Chapitre 17

L’auditorium de la New School était une salle de petites dimensions. Un foyer exigu séparait ses portes de celles donnant sur la rue.

« Parfait », dit Lucas à Fell. Ils avaient fait le tour des lieux avec une demi-douzaine de policiers. Maintenant, il n’y avait plus qu’à attendre. Ils sortirent tranquillement dans la Douzième Rue. Fell alluma une cigarette. « Dès qu’il atteindra le coin de la rue, il sera pris au piège. Et comme le foyer n’est pas grand, nous pourrons contrôler tous les gens qui entrent avant qu’ils ne s’aperçoivent que l’endroit grouille de flics.

– Tu crois vraiment qu’il va venir ? demanda Fell, sceptique.

– J’espère bien.

– Ce serait trop facile.

– Il est complètement givré, dit Lucas. S’il a vu l’annonce, il sera là. »

Une voiture déposa Kennett sur le trottoir devant eux. « Soirée de gala », lança-t-il en descendant. Il parcourut du regard les deux extrémités de la rue résidentielle, avec des bicyclettes enchaînées aux grilles des pimpantes maisons de brique qui la bordaient de chaque côté. « Je sens qu’il va se produire quelque chose. »

Ils le suivirent à l’intérieur. Carter s’approcha avec des radios. Ils en prirent chacun une, ajustèrent les écouteurs, vérifièrent le fonctionnement. « Restez à l’écart à moins que ça ne chauffe vraiment. Il y a douze gars à nous ici, et s’ils se mettent tous à hurler en même temps…

– Où voulez-vous que je me poste ? demanda Lucas.

– À votre avis ? dit Carter. Au guichet ?

– Hum. Je ne verrai que le dos des gens », objecta Lucas. Il regarda autour de lui. Un petit couloir reliait le foyer de l’auditorium au grand hall d’entrée de la New School. « Et si je restais planqué dans ce couloir ?

– D’accord », dit Carter, ajoutant à l’intention de Fell : « Toi, tu vas distribuer des programmes. Tu te tiendras ici, dans le foyer.

– Géant !

– Ça se présente comment ? demanda Kennett.

– Eh bien, nous sommes censés commencer dans vingt minutes. Vous allez vous placer à l’intérieur de l’auditorium juste à côté de l’entrée, d’où vous pouvez voir tout le monde, mais aussi regagner le foyer en hâte si c’est nécessaire, dit Carter. C’est juste ici. »

 

Bekker s’engagea d’un pas chancelant dans la Douzième Rue dix minutes avant l’heure prévue pour le début de la conférence. Il passa devant un type qui bricolait sa voiture à la lumière déclinante du crépuscule. Bekker était nerveux comme un chat, surexcité. Il observait les spectateurs éparpillés qui remontaient la rue en même temps que lui, convergeant tous vers l’auditorium. Ceci était dangereux. Il le sentait. Ils allaient parler de lui. Il y aurait peut-être des policiers dans l’assistance. Mais n’empêche, cela valait la peine. Cela valait la peine de prendre quelques risques.

La plupart des gens entraient un peu plus haut dans la rue, par de grandes portes vitrées comme on en voit dans tous les théâtres. Ce devait être l’auditorium. Mais il y avait une autre porte plus près de lui. Saisi d’une impulsion, c’est celle-là qu’il franchit. Il se dirigea vers l’auditorium.

Et faillit trébucher.

Davenport.

Un piège.

Manquant s’étrangler de peur, il porta les mains à sa gorge. Sous ses yeux, Davenport et un autre homme, de dos, se tenaient dans le couloir qui reliait les deux entrées. À moins de trois mètres de lui. Surveillant la foule qui s’engouffrait par l’autre porte.

Davenport, sur la gauche, à demi tourné vers le deuxième homme, était carrément de dos. Le deuxième homme, de trois quarts, jeta un coup d’œil en direction de Bekker au moment où le flot entraînait celui-ci à l’intérieur. Pas moyen d’arrêter. Il traversa entièrement le grand hall, dépassa l’entrée de l’auditorium. Il y avait sur la droite un bureau de contrôle vide, avec un téléphone derrière. Et juste devant lui, un autre couloir qui semblait déboucher sur l’extérieur.

Bekker se toucha inconsciemment le visage, palpant les cicatrices durcies sous le maquillage professionnel. Ah, cette nuit au funérarium, quand Davenport s’était acharné sur son visage…

Bekker s’arracha à cette évocation, se força à descendre l’escalier, à franchir la porte suivante, à sortir. Il transpirait, respirait avec difficulté.

