Chapitre 7

Lily appela le lendemain matin. « Ça y est, je les ai, dit-elle. Nous devons prendre le petit déjeuner… »

Lucas téléphona à Fell, qu’il intercepta au moment où elle quittait son appartement.

« O’Dell a appelé. Il m’a convoqué pour le petit déjeuner. Ça ne se terminera sans doute pas avant dix heures.

– D’accord. Je vais m’occuper du type dont nous a parlé Lonnie, celui qui a une Cadillac à Atlantic City. Ça ne doit pas être bien intéressant…

– Sauf si le type est spécialisé dans le matériel médical. Les seringues n’étaient peut-être qu’un article parmi d’autres.

– Ouais… » Elle savait que c’était de la foutaise, et Lucas sourit tout seul, devant son téléphone.

« Fais-le si tu veux, mais ça ne donnera rien. Je t’emmènerai déjeuner après. »

L’hôtel Lakota était vieillot, mais bien tenu, au regard de la moyenne new-yorkaise. Il se trouvait à proximité de la maison d’éditions qui publiait ses jeux, à quelques pas de plusieurs restaurants, et surtout il procurait des lits où l’on pouvait s’allonger de tout son long sans avoir les pieds qui débordent. De la chambre qu’il occupait alors, Lucas pouvait voir, au-delà du toit qui se trouvait juste en dessous de lui, les fenêtres d’un immeuble de bureaux à parois de verre. Rien de sensationnel, mais pas mal non plus. Outre le lit, elle abritait deux tables de chevet, un bureau, une commode, un siège près de la fenêtre, un téléviseur en couleurs avec sa télécommande, et un placard dont l’intérieur s’allumait automatiquement dès qu’il tirait la porte.

Il s’approcha du placard et en sortit une mallette qu’il ouvrit sur le lit. Elle contenait une longue-vue, un magnétophone à cassettes et des écouteurs, un appareil Polaroid Spectra et quelques rouleaux de pellicule. Excellent. Il referma la mallette, fit une petite expédition dans la salle de bains et redescendit dans la rue. Un groom qui traînassait dans le hall grand comme une cabine téléphonique lui demanda : « Un taxi, monsieur Davenport ?

– Non merci, une voiture doit passer me prendre », répondit-il. Aussitôt dehors, il pressa le pas, entra dans un café, acheta un carton de jus d’orange et ressortit aussitôt.

Après avoir quitté Fell, la veille, il s’était rendu chez Lily et lui avait remis les empreintes de clés. Lily connaissait quelqu’un aux Renseignements qui pouvait les faire reproduire dans la nuit, en toute discrétion.

« Un vieil ami ? avait demandé Lucas.

– Va te coucher, maintenant, Lucas », lui avait-elle dit en le repoussant sur le palier.

Soudain, il l’entendit à nouveau prononcer son nom : une limousine noire glissa le long du trottoir, un buisson d’antennes jaillissant du couvercle du coffre ; la vitre arrière s’abaissa et il vit son visage : « Lucas… »

 

Le chauffeur de O’Dell était un costaud, cheveux gris acier coupés en brosse style guerre de Corée, nez busqué fendant, telle une lame, des yeux de basalte, lèvres sèches et charnues. Un monstre Gila. Lucas grimpa à côté de lui.

« Avery’s ? » demanda le chauffeur. L’avant de l’habitacle était séparé de l’arrière par une vitre électrique, pour l’heure baissée.

« Oui », répondit O’Dell. Il était en train de lire la page éditoriale du Times. Un exemplaire immaculé du Wall Street Journal était posé sur la banquette entre Lily et lui. Tout en survolant son journal, il demanda à Lucas : « Vous avez pris quelque chose ?

– Un carton de jus d’orange.

– On va vous donner du solide », déclara O’Dell. Tout ça sur un ton désinvolte, sans lever les yeux de sa page. Deux secondes plus tard, il marmonna : « Quels cons. »

Lily s’adressa au chauffeur : « C’est Lucas Davenport, à côté de vous, Aaron. Lucas, voici notre chauffeur, Aaron Copland.

– Faut pas confondre avec le musicien », dit Copland. Il tourna la tête vers Lucas : « Bonjour.

– Enchanté », dit Lucas.

Devant Avery’s, Copland sortit de voiture le premier et alla ouvrir la porte de O’Dell. Copland avait un torse large et compact, mais les gestes souples d’un athlète. Sa chemise de golf recouvrait le revolver qu’il portait à la ceinture, juste à gauche du nombril, mais il ne faisait aucun effort pour le dissimuler.

Un automatique de gros calibre, décida Lucas. La plupart des flics new-yorkais qu’il avait rencontrés portaient le 38 Special, un modèle qui paraissait avoir été fabriqué à la fin du siècle dernier. Copland, quelles que fussent ses attributions par ailleurs, vivait avec son temps. S’il n’accorda pas un regard à Lucas, Lily ou O’Dell pendant qu’ils sortaient de voiture, c’est parce que ses yeux scrutaient les parages, contrôlant les coins de rue, les embrasures de portes et de fenêtres.

La porte la plus proche était en chêne épais. Un judas était percé à hauteur des yeux et, juste au-dessous, une plaque de cuivre rutilant annonçait AVERYS. Derrière cette porte s’étendait un restaurant rempli de politiciens. Il y avait des endroits similaires à Minneapolis et St. Paul, mais Lucas n’en avait jamais vu à New York. La salle mesurait six mètres de large sur trente de long, et un immense bar en acajou foncé bordait le mur de droite. En hauteur, des centaines de battes de base-ball, chacune avec un autographe, étaient alignées dans des râteliers en bois. Une douzaine de caisses plates en plexiglas longeaient le mur de gauche, face au bar. Chacune contenait une demi-douzaine de battes, ornées elles aussi d’autographes. Lucas connaissait la plupart des noms – Ruth, Gehrig, DiMaggio, Maris, Mays, Snider, Mantle. D’autres, tels que Nick Etten, Bill Terry, George Stimweiss, Monte Irvin, ne lui rappelaient que vaguement quelque chose. Au bout du bar, une double rangée de box courait jusqu’au fond de la salle. Ils étaient presque tous occupés.

« J’attendrai au bar », dit Copland. Il avait jaugé tous les clients du restaurant et décidé qu’aucun ne représentait une cible potentielle – à première vue.

O’Dell ouvrit la marche vers le fond. Lucas put constater son talent d’acteur : il roulait lentement dans l’allée, tel un char allemand, inclinant la tête vers certains box et en ignorant délibérément d’autres, tout en tapotant négligemment contre sa jambe le Wall Street Journal roulé en cylindre.

« Putain de ville », déclara O’Dell lorsqu’il fut installé dans le box. Il laissa tomber les journaux près de lui sur la banquette. Lily s’assit en face avec Lucas. O’Dell dévisagea Lucas de l’autre côté de la table et dit : « Vous savez ce qui est en train de se passer ici, Davenport ? Les gens tendent du fil de fer barbelé partout, vous pouvez en voir n’importe où. Et ils plantent des morceaux de verre en haut de leurs murs. Comme dans une putain de ville du tiers-monde. New York et cette saloperie de Bangkok, c’est du pareil au même. » Il baissa le ton. « C’est comme les flics, ceux qui sont dans la rue. Un véritable escadron de la mort, la même chose qu’au Brésil ou en Argentine. »

Un serveur à calvitie naissante et faciès d’alcoolo se présenta à leur table. Il portait un tablier blanc, constellé de taches de moutarde trop régulières pour être naturelles, qui le recouvrait du cou aux genoux.

« Comme d’habitude », grogna O’Dell.

Lily lança un regard vers Lucas et annonça : « Deux cafés, deux beignets aux pommes. »

Le serveur hocha la tête d’un air pincé et repartit.

« Vous avez la réputation de tirer facilement, dit O’Dell.

– J’ai descendu quelques personnes. Lily aussi.

– Nous ne voulons pas que vous tiriez sur qui que ce soit.

– Je ne suis pas un assassin.

– Je voulais simplement que vous le sachiez », précisa O’Dell. Il fouilla dans sa poche et en sortit un ruban de papier qu’il déplia. L’article du Times. « Vous avez fait du bon boulot hier. Modeste, rendant hommage à chacun, soulignant combien Bekker peut être astucieux. Pas mauvais du tout. Ils ont tout gobé. Vous avez lu les dossiers ? Concernant l’autre affaire ?

– Je dois commencer ce soir, chez Lily.

– Vous avez déjà des idées sur la question ? D’après ce que vous avez vu ? insista O’Dell.

