était enveloppé dans des feuilles de plastique, comme un bœuf paré pour le transport. Toujours professionnelle, elle releva qu’une des balles avait arraché la joue de Walter, mettant ses molaires à vif. Un avant-goût de Petty lorsqu’il ne serait plus qu’un crâne nu, mais aussi la réminiscence de son sourire naïf et heureux. Le sourire qui éclatait chaque fois qu’il la voyait, traduisant sa joie d’être avec elle.

Un jour de leur enfance commune à Brooklyn, lorsqu’ils avaient sept ou huit ans, lui revint en mémoire. C’était la fin de l’automne, ciel d’azur et froid sec, Halloween à l’horizon. Les érables de leur pâté de maisons viraient à l’écarlate. Comme elle venait d’être malade, on ne l’avait pas envoyée à l’école mais l’après-midi sa mère l’avait autorisée à s’asseoir sur le seuil de la maison.

Et Walter était apparu, descendant la rue en courant, agitant un papier au-dessus de sa tête, les yeux pétillants de joie. Le devoir d’orthographe que Lily avait rendu la veille. Pas une seule faute. Ce qui était normal pour Lily, mais Walter était tellement content pour elle, son sourire généreux, ses cheveux blonds rebelles aplatis par la brillantine…

Et maintenant, les dents ensanglantées.

« C’est bien Walter Petty », confirma-t-elle à un adjoint du médecin légiste qui semblait fatigué.

De retour chez elle, alors qu’elle se changeait pour aller rendre visite à la mère de Petty, elle pensa aux bulletins annuels de son école. Elle passa dans le salon, et sortit un carton du placard encastré dans le mur. Elle y trouva trois bulletins et la photo de Walter en dernière année : les cheveux qui n’étaient jamais tout à fait bien coiffés, le visage trop mince, le sourire un peu ahuri.

Lily craqua et fondit en larmes. Une série de spasmes incontrôlables, ne ressemblant à rien de ce qu’elle avait connu jusqu’alors, une tempête qui prit fin brusquement, la laissant épuisée et hagarde. Lasse, elle finit de s’habiller et avança vers la porte.

C’est alors que l’odeur de Petty lui revint Petty à la morgue, la puanteur du sang et du cadavre dans ses narines. Elle courut à la salle de bains et se lava longuement le visage et les mains.

Le lendemain matin au petit jour, après l’interlude cauchemardesque avec Gloria Petty, alors qu’elle s’efforçait de trouver le sommeil ne fût-ce que pour une heure ou deux, elle se mit à rêver et se vit assise sur le banc de marbre, tenant sur ses genoux le corps brisé, déchiré de Walter Petty, avec ses dents ensanglantées grimaçant un sourire d’un côté de son visage…

Petty était parti.

 

« Bon Dieu, dit Lucas en la dévisageant avec des yeux ronds, j’ignorais que vous aviez…

– Quoi ? » Elle essaya de sourire. « Ce genre d’intimité ?

– Ce genre de relation remontant à très loin. Tu es au courant, pour Ella Kruger et moi ?

– La religieuse, oui. Que ferais-tu, si quelqu’un l’assassinait ? demanda Lily.

– Je trouverais le coupable, quel qu’il soit, et je le tuerais, dit calmement Lucas.

– Exactement, dit Lily en hochant la tête et le regardant droit dans les yeux. C’est ce que je veux. »

Le soleil avait viré au rouge en cette fin d’après-midi, puis à l’orange maussade. Un frémissement pesant dans l’atmosphère, accompagné d’un grondement éloigné, annonçait la série d’orages que Lucas avait vus de son toit. À l’arrivée de Lily, Lucas, assis là-haut, lui avait dit : « Tu es absolument superbe », mais elle avait refroidi l’atmosphère en lâchant : « Ne commence pas, Lucas. » Il existait toutefois entre eux une tension sous-jacente qui remonta soudain à la surface et les accompagna entre la cuisine et le salon.

Lily se posa sur un canapé, genoux joints, fouilla dans son sac où elle trouva un paquet de pastilles Certs contre la mauvaise haleine, en fit tomber deux ou trois dans le creux de sa main et les porta à sa bouche.

« Tu as changé des choses, dit-elle en regardant la pièce.

– Après le passage de Shadow Love{3}, c’était plutôt bordélique, ici. » Lucas s’assit sur le bord d’un fauteuil inclinable en cuir et se pencha vers Lily. « Une grande partie du circuit électrique était foutu et il a fallu remplacer le plancher, refaire les plâtres. Il a tiré avec cette saloperie de M-15, ça produit des dégâts pas possibles. »

Lily détourna le regard.

« Ils se sont aussi servis d’un M-15 pour Walt. Un chargeur plein : ils lui ont vidé un chargeur entier dans le corps. On a retrouvé des morceaux partout dans le pâté de maisons.

– Bon Dieu. » Lucas chercha quelque chose d’autre à dire, et ne trouva rien de mieux que : « Et toi ? Comment vas-tu ?

– Oh, ça va, répondit-elle, sans ajouter un mot.

