Chapitre 12

Trente doses d’amphétamines, deux jours. Bekker n’avait pas dormi depuis une éternité. Il était emporté par les substances chimiques comme une feuille par le cours de la rivière, le flux du temps et de la pensée flottant autour de lui. Il évitait la femme dont les yeux le guettaient. Elle le terrifiait. Mais les substances avaient fini par avoir raison d’elle au bout de deux jours, et elle relâchait son emprise.

Seulement, d’autres choses étaient en train de se produire.

Le deuxième jour, en fin d’après-midi, les cafards arrivèrent. Il les sentait qui envahissaient ses veines centimètre par centimètre, des cohortes de cafards dans toutes ses veines, une de l’avant-bras en particulier. Il les sentait, petits monticules qui avançaient en crissant, exécutant leur besogne infecte.

Qui le mangeaient. Mangeaient ses cellules sanguines. Il se rappelait comment, enfant, il détruisait des fourmilières d’un coup de pied et regardait les fourmis courir vers un abri, des œufs blancs entre leurs mâchoires. C’était cette image qui lui venait maintenant : des fourmis qui couraient, serrant des cellules sanguines dans leurs mâchoires. Des milliers de fourmis, courant dans ses veines. S’il pouvait les libérer…

Une voix retentit dans sa tête : Non, non, non, c’est une hallucination, non, non, non

Il se leva et sentit une douleur traverser ses genoux et ses pieds. Il avait marché inlassablement dans le sous-sol, de long en large, couvrant des kilomètres. Combien, au juste ? Quelques cellules flottant dans son cerveau effectuèrent le calcul : disons cinq mille aller et retour, six mètres zéro quatre-vingt seize à chaque fois, soixante virgule neuf six kilomètres. Soixante virgule neuf six neuf six neuf six neuf six…

Il était pris au piège de la boucle de chiffres, captivé par son déroulement à l’infini, une boucle qui durerait plus longtemps que le soleil, plus longtemps que l’univers, qui continuerait jusqu’à… quoi ?

Il se secoua pour sortir de la boucle, sentit les cafards qui grondaient dans ses veines, emmena son avant-bras dans la salle de bains, alluma, chercha les bosses, là où les cafards trottaient…

Une voix : fourmillement.

Il la repoussa. Il fallait les sortir de là, appuyer dessus pour les libérer d’une manière ou d’une autre. Il alla dans la salle d’opération, s’approcha du plateau d’instruments, trouva un scalpel, les libéra…

Il se mit à marcher, les cafards refluant peu à peu, fit les cent pas – mais d’où venait cette odeur ? Si nette, avec un relent de cuivre, comme la mer. Du sang ?

Il baissa les yeux sur son corps. Du sang coulait de son bras. Pas en grande quantité, cela ralentissait d’ailleurs, mais sa main et son bras donnaient l’impression d’avoir été lacérés. Du sang avait éclaboussé le sol là où il avait marché, dessinant une ligne ovale le long de son parcours, comme si quelqu’un avait balancé à bout de bras un poulet décapité.

La voix, à nouveau : stéréotypie.

Quoi ? Il regarda son bras et un cafard fila le long de sa veine. Comme Charlie Victor sur la piste Ho-Chi-Minh, comme Charlie Victor à l’hôtel Oscar, Hôtel Charlie Inde Mike Novembre Lima Tango Romeo…

Une autre boucle – d’où venait-elle, celle-là ? Du Vietnam ? Il se secoua pour en sortir. Les cafards attendaient en cohortes alignées.

Un médicament. Il alla à l’armoire à pharmacie, trouva une demi-douzaine de comprimés. Seulement. Il en avala un, puis un autre. Et un troisième.

Il décrocha le téléphone, lutta contre lui-même, raccrocha. Ne jamais téléphoner d’ici, pas à un dealer. Les flics mettaient les dealers sur écoutes, plaçaient des mouchards… Il regarda son bras, le sang coagulé, visqueux…

Se calma. Se lava. S’habilla. Appliqua un pansement sur la coupure de son bras. Coupure ? Comment cela avait-il pu… ?