– Je ne vois pas Fell là-dedans.

– Ah, bon ? » Les sourcils de O’Dell se relevèrent. « Je peux pourtant vous assurer qu’elle en est, d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce qui vous fait penser le contraire ?

– Elle ne colle pas, tout simplement. Comment l’avez-vous repérée ?

– Par l’ordinateur. Nous avons comparé la liste des types morts et celle des flics qui les avaient arrêtés. Son nom est revenu à plusieurs reprises. Et de façon répétée, dans certains cas. Trop souvent pour que ce soit une simple coïncidence.

– Admettons. Je peux l’imaginer en train de désigner quelqu’un, mais vraiment pas exécutant un contrat. Elle n’est pas réellement perverse.

– Tu l’aimes bien ? demanda Lily.

– Oui.

– Est-ce que ça risque d’être un obstacle ?

– Non. »

O’Dell regarda Lily, qui confirma : « Non, je ne pense pas que ça puisse en être un. Lucas est aussi dégueulasse avec les hommes qu’avec les femmes.

– Hé, je commence à être un peu fatigué, vous savez…, dit Lucas d’un ton irrité.

– Fell a tout d’une nouvelle proie pour Davenport », dit Lily. Elle voulait faire de l’humour, mais il y avait de la tension dans l’air. O’Dell intervint.

« Holà, holà.

– Écoute, Lily, tu sais parfaitement…, commença Lucas.

– Arrêtez, arrêtez, pas au restaurant, supplia O’Dell. Seigneur…

– D’accord », dit Lily. Elle défiait Lucas du regard, mais elle fut la première à baisser les yeux.

Le serveur réapparut avec une assiette de pain perdu et un petit pot de sirop d’érable chaud. Une flaque de beurre flottait à la surface. Il posa le pain perdu devant O’Dell et les tasses de café devant Lucas et Lily. O’Dell cala un coin de serviette derrière son col et s’attaqua à son assiette.

« Il se passe autre chose en ce moment, dit O’Dell après le départ du serveur. Ces trois contrats qui nous préoccupent particulièrement, l’avocat ; l’activiste et Petty – je crois que les types pourraient bien se montrer. Ceux qui les ont descendus.

– Quoi ? » Lucas regarda Lily, qui dévisageait O’Dell d’un air impassible.

« C’est ainsi que je le sens, c’est mon intuition politique », dit O’Dell. Il engloutit une bouchée dégoulinante de sirop et mastiqua tranquillement, se laissant aller contre le dossier de la banquette, ses petits yeux fixés sur Lucas. « Ils sont en train de nous signaler délibérément qu’ils sont là, prêts à agir, et qu’il ne faut pas les sous-estimer. Cela commence à se savoir. Le bruit court depuis deux ou trois mois. On entend ce genre de conneries, Robin des bois et ses joyeux compagnons, ou “Batman frappe encore, chaque fois qu’un pauvre type se fait descendre. Il y a un tas de gens à qui cela ferait bien plaisir, de les savoir là, prêts à agir. Intervenant quand c’est nécessaire. La moitié des habitants de New York les acclamerait, s’ils savaient ça.

– Et l’autre moitié descendrait dans la rue pour tout saccager », dit Lily à Lucas. Elle tourna la tête vers O’Dell. « Et puis il y a autre chose, pour Bekker.

– Quoi ? demanda Lucas, les regardant l’un après l’autre.

– On nous a dit que c’était authentique », dit-elle en plongeant la main dans son sac. Elle en sortit un morceau de papier plié en quatre qu’elle lui tendit. La photocopie d’une lettre adressée au rédacteur en chef du New York Times.

Lucas lut la signature : Bekker. Un nom, une écriture et une morgue aristocratiques.

 

… ayant été accusé pour ce que je considère être des expériences absolument essentielles sur la nature transcendantale de l’Homme, et que l’on qualifie de crimes ; qu’il en soit ainsi. Je maintiendrai le cap selon la même ligne intellectuelle et bien qu’accusé de crimes, à l’instar de Galilée, je serai, comme lui, vengé par les générations suivantes.

Bien qu’accusé de crimes, je suis innocent, et ne veux avoir aucun commerce avec les criminels. C’est dans cet esprit que j’écris. Dans la soirée de vendredi dernier, j’ai été témoin de ce qui m’est apparu comme une fusillade entre gangs…

 

« Bon Dieu ! s’exclama Lucas en regardant Lily. Est-ce qu’il s’agit d’un des crimes dont tu parlais ?

– Walt », dit-elle.

Lucas poursuivit sa lecture. Bekker avait nettement vu les deux tueurs.

 

… je le décrirais comme un homme de race blanche, épais, au visage carré, portant une moustache grise soigneusement taillée s’étendant sur toute la longueur de la lèvre supérieure, pesant cent dix kilos et mesurant un mètre quatre-vingt-cinq, âgé de soixante et un ans. Vu mon expérience de médecin légiste, je parierais pour une marge d’erreur de ma part – en plus ou en moins – n’excédant pas deux kilos, deux centimètres pour la taille et deux ans pour l’âge.

Je préfère garder pour moi la description de l’autre tueur, celui que j’ai appelé Petit Format, pour des raisons qui me sont propres…

 

« Ceci n’est jamais passé dans le journal ? demanda Lucas en regardant O’Dell.

– Non. Ils ont accepté de le garder sous silence à notre demande, tout en se réservant le droit de le publier si cela leur semble nécessaire.

– Avez-vous idée de qui ça peut être, ce Gros Gabarit ?

– Un flic parmi quatre ou cinq cents, répondit O’Dell en secouant la tête. Et encore, si c’est un flic.

– À mon avis, vous pourriez réduire la fourchette, dit Lucas.

– Pas sans rendre la chose publique, dit Lily. Et si nous commençons à enquêter sur cinq cents flics… Bon Dieu, on aura toute la presse sur le dos. Mais l’essentiel, vois-tu, reste que… »

Lucas intercepta sa pensée au passage : « Bekker peut identifier deux tueurs appartenant à la police, et il est disposé à le faire.

– Et pour cette même raison, nous pensons que ces types vont essayer de le retrouver.

– Pour qu’il la boucle définitivement.

– Entre autres choses.

– S’ils se découvrent, c’est probablement parce qu’ils vont traquer Bekker, dit O’Dell. Ils y seraient peut-être obligés, de toute manière, s’ils pensent qu’il est capable d’identifier deux d’entre eux. Mais il y a autre chose : tuer Bekker serait une bonne façon de justifier leur point de vue, que certaines personnes doivent être éliminées. Bekker est un vrai cauchemar. Qui va se plaindre qu’on le supprime ? Il est fait sur mesure pour eux, à condition qu’ils le trouvent.

– Cela commence à devenir compliqué, dit Lucas. Je suis inquiet pour Lily. Elle est très proche de tout ça, elle furète partout. Que se passera-t-il s’ils s’en prennent à elle ?

– Ils ne le feront pas, dit O’Dell avec assurance. La mort de deux policiers serait inacceptable.

– Personnellement, je dirais que la mort d’un policier est inacceptable.

– On peut faire l’impasse sur un policier mort, le nier. À partir de deux, on a un schéma, dit O’Dell.

– D’ailleurs, je ne suis pas précisément une cible facile, dit Lily en caressant le sac où elle gardait son 45.

– En raisonnant comme ça, tu finiras par y passer », dit Lucas avec une pointe de colère dans la voix. Leurs regards s’affrontèrent de nouveau. « N’importe qui est une cible facile quand les tireurs s’embusquent avec une putain de mitraillette. Tu es bonne, d’accord, mais pas à l’épreuve des balles, que je sache.

– D’accord, d’accord… » Elle roula les yeux d’un air excédé.

« Et puis il reste Copland, dit O’Dell. Quand Lily travaille à l’extérieur, elle est généralement en voiture avec moi. Copland est mieux qu’un chauffeur. C’est un vrai dur et il sait se servir d’une arme. Je lui demanderai de la raccompagner chaque soir.

– D’accord. » Les yeux de Lucas se posèrent une seconde sur Lily et revinrent à O’Dell. « Comment avez-vous mis le doigt sur Fell, au juste ?

