Chapitre 23

Carter, Huerta et James, un gobelet de café à la main, étaient penchés au-dessus d’un journal dans la salle de coordination. Lucas passa la tête par la porte et James lui dit : « Kennett est dans le bureau du fond. Il veut vous parler.

– Est-ce que vous avez vu Barbara Fell ? demanda Lucas.

– Elle est rentrée chez elle. » Un coup d’œil rapide entre les trois flics, avec une pointe d’amusement : ils savaient que Lucas couchait avec Fell.

« Il y a du nouveau ?

– Un millier de témoignages de gens qui ont vu Bekker, dont trois utilisables, dit Carter. Il conduit une Coccinelle…

– Sans blague ? C’est formidable, dit Lucas. Qui est-ce qui l’a vu ? Comment avez-vous su, pour la voiture ?

– Il y avait deux témoins au garage, hier soir. La copine de la victime et le caissier. La copine est un témoin sûr. Elle nous a même dit qu’il sentait trop le Poison. C’est un parfum…

– Je sais.

– Et le caissier se souvient des cheveux blonds. Il a dit qu’elle – enfin, il – conduisait une vieille Volkswagen. Il s’en souvient parce qu’elle était en drôlement bon état, et il s’est demandé si Bekker était une artiste ou quelque chose comme ça. Il pense que la voiture était vert ou bleu foncé. Nous sommes en train de recouper tout ça dans le fichier des immatriculations, mais l’info sur la Volkswagen n’a pas encore été rendue publique. S’il veut sortir maintenant, il va être obligé de prendre sa voiture. Et nous arrêtons toutes les Coccinelle de Midtown.

– Vous m’avez parlé de trois témoins…

– Le troisième n’est pas tout à fait sûr, mais presque. L’employé de nuit d’une librairie du Village dit qu’il se rappelle très nettement avoir vu ce visage, que c’était certainement Bekker. Il dit qu’il a acheté un drôle de bouquin sur la torture.

– Oh, oh.

– On brûle, dit Carter. On va le coincer d’ici deux ou trois jours, tout au plus.

– Je l’espère, dit Lucas. Des résultats avec le pistolet Cap-Stun ?

– Trois. Nuls.

– Les téléphones ?

– Nada. Putain de panier de crabes.

– Très bien… »

Lucas tournait les talons quand Carter demanda : « Vous avez vu les journaux ?

– Pour Bekker ? Oui…

– Non, ça, c’était ce matin. Je parle de ceux du soir… »

Huerta ramassa l’exemplaire qu’ils venaient de regarder, le plia et le tendit à Lucas. Il y avait la photo d’une femme en première page, les yeux écarquillés. La terreur qu’on lisait sur son visage frappait d’abord, le sens du titre, ensuite : Huit meurtres. Les photos de la mort prises par Bekker.

– C’est officiel ?

– C’est Carson, dit Carter, les dents serrées. Bekker a envoyé des photos accompagnées d’une note à trois journaux et deux chaînes de télévision. Ils les ont passées.

– Nom de Dieu… »

 

Du fond du couloir, il entendit une voix de femme. Lily.

Il avança jusqu’au coin, trouva la pièce dans la pénombre. La porte était ouverte, mais il resta un peu en retrait et frappa. « Oui ? demanda Kennett.

– Davenport, dit Lucas en passant la tête.

– Entrez donc. Nous parlions justement de vous. »

Kennett était assis sur une chaise réservée aux visiteurs, les pieds sur un bureau métallique ordinaire. Il avait défait son col de chemise et son éclatante cravate polynésienne signée Gauguin gisait au sommet d’une pile d’annuaires téléphoniques, au bord de la table. Lily était assise en face de lui.

« Ces putains de photos…, dit Lucas.

– La merde commence à remonter à la surface, dit Kennett d’un air sinistre. D’abord le coup de la New School, et maintenant, les photos. Le maire a passé un savon au commissaire. On pouvait l’entendre hurler jusqu’à Jersey City. »

Lucas tira une troisième chaise à lui et donna un coup dans celle de Kennett.

« Bougez-vous le cul, que je puisse poser mes jambes.

– Moi qui ai le cœur malade, marmonna Kennett en se poussant.

– Tu as parlé de cette histoire de travesti à Fell », dit Lily. Elle écarta les annuaires et prit la cravate.

Lucas haussa les épaules, s’assit et posa les pieds sur le bureau.

« On en a discuté, et on a décidé que c’était plausible.

– C’est arrivé au bon moment. Nous avons raconté partout que Carson serait probablement la dernière, qu’on était presque sûrs de le tenir, dit-elle.