Il perdit le fil de sa pensée et se concentra sur son reflet dans le miroir, s’apprêtant à affronter son public, le besoin toujours pressant, regardant par-dessus son épaule. Le besoin faisait surgir sa personnalité d’extérieur. Modifiait sa voix. Changeait ses manières. Lorsqu’il fut habillé, il alla au coin de la rue, jusqu’à la cabine téléphonique.

« Oui ? » Une voix féminine.

« Puis-je parler au Dr West ? »

Whitechurch arriva une seconde après.

« Faut qu’on parle, nom de Dieu. Tout de suite. Les flics sont venus et ils recherchent votre copain – enfin, celui à qui vous avez vendu cette saleté, le matériel de monitorage.

– Quoi ?

– Le type à qui vous l’avez vendu, insista Whitechurch. C’est ce tueur cinglé, Bekker. Bon Dieu de bon Dieu, les flics ne me lâchaient pas.

– Des flics de New York ?

– Ouais, une salope et un connard de Minneapolis qui a l’air vraiment mauvais.

– Ils surveillent votre téléphone ?

– Ceci n’est pas mon téléphone, ne vous inquiétez pas. Occupez-vous seulement de ce mec qui a acheté le matos…

– Je vais faire le nécessaire », couina Bekker. L’effort le fit souffrir. « Mais j’aurais besoin de produits…

– Bon Dieu…

– En grande quantité.

– Combien ?

– Combien en avez-vous ? »

Il y eut un moment de silence, puis Whitechurch demanda : « Vous n’êtes pas avec ce cinglé de Bekker, n’est-ce pas ?

– Ce n’était pas Bekker. Je l’ai vendu à un lycéen de Staten Island. Il s’en sert pour son mémoire scientifique. »

Cela cliqua dans l’esprit de Whitechurch : un prof…

Whitechurch avait décidé de prendre un peu de vacances à Miami et un supplément d’argent serait bienvenu.

« Je pourrais vous procurer deux cents croix, trente P.C.P. et dix coke, si vous avez les moyens.

– J’ai les moyens.

– Dans vingt minutes ?

– Mon… Laissez-moi le temps d’arriver. » Lui laisser croire que Bekker se terrait à Staten Island. « Il me faut une heure ou deux.

– Dans deux heures ? D’accord, va pour deux. Je vous retrouve à neuf heures à l’endroit habituel. »

 

Bekker laissa la Volkswagen dans un parking d’entreprise de la Première Avenue. La rampe d’accès était ouverte au public de dix-huit heures à minuit. Il adressa un signe de tête au gardien dans sa guérite et monta jusqu’au dernier niveau. Il lui était déjà arrivé de surveiller Whitechurch. Il était convaincu des vertus de la précaution et savait que les revendeurs de drogue dénonçaient régulièrement leurs amis et leurs clients à la police. Il avait beaucoup appris en prison. Une autre facette de la vie.

Whitechurch tenait énormément à la ponctualité. « Comme ça, je ne garde la marchandise sur moi, dans la rue, que pendant une minute. C’est moins risqué, vous voyez ? »

D’habitude, Whitechurch était en train de sortir de l’hôpital ou déjà engagé sur le trottoir, vers l’arrêt d’autobus, au moment où Bekker arrivait. Un jour, Bekker était venu en avance et l’avait observé depuis la rampe du parking. Whitechurch était sorti, avait marché jusqu’au banc de l’arrêt d’autobus, avait attendu deux ou trois minutes et était retourné à l’hôpital, empruntant la même porte qu’à l’aller. Bekker avait appelé pour s’excuser et était venu prendre livraison quelques minutes plus tard.