Il se retrouva dans un jardin de sculptures, face à une autre porte semblable a celle qu’il venait de franchir. Derrière cette porte, un couloir, et au-delà, à une trentaine de mètres environ, une autre série de portes et la rue suivante. Personne en vue. Il franchit la cour d’un pas décidé, empoigna la porte, tira…

Fermée à clé. Interdit, il tira fort, d’un coup sec. Pas un frémissement. Le verre était tellement épais qu’il n’y aurait pas eu moyen de le briser, même s’il avait eu un instrument pour le faire. Il se retourna, regarda derrière lui, vers l’endroit d’où il venait. S’il essayait de sortir par là, il se retrouverait face à Davenport pendant plusieurs secondes, comme avec le flic à qui Davenport parlait quelques minutes plus tôt.

Il se redressa, figé sur place, dépassé par les possibilités qui s’offraient à lui. Il fallait qu’il échappe à leurs regards. Il prit à gauche, tomba sur un petit couloir avec une porte marquée d’un B et du mot « Escalier ». Il se jeta sur la porte, plein d’espoir…

Fermée à clé. Merde. Il se nicha dans l’embrasure, momentanément hors de vue. Mais il ne pouvait pas rester là : quiconque, le voyant dissimulé de la sorte, saurait tout de suite…

Encore un de ces satanés pièges de Davenport, l’attirer comme ça dans ses filets…

Bekker perdit pied quelques secondes, son esprit se mit à dériver, faiblissant, implosant… Il revint à la réalité avec un spasme, se retrouva en train de tirer comme un fou sur la porte, secouant la poignée.

Non. Il devait y avoir une autre solution. Il lâcha la porte, se retourna vers la courette. Il avait besoin de soutien, il fallait qu’il réfléchisse. Il plongea la main dans sa poche, trouva sa boîte à pilules, avala une demi-douzaine de croix. En lui mordant la langue, l’acidité l’aida à se calmer, à réfléchir posément.

S’ils l’attrapaient – et ne le tuaient pas –, ils le remettraient en prison, le priveraient de ses substances chimiques. Bekker frissonna et son corps fut traversé d’un grand spasme. L’enfermer : il ne pouvait pas revivre une expérience pareille, il ne voulait même pas y penser.

Il se mit à repenser au funérarium. Le visage de Davenport à quelques centimètres du sien, hurlant des paroles inintelligibles, puis le pistolet brandi, la mire surgissant comme un clou sur un gourdin, le clou lui déchirant le visage…

Réfléchir. Il fallait réfléchir.

Et il fallait bouger. Mais où aller ? Davenport était juste là, aux aguets. Il fallait passer devant lui. Agissant dans une demi-inconscience, il rouvrit la boîte à pilules, avala ce qui restait d’amphétamines et une tablette de P.C.P. Réfléchir.

 

« Ça va commencer d’une seconde à l’autre, dit Carter.

– Donnons-lui encore cinq minutes, proposa Davenport. Bricolez le projecteur de diapos, quelque chose dans ce genre.

– Le public va être furieux quand Yonel va faire son annonce.

– Pas forcément, dit Kennett qui s’était lassé d’attendre à l’intérieur de l’auditorium. Ça va peut-être les exciter.

– Yonel dit qu’il va parler de Mengele et de Bekker pendant une demi-heure, quoi qu’il arrive, avant d’annoncer quoi que ce soit », dit Lucas. Il se leva et s’avança vers la porte. « Je vais faire un petit tour rapide dans le public. Il n’y a plus beaucoup de gens qui arrivent.

– Merde, il ne vient pas, dit Carter.

– C’est possible, mais il aurait dû », rétorqua Lucas.

 

Bekker, explorant la courette avec l’énergie du désespoir, monta quelques marches accédant à une niche et découvrit une autre porte. Derrière la scène ? Y aurait-il des flics derrière ? Il saisit la poignée, tira… et la porte s’ébranla. Il l’entrouvrit à peine, juste de quoi laisser passer un filet de lumière, et regarda par l’interstice. Exact. Les coulisses. Un homme en pantalon et veste de tweed était posté de l’autre côté de la scène, surveillant l’assistance depuis un recoin obscur. Pendant que Bekker l’observait, il porta un objet rectangulaire à hauteur de son visage. Une radio ? Probablement. Donc, un flic.

Près de la porte, juste devant Bekker, il y avait une table couverte d’entailles, et dessus, un pot de beurre de cacahuètes vide, un téléphone noir et ce qui ressemblait à un parapluie pliable dans une housse en nylon. Bekker referma la porte, reprit la direction des marches. Le désespoir l’effleura : il n’y avait aucune issue. Aucune. Et ils ne partiraient pas sans avoir fouillé tout le bâtiment, ça, il le savait. Il fallait absolument sortir de là. Ou alors, se cacher.

Minute. Une radio ? Le flic avait une radio.

Bekker pivota, retourna à la porte, regarda à nouveau par l’entrebâillement. Le flic était toujours dans son renfoncement, scrutant la salle de derrière le rideau, observant tous les visages. Et sur la table, ce n’était pas un parapluie mais un pupitre à musique pliable, apparemment oublié là après un concert.