– On aurait dû y penser plus tôt, à cette histoire de déguisement, dit Kennett, morose. Celle d’avant était lesbienne, nous en sommes sûrs. Nous aurions dû savoir qu’elle ne se serait pas laissé approcher comme ça par un type bizarre. Pas à la sortie d’un bar de gouines.

– Allons, vous avez fait tout ce qu’il fallait… », commença Lily.

Kennett l’interrompit : « Tout sauf le prendre…

– Il est cuit.

– C’est ce que nous espérons », dit Kennett.

Lily, qui roulait la cravate entre ses doigts depuis quelques instants, baissa les yeux et regarda la Tahitienne aux seins nus. « C’est la cravate la plus démente que je connaisse.

– Vous vous êtes bien foutus de moi, avec Gauguin et Christian Dior », dit Lucas à Kennett. Il regarda Lily. « Il m’a fait croire que ce mec, Gauguin, dessinait des cravates pour Christian Dior. »

Lily éclata de rire et Kennett demanda : « Comment savez-vous que ce n’est pas le cas ?

– Parce que j’ai vérifié dans le dictionnaire, dit Lucas. Il est mort en 1903. Son nom est associé au mouvement symboliste.

– Alors là, si tu savais ce qu’est le symbolisme, tu serais millionnaire, dit Lily.

– C’est l’usage spécifique de la couleur pour son impact symbolique, l’impact émotionnel et intellectuel, expliqua Lucas. Ce qui se justifie tout à fait. Certaines cellules de détention sont peintes en rose bonbon pour la même raison. La couleur adoucit les mœurs. »

Kennett ouvrit des yeux ronds : « Je n’y avais jamais pensé.

– Carter me dit que vous aurez Bekker d’ici trois jours tout au plus.

– Quel enfoiré. C’est ce genre de discours qui nous met dans de sales draps, grommela Kennett. On va bientôt l’avoir, mais je ne parierais pas pour trois jours. Il peut rester terré dans son trou un certain temps, s’il a suffisamment de provisions.

– N’empêche…

– Je dirais, pas plus d’une semaine. Il finira par craquer. J’espère seulement que je travaillerai encore pour cette putain de police quand ça arrivera. Je veux dire par là, il y a des gens qui ne sont pas du tout contents. Ces foutues photos, mon vieux : la bourde de la New School, ce n’était rien, à côté.

– Les gens pensent que la police… », commença Lucas, mais Lily secoua la tête.

« Ce ne sont pas les gens, ce sont les politiciens.

Les gens comprennent très bien qu’on ne puisse pas attraper quelqu’un tout de suite. Enfin, la plupart comprennent. Mais les politiciens s’imaginent qu’ils doivent faire quelque chose, alors ils se mettent à courir dans tous les sens en hurlant et menaçant de virer tout le monde.

– Humm. Une semaine, dit Lucas. Ça fait long, pour des gens qui ne pensent qu’aux prochaines élections.

– Envie de rentrer au bercail ? demanda Kennett.

– Non, je m’amuse bien ici. J’aimerais être là quand on l’arrêtera.

– Ou quand on le tuera, dit Kennett.

– L’un ou l’autre… »

Lily se leva, s’étira et ébouriffa les cheveux de Kennett. « Allons faire un tour à la rivière.

– Mon Dieu, cette femme est infatigable. Quand je pense à mon pauvre cœur », gémit Kennett.

Un peu gêné, Lucas se leva aussi et gagna la porte.

« À demain, les copains. »

 

Un message de Fell l’attendait à l’hôtel. « Rappelle-moi quand tu rentres. Pas après une heure du matin. » Il garda le papier à la main en prenant l’ascenseur, le posa sur la table de nuit, passa dans la salle de bains où il s’aspergea le visage d’eau chaude et se regarda dans le miroir.

Il avait eu une longue liaison avec une femme, la mère de sa fille. Avec le recul, il avait l’impression que cela reposait sur un cynisme partagé. Jennifer, une journaliste qui passait trop de temps dans la rue, était à la limite du surmenage. Avoir un enfant avait été pour elle une tentative de salut.

Il avait eu une autre liaison plus brève, mais intense, avec Lily au moment où elle se débattait dans les derniers instants de son propre mariage. Cela aurait pu donner quelque chose s’ils avaient vécu dans la même ville et partagé les mêmes références émotionnelles, mais ce n’était pas le cas et un relent de culpabilité restait attaché à leurs relations.