– Au juste… » O’Dell épongea une rivière de sirop avec un morceau de pain perdu, considéra l’ensemble quelques instants avant de l’engloutir et mastiqua lentement, ses petits yeux quasiment fermés tant il éprouvait de plaisir. Il avala et rouvrit les yeux. Comme une grenouille, se dit Lucas. « Eh bien, voici comment, au juste. Une ou deux fois par semestre, je vais à Columbia donner une conférence sur Les coulisses de la politique” pour un de mes amis. Un professeur. Cela fait des siècles que ça dure. Et voilà qu’un jour, il y a quelques années de cela – que dis-je ? il y a quinze ans –, il m’a présenté un étudiant qui utilisait un logiciel de statistiques pour analyser les schémas de vote. C’était fascinant. À la suite de quoi j’ai suivi plusieurs cours de statistiques et quelques-uns en informatique. Je n’en ai pas l’air, comme ça », dit-il en écartant les bras, révélant l’étendue de sa corpulence, « mais je suis un fana d’informatique. Alors, quand les gars des Renseignements ont repéré ce qu’ils pensaient être un problème, j’ai analysé les meurtres. Il y avait effectivement un schéma. Aucun doute là-dessus. J’ai fait venir Petty, qui était spécialisé dans la recherche sur ordinateur et les schémas relationnels. Nous avons sorti près de deux cents candidats potentiels. Pour diverses raisons, nous en avons éliminé un paquet et sommes descendus à une quarantaine. Sur lesquels il y en avait douze qui étaient pratiquement sûrs. Lily vous a raconté ça…

– Oui. Quarante. C’est un chiffre quasiment incroyable. »

O’Dell haussa les épaules. « Certains de ces meurtres sont probablement ce qu’ils ont l’air d’être – des voyous qui se font descendre dans la rue par d’autres voyous. Mais pas tous. Et je suis sûr que nous en avons manqué quelques-uns. Si bien que l’un dans l’autre, quarante ou cinquante doit être proche de la vérité.

– Et Fell, elle s’inscrit comment là-dedans ? demanda Lucas.

– Petty a sorti les noms des voyous et ceux des flics qui les connaissaient, et a comparé l’ensemble – ça implique un tas de manipulations compliquées avec les noms, mais j’ai accès à tout.

– Et le nom de Fell est sorti.

– Beaucoup trop souvent.

– Je déteste les statistiques, dit Lucas. À Minneapolis, les journaux n’arrêtaient pas de s’en servir et de tirer des conclusions idiotes à partir de données fausses.

– C’est un vrai problème, les données, admit O’Dell. Nous ne pourrons certainement pas traîner Fell devant le tribunal en s’appuyant sur mes chiffres.

– Humm. » Le regard de Lucas alla de Lily à O’Dell. « Il va me falloir beaucoup de temps pour creuser tout ça…

– N’en faites rien, dit O’Dell, braquant sa fourchette vers le nez de Lucas. Votre priorité absolue est de trouver Bekker et d’attirer l’attention des médias sur vous. Nous avons besoin de respirer un peu. Vous devez vous y employer à fond. Si cette bande de tueurs est vraiment en action, ils ne vont pas se laisser berner si facilement. Vous faire venir à New York, c’était un peu comme faire venir une voyante de Boise City : histoire de rassurer tout le monde dans la salle de rédaction. Jusqu’ici, tout le monde est tombé dans le panneau. Et il faut que ça continue. L’autre affaire doit rester loin, loin derrière, à l’arrière-plan.

– Que se passera-t-il si nous attrapons Bekker trop tôt ? Avant d’avoir identifié ces types ? » demanda Lucas.

Lily haussa les épaules.

« Tu n’auras plus qu’à rentrer chez toi, et nous, à trouver un autre moyen d’y arriver.

– Humm.

– Et voilà. Nous sommes en train d’espérer qu’un putain de détraqué va tenir le coup encore quelques semaines, quitte à massacrer le gamin de quelqu’un, pour nous permettre de mettre la main sur nos gars », marmonna O’Dell plus ou moins dans sa barbe, les yeux fixés sur la montagne à moitié entamée de pain perdu au sirop. Il se tourna vers Lily. « Nous sommes vraiment malades, Lily, vous savez ? Nous sommes réellement, authentiquement des malades.

– Oui, mais on est à New York », dit Lucas.

O’Dell s’attaqua vigoureusement à ce qui restait dans son assiette tout en expliquant en détail comment Petty avait mené ses recherches sur son ordinateur.

« Est-ce qu’éventuellement il aurait pu découvrir quelque chose de vraiment inattendu avec ce procédé ?

– Je ne pense pas. Ça ne marche pas comme ça. Avec un ordinateur, on produit les choses méthodiquement, sans surprise, en avançant pouce par pouce. L’ordinateur ne va pas vous annoncer soudain : « C’est Machin-Chose le coupable. » Non, je crois que quelque chose a dû se produire avec ce témoin. »

 

Pour sortir du restaurant, O’Dell ouvrit la marche comme à l’arrivée, saluant d’un signe de tête les occupants de certains box, ignorant délibérément les autres. Lily saisit Lucas par la manche et le retint un instant.

« Tiens, dit-elle en lui glissant trois clés rattachées par un anneau.

– Ça n’a pas traîné.

– On est à New York. »

 

Lucas prit ensuite un taxi pour se rendre à l’immeuble qu’habitait Fell. Il était à peine installé sur la banquette arrière que le chauffeur, un petit homme à barbiche blanche, lui demandait : « Z’avez vu Les Misérables ?

– Quoi ?

– Croyez-moi, vous ratez quelque chose. »

Le chauffeur dégageait une forte odeur d’oignon cru et nageait dans sa sueur. « Où vous allez ? D’accord. Écoutez, faut que vous voyiez Les Misérables. Quel intérêt de venir à New York si vous n’allez pas voir un spectacle, vous comprenez ? Non mais, regardez-moi ce connard, là, pardon pour les gros mots, mais franchement, vous trouvez qu’on devrait laisser un taré pareil dans les rues ? Mille dieux, où c’est qu’il a appris à conduire ? » Le chauffeur passa la tête par la fenêtre de sa portière en klaxonnant à fond. « Hé, mon pote, où c’est que t’as appris à conduire, hein ? Dans l’Iowa, hein ? » Ayant rentré la tête, il enchaîna : « Je vais vous dire, moi, si le maire n’était pas noir… »

 

Lucas appela Fell au commissariat d’un téléphone public accroché au mur extérieur d’un garage. La peinture du parking, recouverte d’indéchiffrables graffiti, s’écaillait par endroits, révélant une autre strate de griffonnages. « Barb ? C’est Lucas. Il faut que je passe par chez moi, juste un instant. On se voit toujours pour déjeuner ?

– Bien sûr.

– Super. Je te retrouve dans quelques minutes. »

Lucas raccrocha, et regarda l’immeuble de Fell, sur le trottoir d’en face. À première vue, il devait y avoir un millier d’appartements. Davantage, si ça se trouve. Des rangées de balcons identiques avec leurs pots de fleurs, et des bicyclettes sur certains. Des vélos branchés de yuppies, des V.T.T., des fois que les cyclistes tomberaient sur un accident de terrain imprévu dans Central Park. Il y en avait même, autant qu’il put voir, qui étaient enchaînés à un barreau du balcon.

Le hall de son immeuble était une cage de verre encerclant un gardien. Dans le fond, deux rangées de boîtes aux lettres en acier poli. Le gardien, vêtu d’un uniforme gris peu seyant, était sottement aux aguets.

« Où est le bureau de ventes ? » demanda Lucas. Une lueur vacilla dans le regard du gardien. C’était une question qui figurait spécifiquement dans ses consignes.

« Au deuxième étage, monsieur. Prenez à droite.

– Merci. » La surveillance des appartements. C’était magnifique, si on l’avait. Lucas alla aux ascenseurs, appuya sur le deux. Il y avait plusieurs bureaux au deuxième étage, tous sur la droite. Lucas n’y prêta aucune attention. Il tourna à gauche. Trouva la cage d’escalier, monta à l’étage supérieur, retourna aux ascenseurs et appuya sur le seize.

Le coup de téléphone qu’il avait passé à Fell lui garantissait qu’elle était toujours au commissariat de Midtown. Il ne risquait pas de la voir rentrer pour avaler un morceau en vitesse, régler ses factures ou un truc dans ce genre-là. Elle lui avait dit qu’elle habitait seule. Il avait relevé son adresse et son numéro de téléphone privé sur une liste du personnel, au bureau.

Il monta sans compagnie au seizième, sortit dans un couloir vide, prit à gauche, se perdit, revint sur ses pas, au-delà des ascenseurs. La porte de Fell était verte, contrairement aux autres qui étaient bleues, à l’exception d’un beige et rouge tomate. De surcroît, elles étaient toutes identiques. Il frappa. Pas de réponse. Il regarda autour de lui, frappa de nouveau. Toujours pas de réponse. Il essaya une clé, tomba juste dès le premier coup, poussa la porte. À l’intérieur, le silence était lourd de tension.