– La dernière fois que je t’ai vue, tu culpabilisais terriblement au sujet de ton mari et des enfants…

– Ça continue. Le sentiment de culpabilité. Quelquefois, c’est tellement fort que j’en ai la nausée.

– Tu vois tes enfants ?

– Pas tant que ça, dit-elle tristement, détournant les yeux. J’ai essayé, mais ça a été catastrophique pour tout le monde. David n’arrêtait pas de… me suivre du regard. Et les garçons me reprochent d’être partie.

– Tu envisages de retourner vivre avec eux ?

– Je ne suis pas amoureuse de lui, dit-elle en secouant la tête. En fait, je crois même que je ne l’aime pas du tout. Maintenant, quand je le regarde, tout ce qui sort de sa bouche me fait l’effet d’un tissu de conneries. C’est d’autant plus bizarre qu’avant je trouvais ça tellement intelligent… Quand nous allions dans des soirées, il se lançait dans ses théories post-jungiennes sur le racisme et la lutte des classes, et tous ces tocards étaient assis autour de lui, levant et baissant la tête comme s’ils essayaient de cueillir des pommes avec leurs dents. Après quoi j’allais au boulot et je tombais sur un rapport où un gosse de douze ans avait tiré sur sa mère parce qu’elle lui avait interdit de vendre la télé pour s’acheter du crack. Ensuite, je rentrais à la maison… et puis merde. Je ne supportais plus ce qu’il racontait. Comment peut-on vivre avec quelqu’un qu’on n’arrive plus à écouter ?

– C’est difficile, admit Lucas. Et être flic ne rend pas les choses plus faciles. À mon avis, c’est pour ça que je suis resté si longtemps avec Jennifer. C’était une véritable artiste du baratin, mais au fond, elle savait de quoi on parlait. Elle passait beaucoup de temps dans la rue.

– Oui…

– Et toi, où en es-tu, alors ? » demanda-t-il de nouveau.

Elle le regarda d’un air légèrement indécis. Pas vraiment nerveuse mais un peu sur la défensive.

« Je ne voulais pas aborder ce sujet tout de suite. Pas avant que tu aies pris ta décision. Est-ce que tu viendras à New York ?

– Il y a quelqu’un de nouveau ? demanda-t-il d’un ton détaché.

– Tu viendras ?

– Peut-être… Ainsi, tu as quelqu’un…

– En quelque sorte.

– En quelque sorte ? Ça veut dire quoi, ça ? »

Il sauta du fauteuil et fit quelques pas dans la pièce. Il n’avait pas le sentiment d’être en colère, mais c’était pourtant l’impression qu’il donnait. Il alluma le téléviseur et, immédiatement, une petite voix métallique cria dans le fond : « Kirrrbeee Puckit. » Il tourna aussitôt le bouton, sèchement. « Qu’entends-tu par en quelque sorte ? Toujours garder un pied par terre ? Rien en dessous de la ceinture ? »

Lily rit de bon cœur et dit :

« Tu m’amuses vraiment, Davenport. Tu es d’une telle grossièreté, franchement…

– Bon, alors ? »

Il s’approcha de la fenêtre, regarda dehors. Les cumulo-nimbus, gris avec des couronnes roses flottantes, étaient en train de descendre en piqué sur le bord de la rivière.

Elle haussa les épaules, regarda par la fenêtre, au-delà de lui.

« Alors, je sortais avec un type. On se voit toujours, d’ailleurs. Nous n’avions pas encore commencé à chercher un appartement, mais l’idée était dans l’air.

– Que s’est-il passé ?

– Il a eu une crise cardiaque. »

Il la considéra quelques instants et dit :

« N’est-ce pas clair comme de l’eau de roche ? »

Elle esquissa un sourire.

« Franchement, ça n’a vraiment rien de drôle. Il est dans un sale état.

– C’est un flic ?

– Oui. » Le sourire disparut. « Il te ressemble, à certains égards. Pas physiquement – il est grand et mince, et il a les cheveux blancs. Mais il travaille – travaillait – dans le renseignement et la rue le passionne. Il écrit des éditoriaux pour le Times, sur ce qui se passe dans la rue. Il est à la tête du meilleur réseau d’indics de la ville. Et il a du goût pour, hummm… » Elle hésita, cherchant la formule adéquate.

« Les femmes mariées aux yeux noirs ? suggéra Lucas, se rapprochant d’elle.

– Oh, ça…, dit-elle, souriant à nouveau. Non, en fait, c’est qu’il aime – il aimait – la bagarre. Comme toi. Et maintenant, il ne peut pas faire plus de vingt pas sans s’arrêter pour reprendre son souffle.

– Nom de Dieu. » Lucas se passa la main dans les cheveux. Il lui était arrivé de se voir infirme en rêve. « Quel est le pronostic ?