Il avait eu un tas d’autres liaisons, durables et fugitives, heureuses et malheureuses. La plupart des femmes avec qui il avait couché continuaient à bien l’aimer, d’une façon échaudée, comme quelqu’un qui y a laissé des plumes. Mais dans son esprit, elles étaient les autres, ni Jennifer ni Lily.

Fell faisait partie des autres. Une jolie femme mélancolique, une solitaire au bout du compte. S’ils avaient une liaison régulière, ils finiraient par se rendre mutuellement fous. Il s’essuya le visage avec une des serviettes rugueuses de l’hôtel et revint nonchalamment vers le lit. Il s’assit, décrocha le récepteur du téléphone, le contempla un instant, sourit. Pendant toute une année, il avait eu l’impression de vivre sous l’eau : tranquille, placide, hors du circuit. Les flics de New York le ramenaient à la vie et Fell le remettait en piste d’une autre manière. Il composa son numéro. Elle répondit à la deuxième sonnerie.

« C’est Lucas.

– Kennett savait que ça venait de toi, mais j’ai tiré un maximum de cette histoire de travesti, dit-elle aussitôt, sans préambule. Mon nom a été cité à la télé et il est dans le Times et le Post. Ça ne peut pas faire de mal.

– J’ai vu ça.

– J’aimerais bien savoir comment te remercier. Une pipe est ce qui me vient à l’esprit, à condition que j’y trouve mon compte.

– Mon Dieu, les femmes sont d’un direct, de nos jours… Combien de temps te faut-il pour arriver ? »

 

Fell avait apporté de quoi se changer. Ils passèrent la soirée à rire et s’envoyer en l’air. Le lendemain matin, quand ils furent habillés, Lucas demanda : « Comment va-t-on trouver Jackie Smith ?

– En appelant son bureau.

– C’est aussi simple que ça ?

– Smith est une pute. Être facile à trouver fait partie de son boulot.

– Appelle-le, alors. »

Smith les rappela cinq minutes plus tard. « Vous ne me laisserez donc jamais en paix ? Vous ne pouvez rien trouver par vous-mêmes ? se plaignit-il. J’ai déjà fait tout ce que vous me demandiez…

– La seule chose qui nous intéresse, c’est de vous parler, dit Lucas.

– Vous avez eu ce que vous vouliez, répéta Smith, furieux.

– Jackie, juste dix minutes, s’il vous plaît. Venez prendre le petit déjeuner avec nous, par exemple, on vous invite. »

Smith accepta de les retrouver dans un café devant l’hôtel St. Moritz. Ils prirent un taxi, se frayèrent un chemin vers le nord dans la circulation déjà dense du milieu de matinée. Le chauffeur sifflotait, le bras gauche pendant à l’extérieur de la portière. Une autre journée chaude s’annonçait. Une brume blanchâtre apparaissait dans le ciel et, quand ils sortirent du taxi, Lucas vit que les feuilles des arbres, dans Central Park, se recroquevillaient sous l’effet de la chaleur.

Assis à une table de métal, Smith mangeait un croissant au fromage blanc en buvant du café. Il ne se leva pas à leur arrivée.

« Qu’est-ce qu’il y a, maintenant ? demanda-t-il, l’air boudeur.

– Nous voulions vous remercier. Les noms que vous nous avez donnés ont provoqué une réaction en chaîne. On pense tenir cet enfoiré.

– Sans blague ? demanda Smith, étonné. Et quand est-ce que vous allez le coincer ?

– Certains parient pour deux ou trois jours. Personne ne lui donne plus d’une semaine, dit Lucas. Mais on a besoin de vous pour autre chose. Tous les petits fourgues qui achètent des trucs aux dealers, il faut qu’ils préviennent les revendeurs que Bekker va chercher à se procurer du P.C.P., de l’ecstasy, des amphétamines. Peut-être aussi de l’acide. Et il tuera pour ça. Le type qu’on a retrouvé grâce à votre aide, il sortait du matériel en douce de Bellevue mais il vendait aussi de la drogue. Bekker l’a tué. De sang-froid. Il s’est approché de lui et boum, il l’a descendu.

– J’ai vu ça à la télé. Je me demandais…

– C’était lui », dit Lucas.

Smith hocha la tête. « D’accord. Ça ne pose pas de problème. Je vais prévenir tous les types que je connais et leur demander de passer le mot.

– Il se cache probablement à proximité du Village, dit Lucas, mais il peut aussi bien être n’importe où entre le Civic Center et Central Park. C’est à peu près tout ce que nous savons, mais c’est dans ce périmètre-là que le message doit circuler.