Faut y aller maintenant, allons, allons

L’appartement dégageait une légère odeur de tabac, rien d’agressif. Il y avait dans le salon une grande porte-fenêtre coulissante qui donnait sur le balcon. Les fenêtres étaient protégées par des rideaux blanc cassé à moitié tirés. Elle avait vue sur un immeuble similaire, et en regardant latéralement, de l’autre côté de la rue, Lucas vit une autre barre d’immeubles au-delà d’un espace. L’espace était probablement l’Hudson, et de l’autre côté, c’était la ville de Jersey.

L’appartement était bien tenu, mais rien de maniaque. La plupart des meubles étaient de bonne qualité et assortis. Deux fauteuils La-Z-Boy verts, rembourrés à mort, faisaient face à un gros téléviseur couleurs. Une table basse, disposée entre les deux fauteuils, était couverte de magazines : Elle, Vogue, Guns & Ammo, et quelques autres sous lesquels il trouva une pile de romans. À côté de la télévision, un placard abritait un lecteur de disques compact, un ampli, un lecteur de cassettes et un magnétoscope. Sur une autre table, encore des revues, quatre télécommandes, un ballon à cognac géant rempli de boîtes d’allumettes de divers restaurants – Windows on the World, Russian Tea Room, Oak Room, Four Seasons. Elles étaient immaculées et donnaient l’impression de sortir d’une pochette de souvenirs. D’autres boîtes d’allumettes étaient nettement plus abîmées, à moitié utilisées – plusieurs provenant du bar où ils avaient bu un verre la veille au soir, une avec une couronne, une autre avec un cavalier de jeu d’échecs, une encore avec une palette de peintre. Quatre mégots de cigarette traînaient dans un cendrier.

Des photos étaient accrochées aux murs, de part et d’autre de la télévision : une femme debout sur une jetée, en compagnie d’un couple plus âgé qui aurait pu être ses parents, et sur une autre photo, la même femme en voile de mariée ; un jeune homme aux larges épaules, campé sur une colline avec son berger écossais et un 22 long rifle ; le même jeune homme, plus âgé, revêtu de son uniforme de l’armée, sous une pancarte qui disait : « Je sais que je vais aller au paradis car j’ai purgé ma peine en enfer : Corée, 1952. » Il y avait quelque chose qui clochait avec ce jeune homme… Lucas regarda de plus près. Sa lèvre supérieure était légèrement déviée, comme si on l’avait opéré d’un bec-de-lièvre.

Ses parents ? À peu près sûr.

Un couloir partait sur la gauche en sortant du salon. Il l’inspecta, trouva une salle de bains et deux chambres à coucher. L’une d’elles était utilisée comme bureau et pièce de rangement. Un petit bureau en bois et deux meubles classeurs étaient alignés contre le mur, le reste de l’espace étant aux trois quarts occupé par des cartons, certains ouverts, d’autres scellés par du ruban adhésif. Dans l’autre chambre, il y avait un lit double, défait, avec un drap froissé qui formait un tas du côté des pieds, et deux commodes dont une surmontée d’un miroir. Un tapis tissé, de forme ovale, servait de descente de lit. Une petite culotte abandonnée gisait au beau milieu. Un panier de bambou tressé arrivant à hauteur de hanche était à moitié dissimulé derrière une des commodes. Lucas souleva le couvercle. Des vêtements sales. Un panier à linge.

Il voyait ça d’ici. Elle dort en sous-vêtements. Elle se redresse dans son lit, encore à moitié endormie, bâille, se lève, laisse glisser sa petite culotte pour aller prendre une douche, se promet de la jeter dans le panier à linge en sortant de la douche, oublie…

Il revint sur ses pas, traversa le salon pour entrer dans la cuisine, qui avait l’air de ne jamais servir. Une demi-douzaine de verres étaient posés sur l’égouttoir de la paillasse, en même temps que deux ou trois fourchettes, mais il n’y avait pas d’assiettes. Un paquet de lasagnes « basses calories » dans une poubelle, une bouteille de gin Tanqueray aux deux tiers pleine sur le buffet… Lucas ouvrit le réfrigérateur, découvrit des bouteilles de Perrier arôme citron et de Pepsi light, un paquet de six Coors, une bouteille de concentré de jus de citron vert, quatre bouteilles de Schweppes light. Un paquet de nectarines sur le bac à fruits. Il effleura la surface du four. De la poussière. Un four à micro-ondes occupait la moitié de la surface du comptoir. Pas de poussière. Ce n’était pas un cordon-bleu.

Il commença par la cuisine : les femmes cachent ce qu’elles ont à cacher dans leur cuisine ou leur chambre. Il trouva quelques assiettes, fonctionnelles, bon marché. Une poignée d’ustensiles, rudimentaires. Un tiroir rempli de paperasse, les garanties de tous les appareils électriques et électroniques du lieu. Il sortit les tiroirs, passa la main en dessous, au fond. Inspecta les boîtes en métal : rien à l’intérieur, pas même le sucre et la farine qui auraient dû y être.

Dans la chambre, il regarda sous le lit, où il découvrit une machine à ramer et des moutons de poussière gros comme des carcajous. Et dans le tiroir de la table de nuit, il tomba sur un colt Lawman avec un canon de cinq centimètres, aménagé pour accueillir des balles de 38 Special. Il fit basculer le cylindre : six alvéoles chargées. Remit le cylindre en place, et l’arme où il l’avait trouvée.

Inspecta la commode. Des paquets de lettres et de cartes postales dans le tiroir du haut, des bijoux de pacotille, une boîte non ouverte de préservatifs Trojan lubrifiés. Il feuilleta hâtivement le paquet de lettres.

 

Chère Barb, On rentre juste du New Hampshire. Tu aurais dû venir ! C’était formidable.

 

Chère Barb, Un mot en vitesse. Je serai de retour le 23 si tout se passe bien. Ai essayé d’appeler mais n’ai pas pu t’avoir, ils m’ont dit que tu étais sortie et j’avais peur de te réveiller pendant la journée. J’ai vraiment besoin de te voir. Je pense à toi tout le temps. Je ne peux pas m’en empêcher. En tout cas, on se verra le 23. Jack.

 

La lettre était dans une enveloppe. Il vérifia le cachet de la poste : quatre ans plus tôt. Il enregistra le nom : Jack.

Pas grand-chose de plus. Il tira tous les tiroirs. Ah ! Encore des papiers. Des photos au Polaroid. Barbara Fell, assise sur les genoux d’un homme, chacun une bouteille de bière à la main. Nus. Elle était mince, avec de petits seins aux aréoles foncées.

Il était aussi mince qu’elle, mais musclé et brun ; et il regardait la caméra avec une désinvolture appliquée. Une autre photo : les deux, assis sur ce qui paraissait être une peau de zèbre, également nus, des points rouges à la place des yeux. À l’arrière-plan, un miroir, avec le reflet éclatant d’un flash là où se trouvait l’appareil photo. Le Polaroid du miroir était posé sur un trépied, solitaire. Pas de troisième personne. L’expression sur son visage… De la peur ? De l’excitation ? De l’anxiété ?

Encore une photo. Les mêmes, habillés, debout devant ce qui ressemblait fort à un commissariat de police. Un flic ? Lucas s’approcha de sa mallette, en sortit son Polaroid, adapta un doubleur de focale, s’agenouilla et copia les photos.

Il n’y avait rien d’autre dans la chambre. Pas d’odeurs dans la salle de bains, elle avait été récurée à fond. Mais un étonnant capharnaüm régnait sur le dessus de la coiffeuse : bâtons de rouge à lèvres, flacons de shampooing, savon, déodorant, une boîte d’un truc appelé Yeast-Gard, protège-slips, paquet d’aiguilles à coudre, pince à épiler, grosse boîte de pansements et bouteille d’huile de sésame pour le corps. L’armoire à pharmacie contenait une maigre sélection de produits en vente libre : aspirine, mycitracine et nuprin, le nouvel antalgique à la mode.

Il se dirigea vers le bureau.

Elle tenait soigneusement ses comptes, et tout avait l’air en ordre : elle avait un compte bancaire, un coffre pour déposer ses objets de valeur, et un plan d’assurance-vieillesse volontaire souscrit auprès de Fidelity Investments.

