Chapitre 25

Lucas appela Fell de chez Lily, en s’excusant pour l’heure tardive.

« Justement, je descendais au bistro, dit-elle. Pourquoi tu ne viens pas m’y retrouver ?… »

Il héla un taxi, suivi des yeux par Lily qui lui souriait de derrière sa fenêtre. Il agita la main et elle leva son sac de la main gauche, glissant la droite à l’intérieur, là où se trouvait son revolver. Tu te rappelles, la dernière fois ?

Arrivé au bistro, Lucas dégagea un billet de vingt dollars de son clip de chez Muskies Inc. et laissa au chauffeur un pourboire de deux dollars pour une course de huit. Fell était déjà attablée dans le box du fond, devant une bière et une coupelle de cacahuètes salées. Elle lisait le journal du quartier, distribué gratuitement.

« Salut, dit-il en se glissant sur la banquette.

– Salut. Du nouveau chez Rothenburg ?

– Non…

– Bon », dit-elle.

Lucas secoua la tête. « Bon Dieu. » Puis : « Il faut que je boive une bière. » Il fit signe à la serveuse, désigna le verre de Fell et leva l’index et le médium écartés en V. Deux. Pendant qu’ils attendaient, un type basané en veste bleu clair et pantalon kaki s’approcha de leur table, un verre de bière brune à la main, et dit à Fell, en s’efforçant d’imiter Bogart : « Bonjour, mon chou. J’ai aperçu ton nom dans la presse écrite.

– Ah, Tommy, salut. Assieds-toi. » Elle tapota la banquette à côté d’elle et montra Lucas de l’index. « Lui, Lucas Davenport, c’est un flic.

– Je sais qui c’est, dit Kantor en se laissant tomber sur la banquette. Seulement, je ne sais pas comment ça se fait, mais je n’étais pas sur la liste des journalistes invités à la conférence Bienvenue à New York.

– Lucas, poursuivit Fell, voici Tommy Kantor, journaliste du Village Voice. »

Ils parlèrent quelques minutes de l’affaire, puis Kantor attira l’attention d’un pigiste qui travaillait pour plusieurs magazines et de sa petite amie. Ils prirent une chaise et commandèrent une chope de bière. Ensuite, une productrice de télévision s’arrêta devant leur table et se mit à parler à Fell.

« On pourrait faire un coup ensemble, lui dit-elle. Vous seriez sûrement très bonne à l’écran.

– Ça, je vous garantis que c’est un bon coup, dit Lucas, pince-sans-rire.

– Oh, vraiment, Davenport… », dit Fell.

Ils retournèrent chez elle à deux heures, passèrent dix minutes mousseuses sous la douche et plongèrent dans le lit.

« C’était amusant, de parler à tous ces gens, dit Lucas. Tant que ton copain Kantor ne nous met pas dans le pétrin.

– Il protège ses sources. Il n’y aura pas de problème. Ce qui m’étonne le plus, c’est que tu t’entendes si bien avec les journalistes.

– Je les aime bien, dans l’ensemble. Certains sont un peu cons et la moitié d’entre eux tueraient leur mère pour deux dollars, mais j’aime ceux qui font bien leur boulot.

– Et ça, tu aimes ? demanda-t-elle.

– Ooh, je crois que oui. » Puis, après une pause : « J’en suis même sûr. »

 

En sortant de la douche le lendemain matin, il entendit la voix de Fell dans le salon alors qu’il se séchait les cheveux avec une serviette-éponge. Elle arriva dans la chambre au moment où il enfilait ses sous-vêtements. Elle était encore nue et se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

« Je viens de parler à Carter. Que dalle, nada.

– Très bien. Tu as apporté ces fameux dossiers ?

– Ils sont par terre dans la pièce de devant.

– J’aimerais bien y jeter un coup d’œil, et ensuite je rentrerai me changer à l’hôtel. En fait, j’aimerais être présent quand ils l’attraperont.

– Tu parles ! Tu donnerais ta couille gauche pour l’attraper toi-même. Et moi aussi, d’ailleurs.

– Tu donnerais ma couille gauche ? demanda-t-il, horrifié.

– Eh bien… Tu veux un bagel avec du fromage blanc aux herbes et du jus d’orange ?

– Justement, oui. »

Ils lurent les dossiers en bavardant et, sur le coup d’une heure, Lucas la poursuivit jusqu’à la chambre. Ils n’en ressortirent qu’à deux heures.