– C’est mon secteur, dit Smith. Il y a autre chose ? »

Lucas jeta un coup d’œil à Fell et ajouta : « Oui, je dois encore vous demander un truc. Vous n’avez peut-être pas envie de parler de ça en présence d’un témoin, dit-il en inclinant la tête vers Fell. Mais si ça ne vous embête pas trop qu’elle reste… »

Fell le regarda en fronçant les sourcils et Smith demanda : « De quoi s’agit-il ?

– Quand je suis arrivé ici, j’ai saboté votre appartement. Je voulais attirer votre attention.

– Eh bien, ça a marché, dit Smith, l’air penaud.

– Oui. Mais deux jours plus tard, en sortant de chez une amie, je me suis fait méchamment passer à tabac. J’ai besoin de savoir si ça venait de vous. Ça restera entre nous. Si vous étiez dans le coup, ça n’a pas d’importance, je vous le jure. »

Smith laissa tomber son croissant dans son assiette et éclata de rire.

« Doux Jésus, ce n’était pas moi. J’ai lu ça quelque part, effectivement, mais ce n’était pas moi.

– Sûr ?

– Sûr. Mais si vous me permettez, vous êtes exactement le genre de mec à qui ça doit arriver, de se faire casser la gueule. »

Lucas regarda Fell.

« Ça t’ennuierait de faire un petit tour jusqu’à la rue suivante, l’affaire de quelques minutes ?

– Je ne sais pas, répondit-elle en l’observant.

– Allons…

– Tu es aux Affaires internes ?

– Merde, non, je te l’ai déjà dit, s’exclama Lucas, agacé. Allez, va te promener. »

Fell repoussa sa chaise, ramassa son sac et s’éloigna d’un pas martial. Le regard de Smith alla de Fell à Lucas et revint se poser sur elle.

« Elle est furax, dit-il. Vous la sautez ? »

Lucas ignora la question.

« Il y a une chasse aux tueurs à l’intérieur même du département. Et je suis impliqué dedans. Maintenant. Les types qui m’ont sauté dessus pourraient faire partie de ces tueurs. C’est pour ça que j’ai vraiment besoin de savoir.

– Écoutez…

– Une minute, dit Lucas en levant la main. Je veux que les choses soient aussi claires que possible. Si vous me dites que non, ce n’était pas vous, et que je découvre que vous avez menti, je ne vous raterai pas. Compris ? Je ne plaisante pas, il faut vraiment que je sache la vérité. Ne pas la savoir peut signifier ma mort. D’un autre côté, si vous me dites que oui, c’était vous, c’est sans problème. Je n’essaierai pas de me venger. »

Smith secoua la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles, un demi-sourire aux lèvres.

« La réponse est toujours non. Ce n’est pas moi. Même que ça ne m’a pas beaucoup plu de lire cette histoire dans le journal, je me suis dit que vous alliez peut-être vouloir prendre votre revanche. »

Lucas hocha la tête. Smith écarta les mains, haussa légèrement les épaules : « Je ne suis qu’un homme d’affaires. Je ne veux surtout pas d’emmerdes. Pas de règlements de comptes dans mon secteur. Je déteste les mecs armés. Tout le monde porte un putain de revolver, maintenant. » Son regard s’attarda de l’autre côté de la Sixième Avenue, sur les voitures qui attendaient le feu vert à Central Park South, et revint se poser sur Lucas. « Non, ce n’était pas moi.

– D’accord. Eh bien, faites passer le mot, pour Bekker, à tous les types qui se défoncent et qui vendent de la came. Vous pouvez aussi leur glisser qu’il y a une prime de vingt-cinq mille dollars pour sa capture. »

Lucas quitta Smith et alla rejoindre Fell dans la rue.

« J’aimerais bien pouvoir lire sur les lèvres, dit-elle. Je donnerais cher pour savoir ce que tu viens de lui dire.

– Je lui ai dit pourquoi ça m’intéressait de savoir qui étaient mes agresseurs.

– Dis-moi pourquoi.

– Non. Et je ne suis pas aux Affaires internes. »

 

Toute la journée, ils arpentèrent le Village et SoHo, entrant dans les magasins, parlant aux contacts de Fell dans la rue, bavardant avec des agents en tenue dans Washington Square, surveillant les gestes des passants dans Broadway. Ils trouvèrent la librairie où Bekker avait été repéré, un magasin tout en longueur avec une vitrine étroite et trois marches qui menaient à une porte qui avait sérieusement besoin d’un coup de peinture. Sur la porte, une pancarte annonçait : « Ouvert toute la nuit, 365 nuits par an. » L’employé qui avait parlé à Bekker n’était pas de service, mais il apparut, juché sur sa bicyclette, quelques minutes après qu’ils eurent demandé à le voir. Un type mince avec une barbichette, un livre de poésie à la main, l’air d’un beatnik attardé. Son visage s’anima au fur et à mesure qu’il leur racontait la rencontre.