Mais où était son carnet d’adresses ? Il fouilla dans les tiroirs. Elle en avait forcément un. Elle devait garder son agenda dans son sac, mais elle gardait certainement chez elle un répertoire qu’elle n’était pas obligée de changer chaque année. Il fronça les sourcils. Rien dans le bureau. Il retourna au salon et regarda dans le voisinage du téléphone. Rien non plus. L’appareil avait un très long fil, ce qui l’incita à aller jusqu’à la table de la télévision et à chercher parmi les magazines empilés. Le carnet s’y trouvait effectivement. Il l’ouvrit. Des noms. Par dizaines. Il prit le Polaroid et se mit à l’œuvre. Quand ce fut terminé, il avait utilisé toute la pellicule moins deux photos.

Cela devait suffire. Il vérifia l’état des lieux, éteignit les lumières et sortit de l’appartement. Le gardien avait les yeux stoïquement fixés sur un mur de marbre vide lorsque Lucas ressortit. Il ne les leva pas. Son travail était d’empêcher les gens de rentrer, pas de sortir.

Kennett et un autre détective étaient en train de lire le journal, tandis qu’un troisième flic parlait au téléphone.

« Barbara est au bout du couloir, dit Kennett en levant les yeux à l’arrivée de Lucas. On vous a trouvé un bureau libre, pour que vous puissiez être un peu tranquille.

– Merci. »

Fell triait une pile de chemises en papier kraft. Il s’arrêta dans l’embrasure et l’observa un instant. Elle travaillait avec une intense concentration. Séduisante. Les photos où elle posait nue lui jaillirent à l’esprit : elle y paraissait plus menue et vulnérable, moins vivante. Elle se mit à feuilleter une liasse. Au bout d’un moment, sentant sa présence, elle leva les yeux et sursauta. « Seigneur, je ne t’avais pas entendu ! »

Il entra, contourna la table, ramassa un dossier : « Robert Garber, 7/12. C’est tout ?

– Oui. Je l’ai parcouru. Des millions de détails », dit-elle. Elle repoussa une mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux. « Le problème, c’est que nous n’avons pas besoin de tout ça. Nous savons qui est Bekker, à quoi il ressemble, et de plus, dans ces articles déments, il reconnaît avoir commis les crimes. La seule chose que nous ayons à faire, c’est de le trouver. Nous n’avons pas besoin des trucs habituels.

– Il doit y avoir quelque chose…

– Je veux bien être pendue si je le vois. Les autres ont dressé une liste, les choses dont tu parlais à la réunion de ce matin. Il a besoin d’argent. Il a besoin d’un endroit où se cacher. Il a besoin d’une voiture. Il a besoin de changer de visage. Alors, ils ont passé le mot à tous les employeurs : regardez bien les gens que vous payez. Ils ont contacté tous les hôtels, les asiles de nuit, les autres endroits où il pourrait s’être réfugié. Ils ont parlé aux compagnies de taxis, se disant qu’il tournait peut-être en bahut – ça expliquerait comment il les asphyxie, en utilisant la banquette arrière comme chambre à gaz. Ils ont écumé tous les magasins qui vendent des fonds de teint recouvrants pour les gens qui ont été défigurés, et les parfumeries spécialisées dans le maquillage de théâtre. Les gars des stups interrogent les dealers, nous traquons les fourgues. Que peut-il y avoir d’autre ?

– Je l’ignore, mais ceci ne suffit pas, dit Lucas, désignant d’une pichenette la pile de dossiers. Commençons par jeter un coup d’œil aux victimes… »

Ils y passèrent une heure. Bekker avait tué six personnes à Manhattan, dont on avait retrouvé les corps disséminés entre Midtown, le Village, SoHo et Little Italy. Partant de l’idée qu’il n’allait pas prendre le risque de les emmener trop loin, il devait se trouver au sud de Central Park et au nord du quartier de la finance. Les codes postaux relevés sur les enveloppes qu’il avait adressées aux revues médicales suggéraient la même chose : trois revues, trois codes différents : 10002, 10003, 10013.

– Il utilise de l’halothane ?

– C’est ce qu’ils supposent, dit Fell en hochant la tête. Ils en ont trouvé des vestiges chez les trois victimes quand ils ont fait l’analyse chimique du sang. Ce qui explique l’absence de toute trace de lutte. C’est une matière qui agit rapidement. Dans le genre, un-deux-trois, hop !

– Où se l’est-il procuré ?

– On ne sait pas encore – nous avons vérifié auprès de tous les hôpitaux de Manhattan, de Jersey nord, du Connecticut. Rien pour le moment, mais tu sais, personne ne tient un compte exact des quantités de produit. On peut en transférer un peu d’un réservoir à un autre sans que ça se voie. Tant que le réservoir n’a pas disparu, qui peut savoir ?

– Hum. Bon. Mais comment réussit-il à s’approcher suffisamment de ses victimes pour que ça leur saute à la face ? » Lucas se leva, sortit dans le couloir et revint avec un gobelet conique en plastique jetable.

« Lève-toi. »

Elle se leva.

« Quoi ? »

Il fit mine de lui lancer le contenu du gobelet au visage.

« Si je viens vers toi comme ça, de face, je n’ai pas assez de force. »

Fell recula d’un pas et le gobelet rencontra le vide.

« Même s’ils avaient respiré un peu de gaz, ils pouvaient encore se cabrer en arrière et crier, dit-il.

– Rien ne dit qu’ils n’aient pas crié.

– Personne n’a entendu quoi que ce soit. »

Elle hocha la tête.

« Donc, s’il les attaque dans la rue, c’est qu’il arrive dans leur dos.

– Oui. Il les empoigne, les attire à lui, leur plaque ça sur la bouche… » Il la fit pivoter, lui plaqua le gobelet de plastique sur la bouche, un coude dans la colonne vertébrale, une main bloquant son épaule. « Un, deux, trois, hop. »

« Recommence », demanda-t-elle. Il le refit, mais cette fois elle lui attrapa le poignet, qu’elle tordit. Le gobelet tomba par terre et elle ouvrit la bouche. « Je crie », dit-elle alors. Il la lâcha et elle dit : « Comme ça non plus, ça ne marche pas très bien.

– Cette femme, Ellen Fœn. » Lucas prit le dossier, l’ouvrit. « Les déclarations de ses amis indiquent qu’elle était extrêmement prudente. Elle avait eu des ennuis avec des clochards – des types qui traînaient dans la ruelle derrière son lieu de travail, fouillant dans les poubelles. Elle pouvait voir l’extérieur par la porte d’entrée en verre, et elle inspectait toujours les lieux avant de l’ouvrir pour sortir. Donc, si Bekker avait été là, elle aurait dû le voir.

– C’était le soir.

– Neuf heures. Il ne faisait pas complètement nuit.

– Peut-être était-il habillé correctement. Comme il n’est pas très costaud, il ne l’a pas inquiétée, tout simplement.

– Mais son visage ?

– Du fond de teint. Ou bien… je ne sais pas. Pour moi, ça tient beaucoup mieux la route s’il conduit un taxi. Elle monte dedans. La voiture est équipée d’une de ces vitres de sécurité entre l’avant et l’arrière, que Bekker a bloquée je ne sais comment. Quand elle ferme la porte, il envoie le gaz, elle perd connaissance. Ce que je veux dire, c’est que j’imagine mal une femme réputée méfiante laissant un homme s’approcher d’elle. Même s’il la surprenait par-derrière, elle se débattrait. Tu es beaucoup plus costaud que Bekker et pourtant tu aurais drôlement du mal à maintenir un masque sur ma bouche, même par-derrière.

– C’est peut-être pour cela qu’il choisit des victimes pas très grandes, des femmes, suggéra Lucas.

– Même. On arrive à se débattre. Admettons qu’il l’attrape, il y aura des hématomes, or le médecin légiste n’a rien trouvé de ce genre. Il faut que ça se passe dans un taxi, ou quelque chose d’avoisinant.

– Mais pourquoi Fœn aurait-elle pris un taxi ? Elle a disparu alors qu’elle allait chercher des Coca pour tout le monde dans le magasin d’en face. Son petit ami devait passer la chercher à neuf heures et demie, après son travail.

– Peut-être que… et merde, je ne sais pas.

– Et regarde Cortese. Il sort d’un club et traverse la Sixième Avenue, descend la 59e Rue en direction du Plaza. Ses amis l’ont vu aborder la rue par l’extrémité qui donne sur la Sixième. Apparemment, il n’est jamais arrivé à l’autre bout, car il y avait un message téléphonique qui l’attendait à la réception du Plaza dès neuf heures, et il ne la jamais pris. Donc, il s’est fait intercepter sur la 59e entre la Cinquième et la Sixième Avenue. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Pourquoi aurait-il hélé un taxi ? Il ne lui restait que quelques centaines de mètres à parcourir. »

Elle haussa les épaules.