Bekker descendit à pied jusqu’au premier niveau, passa devant la caisse, et suivit la rue jusqu’à un passage ressemblant à une ruelle qui menait au service des urgences. La nuit tombait, les réverbères commençaient à s’allumer. Comme il était en avance, il ralentit l’allure. Il y avait beaucoup de monde dans le coin. Ce n’était pas bon. Il tourna dans la ruelle qui débouchait sur les urgences, avança jusqu’à la porte par laquelle Whitechurch sortait habituellement. Tira sur la poignée. Fermée. Consulta sa montre. Encore deux minutes d’avance. Whitechurch allait apparaître d’une seconde à l’autre.

Il avait pris un P.C.P. avant de venir, prélevé sur sa réserve de secours. C’était vraiment fort. Libérait sa puissance…

Il avait le derringer en main.

La porte s’ouvrit et Whitechurch sortit. Il sursauta, surpris, en voyant Bekker.

« Qu’est-ce que… ?

– Il faut que nous parlions, chuchota Bekker. C’est plus compliqué que je ne croyais… »

Il aperçut, dans le dos de Whitechurch, un couloir aux murs carrelés, vide.

« Rentrons, juste quelques minutes. Je me sens contraint de vous parler de ça. »

Whitechurch hocha la tête et pivota, ouvrant la route.

« Vous avez apporté l’argent ?

– Oui. » Il tendit l’enveloppe, Whitechurch la saisit. « Vous avez la marchandise ?

– Oui. » Whitechurch se retourna quand la porte coupe-feu en métal se referma derrière eux. La lumière du couloir était faible, mais d’un bleu fluo intolérable.

Whitechurch tenait une pochette en plastique à la main. Il ébaucha un pas vers Bekker et dit : « Vous êtes… » Il s’arrêta net, ravala sa salive et se mit à reculer.

« Le tueur cinglé, dit Bekker en souriant. C’est exactement comme dans I’ve Got a Secret. Vous vous rappelez l’émission ? Avec Gary Moore, je crois. »

La tête de Whitechurch pivota comme une girouette, cherchant une issue, puis se retourna vers Bekker alors que son corps, déjà en mouvement, amorçait sa fuite.

« Écoutez, dit-il par-dessus son épaule.

– Non. » Bekker leva son arme, visa le large dos de Whitechurch. Celui-ci cria « Pas question », et Bekker lui logea une balle dans la colonne vertébrale, entre les omoplates. La détonation fit un bruit d’enfer. Whitechurch fut projeté en avant, essaya de se rattraper au carrelage glissant des murs, rebondit et se retourna. Bekker, à moins d’un mètre, ajusta son tir.

« Pas question… »

Bekker appuya une deuxième fois sur la détente, visant le front. Puis il fourra dare-dare l’arme dans sa poche, en sortit un scalpel, se pencha, bousilla les yeux du mort. Bon.

Au fond, dans le hall, une porte s’ouvrit bruyamment. « Hé ! » Quelqu’un criait.

Bekker parcourut le couloir du regard : vide. Il empoigna la pochette remplie de pilules, se redressa, pensa à l’argent, vit les billets que le corps de Whitechurch recouvrait partiellement. Là-bas, dans le hall, la porte claqua de nouveau et Bekker arracha l’enveloppe d’un coup sec. Le papier se déchira mais il réussit à récupérer l’essentiel. Seuls un billet ou deux étaient restés coincés sous le corps.

« Hé ! » Il se retourna en franchissant la porte mais il n’y avait rien dans le couloir, seulement le son de la voix. Une fois dehors, il se ressaisit et hâta le pas mais sans courir, longea la ruelle, tourna à gauche sur le trottoir et prit la direction du parking. Il entra, se dirigea vers l’escalier, entendit des pas dans son dos, se retourna à moitié.

Une jeune femme se dépêchait derrière lui. Il commença à gravir les marches. Elle l’avait presque rattrapé, quelques marches de retard seulement. « Attendez… » Hors d’haleine. « Je déteste aller là-dedans toute seule. S’il y avait quelqu’un… vous savez.