Le souvenir de Ray Shaltie lui revint comme un flash, avec le sang qui giclait de sa tête…

Le P.C.P. commençait maintenant à agir, le réchauffant et lui redonnant confiance. Il avait besoin de cette radio. Il laissa la porte se refermer, fit rapidement le tour de la niche, réfléchit. Un journal ? Il fouilla dans son sac, trouva une enveloppe, la plia. Réfléchit encore un instant. Il n’y avait pas d’autre moyen. Il n’était pas question de se faire tabasser une deuxième fois. Bekker inspira à fond, marqua une pause, alla à la porte, la tira vers lui et franchit le seuil.

Le flic le repéra immédiatement et, fronçant les sourcils, fit un pas dans sa direction. Bekker tendit l’enveloppe et chuchota : « Monsieur l’agent… »

Le flic jeta un coup d’œil vers le public et se mit à traverser la longueur de la scène derrière le rideau. Radio en main. De son côté, Bekker avança d’un pas, toucha le pupitre. Il devait être frêle une fois ouvert, mais replié à l’intérieur de sa housse de plastique, ça faisait un gourdin impeccable.

« Vous n’êtes pas… » commença le flic. Une grosse voix.

« L’homme que l’on cherche… » murmura Bekker, tendant l’enveloppe et la lâchant en même temps. L’enveloppe tomba aux pieds du policier. Sans réfléchir, celui-ci se pencha pour la ramasser.

Et Bekker frappa.

Le frappa derrière l’oreille avec le pupitre à musique, qu’il abattit comme une hache. L’impact lui évoqua un marteau entamant un melon trop mûr. Le policier s’affaissa et la radio heurta le sol derrière lui. Cela n’avait pas fait beaucoup de bruit, et de toute manière, le rideau était là pour étouffer les sons, se dit Bekker. Cependant, il attrapa l’homme par le col et le tira dans le renfoncement, près de la porte. Et attendit. Attendit l’appel, le cri qui mettrait fin à tout cela. Rien ne se produisit.

Il n’était pas question de donner au flic l’occasion de raconter comment il s’était fait prendre. Bekker le toisa et attendit quelques instants avant de pousser la porte qui donnait sur l’extérieur pour le tirer dehors. La courette était toujours vide. Bekker leva le pupitre et frappa à nouveau le flic inconscient, le frappa à plusieurs reprises jusqu’à ce que sa tête ressemble à un sac de riz sanguinolent.

Arrêtepas le temps. Mais les yeux…

Il fallait faire vite, maintenant. Il utilisa son canif pour enlever les yeux, palpa le corps et trouva une plaque d’identité : Francis Sowith. La radio… merde, la radio était restée à l’intérieur. Il retourna à la porte, jeta un coup d’œil, vit la radio, alla la récupérer en vitesse.

Revint sous le porche, enjambant le corps. Remarquant alors qu’il avait du sang sur les mains, il les essuya sur la veste du flic. Elles étaient encore poisseuses : il les renifla. L’odeur du sang lui était familière, ça le réconfortait.

Il regarda la radio. Un modèle simple, que l’on actionnait avec le pouce. Il se calma, vérifia sa tenue, se rajusta et remonta les marches vers la porte qui donnait sur l’intérieur.

Il prit une profonde inspiration, se raidit, ouvrit la porte et avança droit devant lui. Un membre du corps enseignant, se dit-il, voilà ce qu’il était : un professeur attaché à l’établissement. Il entendit une voix d’homme un peu plus loin. Il se faufila alors jusqu’au bureau de contrôle, là où il avait aperçu un téléphone, se glissa derrière le comptoir, porta le combiné à son oreille. D’où il était, il pouvait voir l’épaule et la manche de la veste de Davenport, s’il s’agissait bien de lui, toujours au même endroit. Il s’accouda au comptoir, tête baissée, porta la radio à sa bouche et, du pouce, actionna le bouton.

« Ici Frank, lança-t-il d’une voix troublée. Il est ici, dans les coulisses, derrière la scène… »

Il lâcha la radio, reprit le téléphone, le plaça contre son oreille, l’épaule en retrait. Pour qui lisait le langage corporel, cela signifiait : voilà quelqu’un qui organise un rendez-vous. Au même moment, il y eut un cri, suivi d’un autre. L’épaule de Davenport disparut de l’embrasure, un autre homme apparut à sa place, passa devant le contrôle en courant et fonça dans la courette.

En un rien de temps, Bekker sortit de son recoin, et franchit les portes du théâtre en regardant droit devant lui. Il était dans la rue. Dans l’auditorium, une femme poussa un cri. Bekker continua à marcher. L’homme qu’il avait vu en train de bricoler sa voiture le croisa au pas de course, un pistolet à la main.

Puis la nuit se referma sur Bekker. Il avait disparu.