« Je l’ignore. Mais cette rue est sombre, il peut très bien avoir été attaqué. Et puis il faut faire gaffe, quand on se met à chercher une logique, tu sais…

– Je sais, je sais…

– Ça pourrait être n’importe quoi. Cortese a peut-être lâché ses copains parce qu’il cherchait un peu de compagnie. »

Lucas secoua la tête.

« On a pourtant l’impression qu’il était du genre sage…

– Garber aussi… Je ne sais pas.

– Continue à lire », suggéra Lucas.

Soudain, il se dit qu’elle était en train de l’observer. Elle lui jetait de drôles de coups d’œil, plutôt inquiets. Il finit par demander :

« Il y a quelque chose qui ne va pas ? »

Après une hésitation, elle demanda en retour :

« Est-ce que tu es vraiment venu ici pour travailler sur Bekker ?

– Eh bien… » Il écarta les bras, englobant d’un grand geste tous les papiers posés sur la table. « Oui. Pourquoi ?

– C’est que… plus j’y pense, plus ça me paraît curieux. On finira par l’attraper, tu sais.

– Bien sûr que je sais. Je suis surtout là pour l’aspect publicitaire de la chose. Détourner un peu la pression.

– Ça non plus, ça ne me paraît pas coller », dit Fell. Elle le regarda plus attentivement. « Je ne sais rien de toi. Tu traînes avec O’Dell. Tu n’es pas aux Affaires internes, par hasard ?

– Quoi ? » Il recula, surpris. « Bon Dieu, Barbara, non. Je ne suis pas aux Affaires internes.

– C’est sûr ?

– Oui. Tu sais ce qui m’est arrivé à Minneapolis ?

– On raconte que tu as tabassé quelqu’un. Un gosse.

– Un petit maquereau. Il avait tailladé une fille avec un ouvre-bouteilles. C’était une de mes indics. Tout le monde était au courant, dans le quartier, il fallait que j’agisse. C’est ce que j’ai fait. Il se trouve qu’il était mineur – je le savais plus ou moins – et je me suis fait alpaguer par les Affaires internes. Ce n’était pas un procédé parfaitement réglo. J’avais simplement fait ce que je devais faire, et tout le monde le savait, mais je me suis fait coincer parce que, pour eux, c’était moins risqué de me coincer que de laisser filer. Mais je ne suis pas aux Affaires internes, ça, non. Tu peux vérifier, d’ailleurs, c’est facile.

– Non, non. »

Elle se replongea dans ses dossiers et Lucas dans les siens, mais une minute après, il laissa échapper : « Nom de Dieu, les Affaires internes !

– Je suis désolée.

– Bon… »

Ils décidèrent de s’accorder une pause et marchèrent jusqu’à une pizzeria, deux rues plus loin, où ils trouvèrent un box libre et des gobelets en carton capables de contenir un litre de Pepsi light. Il lui plaisait, il le sentait. Aussi laissa-t-il la conversation prendre un tour plus personnel. Il lui parla de la liaison longue distance qu’il avait eue autrefois avec Lily, de l’ambiguïté qui subsistait maintenant. Il évoqua son enfant.

« Je ne serais pas contre avoir un enfant, dit Fell. Ma putain de sonnette d’alarme biologique fait autant de bruit que Big Ben.

– Quel âge as-tu ? demanda-t-il.

– Trente-six.

– Des candidats géniteurs à l’horizon ?

– Pas pour l’instant. Je ne rencontre que des flics ou des voleurs, et je ne veux ni d’un flic ni d’un voleur.

– C’est dur de rencontrer des mecs ?

– Les rencontrer n’est pas le problème. Le problème c’est que les mecs qui me plaisent, je ne leur plais pas. Au bout du compte. Ainsi, il y a cinq ans, je sortais avec cet avocat. Pas un grand avocat et tout et tout, un type normal. Divorcé. Cheveux longs, très branché sur la protection du bien public. Dans le vent, quoi. Enfin, tu vois.

– Oui, tout à fait. De jolies cravates.

– C’est ça. Il avait envie de se remarier. J’aurais pu marcher. Et puis voilà qu’un jour, j’étais dehors à jouer les appâts quand un grand connard me tombe sur le poil vraiment méchamment, me plaque contre un mur et commence à me cogner dessus, il prend vraiment son pied à me tabasser. Alors je tends la main vers ma jambe, où j’ai cette petite cachette avec mon automatique 25, et au moment où il se penche pour me ramasser, je lui fourre le canon dans la bouche et il ouvre des yeux comme des soucoupes. Je le fais reculer et il répète : Ne tirez pas, ne tirez pas”…

– Où étaient tes arrières ?

– Ils sont arrivés en courant. Ils adossent le type au mur et l’un d’eux me dit : Bon Dieu, Fell, tu vas te payer un super œil au beurre noir.” Ce connard m’avait cognée sous l’œil, en plein sur l’os de la pommette, tu sais ? » Elle se frotta l’orbite et Lucas hocha la tête. « Ça faisait un mal de chien. Alors je réponds : Ah, oui ? Ils maintiennent le type dos au mur, jambes écartées, et je dis : Tu peux dire adieu à tes couilles, tas de merde, et je shoote en plein dedans, tellement fort qu’elles ont dû prendre le train pour revenir de l’Ohio.

– Sans blague ? » Lucas se mit à rire. Les histoires de flics étaient décidément les meilleures, et Fell avait l’air positivement ravie.

« Après, quand j’ai raconté l’histoire à mon petit ami avocat, il a complètement flippé. Et il ne s’inquiétait pas du tout pour mon œil.

– Il s’inquiétait pour le mec adossé au mur ?

– Non, non. Il savait que ce genre de choses arrivaient. Ça lui était égal que quelqu’un fasse ça, mais simplement, ce ne devait pas être moi. En fait, je crois que ce qui l’a vraiment perturbé, c’était ma réflexion : Tu peux dire adieu à tes couilles, tas de merde.” Je n’aurais peut-être pas dû lui raconter. Vraiment, ça lui posait un problème. Je crois qu’il avait l’intention de s’inscrire dans un country-club chicos, et il me voyait mal assise sur la terrasse dallée, un mint julep ou je ne sais quelle saloperie à la main, en train de répéter aux épouses des membres : Tu peux dire adieu à tes couilles, tas de merde.” »

Lucas haussa les épaules.

« Tu as essayé avec un flic ?

– Oh, oui, oui. » Elle hocha la tête avec un petit sourire, le regard lointain. « Un véritable artiste de la braguette. Ça a chauffé très fort entre nous pendant les premiers temps, mais… On a envie d’un peu de paix et de tranquillité, quand on rentre chez soi. Lui, il voulait toujours sortir faire la chasse aux camés. »

Lucas mordit dans une tranche de poivron, mastiqua quelques instants et lâcha :

« Il y a quelques années, Lily et moi avons eu une histoire ensemble. Ça reste entre nous, hein ?

– Bien sûr. » La curiosité pouvait se lire à livre ouvert sur son visage.

« C’était en train de devenir assez sérieux, ça se passait là-bas à Minneapolis. Son mariage battait de l’aile. Et puis cet Indien lui a tiré une balle en pleine poitrine. Il a vraiment failli la tuer.

– Je suis au courant.

– Ça m’a fait flipper. On s’est encore revus deux ou trois fois, mais je n’aime pas prendre l’avion, et elle était très occupée…

– Oui, je vois.

– Et puis, l’an dernier…

– L’actrice, dit Fell. Celle que Bekker a tuée.

– Je porte la poisse », dit Lucas, les yeux fixés quelque part derrière Fell, le regard et la voix soudain assombris. « Si j’avais été un poil plus malin, un poil plus rapide… Merde. »

Après le déjeuner, ils retournèrent à leur tas de paperasses, qu’ils épluchèrent en vain, ne trouvant rien. Fell, insatisfaite, alla faire un tour dans la salle commune pendant que Lucas continuait à lire. Kennett la ramena une demi-heure plus tard.

« Bellevue, annonça-t-elle en s’effondrant dans le fauteuil en face de Lucas.

– Quoi ? » Lucas regarda Kennett qui s’était appuyé contre le chambranle de la porte.

« Bellevue a perdu du matériel de contrôle qui était parti en réparation. On ne l’a pas su parce que ce n’était pas vraiment visible : tout était coché et justifié sur le papier. Mais quand le matériel n’est pas revenu de l’atelier de réparation, quelqu’un a vérifié. Il avait disparu. Les gens de l’atelier ont des récépissés. Ils ont pensé que ça avait été rapporté dans le service. En tout cas, la disparition remonte à plus d’un mois, et même plus de six ou sept semaines. Ça date probablement d’avant le premier meurtre commis par Bekker, dit Kennett.

– Il leur manque précisément le matériel dont Bekker parle dans ses articles, précisa Fell.

– Il a très bien pu trouver l’halothane au même endroit, ainsi que pas mal de drogues, dit Lucas. La même source pour l’ensemble, s’il s’agit d’un membre du personnel.

– Ça m’en a tout l’air, dit Fell.

– Je suis prêt à parier que c’est ça », dit Kennett. Il se passa une main dans les cheveux, rectifia son nœud de cravate. Furieux. « Bon Dieu, on a vraiment mis du temps pour trouver.

– Qu’allez-vous faire ?

– On va avancer à pas de loup, pas question d’effrayer qui que ce soit, répondit Kennett. On va commencer par comparer les employés de Bellevue avec notre fichier criminel. Et on va approcher tous les camés que nous connaissons, pour voir qui est en contact avec qui à l’intérieur. Ensuite, on procédera aux interrogatoires. Ça prendra deux ou trois jours. De votre côté, vous pourriez peut-être retourner voir vos fourgues ? Essayer de savoir s’il y en a un qui se fournit à Bellevue.

– Ouais, dit Lucas en consultant sa montre : presque trois heures. Allons donc parler à Jackie Smith », proposa-t-il à Fell.

 

Smith les retrouva à Washington Square. L’après-midi était monstrueusement chaud, mais Smith n’en avait cure : il arriva dans une Mercedes grise qu’il gara devant une borne d’incendie.

« Je refuse de vous dire quoi que ce soit. Si vous voulez parler à quelqu’un, ce sera à mon avocat », dit-il quand Lucas et Fell arrivèrent à sa hauteur. Ils se tenaient près d’un terrain de boules, sous un ginkgo, protégés du soleil.

« Allons, Jackie, dit Lucas. Je suis désolé pour ce putain de green. Je me suis un peu échauffé.

– Échauffé, mon cul, ricana Smith. Vous savez combien de temps ça va prendre pour le remettre en état ?

– Jackie, il faut vraiment que nous passions un accord, vous comprenez ? Quelque chose de nouveau s’est produit au sujet de ce Bekker, et vous êtes en position de nous aider. Comme je vous le disais hier soir, j’en fais une affaire personnelle. Sans blague. J’ai seulement besoin d’un petit renseignement.

– Je ne connais pas votre putain de Bekker, dit Smith, perdant patience.

– Holà, nous vous croyons ! dit Lucas. Mais il fallait que je sabote votre green, j’avais besoin de capter votre attention. Vous étiez en train de noyer le poisson, pas vrai ? »

Smith le dévisagea longuement avant de répondre.

« Eh bien, qu’est-ce que vous voulez, au juste ?

– Il nous faut les noms des types qui peuvent faire sortir du matériel de Bellevue.

– C’est tout ce que vous voulez ? Et après ça, vous arrêterez de me coller au train ?

– Nous ne pouvons pas vous le promettre, dit Lucas. Je ne peux pas m’engager pour Barbara, mais moi, je serai nettement plus amical.

– Doux Jésus, j’ai affaire à un cinglé », dit Smith. Une pause, puis : « Je ne fais pas d’affaires à ce niveau. C’est pour le menu fretin.

– Je sais, je sais, mais il me faut un type qui gère ce genre d’opérations. Deux ou trois noms, c’est tout.

– Vous voulez les entuber ?

– Pas s’ils me parlent. En revanche, si eux, ils m’entubent, je reviendrai vous voir. »

Fell s’immisça alors dans la conversation avec des accents de représentant de commerce : « Mon Dieu, Jackie, ce serait tellement facile si vous marchiez avec nous. Ça ne vous coûte rien. En fait, vous n’aidez pas les flics, vous aidez une pauvre femme qui va finir par se faire découper le cœur, ou autre chose, en morceaux.

– Ouais, c’est vous qui avez renversé mon café sur le trottoir », dit Smith, détournant la conversation. Il regarda de l’autre côté de la place, où un groupe de jeunes Noirs répétaient un numéro de danse au son d’une musique de rap diffusée par une radio portable. « D’accord, dit-il. Deux types. Enfin, un type et une nana. Ils ne travaillent pas exactement dans l’hôpital, mais ils peuvent vous mettre en relation avec des gens qui sont dedans.

– C’est tout ce que nous demandons.

– Ouais, ouais, bon Dieu, vous racontez vraiment n’importe quoi… » Il s’éloigna vers sa voiture, ajoutant : « J’en ai pour une minute.

– Il passe un coup de fil », expliqua Fell tandis que Smith disparaissait à l’intérieur de la Mercedes.

Il revint deux minutes plus tard, muni de deux noms et adresses. Lucas les copia dans son carnet. Smith éructa de dégoût et retourna à sa voiture en secouant la tête.

« Angela Arnold et Thomas Leese », dit Lucas à Fell. « Ça se trouve où, ces adresses ? »

Fell jeta un coup d’œil et dit : « Dans le Lower East Side. Jamais entendu parler de ces gens-là en tout cas. Tu veux que je regarde au fichier ?

– Oui. Ou plutôt non, passe-les au bureau, ils feront les vérifs pendant la nuit, dit Lucas en consultant sa montre. Kennett veut rester prudent et je ne tiens pas à interférer. On s’occupera d’eux demain. »

 

Fell le déposa à son hôtel et repartit vers Midtown South. Lucas fit sa toilette, dîna au restaurant de l’hôtel, remonta dans sa chambre et regarda le match des Twins contre les Yankees jusqu’au septième tour de batte. Là, il prit un taxi pour se rendre chez Lily. Elle appuya sur le bouton de l’interphone pour l’introduire dans l’immeuble et vint l’accueillir pieds nus à sa porte.

« Tu es en retard, dit-elle.

– J’ai eu des problèmes », dit Lucas en franchissant le seuil. Il avait séjourné dans cet appartement près de deux ans plus tôt, alors qu’elle venait juste d’emménager. Le mobilier offrait alors un aspect provisoire, récupéré à peu de frais. Des cartons étaient empilés dans le salon, le téléviseur était posé sur deux meubles de classement en métal. Le papier mural de la cuisine avait un curieux motif de bambous avec des singes. Le dessus des placards et des surfaces était en plastique écorné. Tandis que maintenant, les lieux dégageaient une impression soignée et colorée : des tapis aux couleurs chaleureuses sur la moquette beige ; des dessins lumineux aux murs ; des sièges en petite quantité, mais choisis avec soin, et un vaste canapé en cuir. La cuisine était d’un jaune doré subtil, avec des boiseries en chêne. La veille, il était passé lui remettre les empreintes de clés, mais n’était pas resté assez longtemps pour bien regarder. Cette fois, il prit quelques minutes. « C’est vraiment chouette, maintenant », finit-il par dire. Pourtant, il se sentait crispé : quand il avait habité là, deux ans plus tôt, ils avaient passé beaucoup de temps au lit, car Lily était pleine de curiosité, avide de sensations, d’intensité sexuelle. Aujourd’hui, leurs relations étaient plus distantes.

« Voilà ce qui arrive quand votre mariage s’effondre, on s’occupe de l’appartement », dit-elle. Elle se tenait près de lui mais pas trop, les deux mains se rejoignant à hauteur de la hanche, l’attitude de la parfaite hôtesse. Courtoise, mais autre chose aussi. Sur la défensive ?

« Oui, je sais.

– J’ai transformé la chambre du fond en bureau, tout est entassé là-bas. Allons-y. Tu veux une bière ?

– Avec plaisir. » Il alla nonchalamment dans le bureau, bâilla, s’assit derrière la table, recula le fauteuil de façon à pouvoir poser les talons sur un tiroir à demi ouvert, saisit le premier dossier qui se présentait. Il avait passé sa journée à lire des dossiers. Un million de faits flottaient autour de lui en liberté.

« Kays, Martin. » Il ouvrit la chemise. Kays avait été arrêté deux fois pour viol. Condamné à deux ans de prison la première fois, acquitté la deuxième. On le soupçonnait d’avoir commis au moins trente agressions dans l’Upper West Side. Il avait mis au point une technique quasi scientifique, attaquant les femmes nuitamment dans des parkings privés. Apparemment, il profitait de la sortie d’une voiture pour se glisser à l’intérieur du parking, se faufilant sous la porte au moment où elle redescendait, puis attendait jusqu’à ce qu’une femme se présente seule dans l’obscurité. Plus une demi-douzaine d’arrestations pour possession de drogue, viol, vol, état d’ivresse.