– Je retourne me changer à l’hôtel, dit-il en enfilant sa veste. Pourquoi est-ce qu’on ne se retrouverait pas à Midtown vers quatre heures et demie, pour la séance de comptes rendus quotidienne ?

– D’accord. »

Il baissa les yeux vers une reproduction de la photo de Whitechurch mort prise sur la scène du crime, à l’hôpital. La misérable poignée de billets de vingt dollars qui étaient restés coincés sous son corps illustrait parfaitement les méfaits de la cupidité.

« On ne change pas d’attelage au milieu du gué, dit-il.

– Pardon ?

– Un vieux proverbe anglais que ma mère me citait souvent.

– N’importe quoi.

– Tu insinues que ma mère disait n’importe quoi ?

– Sors d’ici, Davenport. Je te verrai à quatre heures trente. »

Il descendit par l’ascenseur. Dans le hall, il adressa un signe de tête au gardien qui identifiait à vue de nez les amants d’une nuit, repéra dehors un taxi qui déchargeait un client, s’arrêta, palpa la poche où devait se trouver son portefeuille.

« Quel con !

– Euh ? » Le gardien leva le nez de sa table.

« Pardon. Rien à voir avec vous. J’ai oublié quelque chose là-haut. »

Il remonta, frappa à la porte. Fell ouvrit en robe de chambre.

« Tu pourrais me prêter vingt dollars ?

demanda-t-il. Je n’ai plus un sou en poche après hier soir et mes chèques de voyage sont restés à l’hôtel.

– Ah, merde… » Elle alla chercher son sac, ouvrit son portefeuille. « J’ai six dollars », annonça-t-elle, puis son visage s’éclaira, elle fouilla dans le fond et ajouta : « Et une carte de crédit. Il y a un distributeur au coin de la rue. Je vais te confier mon code. Je le changerai si tu files avec. »

Il regarda la carte de crédit, puis la photo de Whitechurch par terre, les billets coincés sous le corps. L’argent, le liquide. Bekker.

« Habille-toi immédiatement, dit-il avec brusquerie. Et magne-toi, bordel. »

 

Trois billets de vingt dollars avaient été retrouvés sous le corps de Whitechurch et juste à côté. Ils les récupérèrent dans le casier des pièces à conviction sous le regard attentif et méfiant du préposé.

« Les numéros se suivent ? » chuchota Fell d’une voix qu’elle avait du mal à contrôler, tant elle était excitée.

Lucas lut les numéros, aligna les billets sur le comptoir. « C’est le cas pour deux, en tout cas », dit-il, les relevant sur un bloc-notes. « Allons vite voir les fédéraux. »

 

Terrell Scopes, de la Fédéral Reserve Bank, appliquait une procédure pour tout, y compris quand il s’agissait de donner des renseignements sur des numéros de série. « Je ne peux pas laisser n’importe qui entrer ici… », dit-il en agitant la main, un geste qui suggérait implicitement qu’ils n’avaient pas tout à fait le profil requis. Les vêtements froissés de Lucas offraient un piètre aspect et les cheveux de Fell, échappant maintenant à tout contrôle, se dressaient en auréole hirsute autour de sa tête.

« Si nous prenons plusieurs heures pour rassembler les données et que Bekker découpe le cœur de quelqu’un pendant ce temps, votre portrait va se retrouver en première page du New York Times à côté du sien », aboya Fell en se penchant sur le comptoir.

Scopes, d’un naturel déjà pâle, vira au blanc cireux. « Juste une minute, dit-il. Il faut que je me livre à quelques recherches. »

Il revint un instant plus tard et lâcha : « Citibank… »

 

Chez Citibank, ils se montrèrent plus coopératifs, mais la procédure était longue. « L’argent a été retiré dans un distributeur automatique de Prince Street, pas de problème. Mais quand exactement, et sur quel compte il a été débité, ça va prendre du temps pour le retrouver, dit une employée au visage rond répondant au nom de Alice Buonocare.

– Nous avons besoin de le savoir très vite, insista Lucas.

– Nous procédons aussi rapidement que possible, dit Buonocare d’un ton enjoué. Il y a beaucoup de soustractions à effectuer – il faut remonter jusqu’à un numéro connu, puis éplucher tous les relevés, et beaucoup de choses doivent être faites à la main. Nous ne sommes pas équipés pour ce type de recherche, et il n’y a pas moins de vingt mille données…

– Et les photos ?