« C’était une belle femme, ça je peux vous l’assurer. Normalement, il suffit de regarder quelqu’un pour savoir quel genre de livre il va acheter, eh bien, je n’aurais jamais imaginé qu’elle – enfin, il – achèterait ce bouquin-là. Un truc sur la torture et d’autres saloperies. Je me suis dit que c’était peut-être un prof d’université ou quelque chose dans ce genre, qu’il l’avait acheté pour son travail… »

En ressortant de la librairie, Fell dit : « Je ne crois pas qu’il raconte d’histoires.

– Moi non plus, dit Lucas. Il l’a vraiment vu. » Il leva les yeux vers les maisons de brique qui l’entouraient, avec leurs vérandas de fer et des jardinières remplies de pétunias. « Et il se planque tout près d’ici, c’est sûr. Je ne vois pas Bekker conduisant longtemps pour se rendre dans une petite librairie comme ça. Je flaire son odeur, à ce salopard. »

Il emmena Fell dans le restaurant devant lequel Petty avait été tué. Ils s’assirent et prirent un Coca, et il faillit tout lui raconter.

« Ce n’est pas mal, comme endroit, dit-il en balayant la salle du regard.

– C’est sympa.

– Tu es déjà venue ? Ton commissariat est près d’ici, non ?

– À dix rues, dit Fell en plongeant une paille dans son Coca. Mais c’est trop loin. Et puis, ici, on s’installe à table, ce n’est pas le genre d’endroit où les flics viennent manger un morceau en vitesse.

– Ouais. Je vois ce que tu veux dire. »

En fin d’après-midi, pendant que Fell traînait devant un présentoir de magazines, Lucas entra dans une cabine publique, glissa une pièce et appela Lily qui lui répondit de la voiture de O’Dell.

« Où es-tu ?

– Momingside Heights.

– Où est-ce ?

– Près de Columbia.

– Il faut que je te voie. Ce soir. Toute seule. Il n’y en aura pas pour longtemps.

– D’accord. Neuf heures chez moi, ça te va ?

– Parfait. »

Quand il raccrocha, Fell leva les yeux du numéro de Country Home qu’elle était en train de feuilleter et demanda : « Alors, qu’est-ce que tu fais pour le dîner ?

– Je dois parler à Lily ce soir. Mais j’aimerais passer après.

– Je déteste te voir rôder autour de cette femme, dit Fell en reposant le magazine sur son étagère.

– C’est strictement pour affaires. Au fait, est-ce que tu pourrais t’arrêter à Midtown pour récupérer les dossiers ? Nous avons traîné toute la journée et entendu un tas de sottises… quelque chose ressortira peut-être de cette paperasse.

– D’accord. Je les trimbalerai jusqu’à chez moi… »

 

Lily était assise sur un fauteuil du salon, ses pieds nus posés sur un pouf. Ses chaussures à talons hauts gisaient au milieu du tapis. Le pouf était recouvert d’un jeté de brocart qui parut vaguement russe à Lucas, ou en tout cas européen. Elle sirotait un Coca light et des cernes de fatigue bordaient ses yeux.

« Assieds-toi, tu as l’air tendu. Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle.

Ses cheveux bruns dessinaient un halo parfait autour de l’ovale pâle de son visage levé vers le plafond.

« Il ne s’est rien passé. Rien aujourd’hui, en tout cas. J’avais juste besoin de te parler », dit-il. Il s’assit au bord de l’autre fauteuil trop rembourré. « Je voudrais en savoir davantage sur Walter Petty et toi, sur le genre de relations que vous aviez. »

Elle s’enfonça plus profondément dans son fauteuil, se tortilla pour s’y nicher confortablement, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux.

« Puis-je te demander pourquoi ?

– Pas maintenant. »

Elle rouvrit les yeux et l’observa attentivement.

« Robin des bois ?

– Je ne suis pas encore sûr. Alors, et Petty ?