« Kays, dit Lily en lisant par-dessus l’épaule de Lucas. Il aurait dû être liquidé cinq ans plus tôt.

– Mauvais raisonnement, mon capitaine », dit Lucas en levant les yeux vers elle. Elle lui tendit une Special Export.

« Je sais, mais cela fait partie du problème. À l’exception des trois meurtres dont je t’ai parlé et de celui de Walt, qu’ils peuvent réprouver, la plupart des habitants de la ville acclameraient ces tueurs s’ils connaissaient leur existence. Surtout lorsqu’ils éliminent des types comme Kays. Je doute que l’on trouverait un jury pour les condamner.

– Tu veux dire que c’est une bonne chose, tant qu’ils s’en prennent à des salauds ?

– Non. C’est juste que, si tu descends quelqu’un qui mérite de mourir et à qui cela finira forcément par arriver un jour ou l’autre, mais qui en attendant risque de détruire une centaine de vies… eh bien, hâter l’échéance ne paraît pas tellement catastrophique. Par rapport à tuer des innocents. Seulement ces types ne s’attaquent plus à des criminels, maintenant, ils s’en prennent à… la liberté.

– Je ne peux pas te suivre à ce niveau de théorie, c’est trop pointu pour moi, dit Lucas en lui souriant.

– Ça a l’air d’un tas de conneries un peu niaises, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Pourtant, ce n’est pas le cas.

– Comme tu veux.

– Si tu ne sens pas le coup, pourquoi as-tu accepté de venir ? » demanda-t-elle. Il haussa les épaules.

« Parce que tu es une amie.

– C’est suffisant ?

– Bien sûr. De mon point de vue, c’est une des rares bonnes raisons qu’on puisse avoir d’agir. Je détesterais tuer quelqu’un par patriotisme ou par devoir. Je ne pourrai jamais être directeur de prison et envoyer le courant dans la chaise d’un condamné. Mais à chaud, pour protéger quelqu’un de ma famille ou des amis, pas de problème.

– Et par vengeance ? »

Il réfléchit un instant et hocha la tête.

« Oui, la vengeance, ça va. J’aime bien pourchasser Bekker. Je vais l’avoir.

– Toi et Barb Fell.

– Ouais. Tiens, puisqu’on parle du loup… » Il plongea la main dans la poche de sa veste. « Regarde-moi ça. Le type a l’air d’un flic et ils sont très liés, apparemment. Ou l’ont été. » Il tendit à Lily deux des Polaroids qu’il avait prises chez Fell.

« Oh, Barbara, dit Lily à voix basse en les regardant, secouant la tête. Je connais ce type. Plus ou moins. C’est un agent de la circulation. Nous allons le confronter à la liste des meurtres. On verra bien ce qui en sort.

– Et j’ai quelques noms pour toi. Des amis de Barb. Je ne sais combien d’entre eux sont des flics, mais si tu pouvais les comparer aussi…

– Bien entendu. »

 

Lucas continua jusqu’à deux heures du matin, prenant des notes sur un bloc-notes à spirale. Puis Lily entra et demanda : « Tu as trouvé quelque chose ?

– Non. Et tu avais raison. Ces types, c’était la lie de la lie. Combien de gens, dans le service, étaient en position de dresser une telle liste ?

– Des centaines. Mais Barb Fell était au croisement de plusieurs possibilités. »

Lucas hocha la tête, arracha les pages du bloc-notes, les plia et les glissa dans sa poche.

« Je vais continuer à enquêter sur elle. »

 

L’appartement de Lily se trouvait au deuxième étage d’un ancien hôtel particulier. Lucas partit à deux heures dix, au moment où la nuit commençait tout juste à retrouver la fraîcheur suave qui sépare deux journées tropicales. Il était un peu fatigué, mais encore éveillé. Chez lui, il serait allé se promener le long de la rivière, un intermède calme avant le coucher. Mais à New York…

La rue était convenablement éclairée. Un taxi rôdait à un bloc de là. Lucas se mit à marcher dans cette direction, les mains au fond des poches.

Il les sentit dans son dos. Ils étaient deux.

Grands, baraqués et rapides comme des joueurs de football professionnels. Des arrières.

Le long du trottoir, les voitures étaient garées pare-chocs contre pare-chocs.

Celui qui attendait derrière la Citation attira l’attention de Lucas et lui fit tourner la tête en raclant un objet métallique contre le pare-chocs, un bruit à vous glacer le sang et vous déchirer les nerfs, comme une lame de couteau promenée sur une plaque de fer.

Instinctivement, Lucas fit un pas en arrière et se tourna à demi vers le bruit. Quelque chose était en train de se produire, un tel son ne pouvait pas être fortuit. Sa main se dirigea vers ses reins où pesait son 45.

Lorsqu’il pivota, l’autre type, celui qui était caché dans une embrasure de porte, en haut des marches du perron, fonça sur le trottoir, frappa le coude de Lucas d’un coup de matraque, lui heurta la colonne vertébrale de l’épaule et le projeta contre la Citation.

La douleur au coude retentit comme une explosion, aussi éclatante qu’une étoile par une nuit froide, distincte de l’impact, isolée. Une douleur qui vous immobilise complètement, infligée par un professionnel qui connaît son affaire. Elle irradiait du coude, remontait le long de son bras jusqu’à l’épaule. Lucas cria, pensant qu’il avait été touché par une balle. Son bras pendait, inutilisable, quand il se retrouva écrasé contre la voiture. Il voulut le balancer en arrière, pour faire le vide à droite, mais le bras ne répondit pas.

Il vit la main de l’autre homme s’abattre sur lui, la bloqua partiellement de sa main gauche, reçut un coup de poing sur la pommette et bascula en arrière contre la voiture.

Le deuxième homme, sautant par-dessus le pare-chocs, le frappa avec des gants de cuir, le deuxième punch d’un enchaînement rapide, un-deux-trois. Lucas se plia en deux pour esquiver et se dit : Dégage, dégage. Fous le camp.

Il fut de nouveau touché, à l’oreille, mais cette fois ne souffrit pas : assommé, il s’effondra, roula par terre. Un poing ganté le frappa, qu’il agrippa de sa main valide, la gauche ; il l’attira à lui, le coinça contre sa poitrine, l’écrasa de tout le poids de son corps. Il entendit ce qui lui parut être un cri lointain quand ils heurtèrent ensemble le trottoir de ciment, perçut un craquement. Il avait cassé quelque chose. Il en éprouva une satisfaction détachée, toute relative, car il était en train de perdre la partie, ce coup-ci, ils allaient le tuer…

Entendit un bris de verre qu’enregistra son subconscient, eut le sentiment, sans savoir pourquoi, que la pression faiblissait.

Pensa : Dégage, dégage. Lâcha la main gantée, sentit qu’elle lui échappait d’une torsion, entendit le cri de l’autre homme… Essaya de rouler sous la voiture, mais elle était trop près du trottoir. Tenta de se protéger la tête avec son bras valide.

La détonation du 45 retentit tel un grondement de tonnerre. Le coup de feu jaillit du canon avec un éclair au-dessus de leurs têtes, figeant l’ensemble comme sous un projecteur de scène. Ses agresseurs portaient des cagoules de ski en nylon, des gants de cuir, des chemises à manches longues. Celui qui l’avait frappé par-derrière était en train de pivoter, s’élançait déjà. Une longue matraque pendait au bout de son bras droit, gainée de cuir, avec un renflement arrondi à l’extrémité. Celui dont Lucas avait cassé le bras se remit péniblement sur pied en hurlant « Merde{5} ! » et s’enfuit à toutes jambes.

Le 45 retentit encore, tandis que Lucas s’asseyait sur le trottoir, les jambes en coton, et essayait de rouler sous la voiture pour échapper à la foudre, ignorant d’où elle frappait, sa main valide tâtonnant vers son dos – mais l’étui était hors de portée –, cherchant à saisir son arme alors que les agresseurs s’évanouissaient dans la nuit comme des fantômes, sans un mot, au bout de la rue.

Puis le silence.

Lily était là, en chemise de nuit de coton, revolver au poing. Une association baroque, ce coton blanc, délicat et charnel, contrastant avec l’acier sombre du colt meurtrier.

« Lucas… » Elle s’approcha de lui avec précaution, braquant son 45 de droite et de gauche sans vraiment le regarder, car ses yeux cherchaient des cibles dans l’obscurité. « Ça va ?

– Pas vraiment. »