– Elles ne sont pas excellentes, avoua Buonocare. Si tout ce que vous savez, c’est qu’il a les cheveux blonds, il doit y avoir un millier de blondes sur cette bande… Ce serait plus facile de commencer par trouver le numéro de compte, et ensuite de confirmer par les photos.

– D’accord, dit Lucas. Ça va prendre longtemps ?

– Je l’ignore. Une heure, deux, peut-être. Et là, on sera presque à l’heure de la fermeture.

– Hé, dites donc ! s’exclama Lucas, prêt à prendre la mouche.

– Je blaguais », dit Buonocare en adressant un clin d’œil à Fell.

En fait, il fallut trois heures. Il y eut une erreur à mi-chemin de la première manipulation, plus moyen de savoir quels numéros correspondaient à quoi, cela concernait un autre distributeur, dans Houston Street.

À six heures, l’un des opérateurs dit : « Okay, laissez-nous encore une vingtaine de minutes et on n’aura plus qu’un client sur la liste. Mais si vous voulez regarder tout de suite, je peux déjà vous montrer un groupe de huit ou dix personnes, il y a quatre-vingt-dix chances sur cent qu’il soit dedans.

– Et pour les photos ?

– On va les faire monter tout de suite.

– Examinons ces dix comptes », proposa Buonocare.

Les doigts du programmeur voltigèrent sur le clavier et un compte apparut sur l’écran vert. Puis un deuxième, et d’autres encore. Dix en tout, six hommes et quatre femmes. Deux d’entre eux, un homme et une femme, furent éliminés parce qu’ils n’habitaient pas Manhattan.

« Pouvons-nous obtenir les mouvements de compte des huit autres pour les deux derniers mois ? demanda Buonocare par-dessus l’épaule de l’opérateur.

– No problemo », répondit-il. Il effleura quelques touches et le premier compte détaillé apparut.

« Ça a l’air réglo, dit Buonocare au bout d’un instant. Passons au suivant.

– Vous feriez mieux de trouver vite, dit Fell. Je vais faire pipi dans ma culotte. »

Le compte d’Édith Lacey apparut en cinquième.

« Oh, oh ! » s’exclama Buonocare, ajoutant à l’adresse de l’opérateur : « Déroulez-nous donc celui-ci en remontant aussi loin que possible.

– No problemo. »

Quand le compte fut entièrement affiché, Buonocare s’interposa devant l’opérateur et appuya sur plusieurs touches, puis fit défiler une longue liste de mouvements. Quelques instants plus tard, elle remonta au début puis, se tournant vers Lucas et Fell, dit :

« Écoutez ça : elle a démarré avec un solde de 100 000 dollars il y a six semaines et, pendant un certain temps, elle a effectué le retrait maximum autorisé avec sa carte, soit cinq cents dollars par jour, presque quotidiennement. Même en ce moment, elle retire de l’argent trois ou quatre fois par semaine.

– Ça pourrait être lui, dit Lucas en hochant la tête, très excité. Voyons un peu sa photo. Vous avez un nom et une adresse ?

– Édith Lacey…

– À SoHo. C’est bon, c’est bien ça, dit Fell en frappant l’écran de l’index.

– Et la vidéo ?

– Relevons les numéros de référence de ces retraits », dit Buonocare. Elle griffonna sur une feuille de bloc-notes qu’ils emportèrent à la réserve. La cassette correspondante était déjà dans le magnétoscope. Buonocare la fit défiler en vérifiant les numéros.

« Nous y voici », annonça-t-elle.

L’écran révéla une blonde, visage baissé.

« Difficile à dire, avoua Fell. Mais je vous jure que je vais faire pipi dans ma culotte.

– Essayons un autre retrait dans la même série », proposa Buonocare.

Elle fit avancer la bande, arrêta, redémarra, chercha. Trouva une autre blonde.

« Espèce de salaud, dit Lucas en voyant l’écran. Content de te retrouver, Mike.

– C’est lui ? demanda Fell, les yeux rivés sur l’écran. Il est si joli.

– C’est bien lui », confirma Lucas.

Bekker souriait à l’objectif, ses cheveux blonds coiffés en arrière avec une coquetterie affectée.