– Walt et moi nous connaissions depuis toujours, commença Lily, le regard vague. Nous sommes nés dans la même rue de Brooklyn, tu sais, les maisons en grès brun de la petite bourgeoisie. J’avais exactement un mois de plus que lui, jour pour jour. 1er juin et 1er juillet. Nos mères étaient amies et j’imagine que je devais avoir cinq ou six semaines la première fois que je l’ai vu. Nous avons grandi ensemble. Nous sommes allés ensemble au jardin d’enfants. Nous faisions partie des bons élèves. Et puis quelque part en cours de route, vers la cinquième ou la quatrième, il s’est branché sur les maths, les sciences, la radio amateur avec cette application farouche qui caractérise les garçons, alors que moi, je ne pensais plus qu’à sortir et voir du monde. Après ça, nous ne nous sommes plus beaucoup vus.

– Mais vous êtes restés amis… »

Elle hocha la tête.

« Évidemment. Je lui parlais dès que je le rencontrais dans la rue, mais pas à l’école. Il a été amoureux de moi pendant la plus grande partie de sa vie. Je pense que moi aussi, je l’aimais, tu sais, mais pas sur un plan sexuel. Comme un jeune frère handicapé, quelque chose de ce genre.

– Handicapé ? »

Elle posa soigneusement son verre sur la table et dit : « Oui, socialement, il était handicapé. Il se baladait avec une règle à calcul retenue par une ficelle à la taille et ses manières de table empiraient à vue d’œil. Avec les filles, il était bizarre. Insignifiant, pas assez physique, tu vois le style. Adorable, à part ça. Et soucieux de bien faire. Trop.

– Oui, un fort en thème, un peu nunuche. Le genre de type que les filles mettent en lambeaux.

– C’est exactement ça. Que les filles mettent en lambeaux, dit-elle. Mais nous étions amis… Et chaque fois que j’avais besoin d’un coup de main – tu sais, pour repeindre l’appartement ou bricoler quelque chose – je n’avais qu’à l’appeler et il lâchait tout pour venir m’aider. Je le prenais pour acquis. Il était toujours disponible et je m’imaginais qu’il le serait toujours.

– Pourquoi est-il devenu flic ?

– Parce que c’était à sa portée. C’est un travail qu’on pouvait faire en réussissant aux examens et en ayant des relations. Il réussissait brillamment tous ses examens et il avait des relations.

– C’était un bon flic ?

– Sur le terrain, épouvantable. Il n’était pas assez dur. Ou froid. Enfin, tu vois ce que je veux dire. Il n’arrivait pas à écraser les gens – ça, tu devrais comprendre.

– Oui, dit Lucas en souriant. Je ne sais pas s’il s’agit d’être dur ou froid, cela dit. Bref, Petty…

– Donc, il était catastrophique dans la rue et ils l’ont muté dans un bureau. Il organisait les surveillances, des trucs comme ça. Puis ils l’ont mis sur la drogue. Et alors là, incroyable, tout a radicalement changé. Je veux dire que personne, personne ne voulait croire que c’était un flic. Il achetait de la dope et, aussitôt, son équipier fondait sur le dealer, et même après ça, ils n’y croyaient toujours pas. Ce couillon ne pouvait pas être un flic camouflé. Jusqu’aux juges qui n’arrivaient pas à le croire, quelquefois. N’empêche, c’est à peu près le seul boulot dans lequel il ait vraiment excellé. Il était assez comédien, en fait. Puis il s’est intéressé aux enquêtes, aux premières constatations. Là aussi, il s’est montré excellent.

Le meilleur. Il arrivait sur la scène du crime et il voyait absolument tout. En plus, il était capable de tirer des conclusions. Après ça, les ordinateurs sont apparus et il s’est révélé génial avec les ordinateurs. » Elle se mit à rire en y repensant. « Soudainement, le type qui faisait plein de bourdes, le gros bêta est devenu un crack. Tout ça en restant le bon vieux Walt. Si tu avais besoin de repeindre ton appartement, il était toujours là. Il avait ce grand sourire franc, complètement… niais, mais sincère. Quand il avait l’air content de vous voir, c’est qu’il l’était. Il s’illuminait, tout simplement. Et s’il était en colère, il explosait et se mettait à hurler, peut-être même qu’il pleurait, ou du moins on pensait qu’il allait le faire… »

Les lèvres de Lily tremblaient. Elle posa les pieds par terre et baissa la tête.

« Comment s’est-il retrouvé chargé de découvrir qui était Robin des bois ?

– Il savait se servir d’un ordinateur et il avait travaillé avec O’Dell. Nous avons usé de notre influence pour le placer là. Il pouvait nous aider et ça lui donnait l’occasion de faire ses preuves. Peut-être y étais-je aussi pour quelque chose – il allait travailler avec moi. Et comme je t’expliquais…

– Oui, je vois exactement ce que tu veux dire.

– Cela peut paraître arrogant, ou vaniteux. »

Lucas secoua la tête.