– Oui. »

La femme avait peur d’être attaquée. Il n’y avait qu’un seul accès à la rampe, mais n’importe qui pouvait sauter par-dessus les murets. À en juger par les graffiti dessinés à la bombe sur les murs de ciment, plusieurs personnes y étaient parvenues.

« Seigneur, quelle journée, dit la femme. Je déteste travailler quand il fait si beau dehors, je ne vois rien d’autre que des écrans d’ordinateur. »

Bekker hocha la tête une deuxième fois, ne voulant pas risquer d’être trahi par sa voix. S’il avait eu le temps, il aurait pu la prendre. Elle aurait été parfaite : jeune, apparemment intelligente. Naturellement observatrice. Peut-être même aurait-elle apprécié le privilège qui lui était offert. Il pourrait la prendre maintenant, se dit-il. La frapper à la tête…

Derrière elle, il serra la main, son poing se ferma. Il se dit, ou bien le revolver, je pourrais me servir du revolver. Il sentit le poids de l’arme dans sa poche. Il était vide, mais représentait une menace.

Mais s’il la blessait, la frappait, devait se battre avec elle, si elle devenait un spécimen moins que parfait… ses résultats pourraient être mis en cause. Les gens l’attendaient au tournant, des gens qui le haïssaient, qui étaient capables de n’importe quoi pour que l’on doute de ses résultats. Il recula d’un pas, son cœur martelant sa poitrine.

« Au revoir », dit-elle quand ils se trouvèrent à un demi-niveau en dessous de sa propre voiture. Elle balaya l’espace vide du regard avant de sortir de la cabine. « Il n’y a personne… Ça a l’air idiot, n’est-ce pas ? »

Il pourrait, mais… non, il fallait attendre. Ne pas improviser. Rappelle-toi, la dernière fois… Doucement, doucement, il y en a des milliers comme elle.

Bekker leva la main et courut le risque : « Au revoir », répondit-il en retenant sa voix.

Il fallait qu’il en attrape une. Il le fallait absolument. Il n’avait pas senti, jusqu’à l’instant où la femme monta en voiture et verrouilla ses portes de l’intérieur, à quel point le besoin était pressant.

Il roula jusqu’en bas de la rampe, sortit dans la rue. Il régnait une certaine agitation dans la ruelle menant aux urgences, mais il ne s’arrêta pas pour regarder. Au contraire, il rentra directement chez lui, extrêmement agité, et sortit du placard la sacoche qui contenait son matériel : pistolet Cap-Stun, cartouche d’anesthésiant et masque. Il actionna le pistolet une fois, vérifia le niveau de remplissage. Parfait. Et plongea la main dans le sac qu’il avait pris à Whitechurch, juste pour goûter. Il coinça l’un des P.C.P. entre ses dents avec l’idée d’en prendre une moitié, mais une moitié ne servirait à rien, et il l’avala entièrement, attendant que la puissance se développe.

Faisant les cent pas, réfléchissant : Infrarouge. Ultraviolet. Découverte capitale.

Il connaissait un bar…

Plus tard. Il vit la femme sortir furtivement par la porte de service du bar, s’appuyer contre le mur de brique et allumer une cigarette avec ce qui ressemblait à un Zippo démodé. Peu d’hommes dans les parages, un tas de femmes qui vont et qui viennent, seules pour beaucoup d’entre elles. Des cibles faciles.

La femme était adossée au mur extérieur, vêtue d’un jean, d’un T-shirt sans manches et d’une large ceinture de cuir. Elle avait des cheveux noirs, coupés court, et des anneaux dorés aux oreilles.

Bekker s’approcha, prenant soin de contourner la Volkswagen comme si elle ne lui appartenait pas. Pas trop d’agressivité dans l’attitude. Le Cap-Stun dans une main, le flacon d’anesthésiant sous le bras, l’autre main sur le masque.

« Quelle belle nuit », dit-il à la femme.

Elle sourit.

Vous êtes plutôt chouette », répondit-elle. Bekker lui sourit et s’arrêta près du capot de la Volkswagen.

Viens au palais de dame tartine, petite fille…