– Pas terrible. » Des larmes apparurent aux coins de ses yeux sombres et au même moment elle sourit, disant : « Merde. Voilà ce que je ne devrais pas faire. » Elle essuya ses larmes de la paume, puis du revers de la main. « Il vient d’avoir sa troisième crise. La première, c’était il y a cinq ans. Vraiment grave. La deuxième est intervenue quelques mois après. Pas si terrible. Ensuite, il a repris du poil de la bête. Ça lui était presque sorti de la tête, il travaillait normalement. Et puis il y a eu celle-ci, la troisième, la pire de toutes. Son muscle cardiaque a été gravement endommagé. Et il ne veut pas arrêter de travailler. Les médecins lui ont conseillé de rester un an à l’écart du travail et du stress, en refaisant progressivement de l’exercice. Il ne veut rien entendre. Et je crois qu’il continue à fumer, en douce. Je sens l’odeur du tabac sur ses vêtements, dans ses cheveux…

– Alors, il va bientôt mourir, dit Lucas.

– Probablement.

– Ce n’est pas si mal, dit Lucas d’une voix neutre, se laissant aller en arrière dans son fauteuil sans la quitter des yeux. Tu vis simplement, et merde. Tu fais ce que tu as envie de faire, et si tu claques, tu claques.

– C’est ce que tu ferais, n’est-ce pas ?

– J’espère bien.

– Les hommes sont vraiment des cons », conclut Lily.

Après un autre silence prolongé, Lucas demanda :

« Et côté cul, comment ça se passe ? »

Elle commença à rire, mais le rire s’étrangla dans sa gorge. Elle se leva et ramassa son sac.

« Je ferais mieux d’y aller. Dis-moi que tu viendras à New York.

– Réponds à ma question », dit Lucas. Inconsciemment, il se rapprocha d’elle. Lily le remarqua, sentit la tension.

« Nous faisons… très attention, répondit-elle. Il ne peut pas… se laisser emporter trop loin. »

Lucas perçut une étrange lourdeur dans sa poitrine, mélange de colère et d’anticipation. L’électricité crépita entre eux, et soudain il se mit à parler d’une voix rauque :

« Tu n’as jamais beaucoup aimé ça, faire attention.

– Oh, Lucas, mon Dieu… »

Il s’avança vers elle ; quelques centimètres à peine séparaient leurs corps.

« Repousse-moi, murmura-t-il.

– Lucas…

– Repousse-moi, dit-il, je n’insisterai pas. »

Elle recula d’un pas, lâcha son sac. Dehors, les premières grosses gouttes de pluie gîtèrent sur le trottoir et une femme passa en hâte devant la maison avec un chien en laisse.

Lily bascula en arrière sur ses talons, regarda le sac à ses pieds, attrapa la manche de Lucas pour assurer son équilibre, leva un pied puis l’autre pour ôter ses chaussures, puis s’avança dans le couloir qui menait à la chambre. Debout dans le salon, Lucas la regarda s’éloigner jusqu’au moment où, parvenue à la moitié du couloir, elle tourna la tête vers lui, le fixa de ses yeux noirs et commença à déboutonner son chemisier.

 

Faire l’amour avec lui, lui dit-elle plus tard, c’était quelquefois comme une lutte, à la limite de la violence, avec un arrière-goût d’agression. Au début, ils s’efforçaient d’être tendres, puis cela dérapait, et ils finissaient par lancer des ruades, s’enrouler l’un autour de l’autre pour ensuite s’arracher violemment…

Cette nuit-là, tandis que les dernières particules d’orage s’éloignaient en grondant vers le Wisconsin, elle s’assit au bord du lit dans la chambre imprégnée d’odeurs de sueur et de sexe. Elle paraissait lasse mais ses lèvres ébauchèrent un sourire.

« Je suis vraiment une salope, dit-elle.

– Mon Dieu ! » Il rit.

« Eh oui, c’est la vérité. Je n’arrive pas à y croire. J’ai été une fille bien pendant si longtemps. Mais il n’y a rien à faire, j’en ai besoin. Ce n’est pas pour l’intimité. Tu es à peu près aussi intime qu’un ours. Non, c’est vraiment de sexe qu’il s’agit. J’ai besoin de me faire limer. Vraiment, je n’arrive pas à le croire.

– Tu savais qu’on finirait par coucher ensemble ? demanda Lucas. Quand tu es arrivée, je veux dire. »

Elle resta un instant sans bouger.

« Je pensais que cela risquait d’arriver. Alors je suis d’abord passée par l’hôtel et j’ai rempli ma fiche. Au cas où quelqu’un téléphonerait. »

Il fit courir son index le long de sa colonne vertébrale et elle frissonna. Elle s’apprêtait à retourner à l’hôtel, au cas où « quelqu’un » téléphonerait…

« Ce type avec qui tu couches… Quelqu’un… ? dit Lucas.

– Oui, eh bien ?

– Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

– Rien. Il n’a pas besoin de savoir. » Elle se tourna vers lui. « Et toi non plus, tu ne lui diras rien, Davenport.

– Pourquoi ? Il y a une chance que je le rencontre ?

– Il s’appelle Dick Kennett. »

Dans la pénombre de la chambre, Lucas décela un petit sourire attristé sur les lèvres de Lily.

« C’est lui qui dirige l’enquête Bekker. »