« Pas vraiment. C’est la vie, simplement… Tu penses qu’il est arrivé jusqu’à Robin des bois ?

– Sans doute. Mon Dieu, quand il est mort, je n’ai pas cessé de pleurer pendant une semaine. En fait… je ne sais pas. Il n’y avait rien de sexuel entre nous mais quand je repense à lui pendant toutes ces années, son air de gros nounours, le fait qu’il était amoureux de moi… C’était comme… oh, je ne sais plus. Mais je l’aimais. C’était aussi simple que ça.

– Hum. » Il l’observait attentivement, un bras appuyé sur l’accoudoir du fauteuil, l’index contre le menton.

« Bon, alors, qu’est-ce que c’est que toutes ces questions ? » demanda-t-elle d’une voix d’où avait disparu toute trace de fatigue, intense, même, quand elle leva les yeux vers lui.

« O’Dell et toi m’utilisez comme une sorte de leurre, dit Lucas. Vous m’agitez sous le nez de vos cibles, quelles qu’elles soient. J’ai besoin de savoir qui vous soupçonnez. »

Après un silence prolongé, elle avoua :

« Fell. Pour autant que je sache, c’est elle.

– Arrête tes conneries.

– Ce ne sont pas des conneries. Tout converge vers elle.

– Vous devez vous tromper.

– Non.

– Tu es informée de tout ce que fait O’Dell ?

– Eh bien, oui. J’organise tout pour lui… Mais je suppose qu’il pourrait mijoter quelque chose parallèlement… »

Il y eut un autre silence, que Lucas rompit :

« Je crains que tu ne sois en train de me trahir. »

Cela la vexa, la mit en colère.

« Je t’emmerde !

– Je sais que tu me trahis, ou alors c’est quelqu’un d’autre. O’Dell, en tout cas, et comme tu es avec lui…

– Raconte-moi ça », dit-elle en se rencognant dans son fauteuil. Lucas la dévisagea calmement et déclara :

« Pour commencer, Fell n’est pas dans le coup.

– Et pourquoi pas ?

– Je le sais, tout simplement, et je ne me trompe pas.

– Lucas, que ton instinct te trompe ou non, nos putains de données informatiques ne peuvent pas mentir là-dessus. Elle apparaît partout.

– Je sais. Elle sert de signal d’alarme.

– Quoi ?

– C’est le fil du détonateur. Vu les boulots qu’elle a, aux Vols et comme appât en civil, elle connaît la moitié des malfaiteurs de Midtown. Aussi Robin des bois l’a-t-il utilisée comme référence, il a frappé des délinquants qu’elle connaissait. Ensuite, ils l’ont surveillée. Si quelqu’un approchait trop du but, il tombait d’abord sur elle…

– Je ne sais pas. » Lily secoua la tête, perplexe.

« Il faut être un drôle de salaud pour monter un coup pareil, poursuivit Lucas. Dès que vous l’avez éloignée de son travail habituel et que vous m’avez associé à elle, l’alarme s’est déclenchée. Petty a été tué, l’enquête officielle a l’air de patauger complètement, et voici que rappliquent Lily Rothenburg et l’hypnotiseur du département, avec moi à la traîne. Et vous me plantez à côté de Fell. Ils n’ont jamais gobé l’excuse Bekker. Ils ont lu très clair dans notre petit jeu.

– Qui ? »

Lucas hésita.

« Je serais tenté de répondre, Kennett.

– N’importe quoi ! s’exclama Lily en secouant la tête. Si c’était lui, je le saurais. D’ailleurs, je lui ai posé la question. Il ne croit même pas à l’existence de ce groupe.

– Nous savons pourtant qu’il existe. Et je persiste à penser que c’est lui. O’Dell m’a mis sur la piste de Fell et sur celle de Kennett. Il se peut qu’il sache que c’est Kennett mais qu’il n’ait pas de preuve. »

Lily réfléchit un instant, regardant Lucas avec des yeux ronds.

« C’est…

– Bizarre, je suis d’accord. Mais évidemment, il reste d’autres possibilités.

– Moi, par exemple ? demanda-t-elle avec un petit sourire crispé.

– Oui, acquiesça Lucas. C’en est une.

– Et qu’en penses-tu ? »

Lucas secoua la tête.

« Ce n’est pas toi, donc…

– Comment sais-tu que ce n’est pas moi ?

– De même que je sais que ce n’est pas Fell. Je t’ai vue à l’œuvre.

– Merci quand même.

– Oui. Ce qui nous laisse la dernière possibilité.

– O’Dell ?

– O’Dell. Il a accès à tout ce qui est nécessaire pour diriger le groupe. Il connaît tout le monde et il est en position de choisir les meilleurs candidats pour constituer ses équipes d’intervention. Il possède les dossiers informatiques qui permettent de repérer les salauds à abattre, et pour placer Fell comme signal d’alarme… »

Lily l’interrompit.

« Attends, il y a un hic. Il est placé tellement haut dans la hiérarchie qu’il n’a pas besoin de signal d’alarme.

– Oui, mais il reste les Affaires internes. Il n’est peut-être pas informé des enquêtes des Affaires internes. »

Elle se mordit la lèvre.

« Tu as raison. Continue.

– Puisque Petty était tellement fort en informatique, il se peut que son ordinateur l’ait conduit jusqu’à O’Dell. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la raison pour laquelle on a descendu Petty, O’Dell était en position de contrôler l’enquête. Et de s’arranger pour qu’elle ne tombe pas entre les pattes des Affaires internes…

– Il a dit que c’était trop politique, concéda Lily, l’air pensif.

– Exactement. C’est alors qu’il me fait intervenir, sort Fell de son chapeau et me lance sur la piste de Kennett. Et tu sais quoi ? Fell et Kennett sont tout ce que j’ai – toutes ces paperasses que tu m’as fournies, les enquêtes régulières, les rapports, que des foutaises. Un écran de fumée. Ça fait un effet fou, à première vue, mais il n’y a rien dedans.

– Pourquoi O’Dell aurait-il choisi Kennett ?

– Parce que Kennett va bientôt mourir, répondit brutalement Lucas. Supposons qu’il réussisse à faire converger tous les soupçons sur Kennett et que celui-ci meure. De mort naturelle, bien sûr, une crise cardiaque. Si le consensus désigne Kennett, l’enquête s’arrête là et le véritable responsable s’en sort indemne. »

Pâle comme la mort, Lily bredouilla :

« Il n’irait pas… je ne crois pas.

– Pourquoi pas ?

– Je ne crois pas… je ne crois pas qu’il soit assez courageux pour ça. Physiquement, s’entend. Il aurait trop peur d’aller en prison.

– Tout dépend de la manière dont il a concocté son coup. Peut-être que ses hommes de main ignorent son identité.

– D’accord, mais n’oublie pas… Si c’est vraiment O’Dell, pourquoi t’aurait-il livré Fell ? Si Fell était vraiment un signal d’alarme, je veux dire, eh bien, il saurait ce que tu es venu faire ici en réalité.

– Oui. Et il saurait que Fell ne peut m’emmener que là où elle se trouve : nulle part. Tout en apportant une touche d’authenticité à l’ensemble de la chose. Fell connaissait effectivement toutes les victimes. Et puis, avec Petty qui vous parlait à tous les deux, et Fell qui n’arrêtait pas d’être désignée par l’ordinateur, il n’y avait pas moyen de la faire revenir à la case départ.

– Tu as peut-être raison.

– Comment as-tu rencontré Kennett ? demanda abruptement Lucas.

– Lors des réunions inter-conférences.

– En tant qu’assistante de O’Dell ?

– Oui.

– C’est O’Dell qui t’a jetée dans ses bras ?

– Mon Dieu, Lucas…

– C’est lui ? Écoute, il vous connaissait tous les deux. Aurait-il pu envisager…

– Je ne sais pas. Ils ne s’aiment pas du tout, tu sais. » Lily se redressa dans son fauteuil et se retourna sur place, comme un chien qui essaie de s’installer plus confortablement. « Tu as construit tout cet échafaudage sans un seul fait concret au départ…

– Si, justement, je détiens un fait, intéressant, surprenant et ignoré de tout le monde », dit-il. Et ce fut son tour d’afficher un sourire glacial.

 « Lequel ?

– Je sais que O’Dell essaie d’impliquer Kennett. Et ça, je le sais avec certitude. Le problème demeure : le fait-il parce que Kennett est coupable et qu’il n’y a pas d’autre façon de le coincer, ou parce qu’il a besoin d’un bouc émissaire ?

– Tu débloques complètement, dit-elle, mais il put voir dans son regard qu’elle était ébranlée.

– J’ai retrouvé Red Reed à Charleston. En Caroline du Sud. C’est un ami de O’Dell. Ils se sont connus à Columbia… »

Et il lui raconta le reste, en omettant simplement de mentionner cette phrase curieuse de Mme Logan, le jour où ils étaient allés l’interroger chez elle, juste en dessous de l’appartement de Petty